Le travail de Lénine dans les bibliothèques

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Lénine consacrait beaucoup de temps au travail dans les bibliothèques. À l’époque où il habitait Samara, il prenait quantité de livres dans les bibliothèques. À Pétersbourg, il passait des jours entiers à la Bibliothèque Publique, empruntait des livres aussi à la Bibliothèque de la Société économique[1] et d’autres. Même lorsqu’il fut emprisonné, sa sœur lui apportait des livres de la bibliothèque. Lénine prenait des notes de ces livres.

Au troisième tome des œuvres de Lénine (deuxième édition) il est dit qu’il a eu recours à 583 livres pour écrire son ouvrage Le développement du capitalisme en Russie qui contient des références à ces livres. Est-ce que Lénine pouvait les acheter ? Beaucoup entre eux n’étaient même pas en vente, surtout les recueils de statistiques des zemstvos [2], si nécessaires à Lénine. En outre, il vivait en étudiant, habitait une petite chambre et disposait de très peu d’argent. Il n’avait ni la somme indispensable (1000 roubles au moins) pour acheter tous ces livres, ni le temps de courir les magasins à leur recherche. Il fallait aussi avoir le temps de les lire ; sans les catalogues des bibliothèques il n’aurait même pas connu l’existence de nombre de ces livres. Et enfin, il n’avait pas de place où les garder.

C’est après les avoir lus que Lénine a pu écrire l’ouvrage si important qu’est Le développement du capitalisme en Russie, et, en outre, étudier à fond la vie des ouvriers et des paysans. Sans cela Lénine n’aurait pas été le Lénine que nous connaissons. Le développement du capitalisme en Russie fut édité en 1899.

À l’étranger, Lénine fréquentait encore plus assidûment les bibliothèques. Connaissant des langues étrangères, il lisait beaucoup de livres dans ces langues. Il n’aurait jamais pu les acheter parce qu’en émigration il fallait calculer chaque sou, économiser l’argent pour le tram et la nourriture, etc. Sans ces livres, ces journaux et ces revues étrangers qu’il empruntait, Lénine n’aurait pu mener à bien son travail et acquérir toutes ses connaissances. En lisant ses Lettres à sa famille on voit quelle importance il attachait aux bibliothèques.

En 1895, il fit son premier séjour à l’étranger ; multitude d’impressions ! Il vécut plusieurs semaines à Berlin, observant la vie des ouvriers et travaillant dans la Bibliothèque royale de Berlin. En 1895, Lénine fut emprisonné. Trois semaines après son arrestation, il avait déjà organisé en prison l’utilisation des livres. Lénine empruntait non seulement les livres de la bibliothèque de la prison mais aussi des livres du dehors. Il écrivit alors :

« … On permet aux prisonniers d’avoir des occupations littéraires : je me suis informé exprès auprès du procureur, bien que je le susse avant. Le procureur m’a confirmé qu’on ne limite pas la quantité de livres qu’on peut introduire. Il est en outre permis de rendre ces livres, et donc, d’utiliser les bibliothèques. De ce côté, tout va bien.

L’obstacle le plus sérieux : où trouver des livres ? J’ai besoin d’un grand nombre de livres, je joins une liste de certains qu’il me faut tout de suite. Pour les trouver, vous aurez beaucoup de mal. Je ne sais si l’on pourra les trouver tous. On peut compter sur la Bibliothèque de la Société économique (j’y ai déjà pris des livres et laissé comme caution 16 roubles) qui prête des livres à domicile sous caution, pour un délai de deux mois, mais cette Bibliothèque est bien incomplète.

S’il était possible de profiter (par le truchement d’un écrivain ou d’un professeur) de la Bibliothèque de l’Université ou de celle du Comité d’études du Ministère des Finances, la question serait résolue.

Le dernier obstacle et le plus difficile, c’est la question de la livraison. M’apporter un ou deux livres, cela n’est pas suffisant. Il faut méthodiquement, pendant quelque temps, réunir ces livres dans les bibliothèques, puis me les faire passer (je crois qu’une fois toutes les deux semaines ou peut-être même une fois par mois serait suffisant, s’il y en avait beaucoup à la fois) puis les rendre. Je ne sais pas exactement comment il faut organiser tout cela. Peut-être de la sorte : on cherchera un concierge ou un garçon livreur que je paierai et qui m’apportera des livres. L’échange de livres exigera, sans doute, selon les conditions du travail et les règles des bibliothèques, de l’exactitude et de la régularité. Aussi est-il nécessaire de régler tout cela.

