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Special pages :
Les Babylones de la pensée patriotique
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 1 janvier 1916 |
Masslov jugé d’après Plékhanov – Plékhanov jugé d’après Kant – Alexinsky jugé d’après Tikhomirov
Cet article fut écrit à la fin de 1915 ou au début de 1916, avec l’espoir qu’il passerait au travers de la censure russe. D’où une certaine tenue dans le langage, d’où également le choix d’exemples japonais et américains au lieu d’exemples européens, portant plus proches. Cependant cet article ne vit pas le jour. Il a été reproduit d’après le manuscrit que nous avions conservé. Les expressions trop antiques (d’Ésope) ont été remplacées par des termes plus simples, plus « soviétiques », dans l’intérêt du lecteur.
« L’esprit russe » est, d’après le poète, habitué à affirmer des lieux communs et à mentir pour deux. Cette contradiction de base qui a placé les socialistes en deux camps irréconciliables a atteint le Marxisme russe. Le nouveau courant, baptisé social-nationalisme, est plus faible en Russie au point de vue politique et spirituel que partout ailleurs. Nous ne voulons pas toucher au côté politique, car il saute aux yeux de ceux qui les tiennent ouverts qu’il se « défend » très bien lui-même du haut de toutes les tribunes, y compris celle de la Douma. Mais la justification théorique de ce social-nationalisme russe n’a pas encore été soumis à la critique. Nous voulons donner aux lecteurs quelque aperçu de cette philosophie nouvelle en nous excusant si les « Babylones de la pensée russe » ne sont qu’une transposition de redites allemandes.
Dans le n° 3/4 de Naché Diélo, Masslov, reprenant et approfondissant sa brochure sur les causes de la guerre, s’intéresse à la question de « la guerre et la démocratie ». Il traite les questions politiques avec la condescendance de l’économiste professionnel et se libère du soin d’employer quelque méthode en ce domaine. Il estime que là le bon sens est suffisant. Cela ne l’empêche pas d’examiner « la non-préparation » du point de vue théorique. La condescendance de Masslov va de pair avec l’étroitesse de ses vues. Il se soucie peu, et c’est ce qui importe au simple citoyen, des critères de « guerre offensive » et de « guerre défensive ». « Il importe peu de savoir qui le premier a déclaré la guerre. » « Ce qui est important, c’est de savoir : quelle nation s’est préparée à l’agression ? » Comment la définir ? Là Masslov ne nous communique que son point de vue personnel. Le militarisme, comme nous le savons, n’est pas né d’hier. Son développement a été parallèle dans toutes les nations, qu’il s’agisse d’offensive ou de défensive. A un certain moment de ce processus, la guerre a éclaté. Masslov exige de nous que nous sachions quel militariste a préparé l’agression, quel autre la défense ? C’est prendre le taureau par les cornes. Mais que signifie « se prépare à l’agression »? Le fait-on consciemment ? Il s’agit donc du facteur subjectif du militarisme. Il peut s’agir de la mauvaise volonté du gouvernement ! Comment la définir ?
Si, dans le pays, des gouvernements successifs se sont succédé dans les années précédant la guerre, de quel critère doit-on user pour définir : quel gouvernement a préparé la guerre offensive ? Lequel s’est contenté de préparatifs défensifs ? Peut-être ont-ils eu en vue de déclencher une agression au moment opportun ? Les militarismes japonais et américain se développent parallèlement, opposés par leur rivalité dans l’Océan Pacifique. Personne ne peut prétendre que la guerre entre eux soit impossible. Lequel des deux déclarera la guerre ? Ceci, nous le savons, ne signifie rien quant à l’essence même de la question. Et nous demandons à Masslov de nous expliquer avant la déclaration des hostilités, lequel des deux antagonistes se livrera à une guerre d’agression ? Nous avons grand peur qu’il ne puisse rien déclarer de vraiment clair sur ce point. Notre ami, le socialiste nippon Kata-Yamé, s’il lit attentivement Naché Diélo, doit pouvoir décider : quel est l’agresseur, le Japon ou les États-Unis ? Comme la politique suivie des deux côtés ne donne aucune réponse, il ne restera plus à Kata-Yamé qu’à « flanquer » par la fenêtre le fameux critère de Masslov.
