Le matérialisme historique (Pannekoek)

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La place qu’occupe l’esprit humain dans le matérialisme historique, est le point le plus discuté et le moins compris de cette doctrine. Ceci est causé principalement par le mode d’expression ou formulation. La formulation, combinaison solide d’idées, en tant qu’abstraction précise, ne peut jamais rendre la riche complexité de la réalité, de même, la formulation ne peut exprimer l’enchevêtrement des relations dans le monde réel. Celui qui ne regarde que la formulation tombe dans une subtile analyse d’idées et s’éloigne de plus en plus de la réalité vivante sans même le remarquer. Celui qui veut connaître le matérialisme historique doit toujours regarder la formulation comme une règle raccourcie pour comprendre les relations telles qu’elles sont en réalité.

Le matérialisme historique est tout d’abord une explication, une conception de l’histoire, et surtout, des grands événements, des grands mouvements des peuples, des grands renversements sociaux. Chaque événement historique est composé d’actions d’hommes, d’hommes qui transforment ou luttent pour transformer le monde. Quelles sont les forces qui les poussent ? Explication de l’histoire, cela signifie donc explication des motifs, des causes qui ont obligé les hommes à agir.

Souvent la cause fut la misère immédiate, la poigne de fer de la faim, l’instinct de conservation propre à tous les êtres vivants. Combien de fois trouvons-nous dans l’histoire, que les masses ont été poussées à la révolte par la faim et ont ainsi impulsé des révolutions ? Mais, en outre, nous trouvons encore d’autres motifs qui poussent les classes à l’action et déterminent leurs actes ; plus généraux, abstraits, tels sont ceux qu’on appelle les motifs idéalistes, qui souvent sont ennemis du simple principe de conservation, de nos intérêts propres, et même permettent des sacrifices enthousiastes.

Dans les classes en présence vivent des idées et des sentiments plus profonds, des concepts généraux sur ce qui est bon et nécessaire pour le monde, des idées et des idéaux qui se résument en devises, et pour leur conscience propre, celles-ci déterminent leurs actes. Certes ces motifs sont exprimés par toutes sortes de nom : amours de la liberté, de la patrie (patriotisme), conservatisme, mécontentement, servitude, tendance révolutionnaire, et bien d’autres. Mais il est clair que ces noms par eux-mêmes ne donnent aucune explication.

Le matérialisme de l’explication marxiste de l’histoire ne signifie pas la négation de ces motifs spirituels, mais la réduction de ces motifs à des cause matérielles, aux relations réelles de la société humaine. Nous nommons ces relations réelles, matérielles en ce sens, que nous pouvons les constater objectivement au contraire des idées subjectives ; non dans le sens de matériel opposé à spirituel. On a souvent affirmé que la réalité dans la société humaine est cependant principalement de nature spirituelle, car l’homme est tout d’abord un être pensant et capable de volonté ; partout dans la société et dans la politique les relations humaines existent seulement parce que les hommes en ont plus ou moins conscience, par leur conscience, leurs sentiments, leur savoir et leur volonté.

Cette réfutation ne touche pas le matérialisme historique. Nous attirons l’attention sur ce que, partout dans la société, où des hommes prennent contact des relations réelles, effectives sont la base de ceci, et que ces relations que les hommes en aient conscience ou non, qu’ils approuvent ou qu’ils haïssent, qu’ils les reconnaissent ou non, restent malgré tout, autant réelles. Derrière chaque bataille, derrière chaque trêve, entre travailleurs et patrons, on trouve effectivement l’état de vente de force de travail des ouvriers aux capitalistes, derrière la lutte pour la liberté du commerce ou le protectionnisme on trouve un rapport réel entre acheteurs et vendeurs, derrière les devises des partis de démocratie ou de réforme se trouve la relation réelle entre gouvernement et sujets, de classe entre classe ; chaque loi est, outre un morceau de papier, la décision formulée des gouvernants ayant la puissance de faire exécuter leur décision. Tout ceci – qu’on le nomme matériel ou spirituel – est objectivement observable, donc dans le sens de Marx : réalité matérielle.

