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Special pages :
Les condamnations à mort d'Anvers
Auteur·e(s) | Friedrich Engels |
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Écriture | 2 septembre 1848 |
Neue Rheinische Zeitung n° 93, 3 septembre 1848
Cologne, 2 septembre
La Belgique, État constitutionnel exemplaire, a fourni une preuve nouvelle et éclatante de l'excellence de ses institutions. Dix-sept condamnations à mort à propos de la ridicule affaire de Risquons-Tout ![1] Dix-sept condamnations à mort pour venger l'outrage infligé à la prude nation belge par quelques écervelés, quelques insensés, fous d'espoir[2] qui ont tenté de soulever un tout petit coin de son manteau constitutionnel ! Dix-sept condamnations à mort - quelle sauvagerie !
On connaît l'histoire de Risquons-Tout. Des ouvriers belges s'étaient rassemblés à Paris pour tenter une invasion républicaine de leur patrie. Des démocrates belges vinrent de Bruxelles et soutinrent l'entreprise. Ledru-Rollin la favorisa autant qu'il put. Lamartine, le traître « au noble cœur » qui n'avait pas moins de belles paroles et de gestes pitoyables pour les démocrates étrangers que pour les démocrates français, Lamartine qui se vante d'avoir conspiré avec l'anarchie, comme le paratonnerre avec la nuée d'orage, Lamartine soutint d'abord la légion belge pour la trahir d'autant plus sûrement par la suite. La légion partit. Delescluze, commissaire du gouvernement dans le département du Nord, vendit la première colonne à des cheminots belges; le train qui les conduisait fut entraîné traîtreusement en territoire belge, au milieu des baïonnettes belges. La deuxième colonne, dirigée par trois espions belges, (un membre du gouvernement provisoire de Paris nous l'a dit lui-même, et le procès le confirme) fut conduite par ses chefs, des traîtres, dans une forêt en territoire belge où des canons prêts à tirer les attendaient dans une embuscade sûre; ils furent abattus ou pour la plupart faits prisonniers.
Ce minuscule épisode des révolutions de 1848, comique par le nombre des traîtrises et par les dimensions qu'on lui a données en Belgique, a servi au Parquet de Bruxelles de toile de fond, sur quoi broder la conjuration la plus formidable qui ait jamais eu lieu. Le libérateur d'Anvers, le vieux général Mellinet, Tedesco, Ballin, bref, les démocrates les plus résolus et les plus actifs de Bruxelles, de Liège et de Gand y furent mêlés par les autorités. M. Bavay y aurait même impliqué Jottrand de Bruxelles, si M. JJottrand ne savait des choses et ne possédait des papiers dont la publication compromettrait de la façon la plus déshonorante tout le gouvernement belge, le sage Léopold inclus.
Et pourquoi ces arrestations de démocrates, pourquoi le procès le plus monstrueux qui soit, contre des gens qui étaient aussi étrangers à toute l'affaire que les jurés devant lesquels ils étaient traduits ? Pour faire peur à la bourgeoisie belge et, sous couvert de cette peur, pour faire rentrer les impôts excessifs et les emprunts forcés qui constituent le ciment du glorieux édifice de l'État belge et dont l'encaissement se présentait très mal !
Bref, on traduisit les accusés devant les jurés d'Anvers, devant l'élite de ces Flamands buveurs de faro[3] à qui l'élan du dévouement politique français est aussi étranger que la tranquille assurance de l'imposant matérialisme anglais, devant ces marchands de morue séchée qui végéteront toute leur vie dans l'utilitarisme tout ce qu'il y a de plus petit bourgeois, dans le mercantilisme le plus borné et le plus effroyable. Le grand Bavay connaissait son monde et fit appel à sa peur.
En effet, avait-on jamais vu un républicain à Anvers ? Maintenant trente-deux de ces monstres se dressaient devant les Anversois effrayés; et les jurés tremblants, de concert avec le sage tribunal, livrèrent dix-sept des accusés à la clémence des articles 86 et suivants du Code Pénal, c'est-à-dire à la mort.