Ce dernier se rend bien compte que son affaire ne tourne pas « bien rond ». Il tente de soutenir le « subjectif » par « l’objectif ». « La Belgique, la France et l’Angleterre ont déclaré la guerre à l’Allemagne. » « Pourtant elles ne la désiraient pas et ne s’y étaient pas préparées. »
Il semblerait que toute l’affaire consiste en ceci : il importe peu de savoir à quoi le pays s’est préparé, mais il faut se demander s’il était prêt à la guerre au moment de la déclaration de celle-ci. Ce critère nous paraît plein d’espérances, car il donne la possibilité de vérifications objectives.
Malheureusement, celles-ci ne peuvent se faire que post factum, c’est-à-dire, quand la guerre a déjà beaucoup bouleversé et détruit et que l’on peut constater : qui est prêt et qui subit des défaites. Par conséquent, et reprenons notre exemple dans l’hypothèse d’une guerre américano-nipponne, Kata-Yamé doit-il attendre pour se prononcer que son Empereur soit battu ? Si la machine de guerre se révèle mauvaise, Kata-Yamé doit conclure : c’est que le Mikado ne s’était pas bien préparé. Mais pouvait-on construire une solide machine de guerre en se préparant pour la défensive ? Et inversement, peut-on passer à l’offensive avec de médiocres moyens ? A ce sujet, il existe en japonais un excellent dicton : « De l’ambition pour un rouble, des munitions pour un centime. » Le Mikado peut avoir en tête de conquérir San-Francisco, mais les « rats » de l’Intendance lui ont si bien grignoté son artillerie qu’il est obligé de renoncer à son plan. Est-il vraisemblable que la conduite des socialistes nippons dépende de la vigueur des rats de l’Intendance ?
Visiblement, Masslov doute de ses propres arguments et se cache dans l’ombre de l’Autorité ! « Dans son article, Plékhanov a remarqué (très justement ! et très intelligemment !) que celui qui se refuse à trancher la question : qui est l’agresseur ? se reconnaît comme incapable de porter un jugement sur la guerre. »
Sur la « très haute intelligence », nous ne discuterons pas avec Masslov; il a les documents en mains. Nous constatons que les mêmes socialistes, se cachant derrière « la défensive », n’ont rien dans le ventre. Masslov, pas plus que celui qu’il flatte, Plékhanov, ne s’attaquent à l’essence de la question. Ils pensent que tout est démontré depuis longtemps : l’union des prolétaires avec la bourgeoisie et le Pouvoir face à la guerre est pour nos deux écrivains la base du programme socialiste; mais ce n’est pas pour tous la même chose, en aucun cas pour Berlin, mais là seulement où la patrie se trouve sur la défensive. La nation attaquée se défend. Qui attaque ? Celui qui s’est préparé ! S’est préparé celui qui réellement s’est consacré à ses préparatifs ! Le Socialisme non seulement le reconnaît, mais a été bâti là-dessus presque exclusivement. Pour vous en convaincre, dit Plékhanov, il suffit de se familiariser avec la résolution des partisans de Jaurès au Congrès du Parti socialiste français à Limoges, en 1906. Là, il fut dit le plus ouvertement du monde que le prolétariat français se sentait obligé de défendre son pays et avait le droit de compter sur l’appui des prolétaires des autres nations. Il nous semblait que le Manifeste de l’Internationale Communiste où il est affirmé que le prolétariat n’avait pas de patrie, présentait un caractère plus général pour le mouvement ouvrier mondial que la résolution de Limoges. Mais récemment les Plékhanov et Masslov se sont convaincus que la pierre d’angle du socialisme était la défense du pouvoir bourgeois « s’il était agressé » ! Naché Diélo hausse les épaules de façon méprisante au sujet des « anarchistes » et autres « malappris » qui n’ont pas suivi les cours de science social-patriotique. Mais où s’inscrit-on à ces cours ?
