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Special pages :
Lettre-circulaire, 17 juillet 1928. Qu’attendre du VIe congrès ?
Chers camarades,
Cette lettre est une réponse aux courriers reçus ces derniers temps de diverses provenances. Mon retard à vous écrire est dû à un travail concernant le Congrès du Comintern dont je me suis occupé ces dernières semaines. J’ai réussi à le terminer pour la date voulue.
J’ai envoyé au Congrès quatre documents en tout :
1. une critique du projet de programme du Comintern — environ 11 pages dactylographiées ;
2. une lettre intitulée « Et maintenant ? », donnant une appréciation du changement actuel à la lumière de la politique des années écoulées ;
3. une annexe à cette lettre : des informations documentaires portant sur l’origine, ou plus exactement la fabrication de la légende sur le trotskysme ;
4. une « déclaration » au sens propre du terme. Cette dernière, relativement courte (moins d’une page dactylographiée), est un document formel exigeant la réintégration de l’Opposition au sein du parti. J’ai assez largement diffusé cette déclaration aux camarades afin qu’ils puissent, s’ils le jugent nécessaire, s’y rallier en envoyant des télégrammes à l’adresse du présidium du Congrès. J’en avais auparavant diffusé le brouillon. La version définitive est plus claire, plus précise, plus virulente, mais ne diffère pas du brouillon sur le plan des principes. Je joins à cette lettre le sommaire des deux grands documents envoyés au Congrès. Ce travail était nécessairement d’une extrême urgence. Il y a probablement des omissions. Cependant comme il fallait parler des problèmes que nous avons maintes fois discutés et examinés, ensemble et séparément, j’ai dans l’ensemble l’impression que ces documents reflètent de façon assez exhaustive les différentes positions existant au sein de l’Opposition sur les principales questions internationales et nationales. J’ai déjà écrit à certains camarades que le départ de Zinoviev était survenu on ne peut plus à propos en termes de dates. S’il avait eu la patience d’attendre encore quelques mois il aurait pu capituler en respectant une certaine « décence » extérieure, en se rattrapant au « cours gauche » d’un côté, et en rompant avec nous sur l’appréciation du Ve congrès et du régime du Comintern de l’autre. En se joignant à nous, il a porté un coup irréparable à la légende du trotskysme, dévoilant certains secrets de la cour de Madrid — la « bande des sept » — ; mais en nous quittant, il nous délie les mains, ce qui permet de critiquer, comme il convient, le Ve congrès et la politique des années 1924-25 qui mêlait des prémisses droitiers à un aventurisme ultra-gauche. J’essaierai, au moins partiellement, d’envoyer aux camarades les principaux extraits de la critique du projet de programme et de la lettre « Et maintenant ? ». Celle-ci donne une appréciation détaillée du régime du parti et des méthodes de direction, sur lesquelles ont justement insisté Kh. Rakovsky et I. N. Smirnov. En termes de propositions pratiques, mais essentielles, concernant l’autocritique et la démocratie dans le parti, j’ai formulé, outre le retour et la réintégration de l’Opposition, deux exigences : d’abord, la convocation du XVIe congrès pour l’année 1928, avec garantie de discussion fermement donnée à l’avance et régularité dans l’élection ; ensuite la publication immédiate de tous les articles, discours et lettres de Lénine, qui ont été dissimulés au parti (j’ai dénombré sept groupes de documents de ce genre).
Malheureusement, j’ai omis d’ajouter une exigence qui jouera inévitablement dans l’avenir un rôle important dans la vie du parti : il s’agit de la réduction de son budget d’environ 20 fois, c’est-à-dire jusqu’à 5 ou 6 millions de roubles. Le budget du parti est l’arme de la corruption effroyable et la base de la toute-puissance de l’appareil. Il nous faut un budget « ouvert », soumis au parti, contrôlé par lui et lui appartenant véritablement. Les dispenses secrètes doivent être considérées comme part et examinées par une commission spéciale du Congrès chaque année.
Il est évident que ces trois exigences ne remplacent pas notre plate-forme en ce qui concerne le régime du parti. Elles permettent cependant d’évaluer sérieusement la sincérité et l’honnêteté des actions menées par la direction pour instaurer la démocratie interne.
J’ai reçu des observations très intéressantes sur le projet de programme, venant des camarades Rakovsky et Rosengaus. Leurs deux lettres sont malheureusement arrivées trop tard ; je n’ai donc pu les utiliser. Cependant, dans l’ensemble, la critique de ces camarades correspond tout à fait à la façon dont j’ai posé les questions du programme. Il n’y a rien d’étonnant à cela puisque je n’ai eu, principalement, qu’à « faire le bilan » de notre travail collectif. Le problème de la révolution chinoise est évoqué, non pas dans la déclaration ou dans la lettre « Et maintenant?», mais dans la «Critique du projet de programme », où un chapitre sur les trois lui est consacré. Ce chapitre est orienté essentiellement contre la résolution, foncièrement erronée et réactionnaire, adoptée par le plénum de février.
Que peut-on attendre du Congrès? Le camarade Rosanov (Kustanaï) a écrit, tout à fait justement, que le congrès essaierait probablement de nous recouvrir de la pierre tombale la plus lourde et la plus autoritaire « pour qu’on ne puisse plus se relever du tombeau »... Les documents que j’ai envoyés ne peuvent évidemment que renforcer ce genre de vœu pieux.
Heureusement, celui-ci est peu réalisable. « A minuit » — aussi bien qu’à d’autres heures —, le marxisme se relèvera du tombeau de papier et, comme le tambour que l’on ne peut faire taire, sonnera l’alarme.
Pour les questions internationales, le Congrès tentera, selon toute vraisemblance, de faire le même zigzag à gauche pour les autres pays. L’essentiel étant, cependant, que dans cette orientation à gauche, se conjuguent, comme pour le Ve congrès, des éléments de droite et des éléments d’aventurisme ultra-gauche. Ils n’ont pas voulu comprendre alors la défaite de 1923 et le caractère inévitable du reflux. A présent, ils ne veulent pas reconnaître toute l’ampleur de la défaite en Chine et l’inéluctabilité d’une longue période de regroupement des forces et de réparation. Alors c’était le putsch estonien, à présent c’est le putsch de Canton. Là c’était un roman avec Raditch et LaFollette, ici la continuation de la ligne des partis à deux composantes.
Il est évident que l’importance du plénum de février, c’est la reconnaissance de l’impasse dans laquelle est arrivé le cours droite-centriste. Mais, de ce constat à une ligne marxiste, le chemin est encore long. En tout cas, le cours gauche des 58 articles évoque l’image d’un homme en bonne santé qui aurait « pour quelque raison » perdu son nez... On apprend que Ruth Fischer est rentrée au parti et que l’étude de la question concernant Maslow est reportée jusqu’à ce que sa conduite soit jugée. Un des camarades en a tiré la conclusion qu’une nouvelle orientation commençait à être prise par rapport à la gauche. Non, il ne s’agit pas de cela. L’entrée au parti d’oppositionnels allemands et même français ne serait, dans cette situation, qu’une manœuvre militaire visant à encercler ultérieurement et isoler à l’avenir notre groupe, qui représente actuellement le principal noyau du marxisme international et du bolchevisme. Le maître et l’apprenti, totalement dénués de scrupules, en viendront dès demain à sacrifier Thälmann pour Maslow, s’ils peuvent, à ce prix, nous porter un nouveau coup du point de vue de l’organisation. Il faut toujours garder à l’esprit que l’opposition européenne, de même que le communisme officiel, ne dispose pas encore des cadres indispensables, formés sur le plan théorique et dotés d’une expérience politique.
Il peut y avoir encore des changements, des bonds et toutes sortes « d’imprévus » en général. Les craindre serait tout simplement ridicule et indigne. Pendant cinq ans, la direction officielle, armée de l’autorité colossale conférée par la tradition et d’inépuisables ressources, a défiguré le marxisme et détraqué les cerveaux. Cela a engendré une génération entière de révisionnistes, dont la conscience s’est formée d’une masse de sottises réactionnaires sur la théorie, mêlées à un aventurisme bureaucratique.
