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Special pages :
Le voyage du député Tchkhéidzé
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 3 septembre 1916 |
Kavkazkoe Slovo reproduit une information parue dans le journal géorgien Tanamédrové Azri sur la visite du député Tchkhéidzé (invité par la population) dans des localités de la Basse Imérétie, où des troubles éclatèrent à la suite de la cherté de la vie. Le député prit la parole dans une assemblée populaire, réunie dans l’église de Samtrédi, avec la permission de l’administration. Le colonel-prince Mikéladzé prononça le discours d’ouverture, après quoi le pope Khoundadzé s’adressa au peuple en une courte allocution. Ensuite, Tchkhéidzé, dans un long discours, démontra la nocivité de tout genre d’excès et, dans l’intérêt même de la population, démontra l’impossibilité de lutter contre la vie chère par le pillage et la destruction des biens créés par le travail du peuple. Le député invita les assistants à faire preuve d’initiatives individuelles dans un effort commun pour la création de caisses de secours et de coopératives pour améliorer le sort des villageois. L’assemblée adopta une résolution condamnant tout acte de violence et appelant les habitants au calme. Le soir, le gouverneur arrivant de Novo-Sénak approuva la tenue de l’assemblée et les termes de la résolution.
A Poti, le député prononça, le 23 juillet, un discours très brillant, coloré et plein d’arguments sur la situation économique actuelle, qui fut très vivement applaudi.
Tels sont les communiqués de la presse russe. Si c’est la vérité, – et malheureusement, le lien entre les faits évoqués ne permet pas le doute, – il nous faut poser devant l’opinion générale de la Social-démocratie révolutionnaire quelques questions sur le sens politique du comportement du député Tchkhéidzé.
Par suite de la vie chère, des « troubles » ont eu lieu au Caucase. Par « troubles », nous entendons, de l’agitation, des actes de violence, des pillages de boutiques, etc. Des pareils événements se produiraient en Allemagne que nous en conclurions au profond mécontentement des classes inférieures du peuple. Nous n’avons aucune raison d’en juger autrement si ces faits se passent en Russie, non en Saxe mais, en Imérétie. Nous n’avons aucun intérêt politique à recommander les pillages de boutiques ou la « destruction des biens du peuple ». Au contraire nous devons expliquer aux masses que la productivité ne doit pas être en butte à des violences épisodiques exercées contre les biens de consommation et les spéculateurs. Ce sont là des vérités premières. Le député pouvait et devait les exposer devant les masses excitées. Mais sera-ce suffisant ?
Il est vrai que le député a insisté sur la nécessité du développement des initiatives dans le domaine de l’entraide, coopératives, etc. Ces conseils se passent de commentaires. Mais, encore une fois, sera-ce suffisant ? Il est incontestable que le colonel et le pope aient invité le peuple à ne pas piller, mais à se soucier d’édifier des coopératives. Quand Khvostov (le neveu) fut appelé au ministère de l’Intérieur, il recommanda, dans son programme, de combattre la cherté de la vie au moyen de coopératives. Ainsi, le slogan « pas de pogroms, mais des coopératives », est devenu le slogan officiel des journaux et des partis de ceux qui portent la responsabilité de la guerre et de ses conséquences. Pour développer à Samtrédi et à Poti ce programme apaisant du gouvernement, on n’avait nul besoin d’un orateur social-démocrate.
Le devoir de ce dernier était de dissiper les nuées des mensonges officiels et non pas d’entretenir les illusions des masses, mais de leur ouvrir les yeux sur les causes réelles de la vie chère et les responsabilités. C’était la seule voie possible pour convertir les idées de Zimmerwald en des slogans accessibles aux travailleurs. Il se peut, après tout, que Tchkhéidzé ait parlé ainsi et que la presse bourgeoise avec sa malhonnêteté foncière ait travesti ses paroles ? Une pareille supposition serait, à la fois, vraisemblable et séduisante. Mais malheureusement, elle se heurte à la logique des faits. Si Tchkhéidzé s’était donné comme but d’expliquer aux masses affamées et désespérées le sens de la guerre et les causes réelles de la vie chère, en tant qu’orateur social-démocrate, il n’aurait pu sans conflit être assisté par le colonel Mikéladzé et le pope Khoudadzé. Après un discours social-révolutionnaire, digne d’un authentique Zimmerwaldien, la foule n’aurait pu adopter une résolution que le gouverneur a approuvé ! Si le député avait exposé le point de vue révolutionnaire sur la guerre, il n’aurait pas eu la possibilité de s’expliquer en toute quiétude.
Il faut le dire franchement : le rôle du député sous l’égide d’un gouverneur, d’un colonel et d’un pope a été un spectacle regrettable. C’est dans le meilleur cas possible le rôle d’un libéral mou qui se contente d’agiter les mains de façon apaisante. Pour en arriver là, ce n’était pas la peine d’adhérer aux idées de Zimmerwald !
Plus d’une fois les membres de la fraction parlementaire Kadet ont acclamé l’opposition allemande et particulièrement Liebknecht. Mais celui-ci ne s’est jamais chargé de pacifier des foules de femmes affamées avec la coopération de l’administration Hohenzollern. Aux côtés de Liebknecht nous n’avons jamais vu de colonels, ni de pasteurs; les « schutzmânner » (les policiers) ne lui ont pas ouvert le chemin dans la foule et les conseils provinciaux n’ont pas approuvé ses résolutions. Liebknecht est apparu sur la place publique au cri de « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » Les policiers l’ont empoigné et les colonels allemands, avec la bénédiction des pasteurs, l’ont « mis à l’ombre » pour 4 ans ! Tel est Liebknecht !
Tous ceux qui ont salué le député révolutionnaire de Potsdam n’ont pas l’obligation de l’égaler en courage et en esprit de décision. Aucun député socialiste n’a l’obligation d’être un Liebknecht. Mais qui adhère aux idées de Zimmerwald – sous le drapeau de Liebknecht, – ne peut impunément compromettre ce drapeau !