Le parti socialiste allemand

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Le succès des socialistes allemands aux dernières élections a fort étonné la bourgeoisie européenne ; cependant c'était chose prévue, annoncée même par nos amis d'Allemagne.

Le comité directeur du parti avait tout préparé : quand le moment de donner est venu, tout le monde était à son poste de combat et a fait son devoir. Les révolutionnaires de la phrase et les régicides en chambre de la Suisse avaient l'habitude d'insulter les ouvriers allemands, de les traiter de pusillanimes ; et cependant il est peu d'exemples d'un grand parti présentant une telle solidité et une telle conscience de sa mission révolutionnaire.

Depuis trois ans les socialistes allemands sont hors la loi ; ils sont chassés de ville en ville, emprisonnés et forcés de s'expatrier ; leurs journaux ont été saisis, leurs réunions publiques interdites. Mais ni la persécution, ni l'émigration qui emportait en Amérique tant d'hommes énergiques n'ont pu entamer le parti socialiste. Le comité directeur fonda à Zurich son organe, le Social-démocrate qui entre et se distribue en Allemagne au su et en dépit de la police. Ne pouvant tenir de meetings, les ouvriers du parti ont envahi les meetings des libéraux et des antisémites et les ont transformés en meetings socialistes, à la barbe des commissaires de police.

Le lendemain les courageux orateurs étaient expulsés de la ville et devaient aller ailleurs avec leurs familles chercher du travail ; mais la solidarité de leurs camarades ne leur faisait pas défaut, partout ils trouvaient des secours pécuniers et autres. Pendant les élections on défendit aux candidats socialistes d'afficher leur nom ; mais à Berlin le nom de Bebel était écrit sur les murs à la craie par des milliers de mains et l'on fit une réception enthousiaste à Hasenclever .

Le parti ouvrier en France doit se faire modeste ; même à Paris il dut, par endroits, mettre dans sa poche les considérants communistes de son programme, c'est-à-dire son drapeau ; en Allemagne le parti socialiste s'est affirmé carrément, et ses candidats ont, dans plusieurs villes, rallié sur leurs noms les votes des catholiques et autres opposants de la politique Bismarckienne. Au second tour Bismarck lui-même voulut se rallier. Wagner, le socialiste Bismarckien, et un autre furent chargés de sonder le comité directeur ; ils offrirent de faire soutenir les candidats socialistes, si le parti consentait à renoncer à ses "tendances révolutionnaires et à se contenter des réformes possibles". Leurs offres furent repoussées de la façon la plus méprisante. La persécution qui devait détruire le parti ouvrier allemand l'a trempé. Trois pays en Europe peuvent se vanter de posséder un gouvernement révolutionnaire : ces trois pays sont la Russie, l'Irlande, l'Allemagne.

Depuis la Révolution du siècle dernier, la France est politiquement centralisée ; cette centralisation facilite la lutte politique, elle habitue les ouvriers à centraliser leurs colères et leur action.

C'est à Paris que se sont livrées les dernières grandes batailles du prolétariat. En Allemagne, au contraire, jusqu'à dernièrement, le pays était morcelé en petits Etats indépendants, infectés de toutes les autonomies et mesquineries communales et locales. Mais en revanche les ouvriers allemands ne connurent jamais les beautés de la satanée phraséologie proudhonienne, autonomiste, libertaire. Dès ses débuts le mouvement allemand se rattacha au mouvement communiste d'avant 1848. Les idées que la deuxième Egalité répandit et défendit sont clairement formulées dans le manifeste du parti communiste rédigé, en 1847, par Marx et Engels : concentration des forces productives, disparition des classes moyennes, constitution du prolétariat, lutte des classes, organisation de la classe ouvrière en parti politique distinct, conquête des pouvoirs politiques du pays, dictature transitoire du prolétariat, nationalisation des instruments de production.

Ces idées, qui ont servi de base qu parti socialiste allemand, avaient encore si peu pénétré en France que, l'année dernière, Liebknecht , de passage à Paris, les ayant développées dans une réunion privée, elles furent ridiculisées par le journal du terrible régicide Pyat, dans un article intitulé : La lucidité allemande .

La phrase nous fait perdre la raison. Tandis que nous déclamons sur l'autonomie, que nous protestons énergiquement contre tout pouvoir directeur, nous organisons un parlement ouvrier, dont les mandataires inconnus aux mandants sont pratiquement plus irresponsables et plus incontrôlables que les députés du parlement bourgeois. Les ouvriers allemands, sans faire tant de phrases, ont agi autonomiquement, c'est-à-dire que chaque groupe était un corps énergique, agissant énergiquement, ayant ses propagandistes, ses orateurs, sa caisse, souvent même son journal. Avant la loi contre les socialistes, il y avait plus de 50 journaux ouvriers en Allemagne, tous administrés et rédigés par les membres même du groupe local. Pour choisir un député ou nommer un délégué, aucun groupe ne s'adressait à Berlin ou à Leipzig, mais le trouvait dans son propre sein ; il lui était connu et pouvait être contrôlé efficacement.

Un parti, qui comme le parti ouvrier de l'Allemagne puise ses forces dans la persécution, prouve qu'il est capable de prendre en main le pouvoir. La situation économique et politique de l'Europe et de l'Amérique est précaire. La crise économique générale que les économistes bourgeois commencent à pressentir[1] sera compliquée d'une crise politique : la mort de l'empereur allemand ou du tsar russe peut l'ouvrir d'un moment à l'autre. Les ouvriers allemands sont prêts ; et nous ? Nous, nous faisons des phrases libertaires.

Quand le moment est venu, les gouvernements de France tombent comme des fruits piqués ; on tire quelques coups de fusil pour célébrer l'événement, l'empire s'écroula sans pétards. L'œuvre révolutionnaire commence le lendemain. D'habitude la place vidée est remplie immédiatement par des intrus libertaires : gouvernement provisoire ou gouvernement de défaite nationale. Le peuple vainqueur, au lieu de chasser les intrus, se paie de leurs belles promesses et s'en retourne trimer dans la galère capitaliste en chantant la Marseillaise . Pendant ce temps, les intrus font venir les bouchers d'Afrique, les sabreurs d'Arabes, et quand le peuple revient demander la réalisation des promesses, les artilleurs sont à leurs pièces et rran ! Si le parti ouvrier français ne s'organise pas comme le parti allemand pour établir la dictature du prolétariat ou tout au moins pour s'opposer au gouvernement qui naîtra de notre prochaine révolution, il y aura encore des journées de Juin et de Mai.

  1. Dans la Revue des Deux-Mondes du 1er août 1881, M. Cucheval-Clarigny a publié un remarquable article sur la situation financière ; il prédit une crise financière ; l'Economiste l'attend avant que deux ans soient écoulés. Cette crise financière ne sera que l'avant-coureur de la crise générale.