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Special pages :
Les massacres d’Arménie
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 3 novembre 1896 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 449-471).
Messieurs, je compterais davantage sur l’efficacité de l’amicale remontrance adressée au Sultan par M. le ministre des Affaires étrangères[1] de la France, si je ne me rappelais que de pareilles admonestations lui ont été adressées à maintes reprises, sans aucun résultat et sans aucun effet. Après les explications de M. le ministre des Affaires étrangères, il me semble que la question reste entière[2].
M. le ministre, j’ai admiré avec quel courage vous avez essayé, à cette tribune, de renverser les responsabilités ; j’ai entendu, contre ceux que vous appeliez les agitateurs arméniens au dehors, des paroles sévères et un avertissement où il y avait quelque menace. Vous avez prétendu, comme l’honorable M. de Mun, que c’étaient eux qui, par leur imprudence, par leurs excitations, étaient pour une large part responsables des maux qui s’étaient abattus sur leurs compatriotes. Et vous avez oublié d’ajouter, ou du moins vous n’avez pas ajouté avec la même force qu’y a mis M. de Mun lui-même, qu’assurément et quel que soit le jugement porté sur eux, ils n’avaient pas été les provocateurs ; vous avez oublié de rappeler qu’avant leur responsabilité, s’ils en ont une — et que peut être d’ailleurs la responsabilité de quelques hommes ou de quelques comités à côté du martyre et du massacre de tout un peuple ? — vous avez oublié de rappeler qu’au-dessus et bien avant la responsabilité de ces hommes, il y avait la responsabilité du Sultan lui-même et celle de l’Europe.
Voilà dix-huit ans, messieurs, — et bien avant qu’il se soit fondé en France ou à Londres des comités arméniens, — que l’Europe réunie au congrès de Berlin avait reconnu elle-même la nécessité de protéger les sujets arméniens de la Turquie. Voilà dix-huit ans qu’elle avait inséré dans le traité de Berlin l’engagement solennel de protéger la sécurité, la vie, l’honneur des Arméniens. Et il était entendu, en même temps, que l’Europe devrait demander des comptes annuels, devrait exercer un contrôle annuel sur les réformes et sur les garanties introduites par le Sultan dans ses relations avec ses sujets d’Asie Mineure. Eh bien ! où sont ces comptes ? où sont ces contrôles ? où est la trace de cette intervention solennellement promise par l’Europe elle-même ? Et lorsque, devant la faillite de tous ces engagements, lorsque, devant l’indifférence de l’Europe qui détourne la tête, qui laisse se perpétuer contre l’Asie Mineure tous les abus antérieurs, qui se contente d’avoir dépecé l’empire turc, de lui avoir pris au profit des uns ou des autres la Bulgarie, la Bosnie, l’Herzégovine et Chypre, et laisse subsister dans ce qui lui reste de provinces les abus qui avaient servi de prétexte à sa première intervention, peut-être pour se ménager plus tard un prétexte à de nouvelles interventions ou à de nouvelles spoliations, — … vous vous étonnez que les Arméniens, qui sont les dupes ou les victimes de cette intrigue européenne, de ce manquement à la parole européenne, aillent dans les capitales, à Paris, à Londres, essayer d’éveiller un peu la pitié, l’attention de l’Europe ! Et c’est contre eux, monsieur le ministre des Affaires étrangères de France, qu’au lendemain de ces massacres qui ont fait cent mille victimes, oubliant que c’est l’Europe qui a manqué à sa parole, c’est contre ces victimes que vous avez eu ici les paroles les plus sévères ! (Applaudissements à l’extrême gauche.)
Nous aussi, nous voulons la paix ; mais nous ne pensons pas que ce soient des paroles comme celles qu’a prononcées M. le ministre des Affaires étrangères, que ce soit une attitude comme celle que nous constatons par tous les documents, qui puisse assurer pacifiquement le respect des droits, la sécurité et la vie pour les sujets arméniens.
