Les racines de la pensée dialectique

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(Programme d'une synthèse)

I

La pensée dialectique est née de la réalité dialectique ; la logique du mouvement recherche les lois du mouvement de la nature et de la société. Si l'on conçoit la conscience comme une fonction vitale, indispensable à la survie de l'espèce humaine dans un milieu naturel hostile, on doit conclure que cette conscience tend à saisir de façon adéquate la réalité objective. Dans ce but, elle suit des démarches qui correspondent au mouvement réel des choses.

Mais cette naissance n'est ni immédiate ni automatique. La pensée dialectique n'est pas un produit direct de la nature. Elle est un produit de relations sociales établies entre les hommes ou, mieux encore, de la pratique sociale des hommes dans et sur la nature, dans et sur la société. La recherche de ses racines, c'est la recherche de sa genèse et de ses propres lois de développement. La genèse de la dialectique, c'est le développement de conditions sociales permettant sa naissance : l'histoire de la dialectique est éclairée par la dialectique de l'histoire.

Cette histoire doit être suivie à la fois sur trois plans reliés entre eux :

  1. L'histoire sociale : le développement de la pensée dialectique est lié à un stade précis de l'évolution économique et sociale. Cette pensée ne peut naître avant que la praxis humaine ait accumulé certaines expériences permettant de tirer certaines conclusions rationnelles.
  2. L'histoire de la philosophie : la pensée dialectique a été produite, à certaines étapes du développement social, par des hommes éduqués dans un milieu social et idéologique déterminé, dotés d'un héritage déterminé d'idées et de problèmes qu'ils essayent de résoudre et qu'ils transforment ce faisant.
  3. L'histoire du travail intellectuel : le développement de la pensée dialectique est lié à une structure déterminée de l'intelligence, qui doit être à son tour examinée du point de vue de sa genèse. Le travail de la pensée, de la prise de conscience d'une réalité objective, comporte certaines démarches nécessaires à la prise de conscience d'une réalité en perpétuel mouvement, d'une réalité dialectique. Les origines psycho-physiologiques de ces démarches peuvent être examinées.

Nous ne pouvons pas effectuer de façon complète et satisfaisante cette étude parallèle sur ces trois plans. Nous ne pouvons en esquisser pour le moment que le programme et indiquer quelques points de départ dans l'œuvre de marxistes contemporains. Trois livres récents fournissent des éléments intéressants. Ce sont :

Prof. Leo Kofler : Geschichte und Dialektik, Kogge-Verlag. Hamburg. 1955.

Georg Lukács : Der junge Hegel und die Probleme der kapitalistischen Gesellschaft, Aufbau-Verlag. Berlin, 1954.

George Thomson : The first Philosophers, Lawrence and Wishart. London, 1955.

II

La pensée dialectique est avant tout une pensée réaliste, c'est-à-dire une pensée qui s'efforce de reproduire la réalité par la voie de la pensée. Dans ce sens elle est également une pensée abstraite ou mieux, comme le dit Marx dans sa Contribution à une Critique de l'Économie politique, une pensée qui part de quelques éléments abstraits pour remonter vers la réalité concrète dans sa totalité. Il y démontre comment toute tentative de saisir cette réalité « directement », sans découvrir les éléments abstraits qui expliquent sa structure, doit nécessairement échouer. Ce n'est pas par hasard que, conformément à cette constatation fondamentale de Marx, l'aube de la pensée dialectique, en Grèce comme en Chine, se caractérise par une recherche de « principes fondamentaux » de toute vie, de toute existence et de toute la nature.

La naissance d'une telle pensée est-elle liée à des conditions sociales et économiques déterminées ?

Dans la société primitive et tribale, l'homme identifie sa communauté sociale avec le milieu naturel. Dans sa pensée, nature et société constituent une unité indissoluble. La façon plus ou moins naïve dont l'homme primitif se représente cette unité n'enlève rien à cette tendance fondamentale de sa pensée. Elle semble d'ailleurs d'origine purement fonctionnelle, pragmatique, que la fonction économique soit rationnelle et efficace (origines du totémisme) ou irrationnelle et inefficace (origines de la magie).

