Le soulèvement populaire dans le Palatinat et le Bade

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Note de l'éditeur : Engels écrivit cet article pendant le séjour qu'il fit dans l'Allemagne du Sud où il s'était rendu après la disparition de la Nouvelle Gazette rhénane . Il fut publié dans le journal Der Bote für Stadt und Land, l'organe officiel du gouvernement révolutionnaire provisoire palatin. Un autre article considéré comme « trop choquant » ne fut pas publié. (Cf. ENGELS : Die deutsche Reichsverfassungskampagne (La campagne pour la Constitution d'empire).

Kaiserlautern, le 2 juin.

Les feuilles allemandes contre-révolutionnaires cherchent, de toutes les façons, à rendre suspecte la révolution dans le Palatinat et le Bade. Elles n'ont pas honte de prétendre que le soulèvement tout entier vise à « trahir au profit des Français » le Palatinat, le Bade, et directement toute l'Allemagne. Elles cherchent ainsi à faire resurgir la vieille haine contre-révolutionnaire contre les Français comme au prétendu bon vieux temps, pour qu'il leur soit possible de détourner les sympathies de nos frères du nord et de l'est de l'Allemagne. Or ces feuilles mensongères et répugnantes qui reprochent au Palatinat et au Bade de s'être vendus à la France, sont justement celles qui soutiennent l'invasion russe en Hongrie, la traversée de la Prusse par les Russes et même la nouvelle Sainte Alliance entre la Russie, l'Autriche et la Prusse. Comme preuve nous ne citerons qu'une de ces feuilles : la Kölnische Zeitung.

Donc, le fait que les Russes traversent le territoire de la Prusse, le territoire de l'Allemagne, pour écraser la liberté hongroise, n'est pas un crime de haute trahison ! Quand le roi de Prusse conclut une alliance avec les Croates et les Russes pour que le dernier reste de liberté allemande soit piétiné par les sabots des chevaux cosaques, ce n'est pas un crime de haute trahison ! Si nous tous, si toute l'Allemagne, du Niémen jusqu'aux Alpes est trahie et vendue au tzar russe par de lâches despotes, ce n'est pas un crime de haute trahison ! Mais si le Palatinat jouit des sympathies du peuple français et surtout du peuple alsacien, s'il ne repousse pas l'expression de cette sympathie avec un extravagant contentement de soi, s'il envoie à Paris des gens pour s'informer de l'ambiance qui règne en France, du nouveau tournant que prendra la politique de la République française[1] - cela en effet, c'est un crime de haute trahison, c'est la trahison suprême, cela signifie vendre l'Allemagne à la France, à l'« ennemi héréditaire », à l'« ennemi de l'empire » ! Voilà comment raisonnent les feuilles contre-révolutionnaires.

Certes, Messieurs « de droit divin », tout ceci le Palatinat et le Bade l'ont fait, et aucun des deux n'aura honte d'avoir agi ainsi. Certes, si c'est un crime de haute trahison, alors le peuple palatin et badois tout entier compte trois millions et demi de coupables de haute trahison. Le peuple palatin et badois n'a vraiment pas fait une révolution pour se mettre du côté des despotes dans la grande lutte imminente entre l'Occident libre et l'Orient despotique. Le peuple palatin comme le peuple badois a fait sa révolution parce qu'il ne voulait pas être complice des infâmes assassinats de la liberté que l'Autriche, la Prusse et la Bavière ont accomplis avec tant d'ignominie depuis des mois, parce qu'il n'a pas voulu non plus se laisser utiliser à l'asservissement de ses frères. L'armée palatine et badoise s'est ralliée sans réserve au mouvement; elle a refusé fidélité aux princes parjures et elle s'est mise comme un seul homme aux côtés du peuple. Ni les civils, ni les soldats ne veulent combattre la liberté dans les rangs des Croates et des Cosaques. Quand les despotes d'Olmutz, de Berlin et de Munich trouvent encore des soldats tombés assez bas pour se mettre eux-mêmes sur le même rang que des Bachkirs[2] , des Pandours, des Croates et autres bandes de pillards, pour combattre avec de telles hordes de barbares sous un seul drapeau, tant pis ! Nous le regretterons, mais nous ne traiterons pas de tels mercenaires comme des frères allemands, nous les traiterons comme des Cosaques et des Bachkirs et nous nous soucierons peu de savoir si un traître ex-ministre impérial de la guerre se trouve à leur tête[3].