« Il est aisé de parler… » Je sens très bien que cette idée est difficile à réaliser et que mon « plan » ne sera peut-être qu’une chimère. »[3]

C’est Anna llinitchna Elisarova, sa sœur, qui apportait les livres à Lénine et les rendait à la bibliothèque.

Sur sa route vers l’exil, Lénine habita Krasnoïarsk du 4 mars au 30 avril 1897. Là, il fréquenta la bibliothèque d’un certain Ioudine. Le 10 mars, Lénine écrit à sa mère :

« Hier, j’ai eu l’occasion de visiter la fameuse bibliothèque de Ioudine, qui m’a réservé un excellent accueil et montré ses livres. Il m’a permis de la fréquenter et je pense que ce sera possible. (Il y a tout de même deux obstacles ; le premier : sa bibliothèque est située dans le faubourg, mais la distance n’est pas grande, 2 verstes seulement, ce sera une promenade agréable ; le deuxième : l’organisation de la bibliothèque n’est pas encore terminée et je risque de donner du mal à Ioudine par l’échange trop fréquent de livres.) Mais on verra. Je crois que la deuxième difficulté pourra être aplanie. Je n’ai pas encore fait connaissance de toute la bibliothèque, mais en tout cas, c’est une merveilleuse collection de livres. Il y a, par exemple, des collections entières de revues (essentielles) depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. J’espère les utiliser pour y puiser les renseignements dont j’ai tant besoin dans mon travail. » [4]

Dans sa lettre du 15 mars, Lénine parle encore de cette bibliothèque :

« Je vais à la bibliothèque chaque jour, et comme elle se trouve à 2 verstes de la ville, je dois faire donc les 5 verstes, près d’une heure de route. Je suis content de cette promenade que je fais avec plaisir bien que souvent elle m’assoupisse. La bibliothèque contient moins de livres utiles à ma spécialité que je ne l’aurais cru, compte tenu de sa richesse, mais il y a quand même des livres qui me sont utiles et je suis content de pouvoir ne pas perdre tout à fait mon temps ici. Je fréquente aussi la bibliothèque municipale où je peux parcourir les revues et les journaux ; ils arrivent avec onze jours de retard et je ne me suis pas encore habitué à ces « nouvelles tardives ». »[5]

Au village de Chouchenskoïé, où Lénine fut exilé, les journaux et revues parvenaient au bout de treize jours, et même dans ce coin lointain de Sibérie, il essaie d’utiliser les bibliothèques de Moscou.

Le 25 mai 1897 il écrit àAnna Ilinitchna, à Moscou :

« Je réfléchis à la façon d’utiliser la bibliothèque de Moscou : avez-vous trouvé quelque accès dans une des bibliothèques publiques ? S’il était possible de prendre des livres pour un délai de 2 mois (comme à Saint-Pétersbourg, à la Bibliothèque de la Société économique), l’expédition sous bande ne coûterait pas si cher (16 kopecks par poids d’une livre, 7 kopecks pour une commande) (on pourrait envoyer 4 livres, cela coûterait 64 kopecks). Dépenser mon argent pour ces bandes et avoir ainsi beaucoup de livres, me sera plus utile que de dépenser une plus grosse somme pour l’achat d’un petit nombre de livres. Il me semble que ce me serait plus commode ; la question est de savoir s’il est possible d’emprunter des livres pour un tel délai (sous caution, naturellement), dans une bonne bibliothèque, dans celle de l’Université (je suppose que Mitia pourrait facilement le demander à un étudiant de la faculté de droit ou aller lui-même trouver un professeur d’économie politique et lui dire qu’il va travailler dans cette spécialité, pour avoir ainsi la possibilité de prendre des livres à la bibliothèque fondamentale ; mais à présent il faut remettre cette question jusqu’à l’automne), ou dans celle de la Société des juristes de Moscou (il faut prendre des renseignements, se procurer le catalogue, connaître les conditions d’admission, etc.) Il existe certainement à Moscou de bonnes bibliothèques. On peut se renseigner sur les bibliothèques privées. Si l’un de vous reste à Moscou, qu’il s’informe de tout cela, s’il vous plaît.

Si tu pars à l’étranger, fais-le-moi savoir et je t’écrirai plus en détail à propos des livres. Envoie-moi plus de catalogues des bouquinistes, etc. (des bibliothèques et des librairies aussi). Ton V. Oul. »[6]

Dans sa lettre en date du 19 juin 1897, adressée à sa mère et à Maria Ilinitchna, Lénine répond à la proposition de sa sœur, de prendre pour lui des notes :

« Les notes… je ne sais pas si j’en aurai besoin. J’espère pouvoir utiliser une des bibliothèques de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. » [7]

En hiver 1897, Lénine écrit à ses parents que quelque chose est déjà fait, mais qu’il cherche des possibilités plus larges :

« À Mania,

J’ai reçu ta carte postale du (14) 2 décembre et 2 livres de Sémionov. Merci. Je les renverrai dans une semaine au plus tard (je crains que le mercredi, 24 décembre (5 janvier) il n’y ait pas de facteur). Dans les deux premiers tomes il n’y a rien d’intéressant. Sans doute, cela ne peut manquer d’arriver quand on fait venir des livres inconnus et j’y étais prêt d’avance.

