Le fascisme en tant que mouvement de masse

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Le remarquable essai d'Arthur Rosenberg, publié pour la première fois en 1934, est probablement l'analyse historique la plus incisive des origines du fascisme réalisée par la gauche révolutionnaire dans l'entre-deux-guerres. Contrairement à la ligne officielle du Comintern selon laquelle le fascisme incarnait le pouvoir du Capital financier, Rosenberg considérait le fascisme comme un descendant des mouvements de masse réactionnaires du dernier dix-neuvième siècle. Ces mouvements englobaient un nouveau type de nationalisme ultra-patriotique, raciste et violemment opposé à la gauche, et préfiguraient le fascisme sous tous ces aspects. La particularité des fascistes italiens et allemands n'était pas tant leur idéologie (un pastiche de motifs qui s'inspiraient des traditions antérieures de la droite conservatrice et radicale) que l'utilisation de Stoßtruppen[1] pour mener la lutte contre la démocratie de manière plus décisive et plus meurtrière. Après le vaste balayage historique dans la première partie, l'essai se penche sur les facteurs propres aux situations italienne et allemande respectivement, soulignant à la fois le rôle des autorités existantes dans l'encouragement des fascistes et la séduction de classe plus large qu'inspirent les partis fascistes eux-mêmes, au-delà de toute restriction supposée à la classe moyenne ou à la « petite bourgeoisie ».

Introduction de la revue Historical Materialism

I. Précurseurs et pogroms[modifier le wikicode]

L'histoire touchante de Hitler et de ses six premiers disciples, l'histoire de la façon dont ils ont fondé ensemble le Parti et comment ces sept hommes sont devenus d'abord un million, puis 6 millions, puis 30 millions, 40 millions, le peuple allemand tout entier, fait partie de l'inventaire permanent des discours nationaux-socialistes. Derrière Mussolini, il y a une histoire similaire. Mais de même que les qualités grandioses et imposantes du Duce dépassaient celles de sa pâle imitation le Führer, de même la fondation de son parti dépassait celle de Hitler en pure majesté. Le premier congrès des fascistes italiens, qui se réunit le 23 mars 1919 dans les locaux de l'École de commerce de Milan, ne compte pas moins de 145 participants. Mais là encore, l'ascension est vertigineuse: de ces 145 individus, on passe à des milliers, puis à des millions et enfin, si l'on en croit les porte-parole et les statisticiens officiels, à la nation italienne tout entière.

Cette expansion, d'une petite poignée à un mouvement de masse de millions de personnes envahissant des nations entières, est en effet déroutante. Non seulement les partisans du fascisme, mais aussi nombre de ses opposants, ont eu le sentiment d'être confrontés à une énigme. Beaucoup de ceux qui allaient écrire sur le fascisme avaient entendu parler, à un moment ou à un autre, de sociologie ou de la « théorie des classes » du marxisme. C'est ainsi qu'a commencé la recherche de cette classe ou, plus vaguement, de cette couche de personnes qui a rendu ce miracle possible. Malheureusement, la théorie des classes sociales n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît à première vue. N'importe qui, assis devant un piano, peut se mettre à taper sur les touches, mais cela ne fait pas de lui un musicien. De même, jongler avec les classes sociales ne constitue pas une analyse sociale, et encore moins une analyse marxiste. Les dilettantes de la sociologie sont généralement arrivés à la conclusion que la classe mystérieuse qui a aidé Hitler et Mussolini à prendre le pouvoir était la petite bourgeoisie. Le marchand de légumes Fritz Schulz est devenu une véritable puissance démoniaque. D'une main, il tenait la classe ouvrière en échec et, de l'autre, le capitalisme. Schulz est l'incarnation même de l'Allemagne et le maître du nouveau siècle. En tant que personne, Schulz peut être un véritable héros, il peut avoir gagné toutes les distinctions possibles de la guerre grâce à son rôle dans les tranchées, et il peut être le champion de son quartier. Mais il ne s'agit pas ici de Schulz en tant que personne, mais de Schulz le marchand de légumes, le petit-bourgeois.

Il y a eu une période dans l'histoire de l'Europe où la petite bourgeoisie en tant que classe, c'est-à-dire les maîtres-artisans et les petits commerçants organisés dans leurs guildes respectives, a effectivement joué un rôle majeur dans la vie économique et la production. C'est ce qu'il s'est passé à la fin du Moyen-Âge. À cette époque, il n'y avait ni prolétariat ni capitalisme au sens moderne du terme. C'était l'âge d'or du maître de guilde. Mais pas une seule fois à cette époque, alors que les maîtres de corporation avaient tous les atouts en main, économiquement et idéologiquement, ils n'ont réussi à gouverner l'une des grandes nations européennes. En Allemagne, il est vrai, les guildes ont exercé le pouvoir dans un certain nombre de villes, mais à l'échelle nationale, elles vivaient dans une soumission misérable aux nobles de la campagne. Et là où les villes elles-mêmes émergent comme de véritables puissances politiques et militaires, comme dans la Hanse, le leadership n'est pas entre les mains des maîtres-artisans, mais entre celles des grands marchands. À partir du XVIe siècle, chaque nouvelle génération européenne a vu le poids social de la petite bourgeoisie se réduire davantage. Ainsi, il y a cinq cents ans, lorsque la production artisanale rencontrait un sol fertile et que le travail manuel non mécanisé constituait la source principale de toutes les valeurs, la petite bourgeoisie était, même à l'époque, trop faible pour conquérir le pouvoir politique. Et aujourd'hui, à l'ère de la production à la chaîne, de l'avion et de l'électricité, comment ce petit-bourgeois est-il soudain devenu invincible simplement parce qu'il porte une chemise brune ou noire, et qu'Hitler et Mussolini lui crient dessus ? Autant dire qu'une bougie de cire bien allumée donne plus de lumière que la plus puissante des lampes électriques.

Plus d'un critique contemporain voit les causes du fascisme non pas tant dans la petite bourgeoisie que dans la jeunesse, ou même dans les deux forces à la fois. La théorie de la jeunesse comme base du fascisme est encore plus remarquable que celle de la petite bourgeoisie. La distinction entre les jeunes et la génération plus âgée existe depuis que l'humanité existe et continuera d'exister tant que des êtres de notre constitution habiteront la planète. Pourtant, la jeunesse en tant que telle ne s'est jamais constituée en mouvement politique, car toutes les formes spécifiques sous lesquelles l'humanité en tant que telle est divisée en son sein sont également des formes qui divisent la jeunesse. Est-il concevable qu'un jour les fils des directeurs de banque décident de s'unir aux fils des ouvriers mécaniciens pour détruire ensemble tous les privilèges dont jouissent les directeurs de banque et toutes les organisations d'ouvriers mécaniciens, et pour fonder sur leurs ruines la brillante « Ligue de la jeunesse » fasciste ?

Le débat sur les théories du fascisme n'est pas simplement un passe‑temps pour les personnes qui s'assoient à leur bureau et spéculent sur la sociologie. En réalité, il s'agit d'une affaire âpre et sérieuse, d'une importance pratique et politique extraordinaire pour la classe ouvrière. Si l'on veut abattre son ennemi, il faut d'abord le connaître avec précision. Les explications fantasmatiques et totalement illogiques qui circulent à propos du fascisme ont créé chez les démocrates et les Socialistes l'étrange conviction qu'il y a quelque chose de tout à fait irrationnel chez leur principal ennemi - quelque chose qui défie l'argumentation. L'émergence du fascisme est alors comparable à un phénomène naturel, par exemple à un tremblement de terre, une sorte de puissance élémentaire qui jaillit du cœur des hommes et ne tolère aucune résistance. Il n'est pas rare que les fascistes eux-mêmes promeuvent de telles conceptions, en particulier en Allemagne, où ils proclament que le règne de la raison et de la logique mécanique est désormais terminé, qu'aujourd'hui les émotions et les instincts primaires de la nation sont à nouveau suprêmes. Parfois, les Socialistes et les démocrates pensent en avoir fini avec les opposants politiques habituels, mais ils désespèrent de pouvoir endiguer les assauts d'une « nouvelle religion ». On cherche avec angoisse les moyens de repousser l'offensive fasciste. On se casse la tête à réfléchir aux moyens de vaincre ou au moins de neutraliser ce petit-bourgeois qui est soudain devenu l'arbitre du destin de nations entières. On veut adapter le niveau de son propre parti et de son propre mouvement à celui des jeunes. Malgré tout, ces personnes doutent parfois qu'il soit possible de résister au nouveau cataclysme politique. Les fascistes exploitent astucieusement ce climat de panique, comme ils l'ont fait notamment lorsqu'il est apparu parmi les partisans démocrates et socialistes après les élections allemandes de 1933. Cette démoralisation a pour but de permettre à n'importe quel politicien réactionnaire plus ou moins en faillite de renverser les conceptions les plus enracinées de la liberté et les organisations ouvrières les plus solides, simplement en revêtant une chemise de couleur, en entraînant une bande de jeunes immatures et en prononçant des discours publics sur les « droits de la jeunesse » et sur la « rédemption nationale ».

Aujourd'hui, il est plus que jamais nécessaire que les travailleurs ne se laissent pas désorienter et démoraliser. Lorsque le brouillard que le fascisme crée dans tous les pays se dissipe, on aperçoit en arrière-plan une silhouette tout aussi familière. Ce personnage n'est bien sûr ni merveilleux ni mystérieux, il n'apporte pas de nouvelle religion et encore moins d'âge d'or. Il n'est issu ni des rangs de la jeunesse, ni de la masse de la petite bourgeoisie, même s'il sait parfaitement les tromper. C'est le capitaliste contre‑révolutionnaire, l'ennemi juré de tous les travailleurs conscients de leur classe. Le fascisme n'est rien d'autre qu'une forme moderne de la Contre‑Révolution bourgeoise‑capitaliste portant un masque populaire. À proprement parler, il n'est pas tout à fait correct d'appliquer le même terme de « fascisme » à des mouvements aussi différents que le parti de Mussolini en Italie et le parti de Hitler en Allemagne. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler que la pierre angulaire de l'idéologie nazie, la question juive et raciale, n'est pas du tout pris en compte par le fascisme italien. Cependant, la terminologie politique habituelle d'aujourd'hui qualifie de « fascistes » tous les mouvements contre‑révolutionnaires capitalistes, dès lors qu'ils acquièrent un caractère de masse et qu'ils s'appuient simultanément sur une force de parti active spécifiquement entraînée à la guerre civile.

Depuis l'apparition de la forme moderne de production, le capitalisme a dominé tous les pays civilisés. Cependant, il n'est pas difficile de voir que la classe capitaliste n'a jamais été en mesure d'imposer sa volonté à la masse du peuple directement par sa propre violence. C'est une idée comique d'imaginer les propriétaires d'usines et les banquiers prendre les armes et soumettre le reste de la population avec des fusils et des sabres. L'ancienne aristocratie féodale pouvait encore gouverner en s'appuyant sur sa propre puissance physique. Au Moyen-Âge, les chevaliers en armure étaient en effet supérieurs aux autres classes de la population en termes de force militaire. De même, dans un pays où le pouvoir est entre les mains de la masse des travailleurs ou des paysans, l'exercice de la force physique sera directement entre les mains de la classe dirigeante.

En revanche, les capitalistes sont contraints de gouverner indirectement. De même qu'ils ne martèlent pas et ne forgent pas leurs propres marchandises, et qu'ils ne se tiennent pas derrière le comptoir pour vendre ces marchandises à leurs clients, ils ne peuvent pas constituer eux-mêmes leur propre armée, leur propre police et leur propre électorat. Ils ont besoin d'assistants et de serviteurs pour produire, vendre et gouverner. Dans chaque pays, les capitalistes ne gouvernent que tant que des secteurs décisifs de la population se sentent en harmonie avec leur système, sont prêts à travailler pour eux, à voter pour eux, à tirer sur d'autres en leur nom, tout cela avec la conviction que leurs propres intérêts exigent la préservation de l'ordre économique capitaliste.

Les assistants et les serviteurs qui, consciemment ou non, travaillent pour le compte du capitalisme dans l'Europe d'aujourd'hui sont aussi nombreux que variés. Tout d'abord, dans presque tous les pays où le système capitaliste prévaut, il s'est accommodé, sous une forme ou une autre, de représentants de l'ordre féodal traditionnel, pré-capitaliste. La monarchie et la noblesse, l'Église et l'Armée, ainsi que la haute bureaucratie ont toutes évolué depuis la période féodale jusqu'à l'époque capitaliste moderne. Au début, bien sûr, la bourgeoisie a dû établir ses prétentions au pouvoir contre l'aristocratie d'une manière révolutionnaire. Elle s'est présentée comme le représentant de la nation toute entière dans la lutte de celle-ci contre une minorité féodale privilégiée. Elle a rassemblé toutes les couches moyennes et inférieures sous sa bannière et a ainsi contraint les seigneurs féodaux à capituler. Mais dès que la victoire a été remportée dans cette lutte, les capitalistes ont rapidement cherché un compromis avec les éléments féodaux, afin de présenter avec eux un front commun contre les aspirations démocratiques et même socialistes de la masse des pauvres. De la tradition féodale sont nées les idéologies de l'autorité, de la discipline, des vertus et des formes de vie militaires, qui sont si cruciales pour comprendre le fascisme.

De même, la couche des intellectuels est sorti de l'ancien ordre féodal pour entrer dans la période bourgeoise moderne. Elle s'est résignée à la nouvelle forme de société exactement comme elle s'était résignée auparavant à l'aristocratie. Mais comme l'intellectuel n'est pas directement impliqué dans le processus de production, qu'il ne crée pas lui-même de la plus-value, mais qu'il ne fait que vivre de la plus-value, et ce, indirectement, il conserve une position particulière [Sonderstellung], même sous le capitalisme. En général, il est tout à fait convaincu qu'il représente non pas les intérêts commerciaux des capitalistes, mais les intérêts généraux de la nation: Cependant, comme la propriété privée est « malheureusement » essentielle à la prospérité de la « nation », l'intellectuel européen moyen se voit contraint de soutenir le capitalisme et de rejeter le socialisme - à contrecœur, cela va sans dire. Parce que l'intellectuel est professionnellement impliqué dans la représentation des intérêts « généraux » et des conceptions « générales », il est particulièrement bien placé pour extraire de la réalité amère de la lutte des classes la bouillie sucrée du sacrifice-de-soi patriotique.

