Les conséquences futures de la domination britannique aux Indes

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Je me propose dans cette lettre de conclure mes observations sur l'Inde.

Comment la suprématie anglaise parvint-elle à s’établir dans l’Inde ? Le pouvoir suprême du Grand Mogol[1] fut brisé par des vice-rois. Le pouvoir des vice-rois fut brisé par les Mahrattes[2]. Le pouvoir des Mahrattes fut brisé par les Afghans, et tandis que tous luttaient contre tous, le Britannique fit irruption et les subjugua tous. Un pays non seulement divisé entre Mahométans et Hindous, mais entre tribu et tribu, entre caste et caste ; une société basée sur une sorte d’équilibre résultant d’une répulsion générale et d’un exclusivisme organique de ses membres : un tel pays et une telle société n’étaient-ils pas une proie vouée à la conquête ? Si nous ne connaissions rien du passé de l’Hindoustan, ne resterait-il pas le grand fait incontestable que même au moment présent l’Inde est tenue sous le joug anglais par une armée indienne entretenue aux frais de l’Inde ? L’Inde ne pouvait donc échapper au destin d’être conquise, et toute son histoire, si histoire il y a, est celle des conquêtes successives qu’elle a subies. La société indienne n’a pas d’histoire du tout, du moins pas d’histoire connue. Ce que nous appelons son histoire n’est que l’histoire des envahisseurs successifs qui fondèrent leurs empires sur la base passive de cette société immuable et sans résistance. La question n’ est donc pas de savoir si les Anglais avaient le droit de conquérir l’Inde, mais si nous devons préférer l’Inde conquise par les Turcs, par les Persans, par les Russes, ‘à l’Inde conquise par les Britanniques. L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice, l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondements matériels de la société occidentale en Asie.

Arabes, Turcs, Tatars, Mogols qui envahirent successivement l’Inde devinrent bientôt « hindouisés », les conquérants barbares étant, par une loi éternelle de l’histoire, conquis eux-mêmes par la civilisation supérieure de leurs sujets. Les Britanniques étaient les premiers conquérants supérieurs et par conséquent inaccessibles à la civilisation hindoue. Ils la détruisirent en détruisant les communautés indigènes, en extirpant l’industrie indigène, et en nivelant tout ce qui était grand et élevé dans la société indigène. L’histoire de leur domination en Inde ne rapporte guère autre chose outre cette destruction. L’œuvre de régénération perce à peine au travers d’un monceau de ruines. Elle a néanmoins commencé.

L’unité politique de l’Inde, plus consolidée et s’étendant plus loin qu’elle ne l'avait jamais fait sous les Grands Mogols, était la première condition de sa régénération. Cette unité imposée par l’épée britannique va maintenant être affermie et perpétuée par le télégraphe électrique. L’armée indigène organisée et entraînée par le sergent-instructeur britannique était le sine qua non de l’Inde s’émancipant et de l’Inde cessant d’être la proie du premier intrus étranger. La presse libre, introduite pour la première fois dans la société asiatique et gérée principalement par la commune progéniture d’Hindous et d’Européens, est un nouvel et puissant agent de reconstruction. Les systèmes zémindari[3] et ryotwari[4] eux-mêmes, si abominables soient-ils, constituent tels qu’ils sont deux formes de propriété privée de la terre, le grand rêve de la société asiatique. Les natifs de l’Inde, éduqués, encore qu’avec mauvaise grâce et parcimonie, à Calcutta, sous la tutelle anglaise, sont en train de former une classe nouvelle, douée des aptitudes requises au gouvernement et imbue de science européenne. La vapeur a mis l’Inde en communication régulière et rapide avec l’Europe, elle a mis ses ports principaux en relation avec ceux des mers du sud et de l’est et l’a tirée de la position isolée qui était la cause première de sa stagnation. Le jour n’est pas bien loin où par une combinaison de chemins de fer et de bateaux à vapeur, la distance entre l’Angleterre et l’Inde, mesurée par le temps, sera réduite à huit jours, et où cette contrée jadis fabuleuse sera pratiquement annexée au monde occidental.