Les relations existantes entre les hommes ne sont pas arbitraires. Elles sont déterminées et les hommes ne peuvent même pas librement choisir le rôle qu’ils veulent remplir dans ce tout. Elles sont données par le système économique dans lequel les hommes vivent. La société, la commune, dont chaque homme est une partie et en dehors de laquelle il ne peut vivre est un organisme de production, elle sert à la production pour les hommes, de tous les moyens de vivre, de quelque nature qu’ils soient. Tout d’abord, les hommes doivent vivre, donc l’organisme économique régit tout au-dessus de toute puissance, en assurant cette vie, les relations dans lesquelles il place les hommes les uns par rapport aux autres sont d’une réalité aussi impérative que l’existence corporelle de l’homme même, elles remplissent sa vie et déterminent ses pensées par une violence insurmontable. L’opinion selon laquelle on peut vivre en dehors de tout ceci, indépendamment, vaut autant que l’opinion qu’une partie tranchée du corps peut vivre indépendamment de celui-ci.

L’expression de Marx que les idées et institutions humaines sont déterminées par la manière selon laquelle les hommes acquièrent leurs moyens de vivre, ne signifie donc pas, que chaque homme ne pense toujours qu’à son boire et son manger, mais que le procès de production met les hommes les uns avec les autres dans certaines relations qui remplissent leur vie, remplissent donc aussi leurs pensées, leurs volontés et leurs sentiments. En outre, pensons que, pas plus actuellement que pendant toute l’histoire passée, les moyens d’existence ne sont assurés, de sorte que les soucis et la crainte de manquer écrasent le cerveau comme un cauchemar et empêchent un large développement de l’esprit, un vaste envol des pensées. Un système économique, qui chassera ces soucis et donnera à l’humanité la maîtrise totale de ses conditions de vie, déterminera encore toujours par son caractère, la vie et les pensées, mais combien plus libres, plus vastes et plus dégagées seront ces pensées.

Mais pourquoi les relations économiques sont-elles telles quelles sont ?

Le mode de production qui détermine l’état de chaque homme est lui-même un produit humain, il est construit par le travail et l’évolution séculaire de l’humanité. De même aussi, actuellement chacun collabore à construire la suite de ce développement, les forces importantes qui ont constitué le mode de production, on trouve la technique et le droit.

« Das Recht bestimmt die Wirtschaft » ( « Le droit déterminé l’économie »), ainsi Stammler formule-t-il sa critique du marxisme.

Ceci n’est pas seulement causé par le désir d’un juriste de donner une place supérieure à l’objet de son étude, comme base fondamentale de la société. Là encore, nous trouvons le vieux contraste entre spirituel et matériel. La technique comprend un élément matériel : le mouvement visible d’un bras, d’un outil, d’une machine. Mais il ne suffit pas d’une pratique de travail concrète pour faire un mode de production, ceci n’est obtenu que par la réglementation des formes de droits sous lesquelles on travaille. Ce n’est pas l’outil ou la machine, mais le libre contrat de travail, le libre échange, la libre concurrence, la liberté professionnelle qui ont fait le capitalisme. Donc l’élément matériel, le procédé technique est régi et conduit par des relations spirituelles, par des règles juridiques ; l’élément spirituel, la manière selon laquelle les hommes règlent, par leur volonté et leur intelligence, leurs relations réciproques est élémentaire.

A ceci, nous pouvons déjà faire remarquer que le contraste entre technique et droit n’est pas conforme à celui entre matériel et spirituel, le droit n’est pas seulement une règle, mais une forme impérative, il n’est pas seulement la formule d’un paragraphe de loi, mais aussi la sabre du gendarme et le mur du cachot. En ce qui concerne l’élément spirituel dans la technique, nous verrons plus loin.

Du reste la thèse de Stammler est juste. Le mode de production capitaliste n’est pas simplement caractérisé par une production machiniste et industrielle, mais par une production régie par la domination de la propriété privée. Le mode de production est technique, réglé par des relations juridiques et de possession. Mais la thèse de Stammler n’est pas toute la vérité. Les deux facteurs : la technique et le droit ne sont pas équivalents. La technique a une base donnée, ne peut être modifiée simplement par la volonté humaine, contrairement au droit et à la loi, que la volonté humaine peut directement influencer. Mais non arbitrairement, les hommes règlent leurs relations, fixent donc, leur droit, comme le rendant nécessaire, dans des conditions techniques données l’existence et le développement de la production.

La technique du petit travail à la main a rendu et nécessité un mode de production petit-bourgeois et obligé les hommes à transformer la possession privée des instruments de production assurant ceci par une institution juridique générale.

Les grandes machines ont nécessité les grandes entreprises et poussé les hommes à annuler toutes les barrières à la liberté professionnelle et contractuelle, qui empêchaient le libre développement de la production. Ainsi d’une technique donnée et des formes juridiques y adaptées naquit le capitalisme.

