Lettre à Alfonso Leonetti, 15 décembre 1930. La situation en Italie

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Cher camarade Torino,

1) Je vous remercie par avance pour l'aide que vous me promettez dans votre lettre du 4 décembre. Je veux profiter de cette occasion (la polémique contre Sforza) pour élargir en général ma connaissance avec l'histoire d'Italie pendant ces dernières décennies et avec sa vie politique actuelle. S'il y a là-dessus des livres français dignes d'être lus, indiquez-les au camarade Mill et j'arrangerai avec lui le côté pécuniaire (l'achat, etc.). Même un ou deux livres en italien seraient désirables, mais comme un cas exceptionnel, parce que je lis l'italien à peine.

2) Je vous remercie de même pour le sténogramme du discours de Santini et pour les explications que vous lui donnez dans votre lettre et dont je comprends tout à fait l'importance. Ce n'est pas pour m'ériger en juge que je voulais avoir ce document, mais seulement pour mieux me renseigner sur ce qui se passait et pour ne pas être pris à l'improviste par quelque adversaire et même "ami" malveillant (comme il y en a toujours).

Je regrette beaucoup l'interruption de notre correspondance qui avait assez heureusement commencé. La situation de la Nouvelle Opposition Italienne est tout à fait exceptionnelle et pas facile. Vous n'avez devant vous que l'émigration italienne et elle est déjà suffisamment travaillée, divisée, encadrée et même usée. Vous ne pouvez pas faire de grandes conquêtes dans ce domaine. La liaison avec le pays est difficile. Le discrédit du parti officiel, vous l'avez eu comme héritage involontaire avec la scission. Vous ne pouvez pas puiser directement à la source de la jeunesse. Tout cela crée pour vous pour un certain temps, peut-être prolongé, la situation d'un groupe de propagande. Je ne le dis pas, vous le comprenez, pour semer le "pessimisme", mais seulement pour envisager la situation comme elle est en réalité. Or je crois que votre petit groupe a devant lui un second domaine d'activité, le domaine international et c'est de cela que je voudrais vous entretenir.

Il y a eu des protestations contre l'idée d'attirer la N.O.I. au travail international: elle serait trop jeune, trop peu vérifiée à l'expérience, etc... On ne peut contester toute valeur à cet argument mais la question du stage ne doit pas être prise formellement. Nous avons de "vieux" oppositionnels qui n'ont jamais participé au mouvement prolétarien, qui ne savent pas ce qu'est le parti, etc. L'Opposition de 1923-24, nationalement séparée, inactive, nourrie d'une critique abstraite et souvent fausse (à la manière souvarinienne), s'était usée presque totalement pendant la période 1924-28. Aucun de ces "vieux" groupes en France ou ailleurs ne s'est démontré viable. Le remaniement idéologique et politique de l'Opposition de gauche ne pouvait se produire que sur les ruines des "vieux" groupes. Ce processus n'est pas terminé. Nous le voyons aujourd'hui en Autriche et jusqu'à un certain point en Allemagne, où les vieux préjugés et les méthodes d'un sectarisme assez stérile freinent le développement de l'Opposition. De l'autre côté, les groupes d'origine plus ou moins récente qui ont participé à la vie intérieure du parti au cours de la dernière période, se démontrent beaucoup plus vifs et actifs. On peut faire la révision de toute notre petite Internationale pour trouver confirmée dans chaque pays la thèse que j'expose.

Dans ces conditions, le fait que les camarades dirigeants de votre groupe appartenaient jusqu'aux derniers mois non seulement au parti officiel mais à ses organismes centraux est pour nous un gros avantage. C'est pourquoi j'ai insisté pour que le camarade Souzo entre au Secrétariat International. La participation active et permanente de la N.O.I. à ce travail doit beaucoup aider à créer une organisation vraiment internationale, ce qu'on n'a pas réussi à faire jusqu'à ces temps-ci.

La décision formelle de créer un Bureau International, pas un bureau de discussion, mais d'initiative, d'impulsion, fut prise et même signée par cinq ou six camarades oppositionnels de différents pays, bien avant la conférence d'avril. Rien n'était fait. On se heurtait non à des difficultés matérielles mais aux préjugés plus ou moins nationaux, plus ou moins brandlériens: "Il faut que les organisations nationales se fassent auparavant", etc. Mais comment peuvent-elles se faire sans une base idéologique internationale ? N'importe: on s'esquivait, on freinait, on gaspillait le temps.

La conférence d'avril, qui s'est réalisée après de grandes luttes intérieures est restée sans conséquences. La seule décision pratique, l'édition du Bulletin International, est restée sans application malgré le fait que nous possédons des forces internes plus que suffisantes pour cette besogne et les ressources financières ne manquent pas non plus. C'était toujours l'opposition sourde mais opiniâtre, nourrie par des préjugés opportunistes, par l'incompréhension du caractère essentiellement international de notre tâche historique, qui barrait le chemin. Ma correspondance avec le camarade Naville concernant cette question comme beaucoup d'autres, a été extrêmement ample, pour les seuls arguments en faveur du Bulletin International, on pourrait remplir quelques numéros. Et le résultat est tel qu'au lieu d'une douzaine de numéros nous n'en avons que deux dont le deuxième seulement commence à se rapprocher du type nécessaire. Cette perte de temps est impardonnable.

Pire encore. L'organisation internationale et le Bulletin sont tombés dans la dépendance absolue des luttes intérieures dans la Ligue, ce qui menace à chaque instant l'existence même de l'organisation centrale. Tout cela, ce sont des raisons supplémentaires pour l'importance de la participation de la N.O.I., participation inspirée par le point de vue vraiment internationaliste. Votre situation comme émigrés - l'émigration a aussi quelques avantages doit vous prédisposer pour cette fonction d'une importance historique.

Ce que je viens d'exposer ne veut aucunement diminuer l'importance aussi du point de vue international de la lutte intérieure dans la Ligue. Je crois que nous sommes arrivée à une bifurcation où chacun devra faire son choix et cela ne pourra pas rester sans conséquences aussi pour notre organisation internationale. Je suppose d'ailleurs que vous observez d'assez près le développement de la lutte et que vous pourriez me donner vos impressions, peut-étre vos conclusions. J'indiquerai de mon côté cette fois-ci seulement que deux questions surtout (après beaucoup d'autres) m'ont démontré les causes profondes du malaise de la Ligue: la question du "tournant" et la question syndicale. Sur ces deux questions, j'ai envoyé hier au camarade Mill quelque documentation (trois copies de lettres). Cette documentation est naturellement à votre disposition. J'attendrai avec Intérêt votre réponse.