Il est inutile, à l’heure où nous sommes, d’étaler de nouveau devant la Chambre et devant le pays, trop longtemps indifférent ou peu averti, les horreurs qui ont été accumulées en Asie Mineure. L’essentiel, à cette heure, c’est de préciser les responsabilités, et non seulement, comme l’a fait M. de Mun avec sa force souveraine, avec sa sobre et décisive éloquence, la responsabilité du Sultan, mais la responsabilité de l’Europe elle-même et la responsabilité précise du Gouvernement de la France ; et c’est aussi de chercher avec quelque précision quelle peut être la solution de la question qui est posée à cette heure devant la conscience européenne.
Oui, messieurs, il a été accumulé contre les populations d’Asie Mineure un ensemble de faits dont on a pu dire qu’ils avaient à peine, à ce degré, quelques précédents. Mais si ces faits avaient été spontanés, si tous les viols, tous les vols, tous les meurtres, tous les pillages, tous les incendies qui se sont produits en Asie Mineure s’étaient produits spontanément, il n’y aurait là qu’un élément accoutumé, malgré tout, de l’histoire humaine.
Et, lorsque, dans les rapports des délégués et de la commission d’Erzeroum chargés d’examiner les faits qui s’étaient produits à Sassoun, lorsque, dans les rapports officiels des consuls de l’Europe sur les faits des six principaux vilayets d’Asie Mineure, j’ai lu le détail des brutalités atroces commises de concert par les Kurdes et par la soldatesque du Sultan ; lorsque j’y ai vu les premières résistances de cette population arménienne, si longtemps moutonnière et passive, à l’arbitraire et aux pilleries des Kurdes ; lorsque j’y ai vu les premières rencontres sanglantes de ces nomades, dans les ravins et les bois, avec les pâtres et les laboureurs de l’Arménie, et la fureur soudaine des Kurdes, et la guerre d’extermination qui a commencé, et l’émigration des familles arméniennes partant de leurs maisons détruites par l’incendie ; et les vieillards portés sur les épaules, puis abandonnés en chemin et massacrés ; et les femmes et les mères affolées mettant la main sur la bouche de leurs enfants qui crient, pour n’être pas trahies par ces cris dans leur fuite sous bois, et les enfants cachés, tapis sous les pierres, dans les racines des arbres, et égorgés par centaines ; et les femmes enceintes éventrées, et leurs fœtus embrochés et promenés au bout des baïonnettes ; et les filles distribuées entre les soldats turcs et les nomades kurdes et violées jusqu’à ce que les soldats les ayant épuisées d’outrages les fusillent enfin en un exercice monstrueux de sadisme, avec des balles partant du bas-ventre et passant au crâne, le meurtre s’essayant à la forme du viol ; et le soir, auprès des tentes où les soldats et les nomades se livraient à la même orgie, les grandes fosses creusées pour tous ces cadavres, et les Arméniens fous de douleur qui s’y précipitaient vivants ; et les prêtres décapités, et leurs têtes ignominieusement placées entre leurs cuisses ; et toute cette population se réfugiant vers les hauts plateaux ; — et puis, lorsque tous ces barbares se sont aperçus que l’Europe restait indifférente, qu’aucune parole de pitié ne venait à ceux qu’ils avaient massacrés et violentés, la guerre d’extermination prenant tout à coup des proportions beaucoup plus vastes : et ce n’étaient plus de petits groupes qu’on massacrait, mais, dans les villes, par grandes masses de 3,000 et 4,000 victimes en un jour, au son du clairon, avec la régularité de l’exécution d’une sentence : voilà ce qui a été fait, voilà ce qu’a vu l’Europe ; voilà ce dont elle s’est détournée ! — et lorsque, je le répète, j’en ai vu le détail, il m’a semblé que toutes les horreurs de la guerre de Trente ans étaient déchaînées dans cet horizon oriental lointain et farouche.
