Lettre à Alexandre Ichtchenko, 17 mars 1928

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« Piatakov est fini »

Cher Alexandre Gavrilovitch,

J’ai reçu hier 16 mars votre lettre du 2. C’est un nouveau record de vitesse. Et en voici la meilleure preuve : votre lettre faisait référence, « sur la base de la Pravda » à la petite lettre d’aveux de Piatakov; mais nous n’avons reçu qu’aujourd’hui le numéro de la Pravda qui contient cette lettre. Vous parlez avec indignation du document trompeur et stupide de Piatakov. Je peux pleinement le comprendre, mais je dois avouer que je ne réagis pas ainsi personnellement, parce qu’il y a longtemps que je considère Piatakov comme un homme politiquement fini. Dans ses moments de franchise, il m’a dit plus d’une fois, sur un ton de fatigue et de scepticisme, que la politique ne l’intéressait pas et qu’il voulait devenir un « spécialiste ». Plus d’une fois, je lui ai dit moitié en plaisantant, moitié sérieux que si, un beau matin, il se réveillait sous un Bonaparte, il prendrait encore sa serviette et irait au bureau, inventant le long du chemin quelque misérable « théorie » pseudo-marxiste pour se justifier...

Quand nous avons commencé, vous et moi, une vive mais brève discussion, ce qui m’a le plus troublé était le fait que quelques camarades ne voulaient pas voir ce qui était, que Piatakov est un cadavre politique qui prétend être encore en vie et invente toutes sortes de sophismes bâclés pour se donner l’allure d’un politicien révolutionnaire. Bien entendu, quelque grande vague révolutionnaire européenne ou mondiale peut ressusciter même Piatakov; après tout, on dit que Lazare est revenu de chez les morts, bien qu’il sentît déjà la pourriture... En tout cas, Piatakov, livré à lui-même, ferait inévitablement des bourdes ultra-gauchistes. En bref, Lénine avait encore raison quand il écrivait que, dans les questions sérieuses, on ne pouvait pas se fier à Piatakov.

Je ne veux pas dire par là, bien entendu, que la défection de Piatakov, ou celle de Zinoviev et de Kamenev, n’a pas d’importance du point de vue du développement des idées bolcheviques. Je n’ai jamais exprimé pareille opinion. Tout individu qui a une position quelconque constitue un léger contrepoids voire tout le pendule dans l’horloge de la lutte de classes. J’ai eu l’occasion de discuter avec Piatakov des centaines de fois, en groupe aussi bien qu’en tête à tête. Cela témoigne à soi seul que je n’étais d’aucune façon indifférent à la question de savoir si Piatakov serait avec nous ou contre nous. Mais ce sont précisément ces nombreuses conversations et discussions qui m’ont convaincu que la pensée de Piatakov, en dépit de toutes ses capacités, est totalement dénuée de force dialectique et qu’il y a dans son caractère plus d’insolence que de volonté. Pour moi, il est depuis longtemps clair qu’à la première épreuve d’une « scission » ce matériel-là ne tiendrait pas.

Je suis tout à fait désolé que vous soyez obligé de consacrer une partie aussi importante de votre temps à un simple travail de bureau. Vous êtes après tout l’un des plus jeunes parmi nous et il vous faut utiliser la suspension du vrai travail actuelle pour vous armer sur le plan théorique. Ce dont vous avez besoin, c’est de temps libre, et il est tout entier dévoré à votre bureau. Que c’est vexant ! Que votre bureau soit mal aéré et plein de fumée est un outrage supplémentaire. Si j’étais à votre place, j’exigerais du comité exécutif du soviet local ou du comité du parti ou du Rabkrin qu’au lieu de faire des phrases sur la rationalisation des processus de travail en général ils fassent l’amélioration élémentaire d’interdire de fumer aux heures de travail.

Je me suis plaint à vous de ne pas recevoir de journaux étrangers, et dans votre lettre, vous y répondez. Mais hier après-midi précisément j’ai commencé à recevoir quelques journaux étrangers, avant tout de Rakovsky à Astrakhan, mais aussi apparemment de Moscou. (Je n’ai pas encore bien vu le courrier des derniers jours, car j’ai été absent cinq jours.)

Vous me taquinez avec les canards, les oies et les cygnes de Kainsk. Bien, je suis revenu juste hier d’une chasse aux canards, aux oies et aux cygnes. C’est la première fois que j’allais à la chasse avec mon fils depuis que nous sommes ici. Nous sommes allés à la rivière Ili, à environ cent verstes d’ici. La chasse a été bonne, bien que nous y soyons allés trop tôt : les vols migratoires ont à peine commencé. Mais le pire a été les conditions physiques difficiles de cette chasse. A Ilyisk, à 73 verstes d’ici il y a des sortes d’arbrisseaux et au-delà s’étend la steppe nue avec un sol salé sur lequel ne pousse que l’armoise, ou dans les zones inondées, le roseau. Seuls les Kirghizes habitent des zones et la majorité d’entre eux est très pauvre. Nous avons passé notre première nuit, croyez-moi, dans la hutte du représentant local de l’agence pour l’achat de la viande Miasoprodukt. Cette hutte était comme un cachot avec de minuscules fenêtres juste au-dessus du sol et aucun autre meuble que le tapis de feutre. Nous étions quatorze sur le sol qui était de seize archines carré. Dans la pièce même se trouvait le foyer sur lequel bouillait de l’eau boueuse pour le thé. Nous avons passé la seconde nuit dans une yourte kirghize, plus petite encore, et même plus poussiéreuse et plus étouffante. Résultat, je n’ai tué en tout que quatorze canards, mais pour y arriver j’ai eu beaucoup plus d’insectes. Néanmoins, je prévois de recommencer ce voyage dans un ou deux jours puisque la saison de chasse commence le 1er avril. Mais cette fois je vais exiger de mes compagnons l’engagement de dormir dehors : c’est infiniment plus agréable.