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Special pages :
Le jour où Lénine est mort
Auteur·e(s) | Olga Bergholtz |
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Écriture | 1963 |
Il est entré dans ma conscience quand j’étais toute petite encore, lorsque je rêvais au Goujovo de Dounia, au temps de mon premier contact avec la feuille du chêne et le rocher solitaire de Lermontov, en ces temps, vagues comme l’aube, où fiction et réalité demeurent encore inséparables, où il suffit d’une allusion pour se fabriquer une légende et pour y croire.
La guerre contre Guillaume n’en finissait pas. Papa était au front. Il n’était plus revenu nous voir depuis l’unique fois où il nous avait apporté un casque. Nous commencions à l’oublier, à oublier de quoi il avait l’air. L’été était venu. Nous le passions en Finlande. Les aiguilles de pin et de résine grisaient l’air de leur souffle chaud. Il s’y glissait une odeur subtile de sable tiède, de bord de la mer, et les grandes personnes se chuchotaient d’alarmantes nouvelles ;
— À Petrograd, les fabriques ont manifesté…
— Il paraît que sur la perspective Nevski, surtout du côté de la Sadovaïa, c’était incroyable : rien que des drapeaux rouges ! Par milliers !
— C’est Lénine qui les mène !
— Toutes les usines marchent avec lui ! Les fonderies aussi bougent…
— Il est venu d’Allemagne en Wagon plombé!
— Seigneur ! Il risquait gros à traverser l’Allemagne en un pareil moment ! Quand on y pense…
— Vous croyez que ça l’aurait arrêté ? Il était bien trop impatient de rejoindre ses ouvriers de Petrograd !
Mon imagination, dès lors, se forgea la silhouette fabuleuse d’un Lénine intrépide, tout-puissant, derrière qui « marchaient » toutes les usines. J’avais souvent vu des torrents compacts jaillir des portes grandes ouvertes de la fabrique où travaillait mon grand-père. J’avais entendu la rumeur qui montait de cette multitude. Mais c’étaient toutes les usines maintenant, qui se mettaient en marche, qui suivaient Lénine, rien que Lénine, qui avançaient sans trêve ni repos. Emmenées par Lénine, les fonderies aussi bougeaient, ces fonderies dont, le soir, par les fenêtres de notre maison, on découvrait la lueur d’incendie grelottante et sinistre où l’on ne sait quoi de lourd, d’énorme, grondait et explosait si fort que cela s’entendait dans les pièces. Or voilà que cette chose qui roulait des tonnerres dans sa pourpre palpitante, voilà que cette chose aussi s’était ébranlée derrière Lénine… Lénine avait traversé l’Allemagne où régnait le Kaiser Guillaume aux moustaches terribles et dont le casque à pointe portait une aigle, cette Allemagne, patrie de millions de moustachus non moins épouvantables à qui Papa et tant de soldats faisaient la guerre. Mais Lénine n’avait pas eu peur de la traverser (et dans un wagon pas comme les autres : un wagon plombé!) parce qu’il était pressé de retrouver les ouvriers de notre Barrière Nevski, la fabrique de Grand-Père et l’usine Oboukhov de l’oncle Choura…
Puis jaillit dans ma mémoire cette nuit de terreur où je m’étais blottie contre Dounia, à cause d’une lumière éclatante qui avait rosi les fenêtres de ma chambre, signe qu’il y avait un incendie pas loin (je ne craignais rien tant que les incendies : j’en avais des frissons qui me glaçaient). Et Eudoxie, sans détourner son regard des vitres aux reflets d’aurore, m’avait serrée contre son flanc, en chuchotant : — C’est rien, Olga : c’est le commissariat qui brule… Mais qu’est-ce qu’ils ont encore, à la fabrique de ton grand-père, pour pas se tenir tranquilles ? Ça leur suffisait point d’avoir flanqué l’empereur par terre ? Il faut maintenant qu’ils mettent le feu aux commissariats ?… N’aie pas peur, ma jolie : c’est trop loin pour qu’on attrape des flammesses.
Pour des raisons que j’ignore, ce ne fut pas en février mais en octobre 1917, qu’on avait brulé le commissariat au coin de la perspective Palevski et de la perspective de Schluïsselbourg, là où devait se dresser plus tard la boutique à caramels du père Grégoire, l’humble profiteur de la Nep. Le matin suivant, nous étions sortis avec Maman. Les ruines fumaient encore. Sur la perspective de Schluïsselbourg, des camions passaient à toute vitesse, emportant des ouvriers en vareuses de cuir appuyés à leurs fusils et des matelots bardés de bandes de mitrailleuses, qui arboraient à la poitrine d’énormes rubans rouges gonflées par le vent.