Les classes dirigeantes de Grande-Bretagne n’ont manifesté jusqu’à présent qu’un intérêt accidentel, transitoire et exceptionnel au progrès de l’Inde. L’aristocratie voulait la conquérir, la ploutocratie la piller, et l’oligarchie manufacturière la subjuguer par ses marchandises à bas prix. Mais les positions sont changées à présent. L’oligarchie manufacturière a découvert que la transformation de l’Inde en un pays grand producteur est devenue d’importance vitale pour elle et, qu’à ces fins, il est par-dessus tout nécessaire de la doter de moyens d’irrigation et de communications intérieures. Elle projette à présent de couvrir l’Inde d’un réseau de voies ferrées. Et elle le fera. Les résultats doivent être inappréciables.

Il est notoire que la puissance productive de l’Inde est paralysée par le manque absolu de moyens pour transporter et échanger ses produits variés. Nulle part plus qu’en Inde, nous ne voyons la détresse sociale au sein de l’abondance naturelle, par suite du manque de moyens d’échanger. Il fut prouvé, devant une Commission de la Chambre des Communes britannique, qui siégea en 1848, que « quand le grain se vendait de 6 à 8 shillings le quarter à Khandesh, il était vendu de 64 à 70 shillings à Poona, où le peuple mourait de famine dans les rues, sans possibilité de faire venir des approvisionnements de Khandesh, car les chemins de terre étaient impraticables ».

La mise en service des chemins de fer peut aisément être utilisée dans l’intérêt de l’agriculture, par le creusement de réservoirs là où il est nécessaire de prendre de la terre pour les remblais et par l’adduction d’eau le long des lignes. Ainsi, l’irrigation, le sine qua non de la culture du sol en Orient, peut recevoir une grande extension, et le retour fréquent des famines locales, dues au manque d’eau, serait conjuré. L’importance générale des chemins de fer, considérée sous ce rapport, doit devenir évidente, si l’on se rappelle que les terres irrigué es, même dans les districts voisins de la chaîne des Ghâtes, paient le triple d’impôts, emploient dix ou douze fois plus de main d’œuvre et rapportent douze ou quinze fois plus que la même superficie non-irriguée.

Les chemins de fer fourniront les moyens de réduire les proportions et le coût d’ entretien des établissements militaires. Le colonel Warren, commandant de place du fort St. William, exposa devant une Commission spéciale de la Chambre des Communes :

« La possibilité de recevoir des informations de parties éloignées du pays en autant d’heures qu’il faut à présent de jours et de semaines, et d’envoyer des instructions avec des troupes et des approvisionnements, dans la période la plus brève, sont des considérations qui ne peuvent être surestimées. Les troupes pourraient être stationnées dans des cantonnements plus éloignés et plus sains qu’à présent, et bien des pertes de vies par maladie seraient ainsi épargnées. On n’ aurait pas besoin d‘avoir d’approvisionnements dans les dépôts, et les pertes par décomposition et destruction, effet naturel du climat, seraient aussi évitées. Les effectifs pourraient être réduits en raison directe de leur efficacité . »

Nous savons que l’organisation municipale et la base économique de la société rurale, fondées sur l’auto-administration, ont été brisées, mais leurs pires traits, la dissolution de la société en atomes stéréotypés et sans connexion entre eux, ont survécu. L’isolement du village a produit l’absence de routes en Inde, et l’absence de routes a perpétué l’isolement du village. Ainsi, une communauté existait, à un niveau donné et inférieur de bien-être, presque sans rapports avec les autres villages, sans les désirs et les efforts indispensables au progrès social. Les Britanniques ayant brisé l'inertie des villages se suffisant à eux-mêmes, les chemins de fer vont satisfaire au besoin nouveau de communication et de relations. En outre, « un des effets du système des chemins de fer sera d’apporter à chaque village une connaissance des faits et inventions des autres pays , et des moyens de se les procurer qui mettront d’abord l’artisanat héréditaire et salarié du village indien en état de faire la preuve entière de ses capacités, et ensuite de suppléer à ses défauts ». (Chapman, Coton et le Commerce de l’Inde.)

