Les journées de juillet

De Marxists-fr
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Le sang a coulé dans les rues de Petrograd. Un chapitre tragique s’est ajouté à la révolution russe. Qui est responsable ? « Les bolcheviks », répond l’homme de la rue, répétant ce que lui disent ses journaux. L’ensemble de ces tragiques événements se résume, pour la bourgeoisie et les politiciens opportunistes, dans ces mots : arrêtez les meneurs et désarmez les masses. Et l’objectif est d’établir l’« ordre révolutionnaire ». Les social-révolutionnaires et les mencheviks, en arrêtant et en désarmant les bolcheviks, sont prêts à rétablir l’« ordre ». Il n’y a qu’un problème : quel ordre, et pour qui ?

La révolution a soulevé d’immenses espoirs dans les masses. Parmi celles de Petrograd, qui ont joué un rôle dirigeant dans la révolution, ces espoirs, ces attentes étaient entretenues avec une ferveur particulière. C’était la tâche du parti social-démocrate que de transformer ces espoirs et ces attentes en programme politique clairement défini, de façon à diriger l’impatience révolutionnaire des masses vers une action politique organisée. La révolution était confrontée au problème du pouvoir. Nous étions, comme les bolcheviks[1], partisans de la remise de tout le pouvoir au comité central des conseils de délégués ouvriers, soldats et paysans. Les classes supérieures, elles, et nous devons y inclure les social-révolutionnaires et les mencheviks, exhortaient les masses à soutenir le gouvernement Milioukov-Goutchkov. Jusqu’au dernier moment, c’est-à-dire jusqu’à la démission de ces personnages, les plus évidemment pro-impérialistes du premier gouvernement provisoire, les deux partis que nous avons mentionnés restèrent fermement solidaires du gouvernement provisoire, les deux partis que nous avons mentionnés restèrent fermement solidaires du gouvernement sur toute la ligne. C’est seulement après le remaniement gouvernemental que les masses apprirent par leurs propres journaux qu’on ne leur avait pas dit toute la vérité, qu’on les avait trompées. On leur avait dit alors qu’elles devaient avoir confiance dans le nouveau gouvernement « de coalition ». La social-démocratie révolutionnaire prédit que le nouveau gouvernement ne différait pas fondamentalement de l’ancien, qu’il ne ferait aucune concession à la révolution et trahirait une fois de plus les espoirs des masses. Et c’est bien ce qui arriva. Après deux mois de faiblesse, de demande de confiance, d’exhortations verbeuses, le gouvernement ne fut plus capable de dissimuler sa position qui consistait à embrouiller les problèmes : il devint évident que les masses, une fois de plus, avaient été trompées, et cette fois plus cruellement que jamais.

L’impatience et la méfiance de la majorité des ouvriers et soldats de Petrograd allaient croissant, non pas de jour en jour mais d’heure en heure. Ces sentiments, alimentés par la guerre qui se prolongeait sans espoir pour tous ceux qui y participaient, par la désorganisation économique, par la préparation occulte de la paralysie des principaux secteurs de la production, trouvèrent leur expression politique immédiate dans le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ! » La démission des cadets et la démonstration définitive de la faillite interne du gouvernement provisoire persuadèrent encore plus profondément les masses qu’elles avaient raison de s’opposer aux dirigeants officiels des soviets. Les hésitations des social-révolutionnaires et des mencheviks ne firent que mettre de l’huile sur le feu. Les exigences, les persécutions presque, envers la garnison de Petrograd, à laquelle on demandait de commencer une offensive, eurent le même effet. Une explosion devint inévitable.

Tous les partis, y compris les bolcheviks, ont tout fait pour empêcher les masses de manifester le 16 juillet ; mais les masses ont manifesté, et qui plus est, ont manifesté en armes. Tous les agitateurs, tous les représentants de district ont dit le soir du 16 que la manifestation du 17, tant que la question du pouvoir restait en suspens, aurait forcément lieu et qu’aucune mesure ne pourrait retenir le peuple. C’est la seule raison pour laquelle le parti bolchevique et, avec lui, notre organisation ont décidé de ne pas rester à l’écart en se lavant les mains, mais de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour transformer le 17 juillet en une manifestation de masse pacifique. L’appel du 17 juillet n’avait pas d’autre signification. Il était bien sûr évident, étant donné l’intervention certaine de bandes contre-révolutionnaires, que des affrontements sanglants se produiraient. Il aurait été possible, il est vrai, de priver les masses de toute direction politique, de les décapiter politiquement pour ainsi dire et, en refusant de les diriger, de les abandonner à leur sort. Mais nous ne pouvions ni ne voulions, en tant que parti ouvrier, adopter cette tactique de Ponce Pilate : nous avons décidé de nous joindre aux masses et de faire corps avec elles, pour introduire dans leur agitation élémentaire le plus grand degré d’organisation possible étant donné les circonstances, et réduire ainsi au minimum le nombre des victimes probables. Les faits sont bien connus. Le sang a coulé. Et maintenant la presse « influente » de la bourgeoisie et d’autres journaux à son service essaient de nous faire porter l’entière responsabilité des conséquences – de la pauvreté, de l’épuisement, de la désaffection et de la rébellion des masses. Pour atteindre ce but, pour compléter ce travail de mobilisation contre-révolutionnaire, contre le parti du prolétariat, des racailles anonymes, semi-anonymes, ou déjà bien connues, se mettent à répandre des accusations de corruption : le sang a coulé à cause des bolcheviks, et les bolcheviks agissent sous les ordres de Guillaume II.

Nous connaissons aujourd’hui des jours d’épreuve. La fermeté des masses, leur sang-froid, la fidélité de leurs « amis », tout cela est soumis à un test. Nous aussi, nous sommes soumis à ce test, et nous en sortirons plus forts et plus unis que de toutes les épreuves précédentes. La vie est avec nous et lutte pour nous. Le nouveau remaniement gouvernemental, imposé par une situation inéluctable et par la misérable timidité des partis au pouvoir, ne changera rien et ne résoudra rien. Il faut un changement radical de tout le système. Il faut un pouvoir révolutionnaire.

La politique de Tsérételli, Kérensky vise directement à désarmer et à affaiblir l’aile gauche de la révolution. Si, avec ces méthodes, ils réussissent à rétablir l’« ordre », ils seront les premiers – après nous, bien sûr – à tomber victimes de cet « ordre ». Mais ils n’y réussiront pas. La contradiction est trop profonde, les problèmes sont trop énormes pour pouvoir être résolus par de simples mesures policières. Après les jours d’épreuve viendront les jours de progrès et de victoire.

  1. Trotsky était à l’époque membre de l’Organisation interrayons (Mezhrayontsi) qui fusionna avec les bolcheviks en juillet 1917. (N.d.T.)