Enfin, en dessous des capitalistes dans la pyramide sociale, se trouvent les paysans et les artisans. Leur poids social varie d'un pays à l'autre en fonction des conditions particulières de développement. Encore inférieure dans l'échelle, au plus bas, se trouve l'énorme armée des salariés. Ils sont tous plus ou moins sensibles aux charmes du capital. Cela n'est pas seulement vrai pour les paysans et les artisans. En Allemagne, même avant l'arrivée au pouvoir de Hitler, une proportion significative de salariés [Arbeitnehmer] votait pour les partis bourgeois, et en Angleterre, même aujourd'hui, une partie importante de la classe ouvrière soutient les Conservateurs. Il s'ensuit que la dynamique politique des pays capitalistes des XIXe et XXe siècles a toujours été extrêmement complexe. L'équilibre particulier de la société capitaliste a toujours dépendu d'une multiplicité de forces distinctes et apparemment opposées.

Les grands mouvements de masse bourgeois de l'histoire européenne la plus récente appartiennent à deux types spécifiques: les libéraux et les anti‑libéraux. Le fascisme est l'exemple le plus récent de cette seconde catégorie de mouvements de masse bourgeois anti-libéraux. Le libéralisme bourgeois du XIXe siècle était fondé sur la libre concurrence. Il exigeait la liberté et la paix. En politique intérieure, la « liberté » signifiait la suppression de la contrainte étatique, et surtout une autonomie économique élargie qui déléguait à l'État le rôle notoire de gardien de nuit. Le libre-échange et la paix étaient les compléments de ce système en politique étrangère. Ils promettaient à l'humanité un âge d'or où, pour la première fois, le libre jeu des forces économiques pourrait se déployer sans entrave sur toute la surface du globe. Cet évangile libéral de « liberté, libre-échange et paix » a inspiré les masses populaires, les classes moyennes et souvent même les travailleurs. En Angleterre, le libéralisme a dominé les années qui ont suivi la réforme électorale de 1832 - d'abord sans contestation, ou presque, jusqu'en 1866, puis jusqu'à la Guerre mondiale, en alternance et en concurrence avec un parti conservateur restructuré. En Allemagne, il a attiré la masse de la population de 1848 à 1878 environ - ensuite, jusqu'à la guerre, il a bénéficié du soutien d'une minorité. Il est clair qu'en Allemagne, le libéralisme n'a jamais pu s'épanouir aussi facilement qu'en Angleterre. Sa brève domination n'a jamais été fondée sur sa propre force; au contraire, il a dû se contenter des miettes de pouvoir politique que lui jetait la monarchie féodale. En France, l'ère libérale a duré de 1830 à 1848, sous le monarque bourgeois Louis‑Philippe. Vient ensuite la période de la dictature de Napoléon III, qui dure jusqu'en 1870 et à laquelle succède à nouveau la République libérale, qui a manifestement du mal à se maintenir face aux assauts des mouvements anti-libéraux des décennies précédant la guerre. Dès sa création, la monarchie italienne a eu l'apparence d'un État libéral, mais derrière cette façade se cachaient toutes sortes d'autres forces qui n'avaient rien de libéral. En Russie, dans la période précédant la guerre, la bourgeoisie professe également le libéralisme. Bien entendu, sous le tsarisme, son pouvoir politique était encore plus ténu que l'influence dont jouissaient ses homologues en Allemagne.

Dans tous les grands pays européens mentionnés ci-dessus, le libéralisme a rencontré d'autres tendances qui partageaient naturellement avec lui son soutien ferme à la forme d'économie capitaliste, mais qui voulaient n'avoir rien à voir avec les principes libéraux. Ces tendances rejetaient le rôle purement « veilleur de nuit » de l'État et exigeaient à la place une forte intervention de l'autorité publique dans la vie économique. Au libre-échange libéral, elles opposaient le protectionnisme, au pacifisme libéral, un impérialisme agressif. Elles se souciaient peu de l'harmonie internationale et plaçaient la « nation » au-dessus de tout. Elles rejetaient les notions démocratiques d'égalité et mettaient plutôt l'accent sur les formes traditionnelles de hiérarchie. Elles aspiraient à être purement autochtones [bodenständig] et cherchaient à restaurer le respect de l'autorité.

Le contexte économique de ce passage du libéralisme à un nouveau conservatisme autoritaire est, comme on l'a compris il y a quelque temps, une transformation interne du processus de production capitaliste. Le capitalisme est passé de la période de la libre concurrence à la nouvelle ère des entreprises géantes massivement concentrées avec leur volonté de monopole. Ce nouveau capitalisme monopolistique isole sa sphère économique nationale par des tarifs protecteurs. Il recourt à la violence et à l'expansion territoriale pour tenter de conquérir de nouveaux pays à des fins d'exploitation. L'idéologie sédentaire et pacifiste de l'ère libérale lui semble tout à fait inutile. Il exige l'autorité, le centralisme et la violence.

Ce sont précisément les plus grands et les plus puissants capitalistes, les propriétaires des entreprises monopolistiques géantes et des institutions financières qui leur sont liées, qui ont été les premiers à abandonner le terreau du libéralisme et à se tourner vers les nouvelles méthodes impérialistes. La grande majorité des petits et moyens capitalistes est restée plus longtemps fidèle à la tradition libérale. Pour s'emparer du pouvoir d'État, les capitalistes opposés au libéralisme sont obligés de s'allier à d'autres secteurs de la population. Les dirigeants les plus astucieux du nouvel impérialisme parviennent à surpasser les libéraux et les démocrates bourgeois dans leur démagogie. Parfois, sous le slogan de la défense nationale des pauvres, ils combattent même les « intérêts monétaires étroits » du libéralisme. Il ne fait guère de doute que le fascisme moderne appartient à ce type et qu'il a développé à la perfection la propagande nationaliste caractéristique de ce type de politique.

En Angleterre, c'est le Parti Conservateur, rénové par Benjamin Disraeli sur des bases impérialistes, qui a accordé le droit de vote aux travailleurs urbains en 1867, afin de les éloigner du libéralisme. Le résultat fut qu'en 1874, les Conservateurs obtinrent pour la première fois une majorité à la Chambre des Communes, grâce au soutien électoral qu'ils reçurent des travailleurs. En Angleterre, sous Disraeli et, plus tard, sous Chamberlain, les Conservateurs étaient soutenus par l'essentiel de l'aristocratie, les grands financiers de la City, les propriétaires de l'industrie lourde, la grande masse de l'intelligentsia et des sections importantes de la classe ouvrière industrielle. Tous ces éléments étaient rassemblés derrière le slogan de la « grandeur nationale ». D'autre part, de larges couches du petit et du moyen capital, de la petite bourgeoisie et même des campagnes sont restées fidèles aux idéaux libéraux. En France, la droite est financée, après 1871, par les grandes banques et l'industrie lourde. La « droite nationale » française proclame le revanchisme, c'est-à-dire l'idée d'une guerre victorieuse de revanche contre l'Allemagne pour restaurer « l'honneur national » de la France perdu à la bataille de Sedan. Une tentative générale est faite pour faire revivre les traditions militaristes et monarchistes du passé. La noblesse et l'Église se mettent au service de ce mouvement patriotique. La République libérale est dénoncée comme « lâche » et « anti‑patriotique », et l'on aspire à la dictature d'un rédempteur national. Dans les années 1880, ce rôle est dévolu au général Boulanger, qui, comme le montrent les sondages, bénéficie temporairement du soutien de la majorité des Français. Au tournant du siècle, la République française est à nouveau sérieusement confrontée à la menace d'un coup d'État[2] militaire bénéficiant d'un certain soutien populaire. La droite française s'appuie sur les classes supérieures de la société française, sur des sections de la petite bourgeoisie et sur des groupes d'ouvriers qu'elle a dupés, tandis que les ouvriers socialistes et de larges masses de la petite bourgeoisie luttent passionnément pour le républicanisme et pour la démocratie.

En Allemagne, après 1878, les libéraux à l'ancienne perdent leur majorité au Reichstag[3]. L'industrie lourde se tourne vers le protectionnisme et développe un programme d'expansion coloniale, militaire et navale en accord avec l'aristocratie. L'intelligentsia s'inspire de la discipline militaire et de l'esprit prussien. La démocratie est une intrusion méprisable et « non germanique ». Le Lebensideal[4] bourgeois est modelé sur la figure de l'officier de réserve. Après 1878, dans les régions protestantes d'Allemagne, les masses rurales sont adeptes du Parti Conservateur (DKP)[5]. De même, des pans entiers de la petite bourgeoisie basculent vers la droite. L'industrie lourde et ses laquais intellectuels ont transformé les anciens Nationaux‑Libéraux de manière si radicale que, du « libéralisme », seul le nom a survécu. La bannière libérale est léguée aux mains fatiguées des purs libéraux. Lors des élections au Reichstag de 1887, sous la direction de Bismarck, les Conservateurs et les Nationaux‑Libéraux liés à l'industrie lourde obtinrent ensemble la majorité. Certes, la social-démocratie se développe rapidement sous Guillaume II, mais le libéralisme à l'ancienne est désormais tellement émasculé qu'au Reichstag, les Nationaux‑Libéraux et le Parti Catholique du Centre disposent d'une solide majorité. Ainsi, en Allemagne comme en Angleterre et en France, le dernier tiers du dix-neuvième siècle et le début du vingtième siècle ont vu le recul du libéralisme traditionnel et son remplacement par des forces plus récentes, nationalistes/impérialistes. En Allemagne aussi, les impérialistes ont formé une alliance avec l'Armée, l'Église et l'intelligentsia. Cependant, avant 1914, l'Allemagne n'a pas connu de grand mouvement de masse nationaliste unifié; les différentes ailes du nationalisme allemand sont restées divisées. La raison n'en est pas difficile à comprendre. Le régime du Kaiser était si fort qu'il pouvait survivre sans le soutien des votes populaires et des majorités parlementaires. Il suffisait que l'impérialisme national [der nationale Imperialismus] en Allemagne puisse contrôler le régime impérial - sur cette base, il pouvait obtenir tout ce qu'il voulait, et il pouvait se permettre de se passer de la tracasserie des campagnes démagogiques pour gagner des votes et ainsi de suite. Les classes dirigeantes de l'Allemagne impériale n'avaient pas besoin de l'expédient [die Mittel][6] de la démocratie dans la même mesure que les classes supérieures de France et d'Angleterre à l'époque. La tentative de l'aumônier de la Cour Stöcker de rassembler un mouvement de masse populiste, anti-libéral et anti-socialiste dans les villes a été découragée par le gouvernement impérial lui-même. En effet, un tel mouvement aurait contraint les cercles dirigeants allemands à faire des concessions aux « masses avides », et ils n'étaient pas enclins à une telle politique. Le Kaiser et le Grand Capital se sentaient plus en sécurité avec la protection de la Garde de Potsdam qu'avec les bonnes grâces des congrégations de masse de Stöcker.

Ce jeu de forces bourgeoises libérales et anti-libérales, qui a largement façonné le développement de l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne de 1871 à 1914, semble absent de la période correspondante de l'histoire italienne. Mais ce n'est qu'une apparence. Les différentes tendances décrites plus haut étaient présentes ici aussi. Ici aussi, le libéralisme à l'ancienne est progressivement repoussé par l'impérialisme du Grand Capital [großkapitalistischen Imperialismus] qui, dans la décennie précédant la guerre, a conduit directement à la guerre de Tripolitaine de 1911-1912 et à un engagement actif dans les Balkans. Un nationalisme exacerbé a dirigé ses attaques les plus vives contre l'Autriche, exigé l'émancipation de ses frères italiens « non rachetés » de Trente (Trentino) et de Trieste[7], et a cherché par tous les moyens à rattraper les superpuissances plus prospères de l'Europe du Nord. Cependant, la politique officielle de l'Italie était complètement immergée dans le marécage de la corruption semi-féodale, dont le terreau se trouvait dans les districts arriérés du centre et du sud de la péninsule. Les forces sociales réellement actives du pays n'ont trouvé dans son système parlementaire aucune expression ou seulement une expression très imparfaite. En Russie également, juste avant la Guerre mondiale, la grande bourgeoisie s'est ralliée à l'impérialisme et s'est préparée à la conquête de Constantinople et à d'autres projets rapaces formulés par les ministres du Tsar. C'est aussi l'époque où les agents de police du Tsar tentent de créer un mouvement de masse fidèle au Tsar pour faire contrepoids à la Révolution. Ils ont acheté la lie du lumpen prolétariat avec de l'alcool et de l'argent et ont créé des syndicats « russes » dirigés par la police pour remplacer les syndicats socialistes interdits. Cependant, la Russie a connu un important mouvement de masse, l'Union des « Vrais Peuples Russes » ou « Cent-noirs », qui s'est couvert de gloire avec les pogroms qu'il a déclenchés.

Dans les deux parties de l'Empire austro-hongrois, c'est le libéralisme qui domine initialement la Constitution de 1867. Les ainsi nommés « libéraux hongrois » appartenaient clairement à une catégorie à part. Ils étaient issus de l'aristocratie foncière et de la bourgeoisie riche, et ils réprimaient la grande masse du peuple avec une violence inégalée. Le libéralisme hongrois n'avait donc pas besoin, à proprement parler, de passer à des méthodes spécifiquement impérialistes. Le régime politique brutal de la Hongrie a été enveloppé dans le manteau d'un nationalisme magyar sauvagement surexcité.

Dans un premier temps, au cours de la décennie qui suit 1867, l'Autriche est dominée par un libéralisme classique, comparable au libéralisme allemand contemporain. Mais vers la fin des années 1870, ce libéralisme régnant s'est effondré en Autriche également. En effet, jusqu'à la fin, la féodalité des Habsbourg a fait bon ménage avec les capitalistes de l'industrie lourde et de la finance. Les entreprises qui fournissaient à la monarchie danubienne des armes et des prêts financiers étaient inconditionnellement fidèles à l'Empereur et suffisamment puissantes pour autant qu'elles aient recours à l'escalier de service nécessaire à Vienne. L'influence de la moyenne bourgeoisie libérale d'origine allemande est systématiquement repoussée en Autriche. Soutenu par une petite bourgeoisie monarchiste et par l'Église catholique, Lueger fonde le parti de masse du Socialisme Chrétien. C'est un agitateur et un organisateur de masse hors pair. Il obtient la majorité à Vienne, se fait élire maire de la capitale impériale et devient finalement le chef de la faction la plus puissante du parlement autrichien, dont le régime impérial dépend en permanence. Lueger est le chef de file des « hommes du peuple » [der kleinen Leute][8]. Le Capital financier n'a pas de liens directs avec son parti. Mais à la fin de sa vie, Lueger est devenu l'un des principaux partisans de la monarchie des Habsbourg, dont l'existence était à son tour décisive pour la fortune des grandes entreprises. Il s'agissait d'un jeu avec une répartition claire des rôles - Lueger et son parti populiste, le Kaiser et ses ministres aristocrates, et les grands banquiers viennois partageaient tous fondamentalement les mêmes buts.