À la Barrière Nevski, on ne parlait plus que de Lénine. Et son nom se mêlant à d’autres, sonores, terribles et magnifiques – « soviet », « représentant du peuple », « révolution » –, il apparaissait à mon enfance toujours plus formidable et toujours plus fabuleux.
Puis nous partîmes pour Ouglitch où j’allai à l’école. J’avais grandi, j’étudiais, et, comme tous les écoliers, je savais que Vladimir Ilitch Oulianov-Lénine présidait le Conseil des commissaires du peuple, qu’il était notre chef, que c’était lui qui expliquait comment il fallait battre Koltchak et tous ces méchants Blancs à cause de qui nous avions si faim, si froid, et nous n’avions plus de père. Il pensait tout le temps à nous, Vladimir Ilitch Oulianov-Lénine. Il s’occupait de nous tout le temps. Ah ! quelle confiance nous avions en lui !
Plus tard, sur la route d’Ouglitch à Pétrograd, la nuit, dans ce wagon de parias dont la moitié avait le typhus, m’étant réveillée à l’aube, j’entendis, par hasard, un vieux parler du Volkhovstroï [hydrocentrale électrique] qui allait inonder la Russie de sa lumière. C’est Lénine qui avait dit de le construire, ce Volkhovstroï. Puis, en 1920, dans notre vieille maison de bois à la Barriere Nevski, les premières ampoules électriques s’étaient allumées. On les appelait les « lampes d’Ilitch ». C’était une force sublime, redoutable aussi, parfois, c’était une lumière magnifique et bonne que le Lénine qui, depuis ma plus tendre enfance, pénétrait dans le cœur de ma génération. ÀÀ mesure que nous avions grandi, son image s’était faite plus humaine, plus proche du cœur, et notre amour pour lui était devenu profondément humain, quelque chose de naturel, de permanent, d’apaisant, telle la respiration pour l’homme qui se porte bien. Comme sa maladie nous a fait peur ! Avec le poète, nous répétions, nous balbutions, nous conjurions :
Une ombre a voilé le printemps :
« Bulletin du gouvernement »…
Non !
Impossible !
On refuse d’y croire ![Note du Traducteur 1]
À l’école, nous préparions une soirée pour le dix-neuvième anniversaire du Dimanche Sanglant de 1905[1]. On réglait la mise en scène. On répétait les morceaux de déclamation collective et les chœurs (nous devions chanter des airs révolutionnaires : Tornades ennemies, Martyrs d’un long bagne). Nous nous préparions comme si nous allions, pour de bon, combattre, nous aussi, sur les barricades.
Sur les pavés des barricades,
Pas de quartier pour les bourgeois !…
Dans nos bouches, ce n’était plus un chant : cela devenait un cri. Oh ! comme nous aurions voulu y monter, sur ces barricades ! Comme nous aurions voulu y mourir pour de vrai en acclamant la Révolution ! Le tonnerre des voiturettes à mitrailleuses, la flamme des incendies, la chaleur des feux de bivouac, la puanteur des petits poêles de fonte, les délires du typhus, ces années d’hier, de la guerre civile, où nous avions eu si froid et si faim, nous paraissaient maintenant un Age d’or. Nous avions oublié qu’après tout, nous l’avions faite aussi, la guerre civile, à notre façon. Et nous enviions ceux qui avaient eu la chance de naître à temps, afin de combattre, les armes à la main, pour la Révolution.
Nous prîmes notre revanche à la manifestation contre lord Curzon. Il nous avait menacés d’une nouvelle intervention [2] , c’est-à-dire de la guerre, de la faim, d’un autre hiver glacial dans Ouglitch. Nous nous en donnâmes à cœur joie ! L’école se vida net. Nous avions préparé une pancarte portant, en grosses lettres noires de guingois, la devise que toute la Barriere connaissait : « Le lord, on ira lui casser la gueule ! » Et notre charge s’était enfoncée fort habilement dans le flot des ouvriers des tissages, des fonderies et des filatures, un torrent chaud, hurlant, roulant sur les pavés un tonnerre de semelles, rugissant de toutes ses trompettes, houleux de pancartes et de drapeaux rouges. Du premier coup, nous avions attrapé le pas, comme des grands. Notre seconde B avait même eu la chance merveilleuse de se placer juste derrière un camion transportant un long cercueil noir. Un jeune ouvrier très beau, un ouvrier en chair et en os, vêtu d’un bleu de travail, s’agrippait à une perche énorme, traversant de biais le couvercle. Une andrinople était tendue le long des ridelles. On y lisait : « Nous enfoncerons un pieu dans le cercueil de la bourgeoisie mondiale ! »[Note du Traducteur 2].