Je sais que l’oligarchie manufacturière anglaise ne désire doter l’Inde de chemins de fer que dans l’intention exclusive d’en tirer à moindres frais le coton et autres matières premières pour ses manufactures. Mais une fois que vous avez introduit les machines comme moyen de locomotion dans un pays qui possède le fer et le charbon, vous êtes incapable de les tenir exclues de ses fabrications... Vous ne pouvez entretenir un réseau de voies ferrées dans un immense pays, sans introduire tous les processus industriels nécessaires pour satisfaire les besoins immédiats et courants de la locomotion par rail, et de là doit se développer l’application des machines aux branches de l’industrie sans rapport direct avec les chemins de fer. Les chemins de fer deviendront donc en Inde les avant-coureurs de l’industrie moderne. Ce qui est d’autant plus certain que les Hindous sont, comme l’admettent les autorités britanniques elles-mêmes, particulièrement doués pour s’adapter à un travail entièrement nouveau et acquérir la connaissance requise des machines. Ample preuve en est donnée par les capacités et l’habileté des mécaniciens indigènes, à la Monnaie de Calcutta, employés depuis des années à faire fonctionner la machinerie à vapeur, et par des indigènes desservant divers engins à vapeur dans les districts houillers de Hardwar, et autres exemples.

M. Campbell lui-même, si influencé qu’il s oit par les préjugés de la Compagnie des Indes, est obligé de reconnaître « que la grande masse du peuple indien possède une grande énergie industrielle, qu’elle est douée pour accumuler du capital et remarquable par un esprit d’une grande clarté mathématique et des dispositions pour le calcul et les sciences exactes ». « Leur intellect, dit-il, est excellent. » Les industries modernes, qui seront le· résultat du système ferroviaire, vont dissoudre les divisions héréditaires du travail, sur lesquelles reposent les castes indiennes, ces obstacles décisifs au progrès indien et à la puissance indienne.

Tout ce que la bourgeoisie anglaise sera obligée de faire en Inde n'émancipera ni n'améliorera substantiellement la condition sociale de la masse du peuple, car ceci dépend non seulement du développement des forces productives, mais de leur appropriation par le peuple. Mais ce qu’elle ne manquera pas de faire, c’est de créer les conditions matérielles pour réaliser les deux. La bourgeoisie a-t-elle jamais fait plus ? A-t-elle jamais effectué un progrès sans traîner les individus et les peuples à travers le sang et la boue, à travers la misère et la dégradation ? Les Indiens ne récolteront pas les fruits des éléments de la nouvelle société semés de-ci, de-là parmi eux par la bourgeoisie anglaise, jusqu’à ce qu’ en Angleterre elle-même les classes dominantes n’aient été supplantées par le prolétariat industriel, ou que les Hindous eux-mêmes ne soient devenus assez forts pour rejeter définitivement le joug anglais. En tout cas, nous pouvons certainement nous attendre à voir, à une époque plus ou moins éloignée, la régénération de ce grand et intéressant pays, dont les généreux natifs sont, pour reprendre l’expression du prince Saltykov, même dans les classes les plus inférieures, « plus fins et plus adroits que les Italiens[5] », dont la soumission même est contrebalancée par une calme noblesse, qui, en dépit de leur indolence naturelle, ont étonné les officiers britanniques par leur courage, pays qui fut la source de nos langues, de nos religions, et qui présente le type de l’ ancien Germain dans le Djat[6] et le type de l’ancien Grec dans le brahmane.

Je ne puis quitter le sujet de l’ Inde sans quelques remarques pour conclure.