Parfois Bebel est cité, bien que peu volontiers, car il est allemand et par les temps qui courent… et, bien que défunt, il ne peut être regardé comme une autorité. La même pensée, formulée en une langue qui est un mélange de limousin et de patois de Nijni-Novgorod, en acquiert un caractère plus combatif
Il faut reconnaître que Bebel avait déclaré « que la Social-démocratie devait participer à la défense de l’Allemagne si celle-ci était attaquée ». Ce point de vue assez vaguement formulé, Bebel l’avait défendu mollement contre les critiques des marxistes allemands. Au congrès tenu à Hesse, Kautsky, qui ne s’était pas encore désolidarisé de l’œuvre de sa vie entière, répliquait à Bebel : « Nous ne pouvons partager l’esprit belliciste du Pouvoir, chaque fois que nous sommes convaincus d’être menacés d’agression; Bebel a raison de proclamer qu’en 1870 nous sommes allés bien loin et que maintenant nous sommes à même de juger si nous avons affaire à une agression réelle ou fabriquée. Je ne prendrai pas la responsabilité d’une telle décision. Je ne suis pas convaincu que nous pouvons nous assurer de la bonne foi de notre gouvernement… Hier, l’Allemagne était l’agresseur, demain, ce sera le tour de la France, après-demain, celui de l’Angleterre. Cela change continuellement. En réalité, la guerre a pour nous une signification internationale car, entre les grandes puissances, elle aboutira à un conflit mondial. Mais le gouvernement allemand peut très bien arriver à convaincre ses prolétaires qu’il est victime d’une agression; le gouvernement français en fera autant pour les siens, et les deux prolétariats se jetteront l’un sur l’autre en toute bonne foi. Nous pouvons y mettre obstacle si nous prenons comme critère non la question de défensive ou d’offensive, mais celle de défense des intérêts des prolétaires. »
Ce point de vue de Kautsky est peut-être une exception ! Il s’en fallut de peu. En citant la résolution patriotique de Limoges, nos sociaux-patriotes oublient que l’histoire socialiste ne sort pas du Jauréssisme et ne se termine pas en 1906. Il y eut par la suite les Congrès de Stuttgart, de Copenhague et de Bâle. Ils s’occupèrent tout spécialement de sujets concernant le militarisme, l’Impérialisme et le danger croissant de la guerre. Les résolutions adoptées par ces Congrès soulignent que le péril provient de la rivalité des grandes puissances impérialistes. Elles refusent aux gouvernements toute aide de la part du prolétariat et recommandent à tous les partis socialistes l’agitation dans le but d’accélérer la révolution sociale.
Pas un mot sur la question de « défense » en tant que critère ?
Nul ne se permit de poser ainsi la question. Il semblait que tous voyaient clairement que l’Impérialisme est par nature agressif et que la guerre résulterait du choc de tendances agressives adverses.
Il faut être très prudent quand on aborde ces questions d’ordre général exposées dans l’esprit de Naché Diélo.
Dans le cadre d’un conflit très limité comme celui entre la Norvège, qui voulait vivre indépendante, et la Suède, qui voulait l’obliger à l’union, appliquons les critères « d’offensive » et de « défensive ». Mais peut-on comparer cette lutte de caractère quasi-provincial avec cette guerre où s’affrontent deux géants afin de pouvoir piller un troisième État, un quatrième, etc. ?… Ce faux critère de « la défensive », qui ne vaut absolument plus rien à notre époque de conflits impérialistes, a survécu dans quelques cercles socialistes comme l’héritage de temps plus primitifs, quant aux relations internationales, en tant que moyen d’orientation dans la politique mondiale.
Que représente alors la citation tirée de Kautsky ? Rien ! Son auteur lui-même ne s’est pas tenu à la hauteur des circonstances. L’irréalité d’un critère qui passe tout à fait à côté de la question, n’a pas échappé à ceux qui gardaient la tête froide. Mais, tout compte fait, la question ne se résout pas par les corrections apportées à des textes. Ne pas vouloir accorder les vieilles opinions aux nouveaux événements n’est qu’une regrettable lâcheté intellectuelle. Elle vient de cette notion de « défense ». Ce contre quoi Kautsky a mis en garde, ne s’est-il pas réalisé de façon horrible ?
Masslov cite dans sa brochure l’article d’un écrivain de guerre allemand, suivant lequel les guerres actuelles ne peuvent être menées que dans des buts impérialistes, mais que, pour entraîner les masses, il leur faut des slogans nationaux, politiques, moraux et religieux, en riposte à l’agression. On peut extraire un tas de citations semblables d’auteurs anglais, français et autres. Masslov introduit la citation « immorale » de l’auteur allemand et hoche la tête. Pendant ce temps-là, des Masslov allemands répandent des tonnes de littérature sur la guerre « défensive » et « offensive » et placent des plus et des moins là où Masslov a placé des moins et des plus. Si le Masslov russe parlait moins d’une non-préparation théorique étrangère, il lui resterait plus de loisirs pour penser à la sienne. Il se serait convaincu que les plumitifs germaniques ne deviennent pas plus convaincants en se faisant mal traduire en langue russe.