Les intellectuels allemands qui vivaient en Autriche, en particulier les plus jeunes, étaient profondément insatisfaits de leur position sociale dans la génération d'avant la guerre. Avec envie, Ils regardaient avec nostalgie de l'autre côté de la frontière, vers l'Allemagne impériale où, sous la domination des Hohenzollern, les jeunes étudiants ont pu participer à l'effort de l'Allemagne pour devenir une puissance mondiale. En Autriche, cependant, le régime favorisait généralement les slaves au détriment des Allemands de souche. En outre, l'intelligentsia chrétienne se sentait menacée par la vive concurrence des nombreux intellectuels juifs. La jeunesse allemande d'Autriche ne se serait mise au service d'un impérialisme « national » de grande puissance que trop volontiers, mais le régime n'en n'avait cure. Le régime autrichien était tout sauf nationaliste allemand [deutschnational] et la haute finance autrichienne encore moins. C'est ainsi que la jeunesse d'origine allemande qui vivait en Autriche commença à développer des sentiments d'abandon et d'exclusion, du moins certaines fractions d'entre elle. Leur nationalisme allemand et leur haine de tout ce qui n'est pas allemand étaient d'autant plus virulents. Le phénomène remarquable d'une couche entière de jeunes universitaires allemands qui, dans les années précédant 1914, se sentaient membres d'une nationalité soumise et opprimée était, bien sûr, inconcevable dans l'Allemagne wilhelminienne, avec ses clubs d'étudiants et ses officiers de réserve. Mais ce « type » existait en Autriche dans les cercles d'étudiants pangermanistes et germano-nationalistes. Leur romantisme national et leurs haine nationale frénétique avaient déteint sur certains jeunes petite-bourgeois et ouvriers. C'est dans ce contexte qu'Adolf Hitler est arrivé en Allemagne et, dans les nouvelles conditions qui y prévalaient après 1918, il n'avait certainement pas besoin de leçons de nationalisme.

Un nationalisme démagogique cherche spontanément un objet à travers lequel il peut démontrer quotidiennement sa propre supériorité et sur lequel il peut laisser libre cours à ses sentiments de vengeance. Les Blancs pauvres des États du sud de l'Amérique détestaient les Noirs. Mais en même temps, ils avaient besoin d'eux, car sans leur persécution des Noirs, ils ne pouvaient pas développer leurs propres instincts. Il en allait de même pour les Turcs à l'époque où Abdul Hamid[9] maltraitait la population arménienne. La jeunesse allemande de Bohême se trouvait dans une position de force égale vis-à-vis des Tchèques, et les jeunes nationalistes tchèques rendaient la pareille aux nationalistes allemands. Cependant, un objet particulièrement utile et commode pour un tel instinct, c'était les Juifs. Dans les mouvements de masse anti‑libéraux et nationalistes de l'Europe d'avant-guerre décrits ci-dessus, la question juive jouait un rôle extraordinairement important. Le lumpenprolétariat russe pouvait être aussi facilement monté contre les Juifs que certains intellectuels et éléments de la classe moyenne en Europe Centrale.

L'Union des Vrais Peuples Russes se nourrissait essentiellement d'une agitation haîneuse contre le Juif. Lueger a construit son Parti Chrétien-Social en premier lieu en utilisant la propagande antisémite. Lorsque le révérend Stöcker a voulu susciter un mouvement de masse monarchiste et chrétien à Berlin, c'est aux Juifs qu'il s'en est pris. Le nationalisme français du début du siècle était lui aussi fortement antisémite. Le fait que la lutte entre les différents partis ait été passionnée par la question de la culpabilité ou non du capitaine juif Dreyfus y a contribué. On peut donc conclure que dès avant la guerre, dans au moins quatre des six principaux pays d'Europe, les mouvements de masse nationalistes opposés au libéralisme étaient liés à l'hostilité envers les Juifs. De plus, en Autriche, les nationalistes allemands et les Chrétiens-Sociaux rivalisent dans leur haine des Juifs. En revanche, dans la Hongrie d'avant-guerre, aucun mouvement de masse antisémite fort ne s'est jamais développé: les riches juifs de Budapest étaient des amis de l'oligarchie au pouvoir. En Italie, où le nombre de juifs n'a jamais été important, ce sont précisément les familles juives qui comptaient parmi les partisans les plus actifs de l'impérialisme moderne. Ici, comme en Angleterre, il n'y avait pas d'antisémitisme purement politique.

En ce qui concerne la forme de l'État, les mouvements de masse réactionnaires de Russie, d'Autriche, de Hongrie et d'Allemagne étaient inconditionnellement favorables à la défense des monarchies autoritaires existantes et de toutes les valeurs qui y sont liées. En France, la droite était opposée à la démocratie et s'accommodait au mieux de la République comme d'un mal inévitable. Les groupes les plus extrémistes du nationalisme français aspiraient à un coup d'État, et donc soit à une dictature militaire, soit à une restauration de la monarchie elle-même. En Italie, la question constitutionnelle n'a jamais été posée avant 1914. En Angleterre, la grande masse des travailleurs et de la classe moyenne était inconditionnellement partisane de l'ordre parlementaire. Ici, tout groupe politique qui aurait caressé l'idée d'une dictature se serait vu infliger une extinction politique immédiate. Le Parti Conservateur est donc contraint de travailler dans le cadre parlementaire. Des hommes comme Disraeli et Chamberlain étaient d'ailleurs fiers d'avoir remporté des victoires parlementaires.

Comme vous pouvez le constater, l'idéologie que l'on appelle aujourd'hui « fasciste » était déjà assez répandue dans toute l'Europe avant la guerre et exerçait une forte influence sur les masses. Toutefois, à une exception près, il manquait à l'époque la tactique particulière des Stoßtruppen, qui est tout à fait caractéristique du fascisme moderne. La seule exception était constituée par les Cent-Noirs de la Russie sariste et leur capacité à organiser des pogroms. La tactique des Stoßtruppen propre au fascisme est un phénomène social assez curieux. Elle semble contredire toute logique politique. Bien sûr, l'utilisation de la violence par les classes dirigeantes contre les classes qu'elles dominent est aussi ancienne que l'histoire de la civilisation humaine elle-même. En particulier, les classes capitalistes d'Europe n'ont jamais hésité à recourir à la plus grande dureté et à l'effusion de sang chaque fois que leur position de pouvoir était menacée par le socialisme ou même simplement par des mouvements populaires en faveur de la démocratie. En 1848, puis en 1871, la classe capitaliste française a réprimé les ouvriers parisiens par une série de massacres sanglants. De 1878 à 1890, Bismarck a maintenu le mouvement ouvrier allemand enchaîné par ses lois anti-sociales. Il va sans dire que la classe dirigeante utilise son appareil d'État pour exercer la force, car l'appareil d'État est précisément là pour cela - les autorités, la police et l'administration judiciaire sont là pour lutter contre la subversion, et quand elles ne suffisent pas, l'Armée intervient. En cas d'urgence, la classe dirigeante peut renforcer son pouvoir d'État en faisant appel à des forces volontaires ou à des mercenaires, mais même dans ces cas-là, c'est le pouvoir d'État officiel lui‑même qui lutte directement contre la Révolution avec ses propres armes et ses propres lois. Lorsque les masses opprimées sont faibles, elles n'opposent aucune résistance ou seulement une faible résistance à la classe dirigeante et à la violence d'État. Lorsqu'elles se sentent plus fortes, elles prennent elles aussi les armes et une guerre civile s'ensuit. Les soulèvements populaires perturbent le fonctionnement normal de l'appareil d'État - les deux parties prennent les armes et luttent jusqu'au bout. On connaît le tableau de la Révolution anglaise du XVIIe siècle, de la Révolution française du XVIIIe siècle et de la Révolution russe de notre siècle.

Les Stoßtruppen de type fasciste ne semblent correspondre à aucune des options normales de la lutte politique. Leur existence même signifie que les conditions normales ne prévalent plus. D'un autre côté, ils ne font pas non plus partie d'un état de guerre civile ouverte. Il s'agit plutôt d'opposants politiques au gouvernement qui sont devenus désagréables pour les autorités mais qui ne sont pas assez forts pour poser la question du pouvoir de manière frontale. Le gouvernement et les groupes au pouvoir ne déploient pas les autorités étatiques classiques ou régulières contre l'opposition, mais des corps de volontaires sont recrutés dans la masse de la population pour s'acquitter de cette tâche. Ils attaquent, maltraitent ou assassinent toutes les personnes devenues indésirables, détruisent ou pillent leurs biens et déclenchent une vague de persécution et de terreur destinée à étouffer toute opposition. Les activités des Stoßtruppen de type fasciste sont en totale violation des lois. Légalement, les Stoßtruppen devraient être jugés et condamnés à la prison. Mais en fait, rien de tel ne leur arrive. Leur condamnation par les tribunaux n'est qu'un pur spectacle: soit ils ne purgent pas leur peine, soit ils sont rapidement graciés. La classe dirigeante montre ainsi à ses héros Stoßtruppen sa reconnaissance et sa sympathie.

Dans quelles conditions l'activité politique des Stoßtruppen est-elle possible ? Dans l'histoire plus récente de l'Europe, les pogroms menés par les Cent‑Noirs en Russie en octobre 1905 constituent le premier exemple clair et significatif de ce phénomène qui nous est aujourd'hui si familier. La première condition de leur apparition est une désintégration complète du pouvoir d'État normal. En règle générale, la classe dirigeante fait tout ce qu'elle peut pour renforcer l'autorité officielle de l'État. Pour elle, l'État incarne l'intérêt général, l'intérêt public. La Justice est l'expression d'une équité « impartiale ». Le respect de l'État et de ses autorités, la croyance dans le pouvoir de la loi, est l'une des armes les plus puissantes entre les mains de la classe dirigeante. Ce n'est que lorsqu'un pays est totalement ébranlé par une crise d'ampleur révolutionnaire et que les groupes dirigeants ne peuvent plus espérer survivre avec la seule aide de la loi et de l'administration policière, qu'ils commencent à chercher d'autres moyens.

Le gouvernement et les autorités elles-mêmes évitent toute attaque directe contre les révolutionnaires, les démocrates, les Socialistes et les Juifs. Mais un jour, la « colère du peuple » explose, le citoyen intègre qui croit encore en Dieu, au Kaïser et à la Mère-Patrie émerge, écrase les méchants rebelles et rétablit le pouvoir de l'autorité légitime. Mais si la [cette] colère du peuple avait été réelle, il n'y aurait jamais eu de crise[10]. Il faut donc fabriquer la rage des masses patriotiques. En octobre 1905, face à une puissante poussée révolutionnaire des masses, le gouvernement russe n'a pas osé rassembler ses forces de police et ses cosaques et leur ordonner de liquider les Juifs et les Socialistes. En revanche, avec l'aide de la police, un mouvement populaire de nature patriotique, anti-libérale et antisémite a été créé, et ces Stoßtruppen ont alors été lâchés sur les Juifs et les révolutionnaires. Une certaine division du travail est ainsi apparue: le régime tsariste n'était pas directement et officiellement responsable des actions honteuses des héros des pogroms. Il put donc garder une certaine distance, du moins dans l'image projetée à l'étranger et dans la presse, même si de nombreux fonctionnaires et chefs de police défendaient ouvertement les Cent‑Noirs. De l'autre côté, il y avait de nombreux partisans conservateurs du Tsar qui ne voulaient rien avoir à faire avec les pogroms. Des fonctionnaires et même des ministres ont pris clairement position contre les pogroms.

Il n'est en aucun cas nécessaire que l'ensemble de la classe dirigeante accepte à un moment donné les Stoßtruppen et leurs méthodes de lutte. En règle générale, il y aura des divergences d'opinion. La bourgeoisie libérale et certains conservateurs rigoureusement autoritaires condamneront les Stoßtruppen et les méthodes du fascisme. Mais ce serait une erreur désastreuse pour la classe ouvrière de penser que de telles divergences ont une grande signification. Malgré toutes les différences tactiques, les Stoßtruppen fascistes appartiennent aux capitalistes dominants et aux propriétaires terriens féodaux comme la chair de leur chair. Il n'est pas vrai que dans de telles périodes, il y ait trois forces distinctes dans l'État - les capitalistes au pouvoir, les fascistes, et les socialistes démocrates. Au contraire, il n'y a toujours que deux forces - les capitalistes et les fascistes d'un côté, les démocrates et les Socialistes de l'autre. La théorie d'un fascisme « petit‑bourgeois » présente l'inconvénient dommageable d'occulter ce simple fait aux yeux des travailleurs. En effet, le monde se présente alors comme suit: d'abord les capitalistes au pouvoir, ensuite l'opposition fasciste petite‑bourgeoise, enfin l'opposition socialiste prolétarienne. Avec cette triple division, toutes les ruses et manœuvres imaginables deviennent possibles, par exemple une alliance des Socialistes avec les fascistes contre la bourgeoisie au pouvoir, ou une coalition des Socialistes avec les capitalistes libéraux et conservateurs honnêtes contre les fascistes, ou une autre bulle de savon de ce genre. Les illusions de ce genre ont été désastreuses pour les classes ouvrières d'Allemagne, d'Italie et d'autres pays.

En 1909, Trotsky écrivait sur les pogroms-mobilisations [Pogrom‑Mobilmachung] d'octobre 1905:

Pour cette croisade, le gouvernement russe avait enrôlé ses troupes dans tous les coins et recoins imaginables, des débits de boissons aux maisons closes. On y trouvait le petit commerçant et le clochard, le débitant de boissons et ses habitués, le domestique et l'espion de la police, les escrocs professionnels et les voleurs occasionnels, les petits artisans et les tenanciers de bordels, ainsi que le moujik affamé qui se consume dans les ténèbres de l'esprit, qui avait peut-être abandonné son village natal hier encore et dont l'esprit avait été complètement embrouillé par le vacarme des machines d'usine.