Mais ce qui importe, ce qui est grave, ce n’est pas que la brute humaine se soit déchaînée là-bas ; ce n’est pas qu’elle se soit éveillée. Ce qui est grave, c’est qu’elle ne s’est pas éveillée spontanément ; c’est qu’elle a été excitée, encouragée et nourrie dans ses appétits les plus féroces par un gouvernement régulier avec lequel l’Europe avait échangé plus d’une fois, gravement, sa signature. Car c’est là ce qui domine tout : c’est le Sultan qui a voulu, qui a organisé, qui a dirigé les massacres. Il a vu que, depuis quinze ans, partout où il y avait une agglomération chrétienne, cette agglomération chrétienne tendait à l’autonomie, soit par son propre mouvement, soit sous des impulsions étrangères ; il a vu qu’ainsi, dès le début de son règne, la Bulgarie, la Serbie, la Bosnie, l’Herzégovine avaient échappé à l’empire ottoman : et il s’est dit que les revendications arméniennes, se produisant non loin de cette île de Chypre devenue, par un codicille secret du traité de Berlin, une île anglaise, pourraient bien servir de prétexte à de nouveaux démembrements. Et comme il était incapable de retenir à lui ces populations, pourtant si douces, par des réformes, par un régime d’équité et de justice ; comme il s’enfonçait de plus en plus, malgré d’hypocrites promesses, dans un absolutisme aigri et haineux, il n’a plus compté bientôt que sur une force qui, celle-là, lui resterait fidèle jusqu’à la fin : la force du vieux sentiment turc, dont parlait avec raison M. de Mun. Et c’est cette force qu’il a déchaînée contre l’Arménie. Et il a pensé, messieurs, et pensé avec raison, qu’il n’avait, pour aboutir dans ce dessein, qu’à mettre l’Europe devant le fait accompli, devant le massacre accompli. Il l’a vue hésitante, incertaine, divisée contre elle-même, et pendant que les ambassadeurs divisés, en effet, et impuissants le harcelaient, en pleine tuerie, de ridicules propos de philanthropie et de réformes, il achevait, lui, l’extermination à plein couteau, pour se débarrasser de la question arménienne, pour se débarrasser aussi de l’hypocrite importunité d’une Europe geignante et complice comme vous l’êtes. (Applaudissements à l’extrême gauche. — Interruptions.)
En même temps, il se jouait de l’Europe, il se jouait de vous et de l’humanité. Ah ! vous avez décidé qu’il y aurait à Erzeroum une commission d’enquête sur les premiers massacres de Sassoun ; vous avez décidé que des délégués européens seraient adjoints à cette commission d’enquête ! Mais, lisez, monsieur le ministre — vous les avez lus, assurément, — les procès-verbaux de la commission, et vous verrez que la commission turque a toujours refusé aux délégués européens de se transporter sur les points où s’étaient produits les plus abominables massacres afin de recueillir subitement sur place des témoignages sincères ; vous verrez aussi par le procès de Tamayan en 1894, dont parle le consul d’Angora, à quels procédés sauvages le gouvernement du Sultan avait recours pour obtenir en sa faveur des témoignages mensongers. Il s’agissait de faire dire aux Arméniens par force, en leur extorquant dans les tortures leurs signatures, que c’étaient eux qui avaient commencé. Il y avait partout des fonctionnaires qui se sentaient responsables et qui se disaient : « L’Europe interviendra peut-être demain et le Sultan sera obligé de nous demander des comptes. » Et le Sultan lui-même voulait pouvoir prouver aux ambassadeurs, qui passaient au palais, sa bonne loi et la bonne foi de ses bons sujets ; et l’on exigeait des Arméniens, à l’heure même où leurs familles râlaient sous le meurtre, qu’ils attestassent que c’étaient eux les coupables, que c’étaient eux qui avaient commencé ; et il y a un de vos consuls qui raconte qu’un des principaux témoins a été torturé comme je vais vous dire : on lui trépanait doucement la tête, puis on y introduisait une coquille de noix ou de noisette remplie de poix et, dans l’intervalle des évanouissements successifs que provoquait cette atrocité, on lui disait : « Veux-tu maintenant signer que ce sont tes frères d’Arménie qui ont commencé ? » Voilà les témoignages que l’on apportait à l’Europe ! Voilà la vérité sur la responsabilité du Sultan !