La technique est donc la base la plus profonde, pour cela c’est la plus importante force de production, alors que le droit n’appartient qu’à la construction bâtie sur elle, dépendante d’elle. C’est justement pour cela que le droit détermine l’économie : les hommes essaient de régler le droit et la loi d’après nécessités de la structure économique de la société. Cette adaptation du droit aux besoins de la technique pour la réalisation d’un système économique n’a donc pas lieu subitement et par elle-même, mais est absolument un procès de la lutte entre les classes. C’est le sens et le but de toutes les batailles politiques et de toutes les grandes révolutions, de même le socialisme n’est rien d’autre qu’une telle transformation du droit et de la forme de la propriété qui se conforme avec un développement plus avancé de la technique de la grande industrie.

Les bases de la société, les forces de production sont donc actuellement, surtout formées par la technique, dans les sociétés primitives, les conditions naturelles jouent un rôle important. Elles se perfectionnent toujours parce que la pratique du travail par elle-même dirige l’esprit humain vers des moyens qui pourront améliorer ce travail ou satisfaire de nouveaux besoins.

La technique n’est pas seulement composée des machines, des fabriques, des mines de houilles matérielles, mais aussi de la possibilité de les faire et de la science sur laquelle elles sont basées. La science de la nature, notre connaissance des forces naturelles, notre capacité de travailler et de compter sur elles peuvent être ainsi regardées comme des forces de production. Dans la technique on ne trouve donc pas seulement un élément matériel , mais aussi un fortement spirituel. Dans le matérialisme historique, cela est évident car contrairement aux abstractions fantaisistes des philosophes bourgeois, il place l’homme vivant avec tous ses besoins corporels au centre de l’évolution. Chez les hommes, les éléments spirituel et matériel sont tellement intimement liés qu’on ne peut les séparer. Si nous parlons des besoins de l’homme, nous ne parlons pas seulement de ses besoins stomacaux, mais aussi de ceux de sa tête et de son cœur, et tous sont en même temps spirituels et matériels. Dans le travail humain, même dans le plus simple, les éléments spirituel et matériel d’une manière égale sont toujours réunis et c’est une abstraction artificielle de vouloir les séparer.

Mais cette abstraction a cependant un sens historique : le développement social avec sa division du travail et sa division en classes a fait d’une partie des éléments spirituels du procès du travail, une fonction distincte pour certaines personnes et classes, et a ainsi causé une diminution de l’être humain des deux côtés. Ainsi, ces spécialistes, les intellectuels, s’habituèrent à regarder de par leur travail, tout le spirituel par contraste avec un matériel inférieur et ne virent pas leur unité organique et sociale. Il est compréhensible que l’image qu’ils se font du matérialisme historique, en partant de ce point de vue erroné doit être absolument fausse.

L’histoire se base sur les actions des hommes, son explication se base sur ce que nous savons en général de l’activité humaine. L’homme en tant qu’organisme avec certains besoins, certaines exigences de son existence, se trouve au sein du milieu ambiant naturel, dans lequel il puise le contentement de ses besoins ; ses besoins et le milieu agissent sur lui, ils sont les causes des actes par lesquels il assure son existence. Il a ceci de commun avec tous les êtres vivants, mais il arrive à un degré d’autant plus haut sur l’échelle de l’évolution du monde organique, que se glissent entre l’effet et le contentement un élément spirituel, une impulsion et une volonté. Dans l’évolution humaine, une conscience toujours plus dominante arrive à ceci : de temps en temps, la misère enflamme fortement les instincts originaux comme une volonté spontanée ; plus souvent le processus s’effectue par l’intermédiaire de l’esprit humain et travaille par la pensée, l’idée, la volonté consciente. Le besoin, que l’on sent sans intermédiaires et le milieu observé agissent sur l’esprit humain et évoquent dans celui-ci des pensées, des buts ; ces derniers mettent le corps en action et causent les actes.

Pour la conscience des hommes en action eux-mêmes, la pensée, l’idée sont la cause de leurs actes, le plus souvent ils ne se demandent pas d’où vient la pensée. Ainsi la description idéologique de l’histoire explique les événements historiques par les idées humaines. Ceci n’est pas absolument faux, mais toujours incomplet, cette explication s’arrête à moitié chemin.