On en conclut que Masslov, dans sa recherche de Plékhanov, s’est totalement fourvoyé et qu’il reste désespérément éloigné du développement de la philosophie social-patriotique. Une fois mis sur le droit chemin des critères formels de la politique internationale, Plékhanov use avec plaisir de l’éthique positive kantienne : « “ Dans la création il y a tout ce qui est utile, et ce qui est utile a sa signification en tant que moyen, mais l’homme… est une fin en soi ” : C’est la loi morale dont l’humanité civilisée prend peu à peu connaissance. Elle contient fondamentalement ce droit à “ la politique extérieure du prolétariat ”.
Maintenant la question s’éclaire de très haut. Nous savons que Plékhanov est insatisfait de la Social-démocratie allemande qui a voté les crédits exigés par son gouvernement et le soutient dans sa lutte intérieure. Mais la protestation de Plékhanov est motivée non par le retrait de la Social-démocratie de la lutte des classes, mais par le fait que la conduite du gouvernement allemand lui semble une violation des lois morales édictées par Kant. En ce cas, comme du côté de l’Entente les États capitalistes regardent les autres peuples comme les moyens, non comme des « buts en soi », Plékhanov considère qu’il est du devoir du Parti ouvrier de soutenir le militarisme national. La question, comme on le voit, s’élève à une hauteur philosophique vertigineuse ! En adoptant ce point de vue, il est complètement inutile de rechercher qui a commencé la guerre et qui s’y est préparé. Il faut simplement se demander : « Au nom de quoi se fait la guerre ? » Ainsi, par exemple, si le Mikado s’aperçoit que les États-Unis menacent de regarder le Mexique non comme « un but en soi », mais comme « un moyen pétrolifère », et s’il déclare la guerre pour défendre l’Impératif catégorique de Kant, et lui redonner sa pureté primitive, Kata-Yamé n’a plus à douter… Qu’il mette ses crédits financiers et moraux au service de son gouvernement. Celui-ci se trouve bien sur le droit chemin.
Nous nous apercevons seulement combien Masslov est attardé ! Il est vrai que même Plékhanov qui, avec l’humanité civilisée, s’est hissé peu à peu à la connaissance de l’impératif kantien et à son application par les méthodes impérialistes, continue d’insister sur les critères de guerre défensive et offensive. « Dans le premier cas seulement, la participation des prolétaires conscients est obligatoire. »
Il est visible que cette terminologie surannée souligne les étapes de la pensée plékhanovienne, car le terme « guerre défensive » doit s’entendre dans le sens philosophico-moral et non empirique. Chaque guerre peut être qualifiée de « défensive » si elle appuie la reconnaissance d’une loi morale, indépendamment de qui a le mieux aiguisé son couteau et est le premier entré en action. Plékhanov dit franchement : « L’exploiteur opprime, par conséquent il attaque; l’opprimé s’efforce de se libérer, par conséquent il se défend. ».
Afin de ne blesser personne, tenons-nous en, comme précédemment, aux exemples purement hypothétiques. Les États-Unis se jettent sur le Mexique; le Japon intervient, répondant à l’appel de l’impératif catégorique. L’Amérique est l’agresseur; l’offensive japonaise correspond au sens moral de la guerre « défensive ». Conclusion : Kata-Yamé a les mains libres. Il pourra toujours dire que si l’attaque nipponne est victorieuse, le Mikado agira envers le Mexique « libéré » non comme envers un « but en soi » mais… de la façon la plus éhontée ! Par conséquent, le vieux Kant devra de toute manière se « retourner dans sa tombe » ! Plékhanov, qui complète sa métaphysique morale par une dialectique des plus sophistiquées, aura la consolation de savoir que Kant se retournera deux fois : la première à cause de la violation, la seconde fois à cause de l’affirmation de ses impératifs moraux. Conséquence : il se retrouvera dans sa position primitive ! Mais le Mexique ne s’en trouvera pas mieux pour autant !