Mais somme toute, il est ridicule de parler de « crime de haute trahison » et autres relents de démagogie à l'époque actuelle où la guerre européenne, la guerre populaire est imminente. Dans quelques semaines, dans quelques jours peut-être, les masses armées de l'Occident républicain et celles de l'Orient asservi déferleront les unes contre les autres pour vider leur grande querelle sur le sol allemand. On ne demandera pas à l'Allemagne - voilà où l'ont amenée les princes et les bourgeois - si, sur ce point aussi, elle donne son autorisation. L'Allemagne ne fera pas la guerre, elle sera submergée par la guerre sans son accord, et sans qu'elle puisse l'empêcher. Voilà, grâce aux régents de mars, aux Chambres de mars, et non moins grâce à l'Assemblée nationale de mars, la glorieuse position de l'Allemagne au moment où la guerre européenne est sur le point d'éclater. Il ne peut être nullement question d'intérêts allemands, de liberté allemande, d'unité allemande, de prospérité allemande, là où il s'agit de la liberté ou de l'oppression, du bien ou du mal de toute l'Europe. Ici toutes les questions de nationalité cessent, ici il n'y a plus qu'une question ! Voulez-vous être libres, ou voulezvous être russes ? Et les feuilles contre-révolutionnaires parlent encore de « haute trahison », comme si l'on pouvait encore trahir tant soit peu l'Allemagne au moment où, terrain passif, elle sera la proie des deux armées en lutte ! Certes l'an dernier l'affaire était autre. L'an passé les Allemands pouvaient entreprendre la lutte contre l'oppression russe, libérer les Polonais et porter ainsi la guerre en territoire russe et aux frais de la Russie. Maintenant, en revanche, grâce à nos princes, la guerre sera menée sur notre territoire et à nos frais, maintenant l'affaire est telle que pour l'Allemagne la guerre de libération européenne sera en même temps une guerre civile où des Allemands lutteront contre des Allemands.

Voilà ce dont nous sommes redevables à la félonie de nos princes et à la mollesse de nos représentants du peuple et s'il y a une quelconque haute trahison, elle est bien là ! Bref : dans la grande lutte pour la liberté qui se déploie à travers toute l'Europe, le Palatinat et le Bade seront aux côtés de la liberté contre l'asservissement, aux côtés de la révolution contre la contre-révolution, aux côtés du peuple contre les princes, aux côtés de la France, de la Hongrie, de l'Allemagne révolutionnaires contre la Russie, l'Autriche, la Prusse et la Bavière absolutistes; et si Messieurs les Hurleurs appellent cela de la haute trahison, nul ne s'en souciera dans tout le Palatinat et dans tout le Bade.

  1. Au début de juin 1849, Marx qui s'attendait à ce que des événements révolutionnaires décisifs se produisent en France, fut envoyé à Paris avec un mandat signé de d'Ester, émanant de la Commission centrale des démocrates qui se trouvait alors dans le Palatinat. Il devait y représenter le parti révolutionnaire allemand auprès du parti socialiste, formé à la fois d'éléments prolétariens et d'éléments petits-bourgeois, qui préparaient un grand coup contre Louis-Napoléon Bonaparte et les partis de l'ordre.
  2. Les Bachkirs ou Baskirs étaient un peuple d'origine mongole de plus de 500 000 habitants, émigré de la Sibérie méridionale dans les gouvernements du sud de l'Oural et jusque sur la Volga. Peu enclins à l'agriculture, ils se livraient à l'élevage des abeilles, des bêtes à cornes et des chevaux. Excellents cavaliers, ils fournirent de bons régiments à la Russie. Quoique musulmans, ils avaient conservé une quantité de vieilles superstitions. Ils négligeaient les ablutions prescrites par le Coran et étaient d'une malpropreté repoussante. Le gouvernement russe leur avait laissé le privilège d'élire leurs chefs ou atamans. Les Russes avaient commencé à s'établir dans cette région dès 1558, auprès des mines de fer, d'or et de platine qu'ils découvraient et dont ils entreprenaient successivement l'exploitation. La Bachkirie est maintenant un État autonome faisant partie de l'U.R.S.S.
  3. Le général prussien Eduard von Peucker, ministre de la Guerre dans le gouvernement provisoire d'empire du 15 juillet 1848 au 10 mai 1849, prit, le 20 mai 1849, le commandement du corps d'opération des troupes confédérales jetées dans la bataille pour la répression du soulèvement dans le Bade.