Le matérialisme historique retourne aux causes d’où proviennent ces idées : les besoins sociaux qui sont déterminés par les formes de la société, formes les plus compliquées de la volonté de vivre humaine.

Les œuvres historiques des auteurs marxistes ont ainsi jeté une brillante lumière sur les grands événements de l’histoire. Et cependant elles ont souvent fait naître une conception fausse du matérialisme historique, alors qu’elles ont avec force accentué les causes matérielles, économiques des révolutions, l’intellectuel par opposition, croit qu’il doit au contraire, rester sur son opinion : il est certes incontestable que les idées ont eu une très grande influence. Il ne voit pas que l’explication du matérialisme historique éclaircissant rapidement, a sauté par-dessus ces idées, pour relier solidement la cause fondamentale et le résultat final et n’a rien fait d’autre que d’expliquer les idées impulsives par leurs causes sociales.

Si, par exemple, la conception antique expliquait la révolution française par l’amour de la liberté chez la bourgeoisie progressive, qui s’était débarrassée de l’absolutisme et de la noblesse, et si le matérialisme historique explique que la cause de cette révolution c’est le besoin d’un Etat bourgeois pour le capitalisme en progrès, il faut alors lire cette dernière phrase ainsi, d’une manière plus détaillée. Le capitalisme en bourgeons a éveillé dans les masses bourgeoises la conscience de la nécessité d’une liberté politique et économique, a enflammé un puissant enthousiasme pour ces idéaux et les a ainsi poussés à une action révolutionnaire.

La pensée, l’idée est l’intermédiaire entre l’effet des facteurs sociaux sur l’homme et son action historique. Ce qui a vécu et s’est accru ainsi dans l’esprit, s’est précipité, cristallisé dans l’acte transformant la société, et se conserve dans celui-ci, impérissable. Mais il se conserve en même autrement : les pensées, sentiments, passions, idéaux, qui ont poussé à l’action les générations précédentes, se sont aussi exprimés dans tous les produits de leur esprit, dans leurs littératures, leur science, leur croyance, leur art, leur philosophie, leurs théories et idéologies, et par ceux-ci nous pouvons directement en prendre connaissance. Ils forment un objet distinct d’études dans toutes les sciences nommées spirituelles.

Pour l’histoire ordinaire, celle des événements et des actes, il ne semble pas nécessaire qu’on accentue toujours cet intermédiaire et que l’on observe à part ces deux effets – celui du monde économique, matériel sur l’esprit – et celui, réflexe, de l’esprit sur le monde matériel. Ici, il suffit le plus souvent d’indiquer la liaison entre la cause matérielle et les résultats sociaux, dériver de la croissance des forces de production la transformation du mode de production ainsi que la lutte de classe que l’accompagne et les révolutions politiques nécessaires à cette transformation. On procède ainsi surtout dans les résumés généraux très concis.

Mais si l’on veut comprendre les productions spirituelles d’une période donnée, son idéologie, sa religion, son art, alors l’action de la société sur l’esprit humain devient le principal et alors il devient nécessaire de pénétrer profondément dans le problème de savoir comment le matériel influe sur le spirituel. Alors, ce côté du marxisme, la théorie de l’esprit, de la pensée, de la conscience doit être développée et appliquée en détail.

Mais ceci est nécessaire aussi pour l’explication de l’histoire elle-même et pour la réfutation des contradicteurs de notre doctrine. Si nous appliquons le marxisme à l’époque actuelle, à l’histoire que nous vivons et faisons, nous nous trouvons dans une position toute autre que si nous explorons le passé. Ce qui a eu lieu durant les siècles passés : l’influence de la société sur les hommes et l’effet contraire des hommes sur la société est fini : la chaîne des effets, dans laquelle l’esprit humain est un maillon intermédiaire, à chaque fois est finie. Nous voyons clairement le résultat final et la cause originale d’un côté et de l’autre.

Mais la même chaîne de causes et d’effets quant à l’époque actuelle n’est pas encore terminée, nous nous trouvons au sein de son cours, innombrables sont les manières par lesquelles la société s’occupe à transformer l’esprit humain, alors que ceci n’a pas encore eu de résultat dans une action suivante, très nombreux sont les cas où la réalité nouvelle commence à peine à influencer les esprits. Dans de tels cas on ne peut donc relier la cause sociale avec un résultat pratiquement social, ici, nous nous trouvons encore au sein des processus d’influence, de lent mûrissement de nouvelles conceptions, de propagande, de préparation de futures révolutions.