Dans notre exemple, nous avons fait le choix du méridien de Tokyo Mais, sur celui de Washington, il y a aussi des candidats au Kantisme. Dès que le Japon enverra ses mouilleurs de mines et ses sous-marins démontrer, aux dépens de la flotte américaine, la vigueur de l’impératif moral, Sir Wilson se souviendra que le Japon vient de traiter la Chine (en lui imposant un traité) de telle façon que cette dernière se trouve dans la situation d’une colonie nipponne. Comme il s’agit de transformer le peuple de « but en soi » en « moyen », la marine républicaine recevant l’ordre de rétablir la Justice aura tous les droits quant à un appui des socialistes américains. Si ces derniers, oubliant leur programme et les résolutions de maints Congrès, se mettent à agir à la manière plékhanovienne en faveur d’une politique internationale kantienne, nous verrons… Ce que nous pouvons voir en Amérique et en Asie, nous le verrons en Europe ! mais ceci nous l’avons déjà vu… De là notre supériorité ! Nous n’avons pas besoin de deviner, nous possédons l’expérience et nous l’avons payée cher…
La position intérieure de Plékhanov souligne le drame spirituel de cet homme qui pendant trente ans popularisa le Marxisme et qui, au moment crucial, l’échange contre la méthode de Kant ! Quel triomphe, ceci pourrait être pour les Boulgakov, Struve et Berdiaev s’ils n’étaient pas depuis longtemps convertis aux méthodes du bienheureux Augustin !
L’impératif moral de Kant est la transposition métaphysique de la lutte du Tiers-État pour son émancipation. La bourgeoisie a cessé d’être un « moyen » et est devenue « le but en soi » depuis qu’elle a brisé les barrières féodales. La norme morale kantienne a trouvé politiquement son expression dans le régime démocratique. Mais dans notre société de classes, le prolétariat court, attelé par le Capitalisme, comme le cheval qui fait tourner la roue du moulin. Placer la politique socialiste sous le contrôle suprême de l’impératif kantien, c’est situer la lutte des classes au niveau des normes de la politique démocratique – ce qui signifie : capituler devant la société de classes. On peut affirmer que le principe kantien prend ici un sens plus « élevé » et qu’il trouvera sa matérialisation définitive dans le collectivisme où le travailleur cessera d’être un « moyen » du capital exactement comme Jaurès voyait dans le Socialisme la matérialisation des principes de la démocratie républicaine.
On ne peut interdire de mélanger le collectivisme aux élucubrations des philosophes et aux systèmes des religions, pas plus qu’on ne peut défendre de se peindre le nez en couleur lilas. On peut trouver au Socialisme des apparentements avec la philosophie de Kant, l’enseignement du Christ ou de Confucius. Mais situer la lutte des classes sous le contrôle des principes moraux kantiens, chrétiens ou de Confucius, c’est ouvrir un crédit illimité à la société qui a besoin de « normes obligatoires » contre les normes de classe du prolétariat. Du point de vue d’une lutte des classes se déroulant réellement, accepter l’idée du « but en soi » et du « moyen » est le fait soit d’une indigence d’esprit totale, soit d’un mensonge réactionnaire. Disons mieux, l’indigence d’esprit aboutit automatiquement au mensonge. Contre le « briseur de grèves » qui ne veut pas servir de « moyen » aux buts de la collectivité, le prolétariat use de l’arme puissante de la discipline, et il affirme ses droits non sur un plan métaphysique, mais sur celui – psychologique – d’action de classes luttant pour sa libération.
