Lettre à Alfred Rosmer, 16 juillet 1937

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Coyoacán, le 16 juillet 1937

Cher ami,

Formellement, je ne peux pas intervenir dans les travaux de la Commission. C’est ici qu’apparaît le désavantage du fait que je ne suis que « témoin », pas même accusé. Si j’étais accusé, je pourrais exiger que tel ou tel de mes intérêts soit pris en considération. Au fond, il s’agit cependant de deux des accusés des procès de Moscou, de moi-même et de Léon Sédov. C’est pourquoi, dans cette lettre privée, je me permets de revenir sur la nécessité de donner aux travaux de la Commission une marche un peu plus accélérée et un caractère un peu plus concret. Même si l’on se décide de donner son opinion sur les questions politiques en général, il faut commencer par les questions concrètes qui concernent Léon Sédov et moi-même. Je vous prie de relire le discours d’ouverture du Dr Dewey à la session de Coyoacán. Les tâches de la Commission y sont définies d’une manière extrêmement restreinte. Il ne s’agirait que d’une seule question : Trotsky et Sédov sont-ils coupables des crimes qui leur sont imputés, oui ou non? Je croyais et je crois que cette définition des tâches de la Commission est trop limitée. La Commission ne pourra pas ne pas établir que non seulement Trotsky et Sédov ne sont pas coupables des crimes imputés, mais encore que ces « crimes » ont été délibérément construits par les falsificateurs de Moscou. Mais en tout cas, même si la tâche indiquée dans le discours d’ouverture du Dr Dewey n’épuise pas toute la matière, elle définit très bien le but le plus urgent et le plus immédiat des travaux de la Commission.

Répondre à la question de la culpabilité de Trotsky et de Sédov, la Commission ne peut le faire qu’en analysant les dépositions concrètes l’une après l’autre, en commençant chronologiquement et logiquement par celle de Holtzmann, ce pilier du premier procès contre Trotsky et Sédov.

Ainsi, avant d’arriver à sa conclusion définitive, la Commission ne pourra pas ne pas répondre à la question : Holtzmann a-t-il réellement vu Trotsky à Copenhague et Sédov y est-il venu. Si la sous-commission arrive, comme je le suppose, à la conclusion que le témoignage de Holtzmann est faux d’un bout à l’autre, avant de faire confirmer cette conclusion par la Commission plénière, elle devrait donner à l’autre partie, c’est-à-dire au Guépéou, à Moscou, la possibilité de réfuter nos preuves et d’en présenter d’autres. Puisque l’autre partie ne participe pas à l’investigation, la seule possibilité de la forcer à se prononcer est de publier la conclusion partielle et préalable sur Copenhague dans la presse avec l’invitation expresse à Vychinsky et aux autres d’essayer d’ébranler cette conclusion. Ce procédé me paraît découler si clairement de la matière elle-même que je n’en vois pas d’autre possible. Si la sous-commission réussit à aboutir à la fin de juillet ou au commencement d’août à cette première conclusion partielle et préalable, elle aurait fait un vrai pas en avant. Le même procédé s’impose pour d’autres dépositions décisives (Olberg, Romm, Piatakov, etc.). C’est aussi la seule possibilité de faire participer l’opinion publique au travail de l’investigation elle-même, au lieu d’imposer à la fin une conclusion totale qui pourrait apparaître comme le deus ex machina.

Ce procédé aurait, j’en suis sûr, l’avantage supplémentaire inappréciable de limiter les discussions et les investigations d’ordre général (histoire du bolchevisme, de la Révolution d’Octobre, etc.), dans lesquelles la Commission risquerait de se perdre dans l’infini ou, ce qui n’en serait pas mieux, de se diviser sur des questions d’ordre théorique, politique ou moral. D’ailleurs, je le répète, tout cet exposé n’est autre chose qu’un commentaire du discours d’ouverture du Dr Dewey et ce discours annonçait un programme de la Commission elle-même. Relisez-le, je vous en prie.

Il y a une autre question qui me paraît très importante. Il faut faire tout ce qui est possible pour me donner la possibilité de paraître devant la Commission plénière. Je ne crois pas que le gouvernement pourrait me refuser facilement un visa de deux mois, avec le visa de retour pour le Mexique assuré d’avance. Non seulement du point de vue de la « sensation », la comparution du principal accusé devant la Commission plénière aurait une importance évidente (et ce côté de l’affaire est presque décisif, étant donné la nécessité de faire la plus grande publicité possible aux travaux de la Commission); mais la Commission elle-même serait beaucoup plus sûre dans ses procédés et ses conclusions, ayant la possibilité de me poser à chaque instant les questions qui ne sont pas encore éclaircies. Je me permets d’attirer votre attention sur ce côté de l’affaire.

Ne pourrait-on pas insister auprès de Modigliani officiellement, officieusement et personnellement pour qu’il revienne sur sa décision négative? Sa participation à la Commission de New York aurait infiniment plus de valeur que l’envoi de New York en Europe de nouveaux investigateurs improvisés qui ne connaissent pas l’affaire, qui risquent de s’y embrouiller et d’embrouiller les autres. Voilà, cher ami, quelques suggestions que je me permets de vous exposer.