Ici, le simple lien, qui dans l’histoire passée a été la force qui prouvait le matérialisme historique n’est pas encore trouvé ; il semble ici que dans le chaos compliqué des idées anciennes, de lutte de classes révolutionnaires, de réaction et d’apathie, notre doctrine est de toute manière contraire à la réalité. Et c’est ici qu’apparaît la question de l’action pratique (qui n’existe pas dans l’exploration de l’histoire) quel rôle joue donc notre volonté propre et notre travail dans ce processus ?

C’est un fait bien connu, que ce côté du marxisme (pour des causes sociales bien claires) est resté trop caché durant ces derniers 50 ans. La social-démocratie a dû pendant la période parlementaire du capitalisme mûrissant se limiter à la préparation et à la propagande calme, le prolétariat n’était pas encore mûr pour l’action révolutionnaire ; donc la théorie doit surtout prouver la nécessité de la révolution socialiste de par le développement du capitalisme. De ce que la social-démocratie n’a pas appelé à l’action, mais au contraire incité à attendre jusqu’à ce que les circonstances soient mûrs, la théorie a adopté la forme d’un lien mécanique entre les causes économiques et les renversements sociaux, d’où le chaînon intermédiaire de l’activité humaine a disparu du champ de vue. Il est bien connu, et ce n’est pas par hasard que, justement ceux des théoriciens qui ont appartenu aux orateurs d’une tactique nouvelle, plus active ont aussi théoriquement accentué le chaînon de l’esprit humain et sa liaison, passive et active, influée et influente, avec la société.

Toute l’action humaine s’est effectuée par l’intermédiaire de l’esprit humain. Le matérialisme historique, en tant que science de l’action humaine, doit donc être plus intimement lié avec une science spéciale de l’esprit. Son point de départ est la conception des relations entre la pensée et l’existence, elle-même embrasse une nouvelle philosophie ; sa base philosophique c’est la doctrine de l’unité du cosmos, qui se nomme chez Marx et chez Engels, tout simplement matérialisme.

L’esprit humain est entièrement déterminé à partir du monde ambiant. Tout ce que contient l’esprit, provient du monde réel ambiant, que l’influe par l’intermédiaire des organes des sens. Dans cette thèse fondamentale du matérialisme historique, on ne constate pas une infériorité du spirituel sous le matériel, mais l’unité du spirituel avec le monde entier. Chaque partie du tout universel est déterminée entièrement par le monde extérieur, elle n’existe que par son unité avec le reste ; et son essence propre, la somme de toutes ses qualités spéciales, n’est rien d’autre que le tout, la somme des manières selon lesquelles elle est influencée par le monde extérieur et reflète cette influence, la somme de tous ces effets réciproques avec le cosmos. En la nommant « objet » nous prononçons seulement un mot, une conception comprenant toutes ces actions que nous observons comme phénomènes.

Il en est aussi de même pour l’esprit humain – cette conception aussi n’est qu’un résumé d’une série infinie de phénomènes – qui est une partie du cosmos en relations réciproques et constantes avec le reste ; de ce monde les influences coulent vers lui et inversement il réagit sur ce monde par le moyen du corps. Evidemment, ici « monde » ne signifie pas seulement monde matériel. Notre cosmos n’est pas la somme de tout ce que nous pouvons toucher ou peser, mais de tout ce qui est observable, et par suite réel. A tout ceci appartient également tout le spirituel qui se trouve dans les cerveaux humains. Evidemment, les objets imaginaires, les fantaisies n’appartiennent pas à ceci : une idée absolue ou un esprit général cosmique n’appartiennent pas au monde réel matériel ; mais les images mêmes, existant dans certains cerveaux sur cet esprit fantaisiste, les fantaisies et les chimères elles-mêmes existent effectivement, donc sont réelles, matérielles, dans le sens que nous avons attribué à ce mot. Tout ce monde réel est matériel pour notre esprit et agit comme matière pour lui. Tout ce qu’il contient est l’influence du monde ambiant et son essence spéciale n’est rien d’autre que le résumé de ses qualités, la manière selon laquelle il absorbe ces influences et les travaille.