Le social-nationalisme ne peut que transformer un prolétariat parvenu déjà à un haut degré de conscience en « un moyen » pour des buts qui lui sont étrangers et même hostiles. Comme Plékhanov se sentait gêné en truffant le Marxisme de sophismes, il chercha des arguments théoriques plus favorables pour la politique du social- nationalisme. Il fut obligé, en ses vieux jours, de prendre la route de la philosophie normative, avec la besace de mendiant, dans sa recherche des impératifs catégoriques moraux. « Tu as vaincu, homme de Königsberg ! »
Si Plékhanov apporte au social-nationalisme des traits philosophiques, il en va autrement pour Alexinsky qui, lui, est le type du comique agressif. Le comique a deux genres : le simple et le méchant. Alexinsky est le type achevé du bouffon méchant. Jeté sur les rivages de la Social-démocratie par la vague peu sélective de la Révolution de 1905, il donna libre cours à sa méchanceté à la tribune de la IP Douma. Mais cette époque se termina, le laissant enragé. Il prit place dans l’aile extrémiste gauche du Parti bolchevik. « Boycottant », « refusant de participer », il vit, dans la participation de la fraction bolcheviste aux élections de la Douma, une négation des principes de la Grande Année. Il n’y avait pas un homme politique russe qu’il n’eût accusé de collaborer avec la Russie du 3 Juin. Il n’avait qu’un rapport avec l’impératif moral kantien : regarder sa personne comme « le but en soi ». Fatigué de son gauchisme qui lui faisait attaquer tous ceux qu’il situait « plus à droite », ayant épuisé toutes ses ressources spirituelles, Alexinsky ne pouvait pas ne pas considérer la guerre comme une possibilité heureuse de sortir de l’impasse politique dans laquelle l’enfonçaient plus profondément ses efforts pour remonter sur l’arène politique. S’il était auparavant le plus « à gauche », il s’avérait maintenant le plus « à droite ». Son orientation était avantageuse : le social-patriotisme, non seulement renouvelait ses ressources spirituelles, mais lui ouvrait le champ immense des possibilités de « s’insinuer » sur une échelle gouvernementale et même dans le camp des Alliés, alors qu’hier encore le gauchisme extrémiste le confinait dans les cadres étroits de la fraction de Parti.
Il commence son action patriotique sous le drapeau de la lutte contre le militarisme prussien dans le journal parisien Le Bonnet Rouge. Il tire certaines indications d’un journal publié à Paris, Goloss qui, d’habitude, n’est pas tendre pour les sociaux-patriotes « habsbourgeois », concernant les sombres manèges auxquels se livrent certains Ukrainiens, indications qui tendaient vainement à faire croire à un contact entre le Haut-Commandement autrichien et des émigrés russes en Suisse. Alexinsky, non seulement ne recherche pas l’authenticité de la source d’informations, mais construit son article de façon à renforcer les rumeurs qui lient Goloss et Naché Slovo à certains fonds mystérieux et provenant tantôt des Hohenzollern, tantôt de Ratchkovsky. En la personne du rédacteur en chef de Sovreménni Mir, Jordansky, possédant une suffisante vivacité d’esprit, Alexinsky trouva le patron qui lui convenait.
Accueilli en frère, avec ses « révélations ukrainiennes », par les aboiements de la presse réactionnaire, Alexinsky tenta de se justifier en se tournant vers son informateur Goloss. Mais cet effort pour se disculper est un peu tardif et ne fait que rendre plus évidente sa tentative de charger quelqu’un d’autre du poids de son déshonneur. En vain ! Les révélations de Goloss tendaient à un assainissement des mœurs dans les milieux d’émigrés. Celles d’Alexinsky ne tendaient qu’à rendre service aux ennemis de ces milieux. Il tenta, par la suite, de calomnier l’irréprochable socialiste roumain Rakovsky Démasqué et amené au pied du mur, il ne fit pas un effort pour se racheter, mais passa en silence à l’ordre du jour, c’est-à-dire retourna à ses activités dans le domaine des « insinuations d’ordre patriotique ».
Sans cesse confondu, méprisé, s’enfonçant de plus en plus dans la boue de la réaction, Alexinsky continue dans le brouillard social- patriote à tenir haut son nouveau drapeau et témoigne du degré de bassesse auquel peut amener le social-nationalisme quand on puise son idéal, non dans la morale de Kant – « Propositions fondamentales à la métaphysique des mœurs » – , mais dans la brochure de Tikhomirov : « Pourquoi j’ai cessé d’être un révolutionnaire. »
Telles sont les Babylones de la pensée natale. « Notre train ne roulera pas comme celui de l’Allemand… »
Si Plékhanov a dénoué tous les liens philosophiques en faveur de tous les Alexinsky, notre Südekum russe tordra le nez à l’Allemand, démontrant, sans bouger de place, que, dans l’intérêt de la morale et de la patrie, il est prêt à se dépouiller des accessoires vestimentaires indispensables.