L’hypocrisie profonde et la barbarie inhérente à la civilisation bourgeoise s’étalent sans voile devant nos yeux, en passant de son foyer natal, où elle assume des formes respectables, aux colonies où elle se présente sans voile. Les bourgeois sont les défenseurs de la propriété, mais aucun parti révolutionnaire a-t-il jamais donné origine à des révolutions agraires comme celles qui eurent lieu au Bengale, à Madras et à Bombay ? N’ont-ils pas, en Inde, pour emprunter une expression de ce grand pillard, lord Clive lui-même, recouru à d’atroces extorsions, là où la simple corruption ne pouvait satisfaire leur rapacité ? Tandis qu’ils péroraient en Europe sur l’inviolable sainteté de la dette publique, ne confisquaient-ils pas en Inde les dividendes des radjahs 1qui avaient investi leur épargne privée dans les valeurs de la Compagnie ? Tandis qu’ils combattaient la révolution française sous le prétexte de défendre « notre sainte religion », n’interdisaient-ils pas en même temps la propagation du christianisme en Inde, et pour soutirer l’argent des pèlerins affluant aux temples d’Orissa et du Bengale, ne tiraient-ils pas profit du trafic du meurtre et de la prostitution perpétrés dans le temple de Jagannatha ? Tels sont les hommes de « Propriété, Ordre, Famille et Religion ».

Les effets dévastateurs de l'industrie anglaise, considérés par rapport à l'Inde, un pays aussi vaste que l'Europe et d'une superficie de 150 millions d'acres, sont palpables et terrifiants. Mais nous ne devons pas oublier qu'ils ne sont que les résultats organiques de tout le système de production, tel qu'il est à présent constitué. Cette production repose sur la domination toute-puissante du capitalisme. La centralisation du capital est essentielle à son existence en tant que puissance indépendante. L'influence destructive de cette centralisation sur les marchés du monde ne fait que révéler, à l'échelle la plus gigantesque, les lois organiques inhérentes à l'économie politique, actuellement en vigueur dans toute ville civilisée. La période bourgeoise de l'histoire a pour mission de créer la base matérielle du monde nouveau : d'une part, l'intercommunication universelle fondée sur la dépendance mutuelle de l'humanité et les moyens de cette intercommunication ; d'autre part, le développement des forces de production de l'homme et la transformation de la production matérielle en une domination scientifique des éléments. L'industrie et le commerce bourgeois créent ces conditions matérielles d'un monde nouveau de la même façon que les révolutions géologiques ont créé la surface de la terre. Quand une grande révolution sociale aura maîtrisé ces réalisations de l'époque bourgeoise, le marché mondial et les forces modernes de production, et les aura soumis au contrôle commun des peuples les plus avancés, alors seulement le progrès humain cessera de ressembler à cette hideuse idole païenne qui ne voulait boire le nectar que dans le crâne des victimes.

  1. Grand Mogol, titre porté par les empereurs musulmans des Indes, de la dynastie turque de Bâber. Ils régnèrent à partir de 1526. (N.R.)
  2. Mahrattes, groupe de peuples de l'Inde centrale. S'étant soulevés contre les musulmans, ils formèrent du début du XVIIIe siècle une confédération de principautés féodales. (N.R.)
  3. Zémindari, percepteurs et commerçants usuriers dont les Anglais firent les propriétaires des terres obtenues par l’expropriation des paysans indiens. Ce système était répandu dans le nord-est de l’Inde. (N.R.)
  4. Ryotwari, système de fermage à durée illimitée introduit par les Anglais dans le Sud de l'Inde (présidences de Madras et de Bombay). Les autorités anglaises louaient les terres aux paysans à des conditions extrêmement dures. (N.R.)
  5. Marx cite ici le livre de A. Saltykov Lettre sur l'Inde, publié à Paris en 1849 en français. (N.R.)
  6. Djat, tribu du nord-ouest de l'Inde. (N.R.)