J’espère que nous ne payerons pas d’amende : on prolongera d’un mois le délai.

Je n’ai pas compris ta phrase : « Pour avoir accès à la Bibliothèque des juristes – j’ai demandé à Kabloukov – il faut être juriste et présenter deux recommandations des membres de la Société des juristes ». Cela suffit ? On peut alors ne pas être membre de la Société ? Je tâcherai de me procurer ces recommandations à Pétersbourg.

Il paraît clair qu’une personne qui n’est pas juriste peut adhérer à la société.

Je te serre la main. Ton V. Oul. »[8]

Toutefois, à Chouchenskoïé, on ne réussit pas à utiliser largement les bibliothèques à cause des difficultés de la poste.

En septembre 1898, Lénine reçut la permission d’aller à Krasnoïarsk se faire soigner les dents. Il était content de faire ce voyage et voulait en profiter pour prendre des notes dans la bibliothèque de Krasnoïarsk.

Retour d’exil, Lénine s’installa à Pskov. Dans la lettre à sa mère, en date du 15 mars 1900, il écrit : « Je vais souvent à la bibliothèque et je me promène. » [9]

En émigration, Lénine travaillait beaucoup dans les bibliothèques, mais il parlait peu de ce travail dans les lettres a ses parents.

En 1902-1903, lorsque nous habitions Londres, Lénine passait la moitié de son temps au Musée Britannique [British Museum] qui possède la plus riche bibliothèque du monde, parfaitement aménagée. Lénine fréquentait aussi les salles de lecture de Londres. Il en parle dans sa lettre à sa mère, datée du 27 octobre l902. [10]

À Londres il y a beaucoup de salles de lecture (une seule pièce où l’on pénètre directement de la rue). Pas de sièges, mais des pupitres pour la lecture et des journaux fixés à des cannes ; le lecteur les lit et les remet à leur place. De telles salles de lecture sont très commodes et très fréquentées pendant toute la journée.

Pendant sa deuxième émigration, alors qu’éclataient de vives discussions sur les questions philosophiques, Lénine commença à écrire Matérialisme et empiriocriticisme. En mai 1908 il quitta Genève pour Londres où il travailla un mois au Musée Britannique.

En 1903, à Genève, Lénine passait des journées entières dans la Bibliothèque de la Société de lecture [11]. C’était une énorme bibliothèque, pourvue d’un grand nombre de revues et de journaux en français, allemand et anglais. Les conditions de travail y étaient excellentes. Les membres de la Société – pour la plupart de vieux professeurs – ne la fréquentaient que rarement ; Lénine avait à sa disposition une chambre entière où il pouvait écrire, aller et venir, méditer ses articles, prendre n’importe quel livre. À Genève, il fréquentait assidûment la riche bibliothèque russe Koukline que dirigeait le camarade Karpinski. Quand il résidait dans d’autres villes il faisait venir des livres de cette bibliothèque.

À Paris, Lénine allait à la Bibliothèque Nationale [12]. En décembre 1909, j’écrivais à la mère de Lénine :

« Voilà déjà toute une semaine qu’il se lève à 8 heures du matin, part à la bibliothèque, et ne rentre à la maison qu’à 2 heures. D’abord, il lui était difficile de se lever si tôt, mais maintenant il est très content et se couche tôt le soir. »[13]

À Paris, à part la Bibliothèque Nationale, Lénine en fréquentait aussi d’autres, mais elles ne le satisfaisaient pas. Même à la Bibliothèque Nationale il manquait de catalogues pour les années récentes et il fallait remplir beaucoup de formalités pour obtenir un livre. En général, en ce qui concerne le travail des bibliothèques en France, le bureaucratisme régnait. Les bibliothèques municipales ne contenaient que des romans, des nouvelles, etc. et pour s’y abonner il fallait présenter un certificat signé par le propriétaire de la maison, qui devait se porter garant de son locataire. Notre propriétaire fut long à nous délivrer ce certificat, car notre mobilier était pauvre. L’état des bibliothèques reflétait pour Lénine le niveau de la culture générale.

