Lettre à Albert Goldman, 13 novembre 1938

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L'Intrigue stalinienne

Cher Ami,

Je voudrais vous demander votre aide dans l'intrigue compliquée que l'agence stalinienne est en train de nouer autour de moi. Vous savez que le périodique new-yorkais Daily News publie — pour la troisième fois, je pense — des éditoriaux dans lesquels il dit que la politique d'expropriation du général Cardenas est... le produit de mes conseils. Inutile de dire à quel point cette affirmation est absurde. Mais, au cas où cette affaire irait jusque devant le tribunal, je vous communique ce qui suit : je n’ai eu aucune conversation ni avec lui ni avec les membres de son gouvernement, ni directement, ni par des intermédiaires, et ma correspondance avec les autorités s’est limitée à des questions formelles en rapport avec ma résidence au Mexique. Les auteurs des insinuations dans Daily News et d'autres publications connaissent parfaitement le caractère résolu et indépendant du général Cárdenas, qui n’a aucun besoin de mes « conseils » pour mener sa propre politique. Il est par ailleurs inutile de dire que le programme qui est le mien se trouve très éloigné du programme du gouvernement mexicain. Tout homme qui n’est pas un analphabète sait cela. Aucun homme honnête ne se risquerait à le discuter. Mais nous sommes en présence de gens qui, bien que n’étant pas analphabètes, sont manifestement dépourvus d’honneur.

Ma première idée a été que cette intrigue provenait des propriétaires lésés qui tentaient par ce moyen de « compromettre » d’une façon ou d’une autre le gouvernement mexicain. Aujourd’hui encore je pense que ce fil-là est bien dans l’intrigue.

Mais il y en a un autre, le principal, et qui conduit jusqu’aux staliniens. Ces messieurs développent leur jeu simultanément dans deux directions. Les agents locaux du G.P.U. ont commencé par m’accuser, dans des discours publics et des articles (Toledano, Laborde) de préparer un soulèvement contre le général Cardenas, allié à des généraux fascistes, etc. Le caractère absurde de telles inventions était cependant trop évident pour tout le monde, et l’intrigue commencée dans cette direction s’est vite révélée stérile. (Dans un moment de lucidité ou d’imprudence, Toledano lui-même a reconnu que semblable accusation ne pouvait être lancée sinon par... des fous). Bien entendu, des gens qui n’ont pas grand-chose à perdre ont continué à répéter cette insanité. Mais l’attention principale du G.P.U. s’est tournée dans une autre direction. Il semble aujourd’hui, si l’on en croit Toledano, que je m’efforce moi-même de donner l’impression que je suis le... conseiller intime du gouvernement du général Cardenas. La bassesse et la stupidité ne connaissent, comme vous le voyez, aucune limite. Il est inutile de vous expliquer à quel point j’apprécie l’asile que m’a offert le Mexique et à quel point j’ai intérêt à ce que le gouvernement ne doute pas un instant de ma totale loyauté. Pour quelle raison me serais-je mis à prétendre être ce que je ne suis pas et que je ne veux d’aucune manière devenir? Évidemment pour des raisons... d’orgueil. Les calomniateurs révèlent ici toute leur mesure intellectuelle et morale.

J’ai reçu de source bien informée l’information selon laquelle l’inspirateur des articles du Daily News était un certain [,..], membre du parti stalinien des États-Unis et collaborateur de la Federated Press. En annexe à la présente lettre, je vous envoie un témoignage écrit sur cet individu qui, jusqu’à maintenant, n’a pas été publié. La mécanique de la provocation est tout à fait claire : d’un côté, les agences staliniennes donnent au Daily News des informations manifestement fausses, utilisant ainsi la mauvaise foi d’un périodique réactionnaire appartenant à de grands propriétaires ; de l’autre, la publication de ces articles est utilisée (par l’intermédiaire de Toledano et compagnie) pour donner l’impression que je serais moi-même leur inspirateur. Enfin, un « profit » supplémentaire pour ces messieurs consiste en ce qu’ils interprètent immédiatement mes répliques et mes réfutations comme une « intervention » de ma part dans la vie intérieure du Mexique. La bassesse n’a pas de limites ! Toute la mécanique de cette provocation porte une marque tout à fait spécifique qui consiste dans trois lettres : G.P.U. On peut facilement distinguer cette même marque sur le front de messieurs les calomniateurs.

L’objet de cette lettre est de vous poser, cher ami, la question juridique : la législation des États-Unis me donne-t-elle la possibilité de faire un procès au Daily News, et, ce faisant, de démasquer les provocateurs? J’espère qu’il existe des dispositions qui sanctionnent les journalistes qui diffusent sciemment des nouvelles fausses afin de causer à une personne déterminée des dommages matériels et moraux. Et il s’agit ici d’un dommage qui n’est pas de peu d’importance : tout ce complot a pour objectif de nous priver, ma femme et moi, de l’hospitalité du Mexique et de nous livrer aux mains des bourreaux du G.P.U. J’ajoute que, dans le dernier article du Daily News, du 29 octobre 1938, il est affirmé que la vente de pétrole mexicain au Japon et à l’Italie se fait sur ma recommandation et qu’en outre mon objectif est de causer à l’Union soviétique un préjudice militaire. Cette affirmation vise clairement à me déshonorer politiquement et, comme je le suppose, elle tombe sous le coup de la loi pénale nord-américaine qui préserve les intérêts moraux et matériels de l’homme et du citoyen.