Pendant la Terreur de 1793 des simulacres de procès ont eu lieu aussi, des condamnations ont été prononcées qui avaient pour motif des faits différents de ceux que l'on alléguait officiellement, mais le fanatique Fouquier-Tinville lui-même n'a jamais monté de procès caractérisé par un mensonge aussi grossièrement cynique, par une haine aussi aveugle et partisane. La guerre civile règne-t-elle par hasard en Belgique ? La moitié de l'Europe se tient-elle à ses frontières, conspirant avec les rebelles, comme ce fut le cas en France en 1793 ? La patrie est-elle en danger ? La Couronne s'est-elle fêlée ? Au contraire, personne ne songe à asservir la Belgique, et le sage Léopold continue d'aller tous les jours sans escorte de Laeken à Bruxelles et de Bruxelles à Laeken !
Qu'avait donc fait le vieux Mellinet, âgé de quatre-vingt ans, pour que le jury et les juges le condamnent à mort ? Le vieux soldat de la République française avait en 1831 sauvé ce qui restait de l'honneur belge... il avait libéré Anvers, et pour la peine Anvers le condamne à mort ! Toute sa faute a consisté à laver des soupçons de la presse officielle belge Becker, un vieil ami, et à ne pas l'exclure de son souvenir et de son amitié alors qu'il conspirait à Paris. Il n'avait absolument rien à voir avec la conspiration. Et c'est pour cela qu'il est, sans autre raison, condamné à mort.
Et Ballin ! C'était un ami de Mellinet, il lui avait souvent rendu visite, il avait été vu avec Tedesco dans un estaminet. Voilà une raison suffisante pour le condamner à mort.
Et Tedesco en plus ! Quoi, n'avait-il pas été membre de l'Union ouvrière allemande, n'était-il pas en liaison avec des gens à qui la police belge avait subrepticement glissé dans la manche des poignards de théâtre ? Ne l'avait-on pas vu avec Ballin dans un estaminet ? La chose était prouvée, Tedesco avait provoqué la bataille des nations de Risquons-Tout - à l'échafaud
Et de même pour les autres.
Nous sommes fiers de pouvoir donner le nom d'ami à plus d'un de ces « conspirateurs »; ils ont été condamnés à mort pour le seul motif qu'ils étaient des démocrates. Et si la presse belge stipendiée les couvre d'ordures, nous voulons au moins sauver leur honneur devant la démocratie allemande; si leur patrie les renie, nous voulons les reconnaître.
Lorsque le président prononça leur condamnation à mort, ils lancèrent avec fougue : Vive la République ! Ils se sont conduits pendant tout le procès, comme à l'annonce du verdict, avec une fermeté véritablement révolutionnaire.
Qu'on écoute en revanche la voix de la misérable presse belge !
« Le verdict, dit le Journal d'Anvers, ne fait pas plus sensation dans la ville que l'ensemble du procès qui n'a suscité presque aucun intérêt. C'est seulement dans les classes laborieuses (lisez : le Lumpenprolétariat) qu'on peut découvrir un sentiment hostile à ces paladins de la république le reste de la population s'en occupe à peine; pour elle le ridicule de la tentative révolutionnaire n'est même pas effacé par une condamnation à mort à l'exécution de laquelle personne d'ailleurs ne croit. »
Naturellement si l'on donnait aux Anversois l'intéressant spectacle de voir guillotiner dix-sept républicains, le vieux Mellinet, leur sauveur en tête, ils s'occuperaient alors du procès !
Comme si la férocité du gouvernement belge, des jurés et des tribunaux belges ne consistait pas justement à jouer avec des condamnations à mort !
« Le gouvernement, dit Le Libéral liégeois, a voulu se montrer fort, il n'a réussi qu'à être féroce. » Et ce fut, certes, de tout temps le sort de la nation flamande.
- ↑ Le 29 mars 1848 un heurt eut lieu près du village de Risquons-Tout, situé à la frontière franco-belge, entre un détachement de troupes belges et la légion républicaine belge qui revenait de France. Le gouvernement du roi de Belgique Léopold profita de l'occasion pour régler leur compte aux démocrates. On mit en scène le « procès de Risquons-Tout » qui se déroula à Anvers du 9 au 30 août 1848.
- ↑ Cf. Goethe : Prométhée.
- ↑ Le faro est une bière belge.