Lettre-circulaire, 17 juillet 1928. Au sujet des Thèses du Camarade Radek

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J’ai reçu il y a trois jours le projet de thèses du camarade Radek qui a été expédié aux huit camarades. Elles ont probablement déjà été envoyées au congrès de sorte que mes remarques n’ont plus immédiatement d’objectif pratique. Mais nous avons également besoin de clarté pour l’avenir et j’estime nécessaire de me prononcer à leur sujet.

1. Avant tout elles disent : « Plusieurs mois d’agitation anti-koulak constituent un fait d’une énorme importance politique. Il faudrait être tout à fait aveugle politiquement pour ne pas le voir. » Dans ces mots la pointe de la polémique n’est pas dirigée dans le bon sens. Il aurait selon moi fallu dire : « Plusieurs mois d’agitation anti-koulak, s’ils ne sont pas suivis d’un changement radical de la ligne, vont inévitablement rejeter le parti très loin en arrière et saper les derniers restes de la confiance de la base dans tous les mots d’ordre et toutes les campagnes. »

2. Au sujet des investissements, Radek dit : « Au lieu d’investir du capital de base dans toute une série d’entreprises de la même branche de production qui ne donneront de résultats que dans quelques années, il faut opérer une concentration permettant d’obtenir des produits dans le délai le plus bref. »

Cette proposition peu claire cherche apparemment à avancer l’idée qu’if faut transférer des fonds de l’industrie lourde à l’industrie légère. Cela fait partie du programme de la droite. Je ne vois aucune raison pour que nous entrions dans cette voie. S’il s’agit d’une proposition purement pratique, il faudrait alors l’étayer par des chiffres, c’est-à-dire démontrer que lors de la répartition des fonds, on n’a pas observé la proportion nécessaire entre industrie lourde et industrie légère. Effectuer un tel transfert en se laissant guider exclusivement par des considérations conjoncturelles ne ferait que préparer une crise bien plus grave pour d’ici deux ou trois ans. Il n’est pas permis d’improviser sur de telles questions : comme on l’a déjà dit, on ne fait ainsi qu’apporter de l’eau au moulin de la droite. Pour nous, il suffit d’exiger que des fonds soient attribués à l’industrie tant à l’industrie lourde qu’à l’industrie légère.

3. En ce qui concerne l’argument stalinien selon lequel il est impossible de combattre le koulak aussi longtemps que le paysan moyen n’a pas été gagné, les thèses de Radek disent : « Nous n’avons pas encore suffisamment gagné le paysan moyen. » C’est là embellir la réalité. Du fait de notre politique, nous avons perdu le paysan moyen qui est maintenant dirigé par le koulak comme l’a reconnu l’article de février dans la Pravda.

4. S’opposant à l’idée selon laquelle le déplacement à gauche n’est qu’une simple manœuvre, les thèses disent : « C’est de la force et de la détermination avec laquelle les masses ouvrières insisteront pour le développement de la lutte que dépend la question de savoir si cette lutte sera ou non menée jusqu’au bout. » C’est bien entendu juste, mais trop général. Cela semble vouloir dire : « Le comité central a fait tout ce qu’il pouvait, maintenant c’est au tour des masses. » Ce qu’il faut dire en réalité, c’est : « Les mesures décidées au sommet aboutiront inévitablement à un fiasco si l’Opposition — en dépit des obstacles placés sur notre chemin par le centrisme bureaucratique — n’éduque pas les masses et ne les aide pas à mener cette lutte jusqu’au bout. »

5. « Le centre du parti », disent les thèses de Radek, « en dissimulant l’existence de ce groupe — la droite — ne fait qu’affaiblir les chances de la lutte pour rectifier la lutte du parti. » C’est dit avec beaucoup de gentillesse. La lutte contre le koulak exige une lutte dans le parti contre la droite. Tout en menant une « campagne » contre le koulak, le centre du parti dissimule la droite et continue à faire bloc avec elle. Les thèses remarquent, en le lui reprochant, que « cela ne fait qu’affaiblir les chances de la lutte ». Non, c’est la vouer à une inéluctable défaite, à moins que l’Opposition ne parvienne à ouvrir les yeux du parti sur l’ensemble de ce développement.

6. La caractérisation de Schwarz comme un « camarade étroitement lié aux masses prolétariennes » résonne d’étrange façon. A-t-il protesté quelque part contre les infâmes bannissements en vertu de l’article 58 ? Il me semble qu’il a « étroitement » voté pour ces bannissements.

7. En ce qui concerne l’auto-critique, les thèses jurent : « Ce n’est ni une fraude ni une manœuvre car les interventions de nombre de dirigeants du parti proclament la plus grande anxiété en ce qui concerne le sort du parti et de la révolution. » N’est-ce pas une référence aux derniers discours du Maîtredéversant sur l’Opposition une grêle d’injures et expliquant que la critique des organismes administratifs est utile alors que celle de la direction est nuisible ? Je dirais ceci : « Si, dans la question du koulak, les manœuvres qui sont de pures combines représentent 20 % et les mesures positives imposées par la pénurie de pain de 80 à 90 % du zigzag actuel, en revanche, dans la question de l’autocritique, les trucages manœuvriers de l’appareil ne constituent pas moins de 51 % aujourd’hui et les 49 % qui restent représentent les frais généraux de la manœuvre : victimes expiatoires, boucs émissaires, etc. » Il n’y a guère de raison de jurer avec autant d’assurance qu’il n’y a là ni manœuvre ni fraude.

8. Les thèses de Radek font référence au discours de Staline aux étudiants sans signaler qu’en ce qui concerne la question koulak, ce discours est aussi l’abandon total de l’article de février de la Pravda et peut signifier la suppression du zigzag à gauche également sur cette question importante bien que particulière. Soit dit en passant ; ce discours est ahurissant par son ignorance des questions économiques.

9. Vient ensuite l’explication des raisons pour lesquelles le centre, en tant qu’il se distingue de la droite, était opposé à la démocratie interne de parti. Parce que, voyez-vous, notre parti n’est pas 100 % prolétarien — (Staline). Les thèses de Radek prennent cette explication au sérieux, la répètent et la développent. Il semble que les centristes aient eu peur que le parti insuffisamment prolétarien ne comprenne pas leur politique vraiment prolétarienne. C’est une apologétique inacceptable. Les centristes sentaient que leur politique Tchiang Kai-chek, Purcell et koulak ne serait pas acceptée par le noyau prolétarien du parti. C’est pourquoi ils ont étranglé et continuent d’étrangler la démocratie.

10. « L’unique moyen d’assurer la démocratie interne du parti est d’éveiller la masse du parti. Si elle ne prend pas elle-même en mains la question de l’autocritique » etc. Encore une fois trop général. Pour que la masse puisse réellement s’occuper de cette question, il ne faut pas qu’elle se laisse endormir par les centristes. Et ces derniers disposent pour cela de moyens considérables, même maintenant. La seule chose qu’ils n’ont pas, c’est une « confiance béate » de notre part. Le piatakovisme et le safarovisme 5 sont actuellement l’ « opium » le plus efficace pour le peuple. Il faut d’autant plus souvent que nous fournissions des antidotes.

11. Les thèses de Radek tirent les conclusions suivantes en ce qui concerne l’autocritique : a) continuer à développer l’autocritique, b) réduire l’appareil du parti, c) prolétariser l’appareil, d) poursuivre ceux qui étouffent la démocratie dans l’usine, e) débarrasser le parti des éléments bourgeois et bureaucratiques. Tout cela est trop général. Même les éditoriaux dans la presse répètent des choses semblables, mais sans donner de garanties. Et comme après coup, on dit : « Enfin il faut que l’Opposition soit réadmise dans le parti. » C’est juste. Mais, à la place des autres points, qui sont trop généraux, il faut être beaucoup plus concret : « a) annoncer la date du VIe congrès à réunir en 1928 et donner des garanties sérieuses pour une autocritique authentique dans le cours de sa préparation, b) publier immédiatement les articles, discours et lettres de Lénine qui ont été dissimulés au parti — j’ai énuméré dans ma lettre au congrès sept catégories de ces documents —, c) réduire immédiatement le budget du parti d’ 1/20, c’est-à-dire de 5 à 6 millions de roubles, car le budget actuel est la base financière de la corruption bureaucratique et des méthodes autocratiques de l’appareil. Ces revendications n’épuisent évidemment pas la question du régime, mais elles sont tout à fait concrètes et constitueraient un pas en avant.

12. C’est pire encore quand on en vient à la question du Comintern. Radek considère le tournant de février comme un tournant important, d’une certaine façon décisif, vers la voie d’une politique marxiste, et c’est radicalement faux. La signification symptomatique du plénum de février est très grande : il montre que la politique droitiers-centristes est définitivement dans l’impasse et que la direction cherche une issue non à droite, mais à gauche. Mais c’est tout. Il n’y a aucune idée unificatrice dans le gauchisme du plénum de février. Ce gauchisme rappelle beaucoup celui du Ve congrès. On n’a tiré aucune conclusion de l’écrasante défaite de la révolution chinoise ; au lieu de cela, il y a les fanfaronnades sur l’approche d’une prétendue nouvelle vague en ce qui concerne le mouvement paysan — et ce après que le prolétariat ait été décimé. Toute cette perspective est fausse et toute cette façon d’aborder la question cautionne l’aventurisme. Les petites réserves, mises en garde contre les putschs, ne sont là que comme auto-justification pour l’avenir, rien de plus. S’il y a une nouvelle vague, alors les révoltes provinciales ne sont pas des putschs. Mais ce qui se passe en réalité, c’est la destruction des restes de l’avant-garde prolétarienne. Théoriquement, la résolution menchevique sur la question chinoise, bien qu’écrite dans une terminologie pseudo-bolchevique, va certainement, du point de vue stratégique, achever la destruction du parti communiste chinois. Les résolutions anglaise et française dissimulent les traces d’hier, combinant des éléments d’ultra-gauchisme avec des prémisses droitières. Là aussi, il y a une grande ressemblance avec le Ve congrès qui tenta d’empêcher l’examen de la défaite allemande de 1923 en s’engageant dans une explosion arbitraire d’ultra-gauchisme.

13. Finalement, les thèses de Radek disent que ceux qui « veulent sincèrement et honnêtement lutter pour les objectifs fixés par le Comintern et avec les méthodes déterminées par le dernier plénum du C.E.I.C. doivent être réadmis dans le Comintern ». On n’en croit pas ses yeux quand on lit cela.

Les « méthodes » du plénum de février du C.E.I.C. consistent avant tout dans l’approbation de l’article 58 et l’affirmation que les bolcheviks-léninistes « misent sur la chute du pouvoir soviétique ». Est-il possible que la résolution sur l’Opposition soit d’une signification historique moindre que la résolution sur le second tour en France ou l’équivoque bouillie sur la question de savoir si le parti communiste britannique doit entrer ou non dans le Labour Party ? Comment peut-on oublier cela ? Puis-je être admis dans le Comintern, si je suis profondément convaincu qu’en votant la résolution chinoise, le plénum de février a porté un autre coup mortel au prolétariat chinois et qu’en votant la résolution sur l’Opposition, il a exprimé de la façon la pire, la plus réactionnaire et la plus avilissante la tendance à employer de perfides méthodes bureaucratiques pour « diriger » le parti.

14. Les thèses posent la question « d’accords temporaires avec les libéraux dans les pays coloniaux » mot pour mot comme le projet de programme, mais le projet de programme, sous une forme radicale prend à son compte le Guomindanguisme.

15. Sur la théorie des étapes, la théorie des partis de deux classes, la théorie du socialisme dans un seul pays, les thèses de Radek disent qu’il s’agit de « queues » qu’il faut enlever. C’est comme si l’homme marxiste était tout entier sorti du singe centriste, mais avec un organe superflu, « la queue ». Le bon enseignant et précepteur suggère : « Cachez votre queue et ce sera bien. » Mais c’est embellir la vérité de façon flagrante.

16. L’appréciation générale sur le projet de programme dans les thèses de Radek est fausse, c’est-à-dire excessivement bienveillante. Contradictoire, éclectique, scolastique, fait de pièces et de morceaux, le projet de programme n’est pas bon du tout.

17. Les considérations de principe générales formulées dans les thèses de Radek sur la question des revendications partielles ou transitoires sont tout à fait justes. Il est grand temps cependant de traduire ces considérations générales dans une langue plus concrète, c’est-à-dire que nous devons essayer d’esquisser nous-mêmes une série de revendications transitoires qui s’appliqueraient à des pays de type différent.

18. Sur la question de Thermidor, les thèses de Radek disent de façon tout à fait inattendue : « Je n’examinerai pas ici la question de la validité des analogies entre les révolutions française et russe. » Qu’est-ce que cela veut dire ? La question de Thermidor, nous l’avons formulée ensemble, avec l’auteur des thèses et sa participation. Les analogies doivent être prises en compte dans les limites strictes de l’objectif pour lequel on les utilise. Lénine comparait la paix de Brest-Litovsk à la paix de Tilsit. Maretsky aurait pu lui expliquer que les conditions de classe de la paix de Tilsit étaient entièrement différentes, de même qu’il nous a expliqué à nous la différence entre la nature de classe de la révolution française et de la nôtre. Nous l’aurions alors qualifié de la façon dont il méritait de l’être.

Nous avons pris Thermidor comme un exemple classique d’un coup d’État contre-révolutionnaire partiel mené intégralement sous le drapeau révolutionnaire mais ayant en réalité un caractère franchement anti-révolutionnaire. Personne n’a jamais indiqué ni suggéré une analogie historique plus nette, plus frappante et plus riche en enseignements pour expliquer les dangers du reflux. Une polémique internationale considérable s’est développée et continue autour de la question de Thermidor. Quelle est alors la signification politique du doute mentionné ci-dessus quant aux analogies entre les révolutions française et russe? Sommes-nous en train de siéger dans une société d’historiens marxistes en train de discuter des analogies historiques en général ? Non, nous sommes en train de mener un combat politique dans lequel nous avons utilisé des centaines de fois l’analogie avec Thermidor, mais toujours dans les limites spécifiques que nous avions clairement définies.

19. « Si l’histoire démontre », disent les thèses de Radek, « qu’un certain nombre de dirigeants du parti avec lesquels nous avons croisé le fer hier valaient mieux que les théories qu’ils défendaient, personne n’en sera plus heureux que nous. » Cela sonne de façon terriblement chevaleresque : de nobles dirigeants croisent le fer puis se déversent mutuellement sur la poitrine des larmes de réconciliation. Mais c’est là qu’est le malheur. Comment des dirigeants du prolétariat peuvent-ils être meilleurs que leurs théories? Nous, marxistes, nous avons l’habitude d’apprécier nos dirigeants par leur théorie, au moyen de leur théorie, par leur capacité à comprendre et appliquer la théorie. Et il semble qu’il puisse y avoir maintenant des dirigeants excellents qui sont, par hasard, armés de théories réactionnaires sur presque toutes les questions fondamentales.

20. « L’appui que nous accordons au changement d’orientation qui a commencé », déclarent les thèses de Radek, « doit consister en une lutte implacable... contre tous les maux contre lesquels le parti est présentement mobilisé. » Mais cela ne peut consister seulement en cela. Démasquer sans pitié les demi-mesures et la confusion du centrisme dans toutes les questions pratiques ou les questions théoriques constitue la partie la plus importante de notre soutien à toutes les initiatives progressistes du centrisme.

21. Je ne vais pas m’appesantir sur un certain nombre de remarques moins importantes et portant sur des points particuliers. Je me bornerai seulement à un point supplémentaire, le supplément aux thèses qui est consacré à la révolution chinoise. Il a été écrit comme si nous abordions la question pour la première fois et comme si, en particulier, nous n’avions pas eu la correspondance avec Préobrajensky. Les thèses n’ont pas un mot de réponse à aucun de nos arguments. Mais ce n’est encore que la moitié de la question. Bien pire est le fait que les thèses de Radek sont écrites comme s’il n’y avait jamais eu de révolution chinoise en 1925-1927. Tous les arguments de Radek auraient pu être heureusement formulés en 1924 : la révolution démocratique-bourgeoise n’est pas achevée ; il y a encore à venir plusieurs étapes démocratiques et ce n’est qu’après qu’elle fera sa transcroissance. Mais le Guomindang de droite et de gauche, la période de Canton, l’Expédition du Nord, le coup de Shanghai, la période du Wuhan, qu’est-ce sinon des étapes démocratiques ? Ou bien est-ce que depuis que Martynov a mélangé toutes ces questions, nous pouvons tout simplement nous abstenir de les étudier ? Les thèses voient dans l’avenir ce qui en réalité est déjà dépassé. Ou peut-être espèrent-elles trouver une démocratie « réelle » ? Peut-on nous dire où ?

Le nœud de la question est que toutes les conditions qui ont uni dans notre pays la révolution agraire à la révolution prolétarienne s’expriment encore plus clairement et impérieusement en Chine. Les thèses réclament qu’on « attende » que la révolution démocratique opère sa transcroissance en une révolution socialiste. Il y a là deux questions qui se combinent. En un certain sens, notre révolution démocratique ne s’est transformée en une révolution socialiste que vers le milieu de 1918. Le pouvoir était pourtant aux mains du prolétariat depuis novembre 1917. L’argument sonne de façon d’autant plus bizarre qu’il provient de Radek, lequel insistait tellement sur le fait qu’il n’y avait pas en Chine de féodalisme, pas de classe de grands propriétaires, et que, par conséquent, la révolution agraire ne serait pas dirigée contre les propriétaires, mais contre la bourgeoisie. Les survivances de féodalisme sont très fortes en Chine, mais elles sont indissolublement liées à la propriété bourgeoise. Comment donc le camarade Radek peut-il maintenant esquiver cette difficulté en disant que la « révolution bourgeoise-démocratique n’est pas achevée », répétant ici l’erreur de Boukharine, lequel à son tour répète l’erreur de Kamenev en 1917? Je ne puis m’empêcher de citer une fois encore ce que Lénine dit contre Kamenev, sur quoi Beloborodov a récemment attiré mon attention :

« Se laisser guider dans ses activités par la simple formule “ La révolution bourgeoise-démocratique n’est pas achevée ”, revient à s’engager à garantir que la petite bourgeoisie est tout à fait capable d’être indépendante de la bourgeoisie. Faire cela, c’est se livrer le moment venu à la merci de la petite bourgeoisie. »

C’est tout ce que je peux dire des thèses du camarade Radek. Je pense qu’il faut le dire dans l’intérêt de la clarté, sans craindre les tentatives de nos « monolithiques » adversaires pour exploiter nos divergences.