Au début de la guerre russo-japonaise, la police avait procédé à des essais de mobilisation de masses obscures qui avaient organisé des manifestations dans les rues en faveur de la politique de guerre du gouvernement. Trotsky poursuit:

À partir de cette époque, la mobilisation consciemment planifiée et organisée de la lie de la société connut un développement extraordinaire, et même si la plus grande masse des participants aux pogroms - si l'on peut parler de « masse » ici - restait un élément plus ou moins fluctuant, le noyau de cette armée était formé sur une base militaire disciplinée et organisée. Ce noyau dur recevait ses slogans et ses mots d'ordre d'en haut et les transmettait aux rangs inférieurs. C'est également ce noyau qui décidait du moment et de l'ampleur de toute action meurtrière à organiser.

Il suffit ici de présenter les seules particularités des pogroms russes et des Cent‑Noirs qui sont pertinentes pour l'histoire du fascisme. Les Cent‑Noirs préparaient leurs actions en faisant d'abord circuler leur journal dans les localités qu'ils attaquaient. Les « experts », envoyés d'autres villes, arrivent ensuite sur les lieux. Les rumeurs cruciales commencent alors à circuler: les Juifs préparent une attaque contre tous les chrétiens respectueux de la loi, les Socialistes ont profané une image sacrée, les étudiants ont déchiré en lambeaux une photo du Tsar. Des listes de proscription sont ensuite affichées, avec les noms des personnes et des maisons à piller et à démolir en priorité. Le jour notifié, les Cent-Noirs se rassemblent, d'abord dans les églises pour un service spécial. Ce rassemblement est suivi d'une procession de drapeaux nationaux flottants, pendant laquelle une fanfare militaire joue des airs patriotiques sans interruption. Peu à peu, les premières vitres sont brisées, les premiers passants malmenés. Puis des coups de feu retentissent, prétendument tirés par des socialistes ou des Juifs sur des manifestants nationaux « pacifiques ». Un cri de vengeance retentit alors bruyamment, et c'est un véritable chaos de pillages, d'agressions et de meurtres qui s'ensuit.

La police est là, mais elle reste passive et n'est pas en mesure de défendre les victimes du pogrom « populaire ». Mais dès que les Juifs ou les travailleurs socialistes opposent une résistance organisée, la police entre immédiatement en action et, si elle l'estime nécessaire, même l'Armée intervient. Toute tentative de défense des travailleurs est écrasée et le pogrom peut se poursuivre. Au cours de l'automne 1905, les Cent-Noirs ont commis quelque 4 000 meurtres dans des centaines de villes russes, sans parler de tous leurs autres crimes. Par son ampleur, ce mouvement des « vrais Peuples russes » peut certainement être comparé aux actions plus récentes des Chemises noires et des Chemises brunes. A une époque de tension révolutionnaire énorme, alors que des millions de travailleurs étaient en grève en Russie, que dans d'innombrables villages il y avait des rébellions paysannes, que les soldats et les marins commençaient à se mutiner, il était encore possible pour la classe dirigeante d'enrôler des centaines de milliers d'éléments appauvris comme Stoßtruppen de la Contre‑Révolution. La haine des Juifs, un nationalisme stupide et fanatique, les pots-de-vin et l'alcool se combinaient pour rassembler ces masses de la petite bourgeoisie, du lumpenprolétariat et parfois même des ouvriers de droite. La possibilité de voler et de piller en toute impunité a poussé des hordes de criminels professionnels à se joindre aux Stoßtruppen. En effet, en tant que membres de ces bandes fascistes tolérées par les autorités, ils passaient soudain du statut de non-entité à celui d'élément puissant entre les mains desquels se jouait le sort de leurs semblables. Sur ce point également, Trotsky fait preuve d'une grande perspicacité psychologique:

Le va-nu-pied règne. Il y a une heure, c'était un esclave tremblant traqué par la police et la faim. Maintenant, il se sent comme un despote absolu, il peut faire tout ce qu'il veut, tout passe, il est maître de la vie et de la mort. Si l'envie lui en prend, il jette une vieille femme de la fenêtre du troisième étage sur les trottoirs en contrebas, il fracasse le crâne d'un bébé avec une chaise, il viole une petite fille devant une foule de gens. Il ne recule devant aucune des tortures que seul un cerveau rendu fou par l'alcool et la frénésie peut concevoir. Car il peut faire tout ce qu'il veut, tout passera. Que Dieu bénisse le Tsar !

Une fois réalisé le triomphe de la Contre‑Révolution en Russie, les pogroms sont devenus inutiles et la classe dirigeante est revenue à la « loi et à l'ordre ». Mais l'exemple russe nous montre qu'une classe dirigeante ou un régime qui ne peut se maintenir en vie que par la terreur répandue par les Stoßtruppen est finalement voué à l'extinction. La destruction systématique de toutes les notions de justice, d'ordre et de légalité qu'entraînent les pogroms et les Stoßtruppen est une chose que personne ne peut oublier. La prochaine vague révolutionnaire s'accompagnera d'un effondrement impitoyable et de représailles. Après l'automne sanglant de 1905, Nicolas II n'est plus le Tsar de toutes les Russies « par la grâce de Dieu ». Il n'est plus que le sale petit chef des Cent-Noirs. Les héros des pogroms d'antan n'ont pas pu sauver le tsarisme.

Dans aucune autre grande puissance européenne, en dehors de la Russie, la désintégration du pouvoir d'État n'avait atteint, avant 1914, un degré tel que les mouvements nationalistes et anti-libéraux auraient voulu promouvoir le terrorisme des Stoßtruppen. C'est l'impact de la Guerre mondiale et la crise sociale générale qui en a découlé en Europe qui ont finalement redonné un espace aux méthodes du pogrom.

II. Italie[modifier le wikicode]

Dans toute l'Europe, la Guerre mondiale signifie d'abord le triomphe de l'autorité nationale. Les partis d'avant-guerre disparaissent dans l'ombre de la Burgfrieden[11]. La censure prend soin d'établir une uniformité complète des journaux et de l'opinion publique. Scientifiques, artistes, associations et groupements sont tous, sans exception, mis au service de la « cause nationale ». Surtout, une vague de centralisation économique déferle sur les pays d'Europe, la guerre imposant ses propres exigences à l'économie. Le Capital, organisé en trusts, prend le contrôle de la politique de l'État, et ces sociétés imposent leur mainmise sur la production de branches entières de l'industrie. Toutes les grandes puissances belligérantes se transforment en « États totaux »[12].

Il est facile de constater que partout les tendances anti-libérales et nationalistes ont pris le dessus. En Allemagne, en Autriche-Hongrie et en Russie, du moins au début de la guerre, l'autocratie est plus solide que jamais. Dans les régimes de coalition qui dirigent l'effort de guerre, les Conservateurs en Angleterre et les partis de droite en France ne tardent pas à occuper la première place. En Allemagne, en Autriche-Hongrie et en Russie, les décisions clés qui ont conduit à la guerre ont été prises par les monarques au pouvoir, leurs conseillers, leurs ministres et leur état-major. On ne demande pas aux masses ce qu'elles pensent de la guerre, elles doivent simplement obéir et faire preuve de l'enthousiasme national attendu. Dans ces conditions, en juillet 1914, les grandes puissances vivant sous des autocraties n'étaient pas contraintes de promouvoir une politique de guerre en utilisant l'hystérie nationaliste des masses. Quant à la France, elle doit supporter une guerre que l'Allemagne lui a déclarée. En Angleterre, enfin, la Chambre des Communes débat ouvertement de la question et se prononce en faveur de la guerre par un vote libre.

L'évolution a été tout à fait différente en Italie. Ici, le régime lui-même et la majorité de la population étaient initialement en faveur de la neutralité, et ce n'est que le mouvement de masse nationaliste qui a réellement poussé l'Italie à entrer en guerre en 1915. Les méthodes par lesquelles l'Italie a été entraînée dans la guerre sont d'un intérêt extraordinaire. Le mouvement de guerre italien de 1915 - dont le leader le plus populaire était déjà Mussolini - est le lien historique entre les mouvements de masse anti-libéraux de l'avant-guerre et le fascisme, au sens strict, des années 1920. À l'automne 1914 et même au début de l'année suivante, les perspectives de ceux qui soutenaient l'engagement de l'Italie dans la guerre semblaient sombres. L'intérêt national de l'Italie pouvait évidemment être tout aussi bien servi en conservant une position de neutralité, pour autant qu'elle puisse en tirer un bon prix de la part des puissances belligérantes. Les ouvriers socialistes sont favorables à la paix, de même que les catholiques et les libéraux traditionnels. La grande masse de la classe moyenne et de la population rurale veut simplement qu'on la laisse tranquille. Ils n'ont pas de désir particulier pour des lauriers tachés de sang. Même la grande majorité des officiers de carrière était opposée à cette guerre, car leurs sympathies allaient à l'Allemagne et ils étaient peu enclins à s'engager aux côtés de l'Entente. Malgré tout, les Grands Capitalistes, qui souhaitent une expansion impérialiste, s'allient aux jeunes intellectuels et parviennent à pousser l'Italie à la guerre. La monarchie, le gouvernement et le système parlementaire n'ont guère de poids en Italie, même s'ils sont combinés. L'appareil d'État était faible et ne faisait pas le poids face à un mouvement de masse houleux, même si ce mouvement ne concernait qu'une minorité de la population.

Les événements de 1915 et la prise de pouvoir de Mussolini qui s'ensuivit trouvent leur origine dans l'histoire particulière de l'Italie au XIXe siècle. Le pays était divisé, économiquement et socialement, en deux parties qui, hormis leur nationalité italienne commune, n'avaient pas grand-chose à voir l'une avec l'autre. Le Nord est dominé par une culture bourgeoise moderne, représentée principalement par les villes de Turin, Milan et Gênes. En termes d'éducation et d'activité économique, les provinces du Nord sont comparables aux pays d'Europe centrale. En revanche, en Italie centrale et méridionale, dans la zone précédemment contrôlée par l'Église et dans l'ancien royaume de Naples, les relations qui prévalaient étaient encore presque médiévales. La masse de la population était composée de petits producteurs et de paysans pauvres qui ne savaient ni lire ni écrire et qui étaient profondément enracinés dans la superstition. L'unification de l'Italie trouve son point de départ dans le Nord avancé. Mais le grand homme d'État libéral Cavour, qui a posé la première pierre de l'unification italienne, n'avait à l'origine l'intention d'englober que les provinces du Nord. Il n'avait aucune envie d'incorporer directement l'Italie centrale et méridionale dans l'État unifié. Cavour était parfaitement conscient que le Nord n'était pas en mesure de digérer le Sud.

Cependant, la jeunesse patriotique italienne, pleine d'idées bourgeoises de liberté et de grandeur nationale, n'a que faire de la modération de Cavour. Cavour est Premier ministre de l'État du Piémont, en Italie du Nord, qui a été décrit comme la Prusse de l'Italie. En réalité, l'appareil politique piémontais, petit et faible, n'était guère comparable à la puissante machine de guerre de la Prusse. Il n'y a pas de bataille de Königgrätz ou de Sedan[13] dans l'histoire du Piémont. La dynastie piémontaise avait conquis le trône royal d'Italie non pas grâce à sa force militaire, mais simplement en exploitant habilement les circonstances. Lorsque Bismarck a fondé son empire allemand, la bourgeoisie allemande pouvait compter sur l'énorme puissance de l'armée prussienne et de l'autocratie des Hohenzollern. La bourgeoisie italienne ne pouvait compter sur aucune aide de la part de la dynastie piémontaise et de ses corps d'officiers.

La jeunesse nationaliste italienne ne compte donc pas sur les services militaires du Piémont. Au contraire, elle forme ses corps de volontaires [Freikorps] qui entrent en action de manière autonome pour vaincre le roi de Naples et le Pape. En Garibaldi, ce corps de volontaires de Chemises rouges a trouvé son chef idéal. Au cours d'une campagne célèbre, Garibaldi a jeté la monarchie féodale de Naples sur un tas de ferraille. Les Chemises Rouges avaient triomphé là où l'État national officiel du Piémont s'était contenté de vaciller nerveusement.

Dans un certain sens, on pourrait dire que les Chemises rouges de Garibaldi étaient les précurseurs des Chemises noires de Mussolini. Pourtant, on ne pourrait jamais qualifier les partisans de Garibaldi de fascistes. En effet, Garibaldi lui-même était un démocrate national sincère et ses partisans n'ont jamais organisé de pogroms. Ils n'ont jamais battu des personnes sans défense sous la protection de la police. Au contraire, ils se sont engagés volontairement dans la lutte contre l'ennemi étranger de l'Italie. Ils ont assumé les tâches devant lesquelles le gouvernement officiel « national » de l'Italie reculait. Les Chemises rouges de Garibaldi ont été recrutées parmi les meilleurs éléments de la jeunesse bourgeoise du pays, qui ont fait preuve d'une grande abnégation. Les Garibaldiens étaient bien sûr suffisamment inspirés pour réussir à déraciner les régimes féodaux de l'Italie centrale et méridionale et accomplir ainsi l'unification du pays. Mais ils ne pouvaient pas changer les forces sociales réelles de l'Italie. 1870 représente la première étape de l'unification nationale de l'Italie. Mais cette Italie était complètement différente de celle dont Garibaldi et ses combattants avaient rêvé.

Dans les décennies qui ont suivi, la bourgeoisie du Nord s'est révélée incapable d'assimiler le Sud féodal. Les groupes sociaux dominants du Sud étaient constitués par les grands propriétaires terriens qui régnaient sur une masse appauvrie de petits fermiers locataires, par les prêtres et par les sociétés secrètes composées de cliques politiques corrompues. Milan et Turin étaient trop faibles pour assécher les marais de la Mafia et de la Camorra. Pendant ce temps, au cours du dernier tiers du dix-neuvième siècle, l'histoire de l'Italie n'est pas le théâtre d'une lutte dramatique entre le Nord et le Sud, mais d'un compromis misérable. Les politiciens dits « libéraux » du Nord s'entendent avec les groupes dirigeants du Sud. Tandis que les ministres du Nord laissent le Sud tranquille, le pays au sud de Rome leur fournit quelques centaines de députés tout à fait dociles pour faire tomber toute opposition éventuelle. Dans le Sud, la barbarie traditionnelle réussit ainsi à survivre. Chaque fois que la paysannerie à demi affamée et analphabète se révolte contre les propriétaires terriens, la gendarmerie de l'État « libéral » intervient et les abat. Lors des élections législatives, les autorités locales étaient de connivence avec les propriétaires terriens. Mais à Rome, les personnes ainsi élues par les masses appartenaient au camp « libéral » ou même « radical ».

