Lettre à Albert Treint, 28 juillet 1922

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Cher camarade Treint,

Je vous suis très reconnaissant pour votre intéressante lettre, dont la teneur concorde, dans l'ensemble, avec les informations que nous avons ici par notre presse française, nos entretiens et les lettres que nous recevons. Nous n'avons pas encore, en France, surmonté toutes les difficultés inhérentes à la formation du parti révolutionnaire du prolétariat. La victoire de Tours a été trop facile. Maintenant, l'Histoire exige du communisme qu'il justifie cette victoire générale et lui fasse porter ses fruits dans des victoires partielles. Cela implique la lutte au sein de notre propre parti. La lutte provoque une dépense de forces, elle nous oblige à détourner, jusqu'à un certain point, notre attention de nos ennemis extérieurs pour la reporter sur des difficultés intérieures, elle gâte les relations personnelles et ainsi de suite. Tout cela, on ne saurait le nier, est désagréable, et peut, si l'on se place hors du temps et de l'espace, justifier d'amères lamentations sur les dissensions intestines du parti, etc. Par malheur, il n'existe pas de moyen plus économique pour le développement d'un parti révolutionnaire, surtout en France.

On entend parfois dire que l'épuration et la renaissance du parti doivent s'effectuer à travers des actions de masses, et qu'alors le processus même de cette épuration en deviendra moins douloureux. Cette idée est énoncée sous une forme générale, et peut, par suite, donner lieu à des déductions erronées. Le communisme français ne peut se fortifier comme parti vraiment révolutionnaire qu'au travers d'actions de masses. Mais, d'autre part, précisément, la situation dans laquelle il se trouve actuellement (lutte de tendances, insuffisance de la direction, indétermination de la presse) l'empêche, dans une large mesure, de s'engager dans la voie d'actions de masses. Encore fais-je abstraction, pour le moment, de tout ce qu'a de négatif, sous cet angle, la position adoptée par le parti dans la question du Front Unique. En d'autres termes, la liaison entre la situation intérieure du parti et l'action de masse n'est pas mécanique, mais dialectique : l'une entrave ou facilite l'autre, et réci­proquement. Précisément, pour que le parti puisse s'engager dans voie de l'action de masses, il lui faut un minimum d'unité dans sa conscience et dans sa volonté propres. Pour assurer cette unité intérieure, il faut dépenser de l'énergie, et même beaucoup d'énergie. Cette dépense d'énergie peut, si l'on considère les choses superficiellement, être tenue pour superflue, mais elle sera entièrement récupérée dès la première épreuve sérieuse que constituera pour le parti sa participation à l'action de masses. D'autre part, cette participation d'un parti plus uni, plus homogène, que le parti actuel, contribuera à accroître dans l'avenir sa cohésion et son activité. Voilà pourquoi nous observons d'ici sans trop d'inquiétude la lutte qui se déroule à l'intérieur du parti français. Elle témoigne au contraire d'une vigoureuse réaction de l'organisme du parti contre les bacilles du centrisme, du pacifisme, de l'individualisme journalistique, de l'anarcho-syndicalisme, etc. Le vin est tiré, il faut le boire. Il faut mener la lutte jusqu'au bout. Elle sera d'autant moins douloureuse que les éléments révolutionnaires du parti, c'est-à-dire son incontestable majorité, montreront moins d'indulgence pour les éléments individualistes de la presse et du Parlement qui n'ont pas la volonté ou la capacité de devenir de vrais révolutionnaires et de se soumettre à la discipline d'un parti de combat.

