Les débats à Cologne

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Depuis que la social-démocratie internationale se penche sur la question de la grève de masse, le thème de base des débats, le point de départ de toutes les discussions portant sur ce sujet, c’est la distinction à faire d’une parte entre la grève générale politique et la grève générale syndicale, d’autre part entre la conception anarchiste et la conception social-démocrate de la grève générale politique. La distinction entre ces différents types fondamentaux de la grève de masse est non seulement essentielle sur le plan théorique, mais aussi fondée historiquement, puisque chacun de ces types de grève a été expérimenté en son temps – et avec des résultats variables – par le mouvement ouvrier international. Les confondre revient, théoriquement et pratiquement, à commettre la même erreur que de vouloir, en matière de syndicalisme, identifier, comme le font certains professeurs bourgeois, les coalitions de travailleurs aux syndicats patronaux dans une seule et même catégorie des « instances représentatives des intérêts ». Celui qui ne sait pas distinguer la grève générale syndicale de la grève générale politique, et la grève générale anarchiste de la grève générale social-démocrate, celui qui ne fait pas de différence entre l’idée d’une grève de solidarité économique pour le soutien d’une lutte salariale précise, et le soulèvement politique de masse de la classe ouvrière dans le but de conquérir des droits politiques égaux pour tous, celui qui est incapable de distinguer la grève générale de 1893 en Belgique pour la conquête du suffrage universel, ou les actuelles grèves générales de Russie, de l’idée chère aux têtes brûlées à la Bakounine-Niewenhuis d'instaurer par une grève générale-surprise qui se déclencherait immédiatement au premier signal, celui-là montre à l’évidence qu’il n’entend pas un traître mot à toute cette question : inutile de discuter avec lui, tout au plus peut-on lui conseiller de commencer par s’instruire.

Or, qu’entendons-nous au congrès des syndicats de Cologne ? Le rapporteur Bömelburg s’étend d’abord en long et en large sur le danger général de la grève syndicale de solidarité, puis emporté par les vagues déferlantes de son éloquence, il passe sans transition de l’échec de la récente grève des ouvriers du verre à la « grève générale sociale ». A ce propos les quolibets dont il accable un guignol typiquement anarchiste enchantent le public et lui valent un véritable triomphe. Après quoi il conclut, toujours sans transition, par une critique de la grève politique de défense qui se voit elle aussi rondement vouée aux gémonies grâce à des ficelles oratoires de la plus plate démagogie, et le congrès « ponctue de ses acclamations presque chaque phrase de l’orateur jusqu’à sa conclusion », comme le rapporte le compte rendu du Vorwärts  !

Le second adversaire de la grève générale, Leimpeters, développe une argumentation encore plus remarquable. Celui-ci se déclare purement et simplement « incapable de faire une distinction quelconque entre la grève générale anarchiste et la grève de masse sociale et politique ». Et au lieu d’en tirer la seule conclusion pertinente, à savoir que la question mériterait d’être discutée plus longuement et que, dans l’état actuel des choses, toute décision serait prématurée, il déduit tout bonnement de sa propre ignorance et de son manque de discernement que toute forme de grève générale, quelle qu’elle soit, est à proscrire.

A son tour il tire à boulets rouges sur le malheureux épouvantail, qui est à sa nième mise en pièces, de la grève générale anarchiste, déchaînant dans le public par ses traits d’esprit une « tumultueuse hilarité » qui n’était pas sans rappeler avec une inquiétante netteté, au milieu de ce congrès ouvrier, les excès de gaieté des parlementaires bourgeois lors d’un débat sur « l’Etat futur » socialiste.

Robert Schmidt compléta dignement le triumvirat en déclarant de son côté : « Toutes les expériences prouvent que l’usage d’un tel moyen de lutte ne fait, comme l’usage de la violence, que renforcer la réaction ». « Toutes les expériences » . . . alors que les seules expériences qui aient été effectivement réalisées à ce jour dans le domaine de la grève de masse politique, la grève générale belge de 1893 et les toutes récentes grèves générales de Russie ont été d’éclatants succès ! (La récente grève générale d’avril 1902 en Belgique ne peut évidemment être prise ici en considération puisque son échec nous renseigne davantage sur la manière de briser l’échine d’une grève que sur la manière dont il faut la mener.)

Il est impossible d’admettre que ces faits soient restés ignorés de camarades comme Robert Schmidt, Bömelburg, Leimpeters, qui sont parmi les leaders syndicaux les plus actifs. Ces faits qui contredisent si manifestement leurs conceptions, ils les connaissent fort bien. Mais ce qui leur fait totalement défaut, ainsi qu’à la majorité des syndicalistes qui approuvèrent leurs discours à Cologne, c’est la compréhension en profondeur, l’analyse sérieuse et sans préjugés des enseignements fournis par les grèves générales qui ont lieu à l’étranger. L’expérience belge leur paraît sans doute indigne d’une étude approfondie, puisque la Belgique est un pays d’origine latine, donc par définition empreint de « légèreté », sur lequel nos graves syndicalistes allemands ne daignent jeter qu’un regard condescendant.

Et la Russie donc, ce « pays sauvage », ce territoire du bout du monde, qui n’a pas encore de caisses syndicales bien remplies, pas de commission générale des syndicats, ni d’état-major complet de permanents de syndicats ? – Comment pourrait-il venir à l’esprit de nos syndicalistes allemands, sérieux et pleins d’ « expérience » qu’il est absurde de vouloir formuler un jugement quelconque sur la grève générale au moment précis où cette méthode de lutte est en train de prendre en Russie une tournure de lutte d’une ampleur insoupçonnable et de devenir exemplaire et riche d’enseignements pour le monde du travail tout entier !

Tous les adversaires de la grève générale ont parlé à perte de vue d’expériences concrètes, l’ « expérience » étant la note dominante des débats, le bouclier qu’ils opposaient aux « théoriciens », aux « littérateurs », ainsi qu’à l’exemple de l’étranger. Et tout cela en vertu des « expériences » d’un pays qui ne s’est encore jamais trouvé en mesure de tenter la moindre grève générale politique ! En fait, le trait dominant de tout ce débat sur la grève générale, ce fut non pas l’expérience, mais le triomphe d’une étroitesse de vues qui ne s’était jamais manifestée, lors des précédents congrès syndicaux en Allemagne, avec autant d’évidence qu’à Cologne ; le triomphe d’une médiocrité complaisante, suffisante, rayonnante, sûre d’elle-même, qui se gargarise et se grise d’elle-même au point de s’estimer au-dessus de toutes les expériences du mouvement ouvrier international, auquel d’ailleurs elle n’a rien compris, et de se croire autorisée à prononcer des jugements sur un produit de l’histoire qui n’a cure des décisions de congrès.

Cette même mentalité bornée était déjà sur le point de sacrifier sans hésitation l’idée de la fête du Premier Mai. C’est elle encore qui affirme pour finir : « N’ayons pas d’inquiétude ! La réaction ne peut rien contre nous ! Qu’elle nous prive du droit de vote, du droit de coalition, de tous nos droits, à sa guise. Même alors nous resterons forts ! » Si ce n’est pas là une manière irresponsable de faire sombrer la classe ouvrière dans la plus dangereuse torpeur en la berçant de l’autosatisfaction de sa puissance, c’est que le mot démagogie n’a plus de sens.

Oui, nous sommes une force et nous vaincrons ! Nous déjouerons toutes les manœuvres de la réaction : mais nous n’y parviendrons pas en nous laissant dépouiller de gaieté de cœur de tous nos droits, ni en sacrifiant étourdiment des moyens de lutte tels que la fête du Premier Mai !