Voilà ce qu’il écrivait le 15 avril 1914 à sa mère, de Krakov [Cracovie] :

« Il n’est pas commode de travailler à Paris, la Bibliothèque Nationale est mal organisée : maintes fois nous avons regretté Genève où je pouvais mieux travailler, où il y avait une excellente bibliothèque, où la vie était moins trépidante et moins désordonnée. De tous les lieux de mes pérégrinations, je préférerais Londres ou Genève s’ils n’étaient pas si loin. Genève surtout est une ville agréable par son niveau culturel et son confort. Ici on ne peut évidemment pas parler de culture – c’est presque comme en Russie – la Bibliothèque est mauvaise et archi-incommode, et je n’y vais que rarement… »[14]

Lorsque nous arrivâmes de Krakov à Berne, Lénine écrivait à Maria Ilinitchna, le 9 décembre 1914 :

« Les bibliothèques ici sont excellentes et je me suis assez bien organisé en ce qui concerne les livres. Il est agréable de lire après le travail journalier. Nadia dispose d’une bibliothèque pédagogique et écrit un ouvrage de pédagogie. »[15]

Le 7 février 1916, Lénine écrit à Maria Ilinitchna :

« Nadia et moi, nous sommes très contents de Zurich ; les bibliothèques sont excellentes » ; et le 28 février il écrit à sa mère : « Nous habitons à présent Zurich. Nous y sommes venus pour travailler dans les bibliothèques. Le lac nous plaît beaucoup et les bibliothèques sont bien meilleures que celles de Berne, nous resterons ici plus que nous ne le pensions. »[16]

Et de nouveau dans une lettre à Maria Ilinitchna, le 9 octobre, il répète : « À Zurich les bibliothèques sont meilleures et on y est plus confortablement pour travailler. »[17]

En Suisse, les bibliothèques sont en un excellent état. L’échange de livres entre bibliothèques est surtout bien organisé. Les bibliothèques scientifiques de la Suisse allemande sont en rapport avec celles d’Allemagne, et même pendant la guerre, Lénine recevait d’Allemagne les livres dont il avait besoin, par l’entremise des bibliothèques.

Il faut encore signaler l’absence de tout bureaucratisme, les catalogues parfaitement bien établis, les rayons ouverts, une sollicitude exceptionnelle à l’égard du lecteur.

Nous avons passé l’été de 1915 en montagne, dans un petit village isolé au pied du Rotchorne. Nous recevions des livres de bibliothèques expédiés gratuitement par la poste. Les livres étaient empaquetés avec une étiquette portant d’un côté l’adresse du lecteur et de l’autre celle de la bibliothèque. Pour renvoyer le livre, on retournait l’étiquette et il ne restait plus qu’à le porter à la poste.

Lénine faisait l’éloge de la culture en Suisse et rêvait d’organiser de la sorte les bibliothèques en Russie, après la révolution.

N. Kroupskaïa, Ce qu’écrivait et disait Lénine à propos des bibliothèques,

5e édition, Moscou 1955, pp. 15-22. Ed. russe.

  1. Il s’agit de la « Société Libre d’Économie », société savante privilégiée, a été instituée en 1765 afin de « répandre dans le pays des renseignements utiles pour l’agriculture et l’industrie ». La S.L.E. groupait des savants issus de la noblesse libérale et de la bourgeoisie ; elle faisait des enquêtes, des expéditions pour l’étude des diverses branches de l’économie nationale et régions du pays ; elle éditait périodiquement les Travaux de la Société Libre d’Économie, avec les résultats des enquêtes, les comptes rendus sténographiques des rapports et débats dans les sections de la société.
  2. Assemblée d’auto-administration provinciale créé en 1864. Les compétences des zemstvos se limitaient à des questions purement locales telles que la construction d’hôpitaux, de routes, les statistiques, etc. Leurs activités étaient contrôlées par les gouverneurs et le Ministère de l’Intérieur qui pouvaient suspendre leurs décisions. Leurs membres, issus de la noblesse locale et de la bourgeoisie, étaient élu au suffrage censitaire et adhéraient notamment au parti libéral (Cadet).
  3. V. Lénine. Lettres à sa famille, 1934, pp. 14-15. Ed. Russe.
  4. Ibid., p. 26.
  5. Ibid., pp. 27-28.
  6. Ibid., p. 48.
  7. Ibid., p. 57.
  8. Ibid., p. 77.
  9. Ibid., p. 233.
  10. Ibid., p. 285.
  11. En français dans le texte. (N. du trad.)
  12. En français dans le texte. (N. du trad.)
  13. V. Lénine. Lettres à sa famille, 1934, p. 353.
  14. Ibid., pp. 402-403.
  15. Ibid., p. 405.
  16. Ibid., pp. 4l5-416.
  17. Ibid., p. 418.