Dans les premières formes orientales de la société de classe basée sur l'agriculture irriguée, qui apparaissent en Egypte, en Mésopotamie, en Iran, etc., l'organisation sociale exige le développement d'une pensée analytique dans certains domaines bien précis : astronomie, géométrie des surfaces, hydrologie, etc. Mais ces sociétés sont à cheval sur la communauté tribale et la société basée sur l'esclavage. Les maîtres — rois, prêtres, scribes — exercent des fonctions dont les origines se trouvent dans l'organisation tribale communautaire. L'idéologie dominante de ces sociétés sert à masquer le développement d'un contenu d'inégalité dans les anciennes formes égalitaires. Elle est elle-même à cheval sur la mythologie primitive et sur l'idéologie d'une classe dominante. L'emprise de ces religions orientales empêche le développement de la pensée analytique.

Pour que l'homme recherche des principes fondamentaux à la base de l'existence, il faut qu'ait été violemment déchirée l'unité entre la nature et la société qui supprimait dans son esprit tout problème objectif de ce genre. Il faut, en d'autres termes, la dissolution de la société tribale primitive. Mais il faut encore que les problèmes qui se posent à lui soient envisagés sous une forme rationnelle, c'est-à-dire que la façon dont s'effectue cette dissolution encourage le développement de la pensée analytique et abstraite. Deux conditions sociales sont éminemment favorables à ce développement : l'apparition d'une production de marchandises d'une part, le développement d'un artisanat spécialisé et de qualification particulière de l'autre.

La diffusion de la production de marchandises place l'homme comme individu isolé sur le marché, dominé par des forces objectives. Le développement de techniques artisanales de haute qualification nécessite une application pratique d'une intelligence analytique : de la répétition d'actes qualifiés se dégagent les règles rudimentaires de sciences ou de techniques scientifiques comme la minéralogie, la métallurgie, la physique et la chimie.

L'isolement de l'individu sur le marché dissout l'idée de l'unité société-nature autant qu'elle dissout la communauté tribale. Elle crée le problème des forces objectives qui déterminent le mouvement naturel et le mouvement social, problème qui est attaqué de façon rationnelle, c'est-à-dire analytique, par l'esprit habitué à résoudre des problèmes techniques dans l'artisanat. La pensée dialectique, en d'autres termes, est le produit du commerce et de l'artisanat qualifié, au point où ils ont transformé toute la structure sociale. Ceci se confirme dans la Grèce et dans la Chine antique, au VIe siècle avant notre ère. Thomson, dans le livre précité, insiste surtout sur le rôle de la production de marchandises ; Benjamin Farrington, dans un ouvrage plus ancien Greek Science, insista surtout sur le rôle de l'artisanat. Une synthèse des deux facteurs semble nécessaire pour expliquer l'atmosphère sociale propice au développement de la pensée analytique. Mais les deux auteurs ont sous-estimé le rôle d'un autre facteur éminent qui précipite le développement de la pensée dialectique : la période de révolutions sociales qui coïncide en général avec l'affirmation définitive de la production de marchandises dans la société[1]. Les révolutions démocratiques qui secouèrent les villes grecques au VIe siècle avant notre ère (ainsi que les guerres civiles qui déchirèrent la Chine du VIIe au XIIe siècles de notre ère) semblent aussi importantes pour la formation de la dialectique antique, que la révolution des Pays-Bas et la révolution française l'ont été pour la formation de la dialectique moderne, de Spinoza à Hegel (Lukács, op. Cit., p. 21).

Il suffit de considérer l'histoire de la pensée médiévale, pour constater une réapparition de la pensée analytique (sous l'enveloppe scolastique) dès que la production de marchandises, la fabrication de produits artisanaux spécialisés et les luttes sociales dans les villes réapparaissent vers les XIe et XIIe siècles.

III

La pensée dialectique n'est pas tombée toute faite du ciel. Elle est le produit de cerveaux qui pensent en concepts reçus des générations précédentes, avec des matières premières idéologiques présentes à leur époque. La pensée dialectique est donc un produit de la pensée prédialectique. L'histoire de sa naissance ne peut être examinée de façon générale. Elle se divise au moins en deux chapitres : l'élaboration antique de la dialectique, qui se confond avec les origines des philosophies grecque et chinoise ; l'élaboration, ou la redécouverte moderne de la dialectique, qui se confond avec le passage de l'idéalisme allemand subjectif (Kant, Fichte), à l'idéalisme objectif (Schelling, Hegel).

La pensée dialectique antique, des premiers philosophes ioniens jusqu'à Héraclite, est le produit de la pensée préphilosophique mythique. Dans sa forme comme dans son fond, elle se rattache directement aux légendes cosmogoniques et théogoniques grecques et syriennes.