La première et la plus grave de ces qualités c’est la faculté de rassembler : la mémoire. Comme un flot ininterrompu le processus cosmique défile devant l’esprit, comme un flot ininterrompu les influences, les effets du cosmos entrent dans l’esprit et s’y rassemblent. L’image, selon laquelle le cours du temps passe comme le câble d’un bac le long duquel il nage, toujours effleurant un point au moment même où il va s’en éloigner, n’est pas juste ; la corde infinie pendant la marche en avant est captée et s’enroule dans la cale de notre bateau. Les événements cosmiques coulent en nous et toujours nous nous renouvelons et nous transformons. Notre expérience s’enrichit toujours, le contenu de notre conscience remplit et s’agrandit. Que fait donc l’esprit de cette masse croissante d’impressions ?

La deuxième qualité qui caractérise l’essence de l’esprit c’est la faculté d’abstraction. La foule variée, innombrable d’impressions qui a envahi l’esprit, est élaborée et transformée en image abstraite, dans laquelle les caractères généraux des phénomènes concrets se résument en conceptions. La technique de ce processus, la relation de l’image à l’objet, l’essence des idées par opposition à la réalité, ont été expliquées avec une clarté magistrale par Dietzgen, et il n’est pas nécessaire de traiter ici ce sujet en détail. Dans l’idée est exprimé le général, l’essentiel, le commun, le constant de la partie du monde, du groupe de phénomènes dont elle est l’image ; du spécial, du divers, du changement de la réalité on a tiré une abstraction par cette méthode. La diversité infinie du cosmos n’a pas place dans notre cerveau : c’est pourquoi l’esprit doit simplifier, par abstraction, les différences et les diversités accessoires et occasionnelles. Les idées sont par nature fermes, inflexibles, strictement limitées par opposition à la réalité, dont elles sont la cristallisation, et qui coule comme une rivière, toujours autre, infiniment diverse et multiple.

Il découle de ceci, que les idées elles-mêmes ne peuvent tranquillement rester constantes sans plus, elles doivent toujours changer, se transformer, se limiter autrement, être remplacées par d’autres et ainsi s’adapter à la réalité changeante.

Sans cesse, le flot des impressions et des expériences du monde ambiant pénètre dans l’esprit, s’y rassemble, s’y élabore, s’y distille, s’y généralise en idées, conceptions, jugements, pensées, sentiments, règles qui composent le contenu de la conscience, puis, qui peu à peu disparaissent dans l’inconscient et l’oubli. Si les nouvelles impressions s’harmonisent avec l’image déjà formée, parce que le monde extérieur revient toujours sous de mêmes formes, l’image de ce concept se maçonne toujours plus solidement et se pétrifie en une possession spirituelle intangible. Et elle ne se perd pas avec l’individu : dans l’habitation et le travail en commun, échange constant d’idées s’effectue ; la représentation du monde spirituel n’est pas une possession individuelle, mais collective. La propriété spirituelle, qu’une société a acquise en un certain temps est transmise à la génération montante : durant tout le temps où les conditions de vie restent inchangées cette génération retrouve toujours le système économique traditionnel de concepts et d’idées, l’idéologie qui s’harmonise avec le monde réel ; alors cette idéologie s’enfonce de plus en plus solidement et se fait de plus en plus indiscutable.

Mais, voici que le monde se transforme ; de par le travail humain même, la société est toujours modifiée, reçoit toujours de nouvelles formes ; de nouvelles impressions, de nouvelles expériences pénètrent dans l’esprit et ne se conforment pas à l’ancienne image du monde. Voici que l’esprit commence à construire à l’aide de fragments de l’ancienne propriété mêlées à de nouvelles acquisitions.

D’anciens concepts se transforment ou sont autrement définis, de nouveaux concepts se forment, des préjugés se modifient, de nouvelles conceptions, convictions se fixent ; un nouveau monde naît, plus ou moins rapidement, des fragments de l’ancien, qui s’adapte plus ou moins, et de la nouvelle expérience. C’est un tel processus qui s’effectue dans l’évolution des sciences naturelles et c’est pourquoi l’image que nous nous faisons de la nature, se renouvelle et se transforme toujours. Mais il y a cependant une différence, et la voici : ici, l’évolution, le développement n’a pas lieu parce que le monde lui-même s’est transformé, mais simplement parce que notre expérience du monde se transforme sans cesse, de par l’exploration de la nature de plus en plus poussée et détaillée. En outre, ce processus évolutif se développe plus tranquillement, plus consciemment et plus objectivement, parce qu’il se situe en dehors de la lutte sociale, en dehors des passions, en dehors de la vie miséreuse des masses, parce qu’il n’est pas l’affaire des masses, mais l’objet d’étude d’une petite caste.