⁂
Mais il y a — et il n’est pas besoin d’être diplomate pour la démêler — il y a aussi une responsabilité de l’Europe ; et c’est notre devoir à tous, avec ce large patriotisme européen dont je remercie M. Denys Cochin d’avoir parlé avec une pénétrante éloquence, c’est notre devoir à tous, si l’Europe a failli à sa mission, si, divisée contre elle-même par des convoitises, par des jalousies, par des égoïsmes inavouables, elle a laissé égorger là-bas tout un peuple qui avait le droit de compter sur sa parole, uniquement parce qu’elle avait peur de se battre dans le partage des dépouilles ; c’est notre devoir, à nous, de venir confesser ici les fautes et les crimes de l’Europe pour qu’elle soit tenue aux réparations nécessaires. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.)
Oui, et dans cette responsabilité générale de l’Europe dite chrétienne et civilisée, il y a trois peuples, parmi lesquels j’ai la douleur profonde de compter le nôtre, il y a trois peuples qui ont assumé une responsabilité particulièrement pesante, et ces trois peuples sont l’Angleterre, la Russie et la France.
Messieurs, j’ai dit l’Angleterre… Ah ! je ne veux m’ associer contre ce grand pays à aucune manœuvre tendancieuse, à aucune des haines qu’on essaye de créer à l’heure actuelle dans l’esprit de notre peuple. Je sais qu’on tente à cette heure, par une détestable diversion, de substituer, dans la conscience française, à l’impérissable revendication de l’intégrité nationale… (Vifs applaudissements)… je ne sais quelle haine systématique contre l’Anglais. Ni mes amis ni moi nous ne nous associerons à cette diversion trop habile. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs. — Mouvements divers.) Mais je ne veux pas pour cela me dissimuler les responsabilités qu’à mon sens l’Angleterre a encourues dans la question arménienne. Et nous n’avons pas besoin de les définir nous-mêmes : elles ont été définies courageusement par de nobles esprits de l’Angleterre elle-même. Vous n’avez, pour saisir les responsabilités anglaises, qu’à lire le beau livre que le duc d’Argyll, le dernier survivant, avec M. Gladstone, du ministère de Crimée, a publié, il y a quelques mois, sous ce titre : « Nos responsabilités en Turquie » : le duc d’Argyll constatait que, depuis un siècle, — depuis qu’après la grande lutte de Pitt et de Fox sur la question de la politique anglo-russe, l’Angleterre était entrée décidément dans la lutte contre la Russie, — l’Angleterre se faisait trop souvent, dans un intérêt purement égoïste, la gardienne jalouse de la Turquie, et qu’elle y avait perpétué, par sa protection même, bien des abus, bien des désordres, bien des iniquités qui auraient pu disparaître. Mais ce sont là les responsabilités anciennes de l’Angleterre. Il y en a d’autres qui ont surgi précisément depuis qu’elle a adopté une attitude en apparence contraire : oui, nous assistons, depuis quelques années, depuis un an ou deux, et précisément à propos de la question arménienne, à un étrange renversement des rôles, entre l’Angleterre et la Russie. Jusqu’ici, c’était la Russie — le traité de Berlin en fait assez foi — qui poussait à l’intervention de l’Europe dans les démêlés entre le Sultan et ses sujets ; et c’était l’Angleterre qui essayait de restreindre le plus possible cette intervention de l’Europe, de façon à ménager l’intégrité et l’indépendance de la Turquie : depuis un an, c’est l’Angleterre qui a pris la place de la Russie, et la Russie qui a pris la place de l’Angleterre ; et on entend des hommes d’État, comme le duc d’Argyll, dire explicitement qu’ils préféreraient, pour la Turquie, le protectorat de la Russie elle-même à la prolongation de l’état de choses actuel.
