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Special pages :
Les Écoles militaires
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 26 mars 1887 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 315-321).
Je n’ai pas la prétention de me prononcer dans la grave question, encore insuffisamment étudiée, qui sépare la commission de l’armée et le ministre de la guerre[1]. Je voudrais seulement indiquer quelques difficultés et soumettre quelques réflexions.
Le projet du ministre de la guerre, en ce qui concerne le recrutement des officiers, a un double but : 1o établir entre les officiers la communauté d’origine ; 2o spécialiser les services.
Les officiers, pour la cavalerie et l’infanterie, sortent aujourd’hui, ou de l’École de Saint-Cyr, ou de l’École de Saint-Maixent : ou bien ils débutent comme officiers, ou bien ils sortent des rangs. Y a-t-il des inconvénients sérieux à cette dualité d’origine ? On le dit. Il est clair qu’elle ne saurait porter atteinte, en face de l’ennemi, au sentiment de discipline et d’unité ; mais elle peut créer, au régiment, entre les officiers de provenance diverse, des méfiances ou des dédains. Il y a peut-être une aristocratie quelque peu hautaine et une démocratie quelque peu dénigrante ; il serait fâcheux que l’esprit de coterie pût se glisser dans l’armée. Le ministre de la guerre, en faisant passer tous les futurs officiers par les mêmes étapes, d’abord soldats, puis sous-officiers, puis élèves pendant un an d’une même école normale militaire, coupe court à ce péril ; tous les jeunes sous-lieutenants de l’armée active ont derrière eux la même carrière, et devant eux, s’ils veulent travailler et affronter des examens nouveaux, les mêmes espérances d’avenir ; bien mieux, les officiers de réserve auront eu comme camarades, dans le grade de sous-officier, les officiers qui restent dans l’armée active. Ainsi, d’un bout à l’autre de la grande famille militaire, il y aura une sorte de confraternité cordiale ; ce n’est plus seulement, comme aujourd’hui, un même sentiment d’honneur, c’est la familiarité de la vie commune qui fera tomber entre nos officiers toutes les barrières de préjugés et de castes : la patrie y gagnera et aussi la démocratie.
Je remarque, à ce propos, qu’il n’est point possible de séparer des raisons d’ordre militaire les raisons d’ordre politique et social. Il y a des personnes considérables et de grands journaux, comme le Temps, qui disent : Quand on, fait des lois militaires, il ne faut penser qu’à l’armée. — A la bonne heure ; mais comment penser à l’armée sans penser du même coup à la nation où elle s’alimente, et aux sentiments, aux énergies qui animent cette nation ? L’armée sera plus forte, si l’âme présente de la nation française, avec son instinct de démocratie, s’y sent à son aise et comme chez soi ; c’est de la vie morale d’un peuple que doivent dériver toutes ses institutions, militaires ou autres, et comment interpréter cette vie morale sans faire de la politique, au sens le plus noble de ce mot ?
On ne saurait accuser le projet du général Boulanger d’abaisser, au moins directement, le niveau scientifique de l’armée. Il est vrai que, pour cette école normale militaire d’où sortiront tous les sous-lieutenants, les épreuves théoriques seront d’une médiocre difficulté. Elles ne supposeront pas une forte éducation première, et elles ne permettront pas, le niveau moyen des admis étant assez humble, un haut enseignement. Mais aussi, cette première école ne fournira qu’aux grades de sous-lieutenant et de lieutenant ; pour être un véritable chef, pour commander une unité tactique, une compagnie par exemple, il faudra passer par une école d’application spéciale à chaque arme ; là l’enseignement sera plus haut, et un essor plus hardi sera donné aux intelligences d’élite, qui se développeront enfin, en pleine puissance, à l’École supérieure de guerre.
Cette gradation des études et des difficultés, à mesure que l’officier monte, est ingénieuse, et, tout d’abord, séduisante. Je crains qu’elle ne cache un péril. Voici des jeunes gens, ayant une forte instruction scientifique et historique, et, de plus, la vocation militaire : ils veulent être officiers. Vous en faites d’abord des soldats : c’est excellent ; il est bon qu’ils s’habituent aux épreuves, en quelque sorte, matérielles, du métier ; il leur sera peut-être plus aisé ensuite de maintenir avec autorité la rude discipline qu’ils auront subie. Mais vient l’heure où ils entrent à l’école normale militaire, où, à leur esprit jeune, impatient, avide d’un savoir nouveau, vous allez offrir un aliment ; et cet aliment, que sera-t-il ? Des notions déjà depuis longtemps acquises par eux. Leur intelligence veut marcher ; vous la traînez dans une ornière ; vous la faites repasser par les chemins qu’elle a cent fois rebattus. Je redoute pour les esprits ardents ce défilé de monotonie et de redites, cette épreuve de dégoût intellectuel où ils pourraient bien laisser leur flamme ; qui sait combien de forces vives perdra l’armée, lorsque, en dépit de leur culture préalable, les intelligences les plus hautes passeront sous ce joug de médiocrité et d’ennui ?