Emportées par le raz de marée qui dévalait vers la ville, nous descendions la perspective de Schlusselbourg, le long des vieux ateliers lugubres de Sémianikovski, des maisons de bois, des baraques de planches. Des flammes de colère dansaient sur les visages maculés, suants, incrustés de poussière et de suie : les gens étaient descendus tout droit de l’atelier dans la rue. La chaussée sentait le cambouis, la poussière des filatures, les lourds relents de graisse des usines « Stéarine ». Du camion, comme on passait devant Sémianikovski, quelqu’un cria : « À bas les requins de l’impérialisme ! » Nous reprîmes en chœur : « À bas ! À bas ! À bas ! » Et nous chantions à pleine gorge, chacun cherchant à couvrir la voix de son voisin :
L’armée blanche et son baron noir refont un trône pour le tsar.
Mais, depuis la taïga jusqu’aux mers britanniques,
Il n’y a pas d’armée qui vaille l’Armée Rouge !
Hardi, l’Armée Rouge !
Dans tes poings calleux
Croise la baïonnette !
Au combat, nous tous,
Au combat à mort :
Hardi, c’est le dernier !
Nous chantions aussi En avant, camarade, au pas ! suivi par Le monde est inondé par l’océan des larmes, avec son refrain bouleversant sur le drapeau.
Rouge, couleur de la colère,
Rouge du sang des camarades…
Et bien d’autres chansons encore, et indéfiniment répétée, l’Internationale :
Debout, les damnés de la terre…
L’étonnant, c’est que chacun de ces airs avait cessé d’être un chant. Les mers britanniques et Au combat, nous tous ! étaient devenus la vérité vraie. Nous ne chantions pas : nous disions, nous exhalions ce que nous avions sur le cœur, nous tous, ouvriers, écoliers et les professeurs qui marchaient à nos cotés.
*
* *
Cet automne de 1941, où je revenais de dire adieu à ma grand-mère mourante, j’allais justement atteindre l’usine Sémianikovski et je venais de dépasser notre vieille école de briques, quand ce souvenir (non : une volonté ardente, toujours vivante, de mourir pour la Révolution), quand ce frémissement sacré de mon adolescence, pour la première fois éprouvé pendant la manifestation contre lord Curzon, déferla sur moi comme une lame, pour se fondre aussitôt dans mon nouvel état d’âme, dans cette volonté de résistance qui avait aboli la peur et où je me sentais infiniment libre. On ne pouvait pas être plus libre, pourtant ! Mais le sentiment de liberté ne cessait de grandir en moi, autour de moi, et de nouveaux souvenirs (de nouveaux revécus) naissaient, chaînon après chaînon, maillon par maillon… La manifestation (on ne les appelait pas encore, comme aujourd’hui, « démonstrations ») contre lord Curzon avait eu lieu en mai 1923. Lénine était déjà malade. Mais, quand vint janvier 1924, pendant que nous préparions la soirée commémorative du Dimanche Sanglant, il allait toujours plus mal, et les bulletins de santé laissaient prévoir le pire…
Non !
Impossible !
On refuse d’y croire !…
La mort de Lénine marqua pour notre génération une coupure : le passage direct de l’enfance à la jeunesse, presque sans transition, sans passer par cette période trouble et vague que l’on appelle adolescence. Nous vieillîmes soudain de plusieurs années, nous devînmes des adultes en ce jour de froid noir où notre quartier ouvrier, cette Barriere Nevski enneigée et engivrée, hurla à la mort de toutes les sirènes de ses fonderies, de ses filatures, de ses tissages, de toutes les usines qui s’étaient dressées à l’appel de Lénine et qui l’avaient suivi en 1917, tandis que les sifflets des locomotives s’étranglaient en sanglots lugubres. La Barrière Nevski se lamentait comme une veuve de la vieille Russie, comme une mère qui vient de perdre son enfant. Elle clamait son deuil à pleine voix, sans souci des témoins, sans souci de soi-même, interminablement, cette Barrière Nevski de poutres et de planches ensevelie sous son deuil et sous la neige du soir.