Messieurs, je tiens à le répéter, je ne mets pas en doute la sincérité de ces sentiments. Nous comprenons mal la loi et les effets du grand capitalisme anglais ; il est mêlé à toutes les affaires du monde, et des événements qui, pour nous, trop casaniers, sont lointains, émeuvent en quelque sorte de près la sensibilité anglaise : mais l’insatiable besoin d’expansion capitaliste agit toujours, et la noble émotion humaine, si sincère qu’elle soit, est toujours prête à se convertir en protectorat. Je dis donc qu’au moment où l’Angleterre adoptait une attitude, une tactique aussi neuve, aussi déconcertante, son devoir étroit était de prendre toutes les précautions nécessaires pour que nul ne pût y voir une arrière-pensée d’ambition nationale. Et comme, à l’heure même où l’Angleterre semblait ouvrir à la Russie l’Orient turc, comme, à l’heure même où elle semblait tenter la Russie par la promesse, par l’annonce de la dislocation possible de l’empire ottoman, la même Angleterre hésitait à exécuter en Égypte ses engagements internationaux, on a pu se demander, en effet, en Europe, si, dans son attitude en la question arménienne, il n’y a pas une arrière-pensée. Et il a suffi de ce soupçon pour réduire presqu’à rien l’autorité morale des paroles de ce grand vieillard qu’on saluait respectueusement tout à l’heure. Voilà, il me semble, dans la question, la responsabilité anglaise.
Mais il y en a une autre, et vous me permettrez de la définir avec la même liberté. Il le faut d’autant plus que, des paroles, à mon sens bien incomplètes et bien vagues, qu’a prononcées M. le ministre des Affaires étrangères, il y a un point seulement qui vaut, je crois, d’être retenu : c’est lorsque M. le ministre des Affaires étrangères nous a annoncé, comme une des conséquences les plus heureuses du voyage récent à Paris du chef de la nation russe, une sorte d’entente précise franco-russe sur la question d’Arménie ; il nous a laissé entendre, par conséquent, que c’était cette entente précise de la France et de la Russie dans la question arménienne qui allait fournir probablement — il l’espérait — au concert européen une base d’action et d’intervention dans la question arménienne. Nous avons donc d’autant plus le droit, et vous me permettrez bien de dire l’obligation stricte, de chercher avec une sincérité parfaite quelle a été jusqu’ici, depuis trois ans, dans la question arménienne, le rôle de la Russie ; il le faut d’autant plus, messieurs, que, comme je le montrerai tout à l’heure, — et ce sera là la responsabilité propre du gouvernement français, — la France n’a pas eu d’autre politique en Asie Mineure que la politique de la Russie elle-même ; et ce n’est pas ma faute si je suis obligé de deviner péniblement la figure de la France à travers la politique de la Russie. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)
Eh bien, messieurs, il n’est point malaisé, malgré son apparente complexité, de démêler et de fixer en quelques mots la politique de la Russie en Orient. De même que la maison de Savoie a utilisé en Italie, pour son agrandissement, le mouvement révolutionnaire italien, sauf à le réprimer après la victoire ; de même qu’en Allemagne M. de Bismarck, pour assurer l’hégémonie de la Prusse, a caressé un moment la révolution allemande et fondé le suffrage universel, sauf à persécuter ensuite cette révolution allemande, après qu’elle eut servi d’instrument à la maison de Hohenzollern ; de même, messieurs, depuis un siècle, la Russie a essayé d’exalter au delà de toutes ses frontières, pour son agrandissement et sa domination, tous les sentiments révolutionnaires slaves, tous les sentiments révolutionnaires et nationalistes des groupes opprimés par la Turquie. C’est ainsi que la Russie favorisait en Pologne le soulèvement des paysans opprimés contre les nobles. C’est ainsi qu’il y a vingt ans la Russie se faisait dans les Balkans, dans la Bulgarie, dans la Roumanie, la Serbie, la Bosnie et