De nombreux oppositionnels européens sont également passés par cette école et sont encore loin de s’en être affranchis. Il faut de nouveau labourer le champ tout entier de la charrue puissante du marxisme. Voilà pourquoi le moindre compromis théorique, de notre part, signifierait un suicide politique.
Un changement dans la politique du V.K.P. et du Comintern sera extrêmement important et pourra même devenir une étape historique. Pourquoi donc? Parce que la politique droite-centriste est entrée dans une impasse ; sincèrement, la politique droitière, si elle n’est pas rendue impossible, est mise en difficulté par tout le travail qu’a réalisé l’Opposition — et donc, une solution à gauche ne peut être imaginable qu’à condition d’effectuer des emprunts manifestes, bien que partiels, à notre plate-forme. Le parti ne peut pas l’ignorer. Il est impossible que le processus de critique et de réflexion, à l’intérieur du parti, ne commence pas, ou plus exactement, ne s’approfondisse pas. En d’autres termes, le terrain va devenir de plus en plus réceptif à ce que nous y semons. Il est donc inadmissible d’aborder le changement à gauche de façon formelle et négative, comme si rien ne s’était produit, que rien n’avait changé, que tout cela n’était qu’intrigues. Non, des événements très importants ont eu lieu et auront encore lieu : les changements survenant à l’intérieur du parti reflètent les changements profonds au sein des classes. De nombreux indices démontrent que la quantité accumulée s’apprête à se transformer en une certaine qualité nouvelle. Ce processus connaîtra, bien sûr, encore des « hauts et des bas ». Cependant, un point est évident : des cadres, même peu nombreux, s’ils sont armés d’une compréhension claire de la situation dans son ensemble, s’ils sont pleinement conscients de leur mission historique et qu’ils savent ou apprennent en même temps à marcher au rythme des mouvements progressistes survenant au sein de la masse du parti et de la classe ouvrière, ces cadres, donc, peuvent jouer un rôle décisif lors des changements inévitables de la situation à venir. De toute façon, on ne pourra les recouvrir d’une pierre tombale, quoi qu’on fasse.
En conclusion, parlons des affaires personnelles, des miennes et de celles des autres. Le camarade Drozdov (d’Och, Kirghizie) écrit que selon certains bruits, je dirigerais un kolkhoze à Alma-Ata et serais même allé à une certaine réunion chez Zelensky. Les bruits concernant une progression aussi rapide de ma carrière sont évidemment exagérés. Cependant, les inquiétudes d’un certain nombre de camarades au sujet de ma santé le sont tout autant. Depuis que nous avons déménagé aux « jardins », la malaria nous a presque complètement quittés : de la fièvre, une seule fois. L’été est, dans cette région, assez clément. Nous avons connu ici, il est vrai, une épidémie alarmante de rage, transmise par les chiens : l’infirmerie soignait 50 à 60 personnes par jour, mais maintenant, cela aussi est loin. Quant aux possibilités de travail, je n’ai pas à me plaindre. J’ai reçu de Moscou une provision assez importante de livres, plus particulièrement sur l’Inde. Je reçois normalement les journaux russes et les revues, notamment de province. Je reçois d’assez nombreux journaux étrangers. Les livres me parviennent directement par l’intermédiaire d’amis étrangers. Bref, je peux travailler.
Différentes sources font état d’excès incroyables, commis à l’encontre de nombreux exilés par l’administration locale. Tous les camarades connaissent, probablement, l’histoire de Kudim-Korsk (camarade Viaznikovtsev et autres), celle de Koustanaï (Ter-Oganessov), la liste est sans fin. Les outrages et les violences physiques ont souvent un caractère hors du commun, de par leur impudence. Je pense qu’il faudrait communiquer tous les faits de ce genre au VIe congrès, en exigeant qu’il désigne une commission spéciale pour enquêter sur ces affaires. En général, autant que l’on puisse en juger d’après le courrier, l’écrasante majorité des camarades est pleine de courage et inébranlable. C’est le plus important.