Poursuivant les recherches du savant britannique Cornford, le professeur George Thomson s'est efforcé de démontrer que :

  1. La mythologie archaïque grecque se rattache directement à la mythologie syrienne (phénicienne), elle-même en quelque sorte synthèse et résidu de toute la mythologie mésopotamienne et sémite. Ainsi, ce serait l'Eoouma Elich, « l'hymne de la création » babylonien, qui nous est transmis en akkadien, qui serait à l'origine des mythes cosmogoniques grecs, repris notamment dans la Théogonie d'Hésiode. Thomson affirme qu'aussi bien Thalès de Milet, qu'Anaximandre. les deux grands premiers philosophes ioniens, baignaient de par leurs origines familiales dans les idées et concepts de cette cosmogonie primitive.
  2. La forme antithétique de leur style (phrases sous formes d'antithèses qui s'adaptent particulièrement à véhiculer une pensée dialectique est également d'origine rituelle — on la retrouve notamment dans les oraisons funèbres (épitaphios) et dans les hymnes.

Certains aspects de cette démonstration paraissent mécanistes. notamment la tentative du professeur Thomson de voir dans les mythes cosmogoniques primitifs un simple reflet de la réalité sociale tribale. En fait, l'unité, l'identité société-nature, telle qu'elle se présente dans la pensée primitive, empêche l'homme primitif de prendre conscience de problèmes sociaux et de problèmes naturels en tant que tels. Il ne prend conscience que de phénomènes subjectifs. Mais le rythme général de la nature, le rythme des saisons autant que le cycle des phénomènes physiologiques, donnent à sa conception générale de l'existence un sens du mouvement qui a certainement nourri la pensée pré-analytique et pré-objective, et facilité de ce fait la naissance de la pensée dialectique.

Il saute de toute façon aux yeux que la problématique ionienne est d'origine mythologique. Les questions concernant l'origine commune du monde (partant d'un principe élémentaire), le mouvement perpétuel des choses et le conflit entre contraires (conflit des sexes, ou des Dieux et des hommes, ou des Dieux, reflet des conflits entre tribus) sont toutes empruntées à la mythologie. Le passage de la mythologie à la philosophie, c'est la transformation de ces thèmes mythologiques en questions concernant la réalité objective.

Vingt-cinq siècles après les philosophes ioniens, la dialectique a été redécouverte en Europe par Hegel. Dans son ouvrage précité, George Lukács insiste sur le fait que, chez Hegel non plus, la pensée dialectique n'est pas tombée du ciel. Il y a des éléments dialectiques dans la pensée philosophique moderne, même chez certains scolastiques, et ensuite chez Spinoza, J.-J. Rousseau et Kant. Il n'en reste pas moins vrai que Hegel a essentiellement « travaillé » sur la matière philosophique que lui ont léguée ses prédécesseurs immédiats, Kant, Fichte et Schelling. et que c'est en développant à l'extrême les contradictions de leurs idées qu'il a essayé de les résoudre dans son système de dialectique objective.

Le professeur Kofler montre avec pertinence comment, pour échapper à la « création de la nature par la conscience », telle qu'elle apparaît dans le système de Kant, Schelling postule « Das Sichselbstsetzen der Natur für das Bewusstsein », c'est-à-dire postule que la nature se pose d'elle-même devant la conscience. Mais la contradiction entre nature et conscience, entre réalité objective et conscience subjective, est résolue chez Schelling en posant l'identité absolue des contraires, c'est-à-dire en dotant la nature d'intelligence, c'est-à-dire en la mystifiant. Hegel, par contre, surmonte la contradiction entre réalité objective et conscience subjective, en montrant que l'identité dialectique des contraires implique à la fois leur identité et leur non-identité, c'est-à-dire la conservation de leurs particularités concrètes. Les éléments essentiels de la dialectique ; auto-mouvement des phénomènes d'après une logique interne ; contradictions à la base de tout mouvement, mais contradictions qui peuvent être surmontées en conservant les qualités des éléments contradictoires en une nouvelle réalité totale, sont ainsi reconstruites.

Le lien commun avec la dialectique antique apparaît évident. En travaillant avec les notions transmises par les vieilles cosmogonies primitives, les Ioniens ont dû à la fois rechercher des notions fondamentales, les expliquer comme moteurs d'un mouvement d'ensemble de l'univers, et démontrer combien ce mouvement unissait des contraires dans une totalité mouvante réelle, en perpétuel changement.