Mais la société agit sur tous, c’est le monde véritable pour la majorité des hommes ; elle impose ses influences par une violence formidable à tous, car leur vie en dépend. Sur la société, c’est-à-dire, sur sa propre vie, chacun doit se faire des idées ; elles croissent spontanément, inconsciemment chez l’individu, quelquefois comme science objective, mais plus souvent sous forme d’images subjectives. Et la société, étant constamment en changement, le milieu actuellement se transforme avec une intense rapidité et il entraîne même les cerveaux les plus inertes et les plus obstinés. Dans la lutte interne, dans la bataille acharnée ou dans la tranquillité de la recherche intellectuelle, les pensées se révolutionnent, souvent, subitement, comme ensorcelées, quand les influences extérieures sont très fortes, souvent, cependant, lentement et d’une façon à peine perceptible. C’est dans ce processus de transformation permanente que s’effectue l’adaptation de la conscience à l’existence sociale.

Donc, si Marx nous dit que l’existence sociale détermine la conscience, cela ne signifie pas que les idées actuelles sont déterminées par la société actuelle. La réalité sociale actuelle est un élément, le monde des idées formé de la réalité précédente est un autre élément ; de ces deux éléments se forme la nouvelle conscience.

Le premier compose le facteur matériel, l’effet du monde matériel, le deuxième est le facteur spirituel, la possession des idées et images déjà existantes. C’est pour cela que les savants bourgeois, jugeant d’après l’aspect extérieur, pensent prouver ainsi la fausseté du matérialisme historique : ce n’est pas seulement la réalité matérielle qui détermine la pensée, mais les facteurs spirituelles sont aussi importants. En pensant ainsi, ils ne portent pas leur attention sur le fait que le monde actuel n’inscrit pas son image sur une feuille de papier blanc, mais que l’image abstraite de l’effet de tous les états précédents s’est fixée dans le contenu de la conscience : la conscience est déterminée par la somme des réalités passées et actuelles. Le concept bourgeois du contenu spirituel de la conscience part en quelque sorte d’une donnée, dont on n’a pas besoin d’indiquer l’origine plus en détail, de quelque chose qui a sa source dans la « nature » de l’esprit ou dans l’existence d’un être spirituel en dehors de l’homme. La conception marxiste part de la conviction, que le contenu de la conscience doit s’être formé à partir d’un effet, d’une influence du monde réel, et il en cherche l’origine dans les conditions de vie passées des hommes. Et il n’en est pas seulement ainsi pour la conscience ; aussi pour les autres qualités de l’esprit, dans les inclinaisons et les impulsions, dans les instincts et les coutumes, qui se cachent dans les profondeurs de l’inconscient et qui apparaissent comme une mystérieuse nature humaine innée, se manifestent les impressions héritées pendant des milliers d’années depuis les temps les plus reculés.

Cette relation entre l’esprit et la société fait comprendre les causes, qui, ainsi qu’on le dit le plus souvent, empêchent et ralentissent le processus de la révolution sociale. En disant ceci, nous n’avons pas seulement en vue le fait subjectif, que ce processus s’effectue plus lentement que ne le désirent ou le pensent les révolutionnaires éminents, mais aussi le fait objectif que la réalité actuelle détermine et régit tellement peu l’esprit de la majorité des hommes. C’est pourquoi nous parlons de la puissance de la tradition comme de la grande force qui empêche tout progrès. En observant le milieu actuel, ses luttes de classes, ses croyances, son idéologie, on rencontre toujours cette force gigantesque, et, sans elle, aucune explication n’est possible. En agissant ainsi, nous ne sortons cependant pas du marxisme, car chaque tradition elle-même est une réalité concrète, un morceau de la réalité, vivant dans les têtes humaines et déterminant leurs actes, agissant fortement sur autrui et ayant ainsi une grande influence sur les événements.

Ce qui en fait une tradition, ce qui est sa nature propre par opposition aux autres phénomènes spirituels, c’est le fait qu’elle est une réalité de nature purement spirituelle, dont les racines matérielles se trouvent dans le passé, une réalité qui ne vit que par le passé et qui ne trouve plus d’aliment dans le monde nouveau. Comme exemples, citons deux idéologies puissantes, qui règnent le plus fortement sur les esprits des ouvriers et les retiennent hors du socialisme : la religion et le nationalisme. Comment la religion est née du mode de production primitif et petit-bourgeois, comment, pendant sa croissance, elle a constamment changé de forme et d’aspect, comment elle a été l’expression d’organisations sociales, qui ont depuis ce temps perdu toujours plus leur base sociale, tout ceci a déjà été expliqué dans de nombreux ouvrages et articles. L’idéologie nationaliste se distingue de l’autre en ce qu’elle a ses racines dans le capitalisme et est pour la bourgeoisie une réalité vivante, donc une tradition encore plus jeune et plus fraîche, qui par cela même peut agir encore plus fortement sur les ouvriers.