Encore une fois, ce n’est pas là une fin de non-recevoir absolue que j’oppose à la transformation projetée : c’est une crainte que j’exprime. Il se peut qu’elle soit excessive, et que certaines nouveautés techniques, mêlées à cette sorte d’enseignement primaire de l’armée, suffisent à tenir en haleine les esprits, pendant un an. Après tout, Saint-Cyr n’est pas, il s’en faut, une haute école scientifique ; et puisqu’il ne fournit pas à nos années modernes, qui ont tant besoin de science, une véritable élite d’officiers savants, il se peut qu’il ne rachète point suffisamment, par une supériorité de culture, certain esprit d’aristocratie dédaigneuse, d’opposition sourde, ou, tout au moins, d’isolement politique.
En est-il de même de l’École polytechnique ? On comprend très bien, en ce point, la résistance opposée au ministre de la guerre par la commission de l’armée. Le général Boulanger dit : La haute culture scientifique que donne cette École n’est point nécessaire aux officiers d’artillerie pour la pratique de leur métier. L’École ne doit donc plus former que des ingénieurs soit civils, soit militaires : ceux-ci seront chargés de tous les travaux de fortification et d’armement ; ils seront la science et le progrès ; quant aux officiers de n’importe quelle arme, de l’artillerie et du génie comme de l’infanterie, ils n’auront qu’à appliquer les méthodes, qu’à utiliser les inventions que d’autres auront produites pour eux. Ainsi, d’une part, il y aura égalité entre toutes les armes ; d’autre part, la tâche de chacun sera mieux définie. Le rôle double et ambigu de l’officier d’artillerie, qui est à la fois un savant et un combattant, sera décomposé en deux : il y aura, d’un côté, des ingénieurs militaires, qui ne seront que des savants ; de l’autre des officiers d’artillerie ou du génie, qui ne seront que des combattants.
Les objections abondent. D’abord, sous prétexte de briser les coteries, ne va-t-on pas en créer une nouvelle, la plus exclusive et la plus redoutable de toutes ? Ce corps des ingénieurs militaires, qui n’aura plus aucun rapport avec l’armée, qui ne se mêlera plus à elle, et qui sera chargé officiellement de penser pour elle, ne deviendra-t-il point à nos officiers un intolérable fardeau ? On se plaint de l’esprit exclusif du corps des Ponts et chaussées ; et que va-t-on faire ? Superposer à l’armée un corps des ponts et chaussées qui ne fraternisera point avec elle dans la pratique des armes et la vie des camps. Tous les officiers dont la tête travaillerait, qui concevraient l’idée d’une arme nouvelle, d’un explosif nouveau, seront détournés et découragés d’avance de toute recherche ; leurs inventions, n’étant point sorties de l’officine légale, seront à peine examinées. Est-ce que c’est leur rôle à eux de penser, de créer, de réfléchir ? Qu’ils pointent le canon ou qu’ils règlent la hausse ; ne doivent-ils pas être avant tout des machines de précision exécutant une formule, trouvée ailleurs ?
Un corps étroit, séparé de l’armée et absorbant toute la vie scientifique de l’armée, est-ce là un progrès ? Et à quel moment va-t-on dépouiller de leur droit de création ceux qui sont à la fois des combattants et des chercheurs ? Au moment même où, par des découvertes incessantes qui troublent l’étranger, ils prouvent leur génie. Toutes les intelligences dans l’armée sont en éveil, et l’on veut faire le sommeil en elles, sous prétexte de surexciter en un corps spécial la puissance d’invention et de progrès ! Est-ce que ce n’est pas pour l’armée une fierté et, par conséquent, une force d’être commandée, d’être conduite au péril par ceux-là même qui ont perfectionné ses moyens d’attaque et de défense ? Est-ce qu’elle ne sera pas plus grande, lorsqu’elle portera en elle, avec toutes les forces du cœur, toutes les forces de l’esprit ? N’est-ce pas l’amoindrir que de lui retirer le génie en ne lui laissant que le courage ? Et, dans notre siècle où les hommes confinés en un milieu s’y réduisent et s’y rapetissent, n’est-il pas bon que quelque part au moins, dans cette puissante réunion d’hommes organisée pour le salut de la liberté et du pays, la vie d’action et la vie de pensée se complètent l’une l’autre ?
Oui, il faut faire l’armée à l’image de la démocratie ; mais c’est pour cela que, comme la démocratie, l’armée doit avoir l’égalité pour base et la science pour sommet. Plus elle sera éclairée et pensante, moins elle risquera, en des jours de défaillance que rien, il est vrai, ne fait prévoir en notre France, d’être un instrument inerte aux mains d’un despote hasardeux.
- ↑ Le ministre de la guerre était le général Boulanger.