Trente-cinq ans après, je l’ai encore dans mon oreille, cette prodigieuse rumeur de funérailles. En ville, où il y avait des pâtisseries avec des gâteaux, sur la perspective Nevski où déambulaient les enrichis de la Nep, on devait moins l’entendre que chez nous où les usines se touchaient. Leurs sirènes avaient une autre voix que les matins ordinaires, quand elles sonnaient l’appel à tour de rôle. Ce jour là, leur clameur avait éclaté d’un coup. Au début, j’avais bien distingué la basse puissante de la Sémianikovski et le glapissement de la fabrique à Grand-Père. Puis tout s’était fondu dans un bourdon formidable. Debout avec mon amie Valia au milieu de notre cour enneigée, nous écoutions monter la sinistre clameur, et il me sembla soudain que ma poitrine se déchirait, qu’il y coulait un vent glacial, que l’air me manquait. J’étais moi-même devenue clameur, je me dissipais, je ne sais quoi m’aspirait, m’arrachait du sol. C’était comme une trompe gigantesque qui happait la cour, les tas de neige, la petite remise et la terre entière avec moi.
Oui, pensai-je, il en va ainsi sur toute la surface du globe. C’est la même clameur partout. Et les gens écoutent, immobiles, comme Valia et moi. J’éprouvais la même sensation qu’à la gare de Volga, quand nous rentrions à Petrograd. J'avais cessé d’exister par moi-même : un je-ne-sais-quoi de formidable et de frénétique hurlait sa douleur, et j’étais devenue ce gémissement universel où tout s’engloutissait. L’univers s’était pétrifié, et je m’étais soudée à lui, pétrifiée moi-même. Nous n’étions plus qu’un seul bloc de glace. Mais ce cri, cette paralysie de tout, c’était aussi un défi au monde. Parfaitement : un défi ! À ce degré de puissance, les sanglots de la Barrière sonnaient comme une menace ou, plutôt, comme un cri de victoire.
Elle dura longtemps, cette clameur tragique, un temps infini, me semblait-il. Puis elle s’apaisa peu à peu. Il n’y eut plus, pendant d’interminables secondes, que les sanglots perçants d’une locomotive d’usine dans une cour toute proche. Elle se tut aussi. Un silence total s’écroula sur la cour inondée de nuit. Et il nous assourdit. Nous restions au garde à vous, muettes. Je dis enfin :
— Valia, j’entre au Komsomol [Jeunesse communiste]. Tout de suite. Je n’ai pas l’âge, mais je demande une dispense. Grand-Mère est contre, à cause du bon Dieu, et Maman, parce qu’il y a des garçons. Je m’inscris quand même.
Valia Balkina, minuscule poupée brune, répondît à voix basse :
— Moi aussi…
Nous continuâmes de parler sans un geste, toujours au port d’arme :
— Valia, je vais te dire un secret terrible : je ne crois plus au bon Dieu. Depuis assez longtemps… Il n’existe pas, tu sais ?
— Je sais, répliqua Valia. Moi aussi, j’entre au Komsomol.
Un bonheur tout neuf, un peu effrayant, me coupait la respiration.
— Valia, dis-je, j’entre au Komsomol et je deviendrai une révolutionnaire professionnelle comme Lénine.
Un frisson me parcourut la colonne vertébrale. Ce n’était pas le froid de la nuit, mais un froid du dedans, le frisson du renoncement et de l’extase. Sans que mon intelligence y eut part, de tout mon être, de toute ma chair, de toute mon âme, je venais de comprendre que j’avais fait là un serment, un serment que je ne pourrais plus violer, car, de l’instant où je l’avais prêté, une vie nouvelle commençait pour moi, à laquelle je ne pourrais plus renoncer sous peine de cesser de vivre.
… Et ce qui, aujourd’hui encore, malgré toutes les amertumes, me donne la force de vivre une vie digne d’être vécue, de vivre de tout moi, c’est la conscience que je n’ai pas violé le vieux serment de mon adolescence, la conscience d’appartenir au parti qu’a scellé le nom de Lénine…
- ↑ Il s’agit de la manifestation des ouvriers de Saint-Petersbourg du 9 janvier 1905 , dirigée par le pope Gapone, qui fut violemment réprimée dans le sang. Cet événement marqua le début de la Révolution russe de 1905.
- ↑ En mai 1923, le ministre anglais des Affaires étrangères, Lord Curzon, présenta, au nom du gouvernement anglais, un ultimatum au gouvernement soviétique, exigeant de ce dernier une renonciation « à la propagande et aux actes hostiles », une réparation pour la condamnation d’espions anglais, etc., et menaçant de prendre les mesures plus « énergiques » contre la République des Soviets.