La démocratie parlementaire italienne était donc une triste comédie, un masque pour la barbarie semi-féodale et la répression. Le premier à prendre en charge ce nouveau système fut le Premier ministre Crispi, lui-même méridional. Son successeur plus intelligent, Giolitti, venait du Nord, il est vrai, mais il dominait avec une habileté exemplaire les rouages méridionaux du vote et de la corruption. Dans ces conditions, il n'est pas difficile de constater que les revenus du pays servaient d'abord à financer des intérêts purement locaux, que l'État était incapable de mener une politique cohérente de développement culturel et économique et que, par rapport aux autres grandes puissances, l'Italie restait à la fois pauvre et arriérée. Dans la période précédant la guerre, le Parti Socialiste Italien a lutté courageusement contre ces conditions et l'état général d'exploitation, mais sa base n'était constituée que par une petite minorité de la population.

Il n'est pas non plus difficile de comprendre que cette ornière du « libéralisme » autoproclamé dans laquelle l'Italie s'était engagée ne plaisait guère aux grands capitalistes modernes de Turin et de Milan. Ils voulaient une refonte du pays qui lui permette enfin de rattraper les pays occidentaux les plus avancés. La jeune intelligentsia est également en ébullition. Encore imprégnée des traditions de Garibaldi, elle aspire à une Italie forte, supérieure et prospère et combat les politiciens de l'époque. Il existe toute une série d'organisations de jeunesse patriotiques, dont l'objectif principal est d'aider les « frères non rachetés », c'est-à-dire les ressortissants italiens qui vivent à Trente et à Trieste sous la domination autrichienne. Lorsque ces jeunes étudiants sont devenus un peu plus âgés et ont occupé des postes rémunérés dans la bureaucratie de l'État, leur ferveur nationaliste s'est calmée. Cependant, les traditions patriotiques des Garibaldini qui caractérisaient la jeunesse des classes supérieures italiennes ont survécu et ont continué à pénétrer les nouvelles générations à l'école et à l'université. Parfois déçue par les carences de la monarchie, cette jeunesse patriotique s'oriente vers le républicanisme. Dans les années qui ont précédé la guerre, les dirigeants italiens ont vécu dans une double crainte constante: d'une part, ils redoutaient la perspective d'une action révolutionnaire de la part des ouvriers radicaux, des syndicalistes, des anarchistes et des Socialistes et, d'autre part, la possibilité d'un putsch de la part des nationalistes radicaux. Certes, les groupes au pouvoir bénéficient de la confiance du roi et peuvent s'appuyer sur une majorité parlementaire. Mais cela ne leur servait pas à grand-chose, car les masses d'électeurs dociles étaient des paysans apathiques et des petits bourgeois, et ils ne pourraient pas aider le gouvernement si des activistes radicaux se déchaînaient dans les grandes grandes villes. En outre, il n'était pas certain que l'on puisse se fier entièrement aux troupes elles-mêmes.

Ces conditions sociales particulières ont permis, précisément en Italie, au Grand Capital impérialiste d'apparaître, dans un certain sens, comme révolutionnaire. Elles ont permis aux partis au pouvoir, avec leur soutien mi‑petit-bourgeois [Halb spiessbürgerlichen],[14] mi-féodal, de déclarer la guerre et d'inciter le « peuple » à s'opposer au parlement et, le cas échéant, au roi. Comme je l'ai dit précédemment, le poids croissant de l'impérialisme moderne dans la politique italienne est clairement perceptible dans la décennie précédant la Guerre mondiale. Le déclenchement de la Guerre mondiale a constitué le test le plus important de la force de l'impérialisme en Italie. C'est à ce moment-là que le socialiste radical Mussolini a abandonné son ancien parti et s'est placé à la tête du mouvement en faveur de la guerre. Dans sa biographie de Mussolini, Margherita Sarfatti[15] donne une description vivante du mouvement de masse qui a balayé l'Italie à l'époque:

Abbasso l'Austrai

E la Germania

Con le Tuchia

In compagnia.

[A bas l'Autriche et l'Allemagne et la Turquie en leur compagnie !]

scandaient des foules de jeunes gens. Bras dessus, bras dessous, avec une passion lente et rythmée et le battement retentissant des marches. Un étrange instinct les avait unis pour la première fois dans une discipline aussi sérieuse et guerrière. Ces mots constituaient le leitmotiv des Interventionnistes [partisans de l'intervention italienne dans la guerre]. Les Interventionnistes débordaient dans toutes les rues et piazzas de Milan et lentement ce flot s'écoulait à travers toute l'Italie, incarnation de la volonté inflexible d'une nation qui ne tolère plus de limites à son héroïsme. L'ouvrier à la carrure épaisse et à l'écharpe flottante, le petit fonctionnaire à lunettes dont la veste est devenue trop grande, l'étudiant athlétique et maigre aux cols relevés, tous s'alignent en une masse fraternelle. C'était la jeunesse pure et simple, l'éternelle jeunesse, les idéalistes. C'est à ces jeunes éléments des usines et des lycées, jeunes en âge et en esprit, que le rédacteur en chef du Popolo d'Italia [le nouveau journal de Mussolini] lance sa convocation avec un instinct infaillible. Ils brûlaient de faire l'histoire, ces jeunes éléments que Mussolini, plus tard, dans les années du fascisme naissant, rassembla à nouveau autour de lui au cri de « A noi ! ».[Rejoignez-nous !] «De nouveau autour de lui.»

Si l'on fait abstraction de son aspect officiellement fasciste, cette description reflète bien l'idéologie du mouvement de guerre italien de 1915. Les jeunes intellectuels soutenaient le programme de guerre du Grand Capital, parce qu'ils désiraient ardemment « faire l'histoire », c'est-à-dire établir par la lutte à la fois leur propre grandeur et la grandeur de la Patrie. Les jeunes issus de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie et, dans une certaine mesure, de la classe ouvrière, ont réussi à se détacher de leur propre milieu. Dans l'Italie de 1915, la « tradition garibaldienne » a exercé une influence particulièrement déroutante. On avait vraiment l'impression de se trouver devant une lutte pour la Patrie et la Liberté, comme l'avaient fait les ancêtres en 1848-1849 et 1859‑1860.

La ferveur juvénile des interventionnistes remplit les rues des grandes villes d'Italie, aidée par l'argent des capitalistes italiens et de l'Entente. Le vacarme était si assourdissant que le camp de la paix libéral fut contraint de battre en retraite, malgré le soutien de l'Église catholique et des Socialistes. Ce n'est pas ici le lieu de décrire toutes les manœuvres diplomatiques qui ont précédé l'entrée en guerre de l'Italie. Le ministre des Affaires étrangères, Sonnino, honnête homme mais impérialiste convaincu, milite en faveur de la guerre. Pourtant, à la mi-mai, l'influence du vieux Giolitti semble avoir assuré une fois de plus les perspectives de paix. À cette époque, Mussolini écrit:

Quant à moi, je suis chaque jour plus fermement convaincu que le salut de l'Italie exige que nous tirions sur une douzaine de députés, dans le dos, dis-je, et que nous jetions en prison deux ou trois ex-ministres. J'ai acquis la conviction que le parlement italien est une peste qui empoisonne le sang du pays. Nous devons l'éliminer. L'honneur et l'avenir de notre patrie sont en danger, la patrie se trouve au moment le plus terrible de son histoire. Peuple, tu as le choix entre la guerre et la République.

Cependant, le risque d'une rupture de la paix fut dépassé et les impérialistes italiens virent leur rêve de guerre se réaliser vers la fin du mois de mai [1915]. En Italie, ce fut le premier véritable triomphe de ces idées et de cette combinaison de classes [der Klassenkombination] que l'on appellera plus tard « fasciste ». Le terme « fasciste » et une organisation de fascistes existaient déjà dans le mouvement de 1915. Mussolini avait fondé une ligue de partisans radicaux de la participation à la guerre. Les différents groupes locaux s'appelaient Fasci di azione rivoluzionaria (groupes de combat pour l'action révolutionnaire). Cependant, en janvier 1915, ils ne comptaient que 5 000 membres dans toute l'Italie, et la tactique des Stoßtruppen, de type pogrom, qui caractérisera plus tard le fascisme, n'avait pas encore été mise au point. Les premiers Fasci se contentent d'entraîner le pays dans la guerre. Une fois cet objectif atteint, elles sont dissoutes. Ce n'est qu'en 1919 que l'organisation fasciste a été rétablie.

Mussolini est parti au front en tant que volontaire de guerre, mais lui et les autres interventionnistes étaient destinés à vivre des expériences tout à fait remarquables dans les tranchées. Je n'entends pas par là les difficultés habituelles des soldats dans la guerre moderne, mais des déceptions d'une nature tout à fait différente. Dans les rédactions, les assemblées populaires, les manifestations de rue, au début de 1915, Mussolini s'était mis à la tête de masses enthousiastes. Mais dans les tranchées, lui et ses collaborateurs politiques ont fait l'expérience de la haine amère de la grande masse de leurs semblables contre les fauteurs de guerre, et de nombreux officiers actifs pensaient exactement comme leurs subordonnés. Il est temps maintenant que le revers de la médaille se manifeste. Dans les manifestations des grandes villes, des dizaines de milliers de jeunes patriotes passionnés peuvent se présenter comme la Nation. Mais c'est dans les tranchées qu'ils ont trouvé le vrai Peuple. Les tranchées avaient rassemblé les grandes masses des campagnes et des petites villes, ainsi que la classe ouvrière organisée des grandes villes, et tous détestaient la guerre. Le collaborateur le plus enthousiaste de Mussolini dans la conduite de la propagande de guerre avait été un ancien syndicaliste, [Filippo] Corridoni. Corridoni était également parti au front. Mais c'est là qu'il est mort. Mussolini a raconté plus tard comment il avait appris la mort de son ami:

Je venais de quitter mon travail et je me reposais un peu, quand un type s'est approché de moi et m'a demandé: « Êtes-vous Mussolini ? J'ai répondu « oui ». Bon, dit l'autre, j'ai une bonne nouvelle pour vous: Corridoni a cassé sa pipe ! C'est bien fait pour lui, si vous voulez mon avis ! Au diable tous les interventionnistes !

En tant que peuple, les Italiens sont au moins aussi courageux, déterminés et respectueux d'eux-mêmes que les autres peuples d'Europe. L'extraordinaire médiocrité de l'armée italienne pendant la Guerre mondiale est donc d'autant plus remarquable. Après trois années entières, les Italiens n'ont toujours pas réussi à vaincre une simple section de l'armée autrichienne, et lorsque quelques divisions allemandes sont intervenues, l'armée italienne s'est complètement effondrée et n'a pu être que sommairement soutenue par des troupes auxiliaires anglaises et françaises dépêchées en urgence. L'histoire des performances de l'Italie pendant la guerre n'a de sens que si l'on considère que la grande majorité des soldats italiens détestait la guerre et opposait une résistance passive au commandement de l'Armée. Cet exemple italien pourrait être d'une importance capitale si l'un des pays fascistes actuels devait à nouveau être impliqué dans une guerre. Alors que les Allemands, les Français et les Anglais sont entrés dans la guerre de 1914 convaincus que leur existence même était en jeu, et alors que dans ces pays au moins quatre‑vingt‑dix pour cent du peuple exigeait consciemment et fermement d'être impliqué, l'Italie a fait la guerre dans un style déjà fasciste, c'est-à-dire que la guerre a été imposée à son peuple par une minorité bruyante et bien organisée. Il est inévitable qu'un État fasciste en guerre soit un État en crise, car la guerre moderne ne peut être menée qu'avec la coopération du peuple tout entier. Dans la guerre, le régime fasciste doit faire appel précisément aux gens qu'il a piétinés, et il est certain qu'il se heurtera à leur résistance passive (et plus tard aussi à leur résistance active).

Le gouvernement impérialiste italien lié au nom de Sonnino se serait effondré lamentablement au cours de l'hiver 1917-18 sans l'aide que lui ont apportée les puissances alliées. Grâce aux efforts des bourgeoisies américaine, britannique et française, l'Italie appartient également au camp des vainqueurs à la fin de l'année 1918 et obtient dans la paix à peu près les objectifs pour lesquels elle était entrée dans le conflit. Mais le peuple italien n'est pas satisfait de sa victoire: pendant trois ans et demi, il a souffert de la misère absolue de la vie dans les tranchées et des privations à l'intérieur du pays. À cela s'ajoute le chômage de masse lié au passage d'une économie de guerre à une économie de paix. La structure économique de l'Italie, intrinsèquement précaire, ne pouvait tout simplement pas supporter les coups de boutoir de la crise. Le spectre de l'inflation s'est répandu dans le pays, et les masses appauvries ont vu les profiteurs spéculer sans vergogne sur les devises et les matières premières.

En 1919, l'écrasante majorité du peuple italien était animée d'une haine féroce contre la politique de guerre et tout ce qui s'y rattachait. Sur cette question, les ouvriers, les paysans et la classe moyenne pensaient tous la même chose. L'ivresse nationaliste de 1915 avait fait place à la gueule de bois. Certes, Trente et Trieste ont été prises de force et font désormais partie de l'Italie. Mais qu'est-ce que cela représente par rapport à toutes les souffrances et à tous les sacrifices que le peuple avait dû supporter ? L'ambiance dans le pays est telle que la faction pro-impérialiste perd son emprise sur la machine gouvernementale et que les libéraux de l'avant-guerre reviennent au pouvoir. C'est ainsi que l'irrépressible Giolitti renaît de son déclin. Lorsque Mussolini est parti au front en 1915, il avait laissé derrière lui les fanfaronnades d'un mouvement de masse triomphaliste. Lorsqu'il revient avec le grade de sous‑officier (il n'était pas destiné à obtenir un poste plus élevé dans l'Armée, tant l'aversion de ses supérieurs pour les interventionnistes était grande), il est seul et méprisé. En 1919, il continue à publier son journal à Milan, mais personne ne le prend au sérieux, ni sa tendance, à l'époque.

La haine amère de la grande majorité des Italiens à l'égard de la politique de guerre, de ses instigateurs et de ses bénéficiaires, a entraîné un renforcement extraordinaire du socialisme. En effet, le Parti Socialiste Italien (PSI) s'était toujours opposé à la participation de l'Italie à la guerre et, au lendemain de celle-ci, cette position apparaissait totalement justifiée. Aux élections de 1919, les Socialistes remportent plus de 150 sièges. Le nombre d'électeurs de gauche était bien supérieur à la taille de la classe ouvrière industrielle du pays. En effet, une partie très importante de la petite bourgeoisie urbaine s'était ralliée au mouvement socialiste et, ce qui est peut-être encore plus important, le socialisme avait même pris pied parmi la paysannerie et les métayers du Sud. À côté des députés socialistes, les représentants d'un grand Parti Démocrate-Catholique sont présents en nombre, tandis que les restes des anciens groupes libéraux ou conservateurs observent l'avenir avec inquiétude.

Dans les années 1919 et 1920, l'Italie semble être au bord d'une révolution prolétarienne. Le Parti Socialiste décide d'adhérer à la Troisième Internationale. Les grèves et les manifestations sont quotidiennes. Dans des centaines de municipalités, les Socialistes obtiennent la majorité et prennent le contrôle de l'administration locale. L'influence des syndicats augmente. Les paysans pauvres ne se soumettent plus à l'autorité de leurs propriétaires. Le point culminant de tout ce mouvement révolutionnaire est constitué par les fameuses occupations d'usines à l'automne 1920, lorsque les travailleurs de toutes les grandes villes et régions industrielles prennent le contrôle des usines et les dirigent pendant un certain temps.

En fait, s'il y avait eu un parti révolutionnaire déterminé pour unifier les mouvements des ouvriers et des paysans pauvres, une révolution prolétarienne réussie aurait pu se produire en Italie à cette époque. Un tel parti aurait pu donner aux masses la direction des batailles décisives. Compte tenu de l'état d'esprit du peuple et de l'extraordinaire faiblesse du gouvernement dit libéral, les forces armées n'auraient pas opposé de résistance substantielle. Mais la grande majorité des socialistes italiens n'avaient aucune volonté résolue de révolution. Les masses ouvrières n'avaient aucune expérience de la lutte révolutionnaire et la plupart de leurs dirigeants n'avaient aucune idée de ce qu'ils devaient faire dans cette conjoncture critique. En outre, le mouvement socialiste était intérieurement désuni et déchiré par les divisions, et en 1920, il s'est dissous en trois tendances distinctes qui se sont livrées à une lutte mutuelle acharnée. Dans cette situation, les socialistes italiens choisissent la pire voie possible: ils donnent l'impression d'être révolutionnaires sans l'être réellement. Ils paraissent suffisamment radicaux pour semer la panique dans les classes dirigeantes et possédantes, mais ils ne le sont pas assez pour porter le coup vraiment décisif. Les deux années 1919 et 1920 se sont écoulées sans que les Socialistes ne prennent le pouvoir ou n'accomplissent quoi que ce soit de décisif. Mais la Révolution ne se laisse pas conserver au frais[16]. En laissant passer la période la plus favorable, le prolétariat s'est fait l'agneau sacrifié de son ennemi.

En mars 1919, Mussolini avait refondé l'organisation des différentes Fasci di combattimento qui existaient en 1915. Il commence avec quelques centaines de partisans. À l'époque, son programme nationaliste radical est on ne peut plus impopulaire. Lors des élections législatives de cette année-là, les fascistes subissent une véritable déroute. La masse des soldats était revenue du front pleine d'amertume contre les fauteurs de guerre, mais l'humeur dominante contre la guerre, partagée par le gouvernement libéral, prenait parfois des formes erronées. On ne s'occupe guère des invalides de guerre et, plus généralement, de ceux qui ont participé à la guerre. Il arrivait que des officiers soient battus simplement parce qu'ils portaient l'uniforme, ou qu'une foule populaire furieuse dépouille les vétérans de leurs décorations. Tout cela n'aurait pas eu beaucoup d'importance si la Révolution socialiste s'était réellement développée à partir de la révolte contre la guerre. Mais la Révolution n'a pas eu lieu, et les milliers d'anciens combattants désormais sans emploi se sont sentis négligés et trahis. C'est le cas des éléments de base de l'ancienne armée et du corps des officiers démobilisés, qui se sentent complètement déracinés. Lentement, dans ces cercles précisément, le vieux nationalisme activiste a repris vie. Son prophète, au départ, n'était toutefois pas Mussolini, mais le poète Gabriele d'Annunzio.

Dans l'énorme tension nerveuse que les Italiens ont vécue dans les années 1919-1921, non seulement ils ont connu des difficultés économiques, mais ils en sont venus à penser que leurs anciens alliés leur avaient fait du tort dans les traités de paix. Ignorant les avantages et les possessions que la paix avait apportés à l'Italie, l'attention avait tendance à se focaliser sur le peu que l'Italie n'avait pas réussi à obtenir. Ainsi, Fiume, un port de l'Adriatique habité par des italiens, n'a pas été attribué à l'Italie dans le cadre des traités de paix. De nombreux Italiens se sont émus sur le sort de Fiume. D'Annunzio rassembla un corps de volontaires, transgressa les frontières nationales contre la volonté du gouvernement et occupa Fiume. Le poète avait agi à la manière de Garibaldi. Pendant que le gouvernement tergiversait, D'Annunzio avait rassemblé les jeunes patriotes et avait marché à leur tête.

Mussolini se rendit compte de l'importance extraordinaire de cette expédition à Fiume. Il mobilise alors son parti pour l'action et fait tout son possible pour soutenir la propagande en faveur de D'Annunzio. C'est la première fois que les Stoßtruppen nationaux sont à nouveau déployés contre la vague socialiste et pacifiste qui déferle sur l'Italie dans ces années-là. Peu à peu, les Stoßtruppen de Mussolini attirent un plus grand nombre de partisans et, en 1921, le fascisme est redevenu une force politique majeure en Italie. Le Parti s'est développé moins grâce aux méthodes habituelles des mouvements politiques qu'à l'offensive violente lancée par les Stoßtruppen, cette fois non pas contre un ennemi extérieur, comme sous Garibaldi et D'Annunzio, mais contre l'ennemi intérieur, les Socialistes et les Communistes organisés.

Le gouvernement libéral sent le sol trembler sous ses pieds. Les ouvriers et les paysans pauvres rejettent le système en place, mais même les capitalistes du Nord et les puissants propriétaires terriens du Sud sont de plus en plus déçus par l'inaction du régime face au Drapeau Rouge. Les gouvernements qui sont dits" libéraux" de l'avant-guerre s'étaient maintenus en vie grâce à des manipulations électorales dans le centre et le sud de l'Italie, où les administrations locales s'étaient entendues avec les propriétaires terriens et les cliques politiques de la région pour mobiliser les votes en faveur de la droite. Ce vieux confort libéral avait pris fin, il avait fondu dans les braises de la lutte des classes depuis la Guerre mondiale. Les libéraux ne reviennent au pouvoir en 1919 que parce que la masse de la population déteste les impérialistes, tandis que les Socialistes ne sont pas encore assez puissants pour prendre le pouvoir. Les premiers ministres libéraux de 1919-1922 n'étaient que des bouche-trous en qui personne n'avait confiance. C'est pourquoi ils n'ont pris aucune décision audacieuse au cours de leur mandat et ont voulu préserver de bonnes relations avec tous les partis et toutes les classes sociales.

Mussolini lance un nouvel appel aux jeunes intellectuels et surtout aux anciens combattants pour qu'ils se rallient à lui. Les premiers ministres libéraux et les Socialistes ont gâché la victoire, ils ont précipité l'Italie dans le désastre, ils ont insulté et négligé les soldats, les vétérans et les invalides de guerre. Maintenant, le fascisme va tirer les conclusions de la victoire et construire une Italie nouvelle, fière et prospère. Les étudiants, les commerçants et les ouvriers au chômage que les Socialistes n'ont pas pu aider viennent à Mussolini. Lorsque ses Stoßtruppen remportent leurs premières escarmouches, démolissent les bureaux des syndicats, battent les militants, les assassinent parfois, les capitalistes comprennent qu'une nouvelle étoile se lève pour eux. Les industriels commencent alors à financer le fascisme, et même les propriétaires terriens se joignent volontiers au nouveau mouvement pour réprimer les petits fermiers locataires qui leur sont inféodés. Les expéditions punitives fascistes se déplacent vers les villages où, par la violence et le meurtre, elles détruisent complètement les organisations locales d'ouvriers agricoles et de petits paysans. Les propriétaires terriens peuvent enfin dormir sur leurs deux oreilles.

Dans le courant de l'année 1921, Mussolini devient le champion adulé de la bourgeoisie et des grands propriétaires terriens. Les jeunes intellectuels et les anciens combattants se précipitent en masse vers lui. Partout, les travailleurs italiens opposent la résistance la plus courageuse aux fascistes et à leurs escadrons de terreur. Bien sûr, il n'y a pas eu de campagne de défense contre la terreur blanche coordonnée au niveau national, qui aurait mobilisé toutes les forces des travailleurs dans tout le pays. Mais partout, les travailleurs ont combattu les escadrons de la terreur avec héroïsme, même s'ils se trouvaient dans des positions isolées et perdantes. Si l'on examine attentivement l'histoire de la classe ouvrière italienne dans les années 1921‑1922, la longue série d'événements essentiellement similaires - incendies, agressions, démolitions, meurtres - on arrive à la conclusion que, malgré toutes les circonstances défavorables, la classe ouvrière aurait détruit le fascisme si le pouvoir d'État avait fait preuve du moindre élément de neutralité ou d'objectivité. Mais partout où le prolétariat a résisté avec succès au fascisme, la gendarmerie d'État ou l'Armée sont intervenues immédiatement. Les ouvriers pouvaient certes faire le poids face aux Stoßtruppen fascistes, mais ils ne faisaient pas le poids face à la puissance armée organisée de l'État. La police se contentait d'abattre les travailleurs qui luttaient activement, ou de les emprisonner, et les fascistes réapparaissaient pour achever en triomphe leur œuvre de destruction.

L'expérience italienne a reproduit le schéma des pogroms russes. Les bandes terroristes n'ont pu triompher que parce qu'elles avaient toujours le pouvoir d'État derrière elles lorsque les choses devenaient sérieuses En 1919 et 1920, les ministres libéraux italiens n'avaient pas osé provoquer les ouvriers. Lorsque la vague socialiste était à son comble et qu'il fallait compter avec la Révolution prolétarienne à venir, le gouvernement libéral avait proclamé une sorte de neutralité politique à l'égard des différentes classes en lutte. Même pendant l'occupation des usines, à l'automne 1920, le gouvernement s'était abstenu de tirer sur les ouvriers et s'était contenté d'interventions diplomatiques. Mais lorsque Mussolini commença à réapparaître, la bourgeoisie retrouva ses nerfs, et le nouvel état d'esprit infecta désormais la Bureaucratie, les chefs de la police et les officiers de l'Armée. Lorsque les fascistes font preuve d'une telle vaillance en s'attaquant aux rebelles rouges, la police elle‑même ne peut guère se retenir. En 1919 et 1920, les étonnantes contradictions au sein de la société italienne avaient rendu le pouvoir légal de l'État si faible que plus personne ne le respectait. D'un point de vue purement technique, l'Armée et la police régulières étaient encore beaucoup plus fortes que les bandes fascistes. Mais les fascistes avaient la volonté intransigeante de briser les organisations ouvrières. Ce sont toujours les fascistes qui lancent les attaques, et ce n'est qu'ensuite que l'État entre en action avec son énorme appareil de répression, dans la foulée. Quand les choses devenaient sérieuses, c'était le pouvoir d'État qui faisait le gros du travail, mais ce sont les fascistes qui tiraient les lauriers de la victoire.

Imaginez un combat où il y a cinq personnes d'un côté, armées seulement de bâtons, et un groupe de dix personnes de l'autre, chacune portant un revolver. Au début, ces dix personnes n'osent pas utiliser leurs revolvers. Les cinq personnes armées de bâtons peuvent se moquer d'elles en toute impunité. Soudain, un jeune homme surgit et se précipite sur les cinq en poussant de grands cris. Ce n'est qu'à ce moment-là que le groupe des dix dégaine ses revolvers et abat ses cinq adversaires sans défense. Dans cette analogie, le jeune homme qui se précipite en criant représente le fascisme, et les dix individus armés représentent la bourgeoisie et son pouvoir d'État légal. Les cinq personnes munies de bâtons représentent la classe ouvrière organisée. En bref, l'émergence du fascisme ne modifie jamais l'équilibre réel des forces de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat. Si le prolétariat était réellement plus fort que la bourgeoisie, il gagnerait, avec ou sans le fascisme. Cependant, si la classe capitaliste est objectivement la plus forte, l'émergence du fascisme peut entraîner l'effondrement du mouvement ouvrier.

En Italie centrale et méridionale, Mussolini a protégé les propriétaires terriens d'une révolution agraire et ils sont devenus ses plus proches amis après 1921. La masse de la petite paysannerie est retombée dans la soumission, comme auparavant, une fois que les ligues paysannes ont été démolies. Ils se taisaient et obéissaient, mais ce n'était pas des fascistes actifs. Pour la petite bourgeoisie de l'Italie centrale et méridionale, le fascisme restait d'ailleurs quelque chose de tout à fait extérieur. En revanche, en Italie du Nord, dans les régions modernes et avancées du pays, le fascisme est devenu, après 1921, un véritable mouvement de masse. Il est vrai que la grande masse des travailleurs industriels organisés est restée fidèle à ses convictions antérieures. Mais ici, dans le Nord, outre les capitalistes qui le finançaient, outre les étudiants, les vétérans au chômage et les aventuriers qui affluaient vers ses Stoßtruppen, Mussolini gagna progressivement le soutien actif de la classe moyenne urbaine. Aux élections législatives de mai 1921, il remporte une proportion étonnante de voix, principalement à Milan, Pavie, Bologne et Ferrare. Il entre au Parlement à la tête de 33 députés.

On a souvent affirmé que les classes moyennes modernes vouaient une haine profonde et fanatique à la classe ouvrière et que, à la moindre occasion, elles prendraient les armes et massacreraient le prolétariat. La classe moyenne [Mittelstand] vit dans la crainte de sa propre prolétarisation et, en raison du sentiment d'angoisse créé par cette perspective, elle déteste les travailleurs et tente de les piétiner. C'est une théorie étrange. Est-il concevable que les petits artisans et commerçants nourrissent une telle haine meurtrière à l'égard d'ouvriers qui sont souvent leurs meilleurs clients et, du moins dans les quartiers populaires, les seuls dont ils vivent ? Est-il vraisemblable que les cols blancs nourrissent le désir secret de trahir leurs collègues ouvriers dans l'entreprise ? Est-il probable que les étudiants de l'École et de l'Université guettent l'occasion de s'en prendre à leurs camarades les plus pauvres ? Il suffit de rappeler cette vérité tout à fait banale que, dans les conditions actuelles, il existe d'innombrables et imperceptibles gradations entre la classe moyenne inférieure [dem kleinen Mittelstand] et le prolétariat, que souvent, dans une même famille, un frère est maçon, le second petit employé, le troisième maître-artisan, tandis que l'un d'entre eux a un fils qui, grâce aux efforts collectifs de toute la famille, fréquente effectivement l'école secondaire. Cette idée de la haine invétérée de la classe moyenne contre les travailleurs comme leitmotiv sous-jacent du fascisme est l'une des bulles de savon d'une sociologie autoproclamée. Il existe de nombreux cas où la classe moyenne s'est rangée politiquement du côté des ouvriers, et de nombreux autres où elle s'est opposée à eux en tant que force hostile. Mais dans tous les cas, le facteur décisif a été la situation politique du moment, et certainement pas la tactique des partis politiques concernés[17]. Le dogme général ne clarifie absolument rien.

Dans les périodes de crise sociale profonde, les couches moyennes [die Mittelschichten] se rangeront du côté du prolétariat si le Parti Socialiste montre résolument la voie du salut et de la construction d'une nouvelle société. Mais si le mouvement socialiste lui-même hésite, manque de certitude et recule devant les tâches de la Révolution et de la reconstruction sociale, il est certain qu'il perdra le soutien des classes moyennes. En 1919, les classes moyennes italiennes étaient aussi prêtes à participer à une révolution socialiste que les classes moyennes allemandes [Mittelklassen] ne l'étaient après le 9 Novembre. Lorsque, dans les deux cas, les Socialistes se sont montrés incapables de mener à bien leur tâche, les couches moyennes se sont à nouveau détournées d'eux. À cela s'ajoute une série de facteurs particuliers. Comme je l'ai déjà dit, dans les années 1919-1920, les socialistes italiens avaient obtenu la majorité dans de nombreuses municipalités. Ils y occupèrent, avec leurs partisans locaux, les positions les plus importantes. C'était parfaitement correct, et les nouveaux conseillers socialistes travaillaient au moins aussi bien que les anciens conseillers bourgeois. Mais si, à un moment comme celui-ci, les masses attendent des Socialistes une révolution qui ne vient pas, si la misère des chômeurs et les difficultés de la classe moyenne ne trouvent aucun soulagement et que, au contraire, on voit les conseillers socialistes occuper paisiblement des postes relativement bien payés, alors la déception, la désillusion et, finalement, la haine, sont inévitables. Ces états d'esprit ont été d'une importance cruciale en Allemagne également, dans les années qui ont précédé la prise de pouvoir par les Nationaux-Socialistes. Les fonctionnaires socialistes qui siégeaient à des postes rémunérés dans les municipalités, dans les syndicats, etc. étaient, dans leur immense majorité, des hommes honnêtes qui remplissaient leurs devoirs envers la classe ouvrière et le public en général avec un véritable sens de la loyauté, en Italie tout autant qu'en Allemagne. Mais en temps de crise, on attendait d'eux bien plus que l'accomplissement routinier de leurs tâches. Les classes moyennes et de nombreux travailleurs étaient devenus de plus en plus furieux contre la nouvelle bureaucratie socialiste qui s'était assurée des positions confortables en profitant du mouvement de classe [Klassenbewegung] des plus pauvres.

A tout cela s'ajoutent certaines erreurs tactiques commises dans l'organisation des grèves, surtout dans les secteurs d'importance vitale pour la vie quotidienne. Lorsque les services de transport ou les services de gaz et d'eau ferment, cela crée de nombreux désagréments pour la majeure partie de la population, y compris les autres travailleurs et la classe moyenne. Si les grévistes peuvent prouver aux masses populaires que leur cause est justifiée, qu'ils ont dû arrêter de travailler pour défendre le minimum vital pour eux et leurs enfants, alors les larges masses populaires comprendront la grève et supporteront les inconvénients qu'elle entraîne. Cependant, dans des situations comme celles que l'Allemagne et l'Italie ont connues en 1919 et 1920, l'activité des travailleurs se décompose trop facilement en petits mouvements salariaux, au lieu d'un grand mouvement politique. Les masses soutiendront les grèves en tant que maillons de la chaîne d'une grande offensive révolutionnaire, mais lorsque le mouvement politique est lui-même en train de s'effondrer, des luttes salariales isolées ne sont pas susceptibles de susciter un grand soutien de la part du public, en particulier lorsque ces luttes émanent des groupes de travailleurs les mieux payés et qu'elles infligent de graves privations au reste de la population.

En 1919-1920, les classes moyennes italiennes s'attendaient à une révolution socialiste. Celle-ci ne se produisit pas, en revanche, la crise économique et la misère augmentaient, alors que les dirigeants socialistes occupaient désormais des postes bien rémunérés, et les employés des tramways et des autres services publics paralysaient régulièrement la vie de la ville pour augmenter leurs salaires. La classe moyenne avait perdu le sentiment qu'elle devait lutter aux côtés des travailleurs contre les capitalistes et les trafiquants. Au contraire, elle en est venue à voir dans la classe ouvrière organisée une oligarchie intéressée qui ne pense qu'à elle-même et à ses dirigeants, et qui s'acharne à extorquer des salaires de plus en plus élevés, et ce aux dépens du grand public, des contribuables et surtout de la classe moyenne elle-même. C'est pourquoi l'intelligentsia italienne, les entreprises commerciales, les fonctionnaires et les artisans ont progressivement fini par croire que les organisations socialistes étaient les véritables traîtres au Peuple [Volksverräter]. C'est ainsi qu'est apparue une rage générale contre les « Bonzen », [les gros bonnets] comme on les appellera plus tard en Allemagne, et contre les Streikspezialisten, [spécialistes-de-la-grève]. C'est à ce moment-là que dans la classe moyenne se développe un enthousiasme résolu à briser les grèves ainsi que la volonté de se venger des Rouges. Une partie de la classe moyenne a rejoint les Stoßtruppen de Mussolini, et le reste a aidé les fascistes en votant pour eux.

Margherita Sarfatti écrit, dans son livre sur Mussolini, fielleux mais qui a de l'intérêt dans une perspective psychologique:

C'est alors que commença la grève des travailleurs du service des Eaux, que les Chemins de fer s'arrêtèrent, que l'électricité fut coupée, que les transports publics, orgueil de la ponctualité milanaise, devinrent un véritable désastre, et que la création non planifiée de municipalités, avec le nombre énorme de bureaucrates qu'elle entraîna, pesa sur les contribuables. Lorsque les éboueurs ont commencé à percevoir des salaires ministériels, les rues normalement propres sont devenues perpétuellement sales et, en hiver, on pouvait à peine y marcher à cause de la neige, si bien que les milanais se sont mis à proférer des malédictions. C'est dans ces rues non balayées, dans cette neige, qu'en Italie Karl Marx devait tomber.

On ne sache cependant pas que Marx se soit déclaré favorable à la saleté dans les rues dans l'un de ses travaux, et même les braves balayeurs de Milan n'ont pas dû toucher des salaires ministériels sous l'administration socialiste de la ville. Mais ce passage reflète, sous une forme superbement claire, l'état d'esprit général de la classe moyenne milanaise pendant la montée du fascisme:

Marxisme = grèves et saleté / fascisme = retour à l'ordre et à la propreté !

Voici l'éloge que Sarfatti fait des briseurs de grève:

En août, une nouvelle grève générale qui s'étend à tout le pays prend le nom fantaisiste de « grève légale ». Le fascisme s'est rué sur cette grève et lui a brisé les reins. Des ingénieurs, des personnes de toutes professions et de futurs ministres remplacèrent les employés qualifiés en grève et remirent en marche les usines et les moyens de transport. A cette époque, on voyait des étudiants travailler courageusement en usine pendant 10 à 12 heures, ou faire circuler des trains dans les quartiers rebelles de la ville et travailler comme chefs de train avec une politesse inhabituelle.

Lors du troisième congrès du parti fasciste italien[18], la direction a publié les résultats d'une enquête qu'elle avait menée auprès de quelque 151 000 membres du parti concernant leur profession particulière. Les résultats sont très significatifs et méritent d'être pris en compte, même si l'on peut contester certains des chiffres avancés. Les statistiques comprenaient :

Marchands, commerçants, boutiquiers14 000
Propriétaires d'usines4 000
Propriétaires fonciers18 000
Étudiants et enseignants21 000
Membres des professions libérales10 000
Fonctionnaires7 000
Employés15 000
Ouvriers de l'industrie et marins25 000
Agriculteurs27 000
151 000

Le très grand nombre d'ouvriers agricoles figurant sur cette liste était constitué pour la plupart de « membres » qui avaient adhéré sous la contrainte - dans les endroits où les fascistes avaient détruit les organisations existantes d'ouvriers agricoles et incorporé ces derniers dans leurs propres organisations. Cette adhésion forcée s'applique également, dans une certaine mesure, à la catégorie des « travailleurs industriels ». En outre, les statistiques ne font aucune distinction entre les employés et les chômeurs. De nouveau, dans la catégorie des « marchands/commerçants/boutiquiers » [Kaufmann], presque tout peut passer, depuis les grands entrepreneurs jusqu'aux agents commerciaux au chômage. La catégorie « propriétaires d'usine » comprend un certain nombre de maîtres-artisans indépendants. Il est surprenant, mais tout à fait conforme à l'histoire du fascisme, de constater le nombre extraordinairement élevé d'étudiants et d'intellectuels au sein du parti. Une tendance spécifiquement petite-bourgeoise du fascisme [kleinbürgerliche Tendenz des Faschismus] n'émerge pas de ces chiffres. Au contraire, vers la fin de l'année 1921, Mussolini est devenu le chef d'un parti typiquement bourgeois [eine typisch-bürgerliche Partei], avec un nombre particulièrement élevé d'intellectuels et d'universitaires, et un certain soutien [gewissen Anhang] parmi les travailleurs.

Dans les années 1919-1922, le programme du fascisme a subi une transformation extraordinairement rapide et fondamentale. Pour Mussolini, la tactique de prise du pouvoir était tout ce qui comptait. Les questions de programme étaient, par rapport à cela, tout à fait secondaires. En 1919, au début du mouvement fasciste, alors que toute l'Italie avait évolué vers la gauche et que les capitalistes ne se souciaient guère de Mussolini, celui-ci avait rédigé un programme de gauche radical. Il entendait gagner les voix de la classe ouvrière par une sorte de socialisme nationaliste. À l'époque, il soutenait, entre autres, un gouvernement populaire [eine Volksherrschaft], basé sur un droit de vote général et égal, avec le droit de vote pour les femmes et les hommes; la proclamation d'une République en Italie; la dissolution de toutes les sociétés anonymes industrielles et financières; la restructuration de la production sur des lignes corporatistes avec une participation directe aux bénéfices pour tous les travailleurs de l'entreprise; et bien d'autres choses encore. Mais lorsque les grands industriels et les grands propriétaires terriens commencèrent à mettre leurs sympathies et leurs comptes bancaires à la disposition des fascistes, le programme de Mussolini changea rapidement. En novembre 1921, lors du troisième congrès de son parti, il assura que s'il était bien sûr opposé au libéralisme au sens politique, il était inconditionnellement en faveur du libéralisme économique: « Si possible, je serais même enclin à rendre les Chemins de fer, la Poste et le Télégraphe à l'entreprise privée afin de soulager l'État de fonctions économiques qui ne sont vraiment pas rentables ». Ainsi, le fascisme est finalement revenu à une défense inconditionnelle du capitalisme privé.

Mussolini a soutenu sans réserve les propriétaires terriens du sud de l'Italie dans leur lutte pour éviter une révolution agraire, mais il n'a jamais été tout à fait disposé à rendre à ces patrons semi-féodaux l'influence décisive qu'ils avaient exercée pendant la période dite « libérale » de l'histoire de l'Italie. Le fascisme était et restait le parti du Nord avancé. Mussolini a un jour comparé son propre travail à celui du leader turc Kemal Atatürk, qui, depuis Ankara, cherchait à créer un nouvel État bourgeois en opposition à la Constantinople féodale du Sultanat. D'ailleurs, Mussolini a assuré qu'il était en Italie le leader de Milan-Angora[19] dans la lutte contre Rome-Constantinople. En effet, le fascisme italien s'est toujours battu sur deux fronts. Bien sûr, pas sur les deux fronts imaginaires de la petite bourgeoisie, qui s'en prendrait à la fois au capitalisme et au prolétariat. Aussi multiples et variables qu'aient été les programmes successifs de Mussolini, aucun d'entre eux ne montre un intérêt particulier pour la petite bourgeoisie, et la pratique fasciste en Italie est tout sauf petite-bourgeoise.

Dans les annnées 1921 et 1922, par sa violence quotidienne, le fascisme a vaincu le prolétariat socialiste organisé. En même temps, il a brisé la domination des cliques féodales arriérées de l'Italie centrale et méridionale. Pour les propriétaires terriens et les élites locales du Sud, il s'agissait à l'époque de choisir le moindre mal - non sans raison, ils ont perçu la révolution agraire de la gauche comme le plus grand mal, et sont donc passés au fascisme. Mais en même temps, ils étaient conscients qu'avec la victoire des fascistes, leur ancienne domination était condamnée. Bien sûr, ils conservent leurs propriétés foncières et autres biens, mais ils ne peuvent plus espérer exercer une influence politique avec l'aide des politiciens « libéraux ». Mussolini était le chef du Nord italien moderne, avec sa bourgeoisie et son intelligentsia. C'est le secret de son succès relativement durable. Cela fait maintenant 12 ans [en 1934] que Mussolini est au pouvoir en Italie et, pour l'instant, la fin du fascisme en Italie n'est pas encore une perspective réelle. Si Mussolini avait vraiment été un leader de la petite bourgeoisie, il n'aurait même pas duré douze mois.

En 1922, le fascisme est apparu comme le grand « front uni » de toutes les forces bourgeoises et anti-socialistes actives dans le pays. Derrière Mussolini se trouvaient la classe capitaliste, les classes moyennes et les intellectuels, les propriétaires terriens (qui avaient des sentiments mitigés), une grande partie des chômeurs, qui trouvaient dans les Stoßtruppen une source de revenus et une occupation, et même des groupes individuels de travailleurs [einzelne Arbeitergruppen]. Les organisations socialistes et communistes sont complètement démolies et les anciens partis bourgeois sont soumis à un processus de dissolution rapide. La bureaucratie d'État s'était tellement habituée à voir en Mussolini le véritable chef de la Nation que ni l'Armée ni la police n'ont jamais sérieusement envisagé de lutter contre les fascistes. Même le roi d'Italie se rendit lentement compte que la période libérale-féodale était terminée et fit rapidement la paix avec le Duce. Dans ces conditions, ce fut une pure formalité lorsque Mussolini chassa du parlement les derniers ministres « libéraux » impuissants et se mit à leur place.

En Italie, le prolétariat industriel ne représente qu'une minorité de la population. La victoire des Socialistes dépend donc essentiellement, après 1919, d'une coalition démocratique des ouvriers avec les paysans et les couches moyennes. En 1919 et 1920, des débuts prometteurs ont été faits dans le sens d'une telle coalition. Cependant, cette coalition a été brisée avant d'avoir pu être consolidée. Au sein de la masse vacillante de la petite bourgeoisie, les fascistes ont supprimé par la force la moitié rurale et ont gagné à leur cause la moitié urbaine. Ces deux processus, la destruction des organisations de gauche dans les campagnes et la nouvelle division entre la classe moyenne urbaine et le prolétariat, n'ont été possibles qu'en raison des graves erreurs commises par les socialistes italiens. Cependant, une fois ces processus accomplis, le gros de la classe possédante est à nouveau unifié, cette fois sous la nouvelle bannière du fascisme. La classe ouvrière se trouve alors confrontée à une situation totalement nouvelle. Avant 1914, la bourgeoisie moderne n'avait jamais réellement exercé le pouvoir en Italie. En ce sens, elle avait encore une tâche historique à accomplir.

Le célèbre slogan selon lequel les trains roulent désormais à l'heure a donc une signification plus profonde. Il ne s'agit évidemment pas de se demander si les services ferroviaires se sont réellement améliorés sous Mussolini ou s'ils étaient si mauvais avant son arrivée au pouvoir. Le fait est qu'il y avait un réel problème pour l'Italie. En Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne, le système ferroviaire est naturellement le plus moderne du monde. Mais dans les pays semi-féodaux, comme l'étaient la Russie et l'Italie jusqu'à la guerre, cela était loin d'être évident. Il restait à adapter ces pays à la technologie bourgeoise la plus récente.

Le fascisme a mis fin à l'exaction de tout tribut par la Mafia et la Camorra. Les fonds publics, autrefois interceptés par les cliques locales, sont désormais entièrement subordonnés aux intérêts du capitalisme moderne. La concentration étatico-capitaliste du pays dans ce que l'on appelle le système corporatiste facilite le contrôle du pays par les groupes de capitalistes les plus efficaces. L'industrie lourde, la chimie, l'automobile, l'aviation et le transport maritime ont été systématiquement développés. Où se trouve dans tout cela l'esprit « petit-bourgeois » qui est censé constituer l'essence du fascisme ? Il ne s'agit pas ici de prendre position pour ou contre, mais de s'en tenir aux faits historiques: c'est un fait que les forces productives du pays ont été développées par le fascisme italien, au moins jusqu'au début de la grande crise mondiale. Grâce à cela, Mussolini a acquis le prestige d'un politicien à succès et le fascisme a été suivi en masse par les couches aisées [bürgerlichen Massen]. Mussolini lui-même eut suffisamment d'autorité pour pouvoir transformer les Stoßtruppen en une sorte de police auxiliaire de l'État bourgeois nouvellement consolidé, une fois leurs méthodes terroristes devenues superflues.

Bien entendu, Mussolini n'a pas été en mesure de résoudre la question agraire en Italie. L'essor du capitalisme depuis 1922 a en réalité renforcé le poids spécifique du prolétariat. Lors de la prochaine crise majeure, les capitalistes italiens seront confrontés à une nouvelle opposition de la part de la masse des travailleurs et des paysans pauvres. À ce stade, il ne sera plus possible de détourner la Révolution sociale en prétendant qu'il faut d'abord construire une société pleinement capitaliste. Au cours des douze années du régime de Mussolini, l'Italie s'est à peu près hissée au niveau des pays situés au nord des Alpes. Par conséquent, il n'y a pas de voie spéciale qui lui permette d'éviter les formes européennes générales dans lesquelles la lutte des classes sera réglée.

III. L'Allemagne[modifier le wikicode]

La différence décisive entre l'Italie et l'Allemagne réside dans les structures professionnelles très différentes de leurs populations respectives. Il s'ensuit qu'en Allemagne, le fascisme a été contraint d'emprunter une voie tactique différente pour s'emparer du pouvoir. Il n'est pas aussi facile de clarifier les coordonnées professionnelles des schémas de vote en Allemagne. Les deux séries de chiffres, celles relatives aux professions et celles relatives aux votes exprimés, ne couvrent pas les mêmes groupes. De nombreux citoyens allemands qui peuvent voter, par exemple les femmes au foyer, ne sont pas inclus dans le recensement des professions. D'autre part, les jeunes de moins de 20 ans n'ont pas le droit de vote, même s'ils exercent une activité professionnelle. Il est néanmoins nécessaire de se faire une idée de la composition de classe de l'électorat allemand, car ce n'est que sur cette base qu'il sera possible de comprendre le mouvement politique des masses après 1919 et la montée du national‑socialisme.

Les données professionnelles relatives à l'Allemagne pour 1925 indiquent une population active totale d'un peu moins de 36 millions de personnes sur une population totale de plus de 62 millions d'habitants. Cette année-là, l'Allemagne comptait 5½ millions de travailleurs indépendants [Selbständige]. Cette catégorie comprend à la fois les propriétaires d'entreprises, par exemple les industriels, les maîtres-artisans, les agriculteurs, etc., ainsi que les chefs d'entreprise, les directeurs et les hauts fonctionnaires. Le nombre de membres de la famille aidants était à peu près aussi important. D'autre part, le recensement fait état de 14½ millions de travailleurs, d'un peu moins de 5½ millions de cols blancs [Angestellte] et de fonctionnaires [Beamte], et d'environ 5 millions d'employés de maison et de personnes sans profession. Une infime partie des « personnes sans profession » sont des rentiers capitalistes, mais la grande majorité d'entre elles sont des personnes qui étaient autrefois employées et qui perçoivent aujourd'hui des prestations de sécurité sociale, des pensions de vieillesse, etc. Les chômeurs ne sont pas classés séparément dans ces chiffres, mais comptabilisés sous leur profession d'origine. Le but de tout ceci est d'établir, à partir de ces chiffres, le rapport de forces spécifique entre les éléments possédants de la population et le prolétariat. Dans ce calcul, il faut également inclure les membres de la famille qui ne sont pas classés comme ayant une activité professionnelle. Dans le cas des exploitations agricoles familiales et des petites entreprises, les épouses et les enfants plus âgés apparaissent presque régulièrement comme « membres de la famille qui aident » (collaborateurs). Dans le cas de tous les ménages autres que les « indépendants », cependant, les épouses ne sont comptabilisées que lorsqu'elles exercent elles-mêmes une activité professionnelle. Parmi les ménages ruraux et de la classe moyenne, environ deux tiers apparaissent dans les statistiques en tant qu'« indépendants » ou en tant que « collaborateurs ». Dans les ménages prolétaires, cette proportion est en revanche d'environ la moitié. En appliquant ces critères, il s'avère qu'en Allemagne, en 1925, il y avait environ 17 millions de personnes dans des ménages avec des biens, substantiels ou non [des großen und des kleinen Bürgertums], et 45 millions de personnes dans des familles de salariés et de prolétaires au sens le plus large.

On constate qu'une majorité impressionnante de la population allemande appartient à des ménages dépendant du travail salarié [Arbeitnehmerschaft]. Même si l'on inclut dans la catégorie des classes possédantes l'ensemble de la petite bourgeoisie indépendante et tous les ménages paysans jusqu'au plus petit, ces derniers représenteraient encore à peine un quart de la population totale. Les prédictions de Marx sur l'évolution sociale future des pays industriels avancés ont été confirmées de manière décisive. Il convient toutefois d'éviter un malentendu. L'Allemagne compte une écrasante majorité de personnes exerçant une forme quelconque d'activité rémunérée, mais pas une majorité de travailleurs industriels au sens strict du terme. Comme le suggèrent les chiffres cités plus haut, dans le camp prolétarien, en plus des 14½ millions de travailleurs, il y a également 10½ millions d'employés du gouvernement, d'employés de bureau, de retraités, de femmes de ménage, etc. En outre, parmi ces 14½ millions de travailleurs, il faut compter 2½ millions de travailleurs agricoles et d'apprentis dans les entreprises artisanales. Il est difficile de tracer une ligne de démarcation très nette entre une « entreprise artisanale » basée sur le travail manuel et une « usine », mais, malgré cela, le nombre d'apprentis artisans s'élèverait à au moins un million. Il s'ensuit que sur un total de 25 millions de salariés et de prolétaires au sens large du terme, seuls 11 millions au plus étaient des ouvriers d'usine au sens propre, tandis que 14 millions appartenaient à d'autres catégories.

Ces chiffres peuvent être présentés plus graphiquement de la manière suivante: en 1925, sur cent citoyens allemands (membres de la famille inclus, bien entendu), environ 28 appartenaient aux classes possédantes (au sens le plus large du terme) et 72 aux salariés et prolétaires (également au sens le plus large du terme). Toutefois, dans ce dernier groupe, seuls 32 étaient des ouvriers d'usine au sens strict, tandis que 40 étaient employés en dehors du secteur de l'usine. Ce calcul est sans doute précaire, mais il n'a d'autre but que de présenter un aperçu superficiel des rapports réels. Lors des élections au Reichstag de la période de Weimar, les 28% formés par les propriétaires avaient l'habitude de voter presque exclusivement pour les partis bourgeois, et les 32% formés par les ouvriers d'usine allaient voter, dans leur grande majorité, pour les Sociaux-Démocrates ou les Communistes. En revanche, sur les 40% restants, formés par la masse générale des salariés à l'exclusion des ouvriers d'usine, seule une minorité soutient les Sociaux-Démocrates, tandis que la majorité - cols blancs, employés de l'État, ouvriers agricoles, apprentis, etc. ‑ soutenait les partis bourgeois. C'est ce qui explique qu'après la Révolution de 1918, les élections en Allemagne ont toujours donné une majorité bourgeoise. D'un autre côté, la pression exercée par la majorité populaire, composée de travailleurs et de personnes sans ressources, est si forte qu'aucun gouvernement allemand ne peut s'y soustraire.

À la fin de la guerre et au début de la République, les masses allemandes fatiguées par la guerre étaient dans un état d'esprit résolument socialiste et démocratique. Non seulement la masse entière des groupes de salariés allemands [Arbeitnehmerschaft] déclarait son allégeance à la République et ne voulait rien avoir à faire avec la domination de la noblesse, des corps d'officiers et de la grande bourgeoisie, mais de larges sections de la classe moyenne se rangeaient du côté de la révolution.

Lors des élections à l'Assemblée Nationale de janvier 1919, le camp républicain se compose des partis suivants: le SPD[20], l'USPD[21], le Parti du Centre, dominé à l'époque par les syndicats démocrates-chrétiens, et le Parti Démocratique Allemand (DDP), qui s'appuie sur les cols blancs, les fonctionnaires et une partie de la classe moyenne. Les propriétaires terriens et les capitalistes étaient représentés par le Parti National Allemand (DNP) et le Parti National du Peuple Allemand (DNVP). 30 millions de voix ont été exprimées lors des élections de 1919. Les partis républicains en ont obtenu 25½ millions et les partis de droite 4½ millions ! Sur les 30 millions d'électeurs, il y aurait eu environ 8 millions de propriétaires et 22 millions de salariés au sens large. Le résultat de cette élection montre qu'à l'époque, la population salariée de l'Allemagne soutenait la République et la démocratie presque à 100%. De même, près de la moitié de la classe moyenne s'est déclarée favorable au nouveau système politique. Cet état d'esprit populaire a été à la fois la cause et le résultat du 9 novembre. Si cet état d'esprit avait perduré, nous n'aurions jamais vu ni le fascisme ni le régime hitlérien en Allemagne.

Mais cette immense majorité démocrate-républicaine ne tarda pas à s'effondrer, en partie sous la pression des conditions objectives, mais aussi comme conséquence des profondes erreurs du camp républicain. Le capitalisme survécut, non remplacé par une forme de société socialiste, et même une véritable démocratie ne put se concrétiser, dans la mesure où l'Armée, l'administration, le système judiciaire et le système éducatif restèrent presque entièrement entre les mains de l'ancienne bureaucratie. Le mouvement ouvrier n'était pas uni, loin de là, ses tendances individuelles se trouvaient dans des camps opposés dans la guerre civile. Les couches moyennes, une grande partie des cols blancs et des fonctionnaires qui avaient accueilli la République avec enthousiasme en novembre, s'en éloigneront bientôt avec une grande déception. Les dirigeants de la République allemande sont accusés de ne pas tenir leurs promesses. Au contraire, le sentiment général est que la nouvelle constitution n'a fait qu'engendrer la misère et la pauvreté, l'inflation et la guerre civile. En outre, à la République, a été imputée la responsabilité de la situation désespérée de l'Allemagne à la suite du traité de Versailles. C'est ainsi qu'ont été créées les conditions nécessaires au développement d'un mouvement de masse nationaliste et anti-républicain, regroupant les propriétaires terriens, les capitalistes et les classes moyennes.

J'ai noté précédemment que les classes dirigeantes de l'Allemagne impériale n'avaient aucun désir d'être particulièrement populaires. Bien sûr, lors des élections au Reichstag, le Parti Conservateur poussait les masses subalternes des campagnes à se rendