Lettre à Albert Treint, 23 mai 1929

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Réponse nette à des chicanes

Camarade Treint,

Je m’excuse d’avoir fait traîner ma réponse. L’abandon du travail urgent en est la cause. A votre lettre, je dois répondre avec une franchise entière afin d’éviter des malentendus possibles dans l’avenir. La netteté est la base la meilleure pour l’amitié politique.

En citant les cinq critères pour l’appréciation des groupes oppositionnels, vous affirmez immédiatement pour vous le privilège de les appliquer et de les avoir appliqués justement, vous déniez ce même privilège à Contre le Courant et vous m’accusez de ne pas faire un juste choix parmi les différents groupes de l’opposition.

Mais quand il s’agit de grandes organisations ouvrières, il ne suffit pas de considérer seulement les thèses et les programmes, il faut surtout en analyser l’application pendant une période assez longue qui implique différentes situations politiques, avec des tournants de la révolution.

Or la période pendant laquelle vous avez combattu l’Opposition est considérablement plus longue que la période pendant laquelle vous avez combattu dans ses rangs. On ne peut pas refuser aux groupements qui ont témoigné de la fidélité aux idées marxistes depuis la grande et décisive crise de 1923 d’être un peu plus prudents, exigeants même, envers des camarades qui ne valent peut-être guère moins mais qui n’avaient pas encore la possibilité de démontrer comment ils entendent appliquer certains principes, dans les situations variées et contradictoires du développement contemporain.

D’autre part, il y a aussi la question de la manière d’approcher les groupements et les hommes appartenant à la même tendance. C’est à vous, camarade Treint de gagner la confiance de ces éléments que vous avez poursuivis, traqués même, de bonne foi, je ne le nie aucunement mais (au service) d’une politique tout à fait fausse et néfaste. Votre lettre me donne à comprendre que vous appréciez avec une insuffisance dangereuse les fautes et les crimes commis par la direction de l’Internationale et de ses sections nationales durant 1923/1927. Vous citez et interprétez assez arbitrairement deux lignes de ma lettre à Pierre où je me prononce sur l’impossibilité de reconnaître unilatéralement les fautes de Contre le Courant. Le contenu de cette phrase, destinée non pas à la publicité, mais à un seul camarade, lui était tout à fait compréhensible puisqu’il s’agissait de manigances tout à fait concrètes de la part de Safarov et d’autres zinoviévistes. J’ai accepté a priori la possibilité de quelques fautes de la part de mes amis de 23. C’est tout.

Mais est-ce que vous croyez sérieusement — et vous le dites d’ailleurs dans votre lettre — qu’il peut s’agir, pour moi ou n’importe qui, de fautes d’une importance comparable ? Sur la déviation, le révisionnisme, les crimes et les fautes de la direction du Comintern depuis 1923, j’ai écrit quelques volumes. Pourrais- je me limiter à deux lignes à Pierre s’il s’agissait de fautes plus ou moins analogues de la part de l’opposition française ? Ah non, vous exagérez et cela démontre à mes yeux que vous n’avez guère trouvé l’équilibre nécessaire après de grandes secousses sur votre voie.

Lénine insistait impatiemment sur l’incorporation de syndicalistes révolutionnaires au parti, pour en éliminer les parlementaires, les arrivistes, les indifférents, les employés et les bavards de l’espèce de Marcel Cachin, Vaillant-Couturier, Sémard et autres.

L’adhésion du groupement de Monatte au Comintern après le 4e congrès fut pour nous une grande acquisition, et qu’a-t-on fait avant, pendant et après le 5e congrès? On a chassé du parti les éléments les plus éprouvés, les plus dévoués, les plus désintéressés, les plus révolutionnaires. On les a remplacés par les premiers venus, qui offraient leur docilité en échange de l’absence de passé révolutionnaire — et d’autorité morale, lesquels ne s’acquièrent que peu à peu et sont si nécessaires à qui s’apprête à conduire les masses au combat décisif.

Que le communiste chassé du parti pour s’être opposé à un coup d’État révisionniste et aventurier dans le Comintern traqué et calomnié, ait pu faire des fautes, soit. Mais que ces fautes soient comparables au crime historique d’avoir brisé le dos de l’Internationale et d’y avoir introduit les mœurs du servilisme et de la domesticité, je le répète, vous exagérez.

Sans apprécier suffisamment ces grandes questions et les conséquences qui en ont découlé, vous vous emparez de petits faits passagers et insignifiants que vous traitez tout de suite comme de grandes fautes appelant l’excommunication des coupables ou presque.

Joseph s’est séparé de nous, selon votre affirmation, sur la question de Brandler et l’article de Body. Vous déclarez aussitôt qu’il ne saurait être question de collaboration politique avec lui. En même temps, vous exigez de lui un concours technique. Personne ne saurait comprendre comment quelqu’un à qui on refuse le droit de cité politique puisse être obligé de donner son concours technique.

Et vous le menacez par avance de répression sommaire en cas de refus en attirant son attention sur la « signification politique » d’un refus de sa part. Des procédés pareils ne peuvent qu’envenimer les relations personnelles et politiques dans l’Opposition.

Qu’on écrive parfois, dans la hâte, une lettre pareille, j’en conçois la possibilité. Il m’est arrivé aussi d’écrire des bêtises pareilles (et je m’en excuse). Je serais le dernier à vous faire un procès là-dessus. Mais voilà où commence le malheur. Après qu’on ait attiré votre attention sur cette lettre regrettable qui, s’ajoutant au passé assez chargé et compromis, ne pouvait qu’aggraver les difficultés de la collaboration, vous vous en formalisez et vous me donnez toute une philosophie de votre attitude envers Joseph et cette philosophie m’effraie tout autant que la lettre en question.

D’autre part, vous citez dans la récente lettre la correspondance de Moscou sur la nécessité de rassurer tous les ruraux d’abord pour appliquer une politique juste ensuite. Vous interprétez cela de cette manière : « D’abord favoriser le koulak et ensuite le combattre. » Et vous en tirez votre appréciation de Contre le Courant. Je ne me souviens pas de cet article, mais je pourrais prendre la phrase citée par vous à mon compte. Même le koulak doit connaître dans quelles limites il peut se mouvoir. Parce que l’arbitraire administratif, produit inévitable des zigzags, ne s’applique pas qu’aux koulaks, mais tourmente la campagne tout entière. Or vraiment, il faut commencer par rassurer le koulak, ainsi que vous l’interprétez tout à fait faussement. C’est un peu de la chicane et même tout à fait. Quand l’automobile stalinienne s’est embourbée, il faut faire machine arrière, prendre la bonne voie puis continuer sa marche en avant. Or vous condamnez par avance ces petites manœuvres en arrière tout à fait nécessaires à la marche en avant.

Je me souviens par hasard d’un article de vous où vous avez cité quelques phrases de moi, qui commençaient par ces mots : « L’Histoire produit ceci et cela, on fait ceci et cela », et vous vous êtes acharné sur une page essayant de démontrer que Trotsky idolâtre l’Histoire, qui ne peut guère produire ou faire quelque chose par elle-même, parce que l’histoire n’est qu’une abstraction, etc., etc.

Je dois vous avouer que je m’étonnai beaucoup de cet abus du verbalisme et de cette chicane. Je ne pus même comprendre comment l’on pouvait perdre son temps et faire perdre le leur aux autres avec des « critiques » semblables.

Or vous persistez d’employer des procédés pareils contre les éléments de l’Opposition et en même temps, je suis sûr, que, si vous vouliez y mettre un peu de bonne volonté au lieu de mauvaise, vous pouvez mieux que beaucoup d’autres, dégager les faits et les principes des expressions conventionnelles, des abréviations inévitables et des malentendus possibles.

Vous avez fait quelques tracts isolés sur les questions d’actualité. J’apprécie hautement chaque tentative oppositionnelle d’intervenir dans la vie du parti et de la masse ouvrière. Je reconnais hautement la nécessité d’un travail permanent dans cette voie, mais, pour cela, il est nécessaire et urgent de créer un hebdomadaire avec la perspective d’un quotidien.

Nous ne pouvons le faire que sur la base d’une large collaboration de tous les éléments vitaux de l’opposition communiste, la plupart des éléments de La Révolution prolétarienne y compris.

Or, quand j’envisage cette question dans un entretien avec les représentants des différents groupements, je me heurte toujours à une réponse négative concernant la possibilité de travailler avec vous. J’étais — et je le reste malgré l’expérience des dernières semaines — partisan décidé de votre collaboration à ce travail commun.

Mais on affirme toujours qu’il y aura plus de désavantage que d’utilité, puisqu’il faut s’attendre aux conflits permanents et aux chicanes personnelles — et même si cette appréciation qui repose sur des préventions n’est pas juste, il faut compter avec l’opinion quasi unanime, c’est-à-dire qu’il faut gagner la confiance des éléments qui représentent les cadres de l’opposition.

Je suis prêt sincèrement à vous aider dans cette voie loyalement et même chaleureusement, mais à condition de réciprocité ? Voilà pour le moment tout ce que je puis répondre à vos lettres. Je ne communique pas celle-ci aux autres groupements. Je la regarde comme privée.