Il peut paraître étrange, qu’une idéologie puisse encore se maintenir aussi longtemps après que la base qui la nourrie, son fondement, la réalité qui l’a créée a disparu depuis longtemps. Cependant il en est de même pour ceci que pour tout le spirituel chez l’homme ; non seulement elle continue d’exister avec une vie propre, comme la mémoire reste après l’impression et chaque image spirituelle après une série d’impressions ; mais aussi elle se renforce énormément de par l’influence spirituelle réciproque entre les hommes. De même que dans le cerveau les centres des organes des sens ne sont pas seulement touchés par les excitations extérieures mais aussi sont liés entre eux par des milliers de manières, s’influent mutuellement et créent ainsi une vie spirituelle de liaisons de pensée, qui s’effectue, en grande partie indépendamment des effets du monde extérieur – de même, dans la société, ce qui s’est formé un jour comme idées dans les cerveaux humains, agit comme une nouvelle force sur d’autres hommes. Le monde extérieur, qui influe sur nos esprits, ne consiste pas seulement des faits multiples de la vie et du milieu, mais aussi de tout ce que les autres nous ont dit, comme précipités de leurs expériences, et de ce qu’ils – ou d’autres générations – ont mis dans les livres. Comme le son d’abord subtil d’une corde ne résonne pleinement que grâce à la caisse de résonance, ainsi l’instruction des faits résonne sur nous comme un accord parfait du monde qui nous entoure. Les nouvelles idées, en harmonie avec la nouvelle réalité, sont propagées par ceux en qui elles sont nées, qui les premiers les ont entendues indistinctement et en ont distingué le nouveau ton ; leur forte résonance a réveillé les esprits plus jeunes et plus inertes, leur propagation les a réunies à l’influence directe de la vie et de l’expérience, et a conduit à une compréhension plus rapide de leur essence. De la même manière, l’ancienne idéologie se renforce par la même force et reste vivante ; par l’influence spirituelle des vieux aux jeunes, des anciens écrits sur la nouvelle génération l’ancienne vie des idées continue à résonner pendant un certain temps, même quand sa première cause matérielle a cessé. Mais si ceci dure un peu trop longtemps, elle doit périr, étant devenue un son inharmonieux.

Quand une nouvelle réalité, jour après jour, imprimera ses impressions dans l’esprit, et les fera pénétrer avec force dans les cerveaux, l’ancienne idéologie cédera et, toujours plus, l’esprit devra abandonner les anciennes opinions et diriger ses idées suivant les besoins de la nouvelle société. Quelquefois ceci a lieu lentement, quelquefois, avec hésitations et seulement à moitié chemin, mais cependant arrive finalement.

Car la propagation de la nouvelle idéologie puise continuellement une nouvelle force dans la réalité de la vie.

C’est ici que la rapidité du processus de révolution sociale joue un grand rôle. Dans les temps passés, alors que ce processus se développait lentement, les formes de pensée engendrées par la société se pétrifiaient en des dogmes rouillés. A des époques de transformations rapides, l’esprit est entraîné, il se fait plus souple et plus rapide, et se débarrasse des anciennes idées beaucoup plus rapidement. Les décades passées, pendant lesquelles le capitalisme et le prolétariat devaient mûrir jusqu’au plus haut degré d’évolution, ont apporté une stagnation ou un ralentissement dans le processus de révolution politique.

Dans cette période apparut un ralentissement du processus d’évolution spirituelle, surtout par opposition à la création rapide d’idées progressives pendant la période qui a précédé la révolution bourgeoise.

Les suites de cet état de choses furent, après la magnifique conception du marxisme, la rechute : les doutes révisionnistes, la naissance de la critique bourgeoise, dans une partie des milieux avancés, l’acceptation de dogmes rigides. Mais voici que commence une nouvelle période révolutionnaire ; et, sans doute, elle apportera également une révolution rapide des esprits, un fort renouvellement des idées, une gigantesque révolution intellectuelle.