l’Herzégovine, la protectrice de l’idée slave, et qu’en 1876 Alexandre II prêchait à ses maréchaux de cour réunis à Moscou, et à sa fidèle noblesse, la sainte révolte pour la sainte cause des Slaves. Et en Arménie même, messieurs, M. le ministre des Affaires étrangères parlait tout à l’heure de meneurs, d’excitateurs ; mais, qu’il y prenne garde, il risquait de blesser par ses paroles des personnages singulièrement puissants et singulièrement augustes pour lesquels il professe beaucoup de respect : il est à la connaissance de tous — et M. le ministre ne le démentira pas — que depuis la guerre russo-turque les agents les plus actifs du mécontentement national ou du mécontentement chrétien en Arménie ont été précisément les amis de la Russie, ont été précisément les soldats arméniens engagés volontaires de l’armée russe au moment de sa lutte contre la Turquie. Mais la Russie s’est aperçue depuis quelques années qu’il devenait dangereux pour elle-même de jouer ainsi le jeu de la révolution et de l’indépendance ; elle s’est aperçue que la Pologne, malgré les prodigieuses saignées périodiques pratiquées sur elle, et aussi malgré son système de police qui a été prolongé par notre gouvernement jusque sur la colonie polonaise de France… (Applaudissements à l’extrême gauche. — Réclamations au centre et à droite)… elle s’est aperçue que la Pologne avait gardé toute sa foi, et qu’il s’était produit dans les grands faubourgs de ses villes industrielles une fusion de l’idée nationale et de l’idée socialiste qui devenait inquiétante pour l’avenir (Nouvelles rumeurs au centre et à droite) ; et surtout, elle s’est aperçue, après le traité de Berlin, que la nationalité bulgare, émancipée par elle, ne prétendait pas passer du joug turc sous le joug russe. Et alors, voilà le secret de toutes ses préoccupations et de toute son attitude dans la question arménienne. (Protestations au centre et à droite.)
Il y a deux périodes dans cette question : la première va des massacres de Sassoun jusqu’aux premiers massacres de Constantinople en novembre 1895, et la seconde, de cette époque jusqu’à aujourd’hui. Eh bien ! dans ces deux périodes, la Russie n’a eu qu’une préoccupation. Le prince Lobanoff, quand les ambassadeurs des autres puissances le pressaient de se joindre à eux pour une énergique action commune sur le Sultan, lorsqu’il s’agissait, à la veille des plus grands massacres de Constantinople et de l’Asie Mineure, de prendre des mesures efficaces pour les prévenir ; plus tard, lorsqu’il s’est agi d’envoyer un stationnaire de plus dont la présence aurait peut-être empêché le Sultan de verser de nouveau le sang, — le prince Lobanoff a toujours répondu deux choses ; il a répondu : « Je ne veux pas que l’Arménie puisse devenir une nouvelle Bulgarie, et que les Arméniens, sujets de la Russie, puissent se prévaloir contre nous des institutions qui auraient été accordées à l’Arménie sous la domination turque » (Mouvements divers) puis il a ajouté qu’il y avait dans le mouvement des révolutionnaires arméniens, dont, avant tout, il ne fallait pas faire le jeu. En sorte que la politique de la Russie dans la question arménienne a toujours été une politique d’attente, d’ajournement ; elle s’est réservé d’intervenir et d’agir le jour où, l’Arménie ayant été débarrassée par la violence turque de tous ses éléments virils nationalistes et révolutionnaires, elle pourrait, sans péril pour elle et sans inoculer à l’empire russe un virus d’indépendance ou de révolution, mettre la main sur l’Arménie. (Murmures au centre, à droite et sur plusieurs bancs à gauche. — Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.) Non ! il n’y a pas de murmures prétendus patriotiques qui puissent nous empêcher de dire ce qui est la vérité. (Nouvelles rumeurs sur les mêmes bancs.) Et c’est parce que c’est la vérité que le ministre des affaires étrangères ne peut pas publier le Livre jaune, car c’est là qu’est la responsabilité de la France.