Le passage de la mythologie à la philosophie dialectique de la nature ; le passage de l'idéalisme subjectif à l'idéalisme objectif, est chaque fois le passage d'une pensée contemplative à une pensée conquérante. Ce passage est en contact étroit avec les réussites pratiques de la pensée, de la praxis humaine, c'est-à-dire avec les succès des sciences naturelles et de la science appliquée à la production :

...Dans la genèse de la dialectique dans la philosophie classique allemande, la crise de développement que subirent à cette époque les sciences naturelles ; les découvertes extraordinaires qui révolutionnèrent les bases de ces sciences naturelles ; l'apparition de la nouvelle science chimique ; l'apparition du problème génétique dans de nombreuses sciences, etc., ont joué un rôle réellement décisif.

(Georg Lukács, Der junge Hegel, p. 20)

IV

La pensée dialectique est une pensée basée sur les notions de mouvement, de contradictions, de totalité. Or, la pensée pratique humaine divise avant de rassembler. Dans la vie comme dans le travail, l'analyse précède la synthèse. Il faut d'abord diviser pour comprendre le fonctionnement d'une machine, la composition d'un minerai, l'organisme d'un animal. Cette démarche normale de l'esprit humain est donc en contradiction avec les besoins d'une compréhension globale des phénomènes, pour laquelle la synthèse ne peut plus être intuitive mais doit être le corollaire conscient, le stimulant de l'analyse.

Comme l'a démontré le professeur Kofler, cette contradiction trouve ses racines dans la fonction pragmatique de l'intelligence humaine. La fonction de la pensée, de la conscience, de l'intelligence, est avant tout pratique. Elle doit servir l'individu, lui permettre, pour faciliter la production de son existence matérielle, d'isoler de la multiplicité des objets et des relations qui l'entourent l'élément précis qui correspond au moment même à ses intérêts et à ses besoins. La fonction de diviser et de concrétiser est donc la fonction première de l'esprit, celle qui correspond aux besoins pragmatiques immédiats de la conscience.

Mais l'homme ne peut être satisfait de saisir ce qu'il lui faut pour satisfaire sa faim et sa soif. Le travail ne peut rester statique et passif. A partir d'un certain point du développement humain il devient nécessairement mobile, actif, transformant la réalité qui l'entoure. Avec la percée de l'agriculture, de l'élevage des animaux, de l'artisanat spécialisé, les activités humaines qui transforment la nature prennent définitivement le dessus sur les activités qui ne font que la piller. Or, toute activité créatrice nécessite une compréhension abstraite d'ensemble de l'objet transformable. Elle est impossible sans réaliser cette synthèse abstraite de l'analyse et de la synthèse qui rend la pensée réellement dialectique. Pour comprendre le fonctionnement d'une machine existante, il faut commencer par la diviser. Mais pour pouvoir diviser cette machine. il faut qu'elle ait été préalablement construite, et elle n'aurait jamais pu être construite si l'esprit humain ne l'avait conçue abstraitement dans son ensemble fonctionnel, qui dépasse en valeur la simple addition de chacune de ses parties concrètes.

Le rôle du travail dans la genèse de la pensée dialectique peut donc être considéré comme décisif en ce qui concerne le développement d'une synthèse entre les démarches divisantes et les démarches unifiantes de l'esprit. L'analyse psychologique et psycho-physiologique de cette évolution pourrait et devrait être entreprise.

Nous résumons. A une certaine étape du développement de leur vie matérielle, les hommes ont été amenés à engager entre eux des relations sociales déterminées (relations d'échange, développement de la production de marchandises, relations entre producteurs artisanaux et paysans plus ou moins indépendants, etc.) qui ont hautement favorisé une transformation radicale de leur façon de penser. Ils ont commencé à saisir la nature et la société comme des réalités objectives, en dehors d'eux-mêmes, qu'il fallait comprendre. Ils ont été amenés à rechercher les origines de ces réalités, ainsi que leurs éléments constitutifs. Ces recherches, si naïves qu'elles puissent nous apparaître, les ont conduits à une conclusion inexorable : que tout phénomène réel se trouve en perpétuel mouvement, et que pour le comprendre dans son ensemble, il faut observer le déroulement de son mouvement qui n'est que le déroulement de ses contradictions internes. Réalisant ainsi une unité entre l'analyse et la synthèse de la réalité, les hommes ont commencé à penser de façon dialectique, même si. comme M. Jourdain, ils le faisaient sans en être conscients.

  1. C'est de ce côté qu'il faudrait sans doute chercher les cause de l'absence d'un développement de la dialectique dans les villes phéniciennes.