Les résultats du congrès de Saint-Etienne constituent incontestablement un pas en avant[1]. Mais il perdrait toute son importance s'il n'était suivi immédiatement d'un second, puis d'un troisième pas. L'impunité dont jouissent les initiatives anarcho-syndicalistes prises sous le drapeau du communisme a toujours été, est encore aujourd'hui lourde de dangers. Le parti ne parviendra pas à nouer avec les syndicats des rapports normaux tant que les faux communistes qui combattent l'influence du communisme au sein même des syndicats ne sortiront pas automatiquement du parti. A ce propos, je voudrais dire quelques mots de l'idée complètement fausse que - sur la foi d'une transmission très imparfaite, me semble-t-il, de mon point de vue par le camarade Frossard - certains camarades français ont pu se faire de mon attitude à l'égard du groupe Monmousseau et de ses résolutions[2]. On a pu croire que j'avais proposé de déclarer la guerre au groupe de la Vie Ouvrière. C'est là une interprétation au plus haut point erronée de mes paroles. Ce que j'ai demandé - comme d'ailleurs tous les camarades de l'Exécutif -, c'est que les communistes agissent conformément aux décisions du parti communiste. Si le parti décide de voter pour l'adhésion sans réserves à l'Internationale syndicale, tout communiste qui votera contre cette décision - comme, par exemple, la résolution de Monmousseau - devra être exclu du parti. Toute la question est de savoir si, dans la situation actuelle du parti, on peut prendre la décision obligatoire de voter pour l'adhésion sans réserves. Le camarade Frossard a déclaré catégoriquement que la corrélation des forces ne permettait pas au parti de prendre une telle décision. Il restait alors à faire bloc avec le groupe de Monmousseau. Mais, je le répète, les communistes ne pourront voter pour la résolution de Monmousseau que si le parti en a décidé ainsi. Dans ce cas également ils doivent se soumettre, non à la discipline de la fraction Monmousseau, mais à la discipline de leur parti. Sinon, il faut les exclure. En même temps, j'ai insisté fortement sur la nécessité de marcher la main dans la main avec le groupe Monmousseau, qui représente des éléments extrêmement précieux du mouvement ouvrier français. Il n'y a là évidemment aucune contradiction. On peut et on doit estimer Monatte et Monmousseau et leurs partisans, s'efforcer d'arriver à tout prix à un accord avec eux et, en même temps, exclure du parti les communistes qui mettent la discipline de la fraction Monmousseau au-dessus de la discipline du parti.

Vous me demandez comment nous concevons ici la coalition des gauches avec tous les éléments révolutionnaires du centre, ainsi que l'existence même de la gauche. Il faut partir des faits. La gauche, le centre et la droite ont tendance à se réunir séparément et risquent ainsi, jusqu'à un certain point, et dans certaines conditions, de se transformer en fractions fermées. Ce serait, alors que le parti est le théâtre d'une lutte interne, pur pharisaïsme que d'exiger que des gens ayant les mêmes points de vue ne se rencontrent pas, ne confèrent pas entre eux et n'examinent pas ensemble la conduite à tenir. Cette possibilité doit évidemment être utilisée également par la gauche qui s'efforce de défendre les résolutions de l'Internationale et n'aurait aucun motif de se priver des moyens de lutte dont disposent les autres groupements. Il faut néanmoins, me semble-t-il, observer les règles suivantes :

1) En aucun cas la gauche ne doit se constituer en fraction organisée, autrement dit, elle doit repousser catégoriquement l'idée de la scission.

2) Elle doit s'efforcer de se rapprocher de tous les éléments révolutionnaires du centre, sans se laisser abattre par les insuccès partiels, et défendre inlassablement le Front Unique du centre et de la gauche contre les éléments ou les groupements anticommunistes au sein du parti.

3) La gauche doit établir une distinction juste des différentes tendances au sein du parti et s'efforcer de faire accepter par le centre cette distinction et son appréciation sur ces tendances.

Voici comment je conçois cette distinction des tendances dans la lutte interne actuelle au sein du parti, et l'appréciation qu'il est possible de porter sur elles :

a) réformistes, éléments pacifistes, partisans du Bloc des gauches, nationalistes, éléments individualistes du Parlement et du journalisme : combattre impitoyablement ce groupe d'intellectuels, brûler une fois pour toutes au fer rouge l'ulcère de l'individualisme avocassier et parlementaire au sein du parti communiste, et, par là même, accroître l'estime et la confiance des ouvriers révolutionnaires en ce dernier ;

b) éléments syndicalistes, c'est-à-dire ouvriers membres du parti communiste, mais soutenant en même temps les tendances de Monatte (scepticisme à l'égard du caractère révolutionnaire et de l'essence prolétarienne du parti) : mener une lutte idéologique patiente et persévérante contre les tendances anticommunistes, afin de gagner au parti communiste tous les éléments sains, c'est-à-dire l'écrasante majorité de ce groupe ;

c) éléments fédéralistes, extrême gauche, etc., groupe­ments incontestablement révolutionnaires dans leur essence, dont les obscurités et les fautes sont très souvent le résultat de la jeu­nesse et de l'inexpérience : être calmes avec eux, employer la méthode de camaraderie amicale, et même, jusqu'à un certain point, « péda­gogique » ;

d) « paysannisme » (selon votre expression) : il n'est pas douteux que si le parti permettait à cette tendance de se développer jusqu'au bout de sa propre logique, il en résulterait la créa­tion d'une fraction dans le genre de celle de nos s.r. ; la critique idéologique est ici absolument nécessaire, mais il faut évidemment faire tous les efforts possibles pour que des communistes aussi précieux et aussi pleins d'avenir que Renaud Jean ne soient pas rejetés dans le camp de la droite dont, par son esprit révolution­naire, un Renaud Jean est infiniment éloigné.

Là-dessus, permettez-moi, cher Camarade, de finir ma lettre dont j'envoie copie au camarade Frossard[3]

Votre tout dévoué :

L. TROTSKY.

P. S. Je voudrais attirer votre attention sur une question particulière qui me semble très importante - celle du « Pacte » du groupe des anarcho-syndicalistes ou syndicalistes-autonomistes[4]. A mon avis, ce fait stupéfiant est loin d'avoir été exploité avec l'énergie nécessaire. L'anarcho-autonomisme se montre, lui, dans toute sa netteté sous sa forme achevée, tel qu'il est : une clique, qui se cachait de nous, une oligarchie qui exploite l'amorphisme de l'organisation. Il faut que la classe ouvrière sache cela, qu'il lui en reste pour des années une profonde empreinte dans la mémoire. A cet effet, il faut mener une campagne quotidienne, profiter de toutes les occasions, de toutes les possibilités et de tous les prétextes. L'Humanité devrait, à mon avis, consacrer au Pacte, non pas un seul, mais plusieurs éditoriaux. Pour cette campagne, il faut utiliser le feuilleton, la caricature, les vers, les couplets satiriques, et pas seulement de sérieux articles marxistes. Il faut que chacun de ceux qui ont participé au Pacte reçoive un sobriquet caractéristique, rappelant ce fait. Il faut que chaque ouvrier organisé connaisse l'existence de ces douze « pactistes ». Il faut qu'aucun de ces « pactistes » ne puisse plus occuper dans le mouvement ouvrier un poste quelconque. Ce n'est que par une telle campagne, infatigable, enfonçant toujours le même clou, que l'on pourra porter un coup sérieux à cette plaie spécifique du mouvement ouvrier français qu'est l'autonornisme, le fédéralisme, c'est-à-dire, en définitive, l'anarchisme.

J'estime qu'il faut tirer de cette expérience une leçon pour la fédération de la Seine, car l'amorphisme de l'organisation conduit fatalement au règne des coteries, nocives ou anodines, organisées ou mi-organisées.

L. TROTSKI.

  1. Le congrès de Saint-Etienne, tenu du 26 juin au 1" juillet 1922, avait été le congrès constitutif de la C.G.T.U. Il avait voté l'adhésion à l'I.S.R. par 741 voix contre 406, « à la condition expresse que les statuts et résolutions de cette Internationale respectent nationalement l'autonomie du syndicalisme français ». La résolution, présentée par Monmousseau et Semard, avait été combattue par Verdier et Besnard. En décembre 1922, le congrès de l'I.S.R. devait faire une concession à ce qu'il appelait « les préjugés syndicalistes des ouvriers révolutionnaires de France », en modifiant l'article 11 de ses statuts qui prévoyait précisément des liens organiques avec l'I.C.
  2. Abandonnant, au début de 1922, la direction de la Vie ouvrière, et ne se reconnaissant pas le droit de la confier à Rosmer, gagné au point de vue bolchevique des « liens organiques », Pierre Monatte la laissa à Gaston Monmousseau, qui était, à l'époque, partisan comme lui de l'« indépendance ». C'était le point de vue de Monatte et Monmousseau, non celui de Rosmer et Trotsky qui avait prévalu à Saint-Etienne.
  3. En adressant une copie de sa lettre à Treint, militant de la gauche, à Frossard, militant du centre et secrétaire général du parti, Trotsky se conforme à la ligne définie par l'Exécutif qui s'interdit de constituer une « fraction » avec la gauche.
  4. Le « Pacte » avait été conclu en février 1921 entre les éléments anarchistes au anarchisants du comité de défense syndicaliste. Afin de faire « éclore la révolution » et de « défendre le fédéralisme et l'autonomie du mouvement syndicaliste », une douzaine de militants responsables avaient conclu une sorte de traité secret dans lequel ils s'engageaient à dissimuler l'existence de leur groupe et déclaraient notamment : « Nous nous engageons à oeuvrer par tous les moyens en notre pouvoir pour qu'à la tête et dans tous les rouages essentiels du C.S.R., principalement à la tête de la C.G.T. quand elle sera en notre pouvoir, nous assurions l'élection, aux postes les plus en vue et responsables, tant au point de vue des conceptions théoriques qu'à celui de l'action pratique, des camarades purement syndicalistes révolutionnaires, autonomistes et fédéralistes. » Les communistes eurent évidemment beau jeu, quand le Pacte fut connu, de dénoncer les pratiques de ses signataires, agissant en fraction alors qu'ils dénonçaient les fractions, centralisant secrètement l'organisation syndicale tout en dénonçant la centralisation, ne concevant l'« indépendance » des syndicats que sous leur direction. On trouvera notamment le texte intégral du Pacte dans le Bulletin communiste, n°33, de 1923.