Messieurs, M. Clemenceau disait il y a quelques semaines, dans un article éloquent, qu’il y a un siècle, devant de pareils massacres, l’Europe entière n’eût pas hésité à faire appel à la France et que la France eût répondu.
Mais depuis 1870 ?
Je ne veux prononcer ici aucune parole chauvine ; depuis un siècle, depuis que la Révolution française a contribué précisément à émanciper d’autres peuples, la France ne peut plus — et c’est son honneur, parce que c’est son œuvre — prendre seule l’initiative des grands progrès et de l’idée de justice ; mais ce qu’elle avait le droit de réclamer de ses gouvernants, c’est qu’il fût impossible, dans un pays envers lequel elle était engagée, d’accumuler pendant deux ans, pendant trois ans, d’abominables massacres que les documents officiels chiffrent à 30,000, en avertissant qu’ils ne sont que le tiers de la vérité ; c’est qu’il fût impossible que ces massacres fussent consommés et continués, et que partout dans le monde on puisse, par des documents certains, savoir quelle a été la politique de l’Angleterre, quelle a été la politique de la Russie, mais que personne ne puisse savoir quelle a été la politique de la France. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Quoi ! le silence complet, silence dans la presse, dont une partie, je le sais, directement ou indirectement, a été payée pour se taire (Applaudissements à l’extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche), silence dans nos grands journaux, dont les principaux commanditaires sont les bénéficiaires de larges entreprises ottomanes, mais surtout silence du gouvernement de la France ! Quoi, devant tout ce sang versé, devant ces abominations et ces sauvageries, devant cette violation de la parole de la France et du droit humain, pas un cri n’est sorti de vos bouches, pas une parole n’est sortie de vos consciences, et vous avez assisté, muets et, par conséquent, complices, à l’extermination complète….. (Rumeurs prolongées et vives réclamations sur un grand nombre de bancs. — Applaudissements à l’extrême gauche.)
Il n’est pas possible, monsieur Jaurès, que vous adressiez au Gouvernement de la République des paroles qui seraient insultantes. Il n’est pas possible de dire qu’il a été complice d’un égorgement. Je vous engage à retirer cette parole. (Applaudissements au centre et à gauche.)
Elle s’adresse d’ailleurs à tous les cabinets successifs.
M. le ministre des Affaires étrangères veut bien constater mon impartialité, et me dispenser par cela même de retirer les paroles relevées par M. le président, en constatant, ce qui est vrai, qu’elles s’adressent également aux cabinets précédents…
Non ! non ! monsieur Jaurès. Quant à moi, je trouverais vos paroles plus graves si elles s’adressaient à tous nos gouvernements et impliquaient de la part de la France une complicité qu’elle n’a jamais connue ! (Vifs applaudissements.)
Si je pouvais, messieurs, aussi aisément retirer de l’histoire de ces trois dernières années les responsabilités encourues par nous tous, qu’il m’est facile, pour déférer au vœu de M. le président, de retirer la parole qui exprimait ma pensée, il y a longtemps que je l’eusse fait. (Très bien ! à l’extrême gauche. — Rumeurs au centre et à droite.)
Quelle est donc la solution que vous pouvez et que vous devez donner à ce problème poignant ? Il y en a trois, messieurs.
