Lettre à A. A. Achkenazi, 30 août 1928

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La Loi des Zigzags

Cher S. A.,

Apparemment une seule de mes lettres vous est parvenue. Inutile de dire que j’ai été enchanté que vous souteniez notre déclaration. J’espère que vous en avez reçu le texte final, ainsi que les copies des documents envoyés au congrès. Bien entendu la déclaration était l’unique document collectif. Les autres ont été envoyés sous ma responsabilité personnelle.

Il me semble que c’était il y a un mois que j’ai reçu de Moscou un télégramme collectif d’un groupe centraliste démocratique que je ne connais pas, disant que mon attitude vis-à-vis du cours à gauche supprime les divergences entre nous. D’un autre côté, on me dit de différents endroits que Vladimir Mikhailovitch Smirnov et autres critiquent férocement notre « capitulationnisme ». Tant qu’il ne s’agit que de discussion, un langage aussi mauvais n’est pas un péché mortel. Mais on a maintenant les documents et il faut prendre à leur égard une attitude claire et précise.

Depuis le plénum de juillet, quelques camarades ont déclaré : « Vous voyez bien, il n’en est rien sorti. » Ces camarades ont raison dans la mesure où ils critiquent les tendances conciliationnistes vulgaires dans nos rangs et les illusions sur la capacité des centristes à revenir sur la voie marxiste. Le conciliationnisme et la crédulité ont été l’une et l’autre cruellement punies. Mais ces camarades ont tort dans la mesure où ils pensent (s’ils le pensent) que le plénum de juillet a mis les touches finales sur les relations entre le centre et la droite. Non, les conflits importants sont encore à venir et ils reviendront à la surface. La loi des zigzags à droite et à gauche reste en vigueur, mais il est probable que le rythme de ces zigzags va plutôt s’accélérer que ralentir. Il faut prendre position sans œillères et garder un œil attentif sur tous les retournements et tournants de la situation. Le parti devrait savoir que, comme avant, nous sommes prêts à soutenir tout pas, même irrésolu, même de mauvais gré, dans la direction de la ligne prolétarienne, tout en maintenant évidemment notre indépendance idéologique pleine et notre intransigeance critique à l’égard de toute mollesse et de toute restriction mentale, pour ne pas parler des tricheries bureaucratiques du genre appareil.

Au congrès, selon les rapports, nos documents ont été lus par les délégations avec une grande attention. On les lit aussi dans tout le pays. J’ai déjà reçu de villes comme Moscou, Voronej, Odessa et Kherson des télégrammes m’informant que des camarades d’idées approuvent notre déclaration. Dans l’élaboration des thèses, notre correspondance active a été très importante. Elle m’a permis de connaître les sentiments et les idées de plusieurs dizaines de camarades, pour ne pas mentionner que cette correspondance m’a posé un certain nombre de questions que j’aurais pu autrement ne pas voir.

La question de notre réintégration dans le parti est devenue aujourd’hui inséparable de celle de la restauration d’une ligne juste pour le parti lui-même. Penser que quelqu’un pourrait revenir dans le parti et là, à une époque ultérieure, engager une lutte politique pour rétablir sa santé est — pour le dire avec modération — naïf. L’expérience avec Zinoviev, Piatakov et autres n’est que trop éloquente sur ce point. Ces gens sont beaucoup moins une présence dans le parti maintenant qu’ils ne l’étaient une semaine avant leur exclusion. A cette époque, ils exprimaient leurs idées et une partie du parti écoutait ce qu’ils avaient à dire. Maintenant, ils sont forcés de se tenir tranquilles. Non seulement ils ne peuvent pas faire de critiques, mais on ne leur permet même pas de faire des louanges. On refuse de publier les articles de Zinoviev. Les centristes font une pression particulièrement brutale sur le groupe Zinoviev, exigeant d’eux qu’ils tiennent leur langue et ne compromettent pas les centristes. Comment s’exprime la présence dans le parti de ces messieurs repentants? N’est-ce pas en ce que les portes de la Banque d’État et de Centrosoyuz leur sont ouvertes? Mais, pour obtenir un emploi à Centrosoyuz, il n’était pas réellement nécessaire de commencer par signer la Plate-forme de l’Opposition et de la renier après. Le fait réel est que notre groupe est maintenant dans le parti et que le groupe Zinoviev est dehors. Les Safarov et les Vardine ne sont autorisés à être « dans le parti » que dans la mesure où ils entreprennent de nous traquer*. Et ces gens complètement vidés se jettent dans la bagarre. Et il semble que les centristes ne leur aient pas encore dit : « S’il vous plaît, ne nous compromettez pas par votre ardeur excessive. »

J’écrirai sur le congrès quand il sera terminé ou, pour être plus précis, quand les rapports et les matériaux nécessaires atteindront Alma-Ata. L’impression générale est lugubre. Même Boukharine, dans son discours de clôture, s’est plaint que ceux qui avaient pris la parole à propos du rapport principal, n’avaient pour ainsi dire touché que leurs propres soucis nationaux et besoins spécifiques, ou, comme l’avait dit un jour Gleb Ouspensky n’ « ont été aux petits soins que pour leurs problèmes personnels », mais personne n’a abordé les problèmes de la révolution prolétarienne. L’impression donnée est qu’il s’agissait de discours, non de délégués d’un parti prolétarien international mais d’envoyés nationaux et de médiateurs. La décapitation systématique de toutes les sections du Comintern n’a pas passé sans laisser sa marque. Même le rapport de Boukharine manquait d’une idée unificatrice. Tout son rapport est fait de pièces et de morceaux comme l’escarcelle d’un mendiant. Une impression très lugubre. Mais on y reviendra.

Dans ces derniers jours, j’ai reçu une lettre de Tcherdyne. L’été y est terrible et la santé de R. A. est plutôt mauvaise. Elle et Karl Ivanovitch ont bien entendu toujours autant de force d’âme. Natalia Ivanovna et moi passons à travers une phase de malaria et autres genres de maux. Apparemment l’approche de l’automne se fait sentir. Réellement nous n’avons pas envie de revenir dans cette ville totalement contaminée. C’est pourquoi nous essayons de rester à notre datcha. Aussi longtemps que possible, même si la malaria, comme il apparaît, a aussi accès dans ce coin.

Je m’arrêterai là pour le moment. Je vous serre fortement la main, et de même pour toute votre colonne à qui j’espère que vous montrerez cette lettre.