Ou bien le statu quo, les vaines admonestations se succédant les unes aux autres, et le Sultan ajournant toujours les réformes, parce qu’il est toujours convaincu que sous l’apparent accord de l’Europe se cachent toutes les jalousies et tous les dissentiments. — Il y a une autre solution, que vous avez paru indiquer, monsieur le ministre des Affaires étrangères. C’est une sorte de concert européen où la politique russe donnerait la direction. J’ai dit, tout à l’heure, pour quelles raisons cette solution me paraissait imprudente et fâcheuse. — Il y en a une troisième.
Puisque l’Europe a montré son incapacité d’agir, puisqu’elle a été paralysée par toutes les jalousies et toutes les convoitises, à ce point qu’elle a laissé s’accomplir à sa porte un meurtre épouvantable sans remuer la main pour le prévenir, c’est de constater devant les travailleurs du monde entier cette faillite de la vieille Europe gouvernementale. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.) Oui ! vous n’êtes même plus, gouvernements divisés de nations antagonistes, capables de remplir la vieille et élémentaire fonction de la civilisation et du christianisme ! M. de Mun, tout à l’heure, parlait éloquemment des obligations qui engagent la France envers les vieilles communautés chrétiennes. Certes, ce n’est pas, il s’en faut de beaucoup, à nos yeux, l’obligation unique ; pas plus — je demande à M. Hubbard la permission de le lui dire — qu’il ne nous suffit que la plupart des Arméniens là-bas soient chrétiens pour que nous considérions qu’il y a des circonstances atténuantes à l’abstention de la France. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche. — Rumeurs au centre et à droite.) Mais il y a quelque chose de plus grave et de plus significatif, c’est que ce soit justement à propos de cet Orient où le christianisme il y a dix-huit siècles avait surgi en annonçant une sorte d’universelle douceur et d’universelle paix, que ce soit précisément à propos de cet Orient et des questions qui s’agitent là-bas, de Trébizonde à Jérusalem, qu’éclate la faillite morale de la vieille Europe chrétienne et capitaliste ! (Applaudissements à l’extrême gauche. — Nouvelles rumeurs au centre et à droite.) Et alors, puisque les gouvernements, puisque les nations égarées par eux sont devenus incapables d’établir un accord élémentaire pour empêcher des actes de barbarie de se commettre au nom et sous la responsabilité de l’Europe, il faut que partout le prolétariat européen prenne en mains cette cause même. (Ah ! ah ! au centre et à droite.) Il faut que partout il manifeste son indignation et sa volonté, et qu’il oblige ainsi les puissances misérables, qui, pour ne pas se dévorer entre elles, laissent assassiner tout un peuple, à accomplir leur devoir d’élémentaire humanité avec un ensemble qui supprimera toute possibilité de résistance et de conflit, et qui conciliera l’œuvre de paix et l’œuvre de justice. Tel est le sens de l’ordre du jour que nous avons remis à M. le président et que je prie la Chambre de voter. (Applaudissements à l’extrême gauche.)[3]
(« Journal officiel » du mercredi 4 novembre 1896)
- ↑ Le ministre des Affaires étrangères était M. Gabriel Hanotaux.
- ↑ Discussion de l’interpellation de M. Denys Cochin, de M. le comte de Mun, de M. Delafosse et de plusieurs de leurs collègues sur les événements d’Arménie. La séance était présidée par M. Henri Brisson.
- ↑ Cet ordre du jour était ainsi conçu : « La Chambre française, constatant la responsabilité de l’Europe dans les odieux massacres d’Arménie, déplorant les convoitises, les jalousies, les calculs réactionnaires qui ont empêché l’Europe actuelle d’exercer en Orient une action commune au profit de l’humanité outragée, espère que les travailleurs de tous les pays s’uniront pour créer un état d’opinion désintéressé, et pour obtenir des puissances européennes qu’elles assurent la sécurité des Arméniens et réconcilient en Turquie les populations de toute religion et de toute race par des garanties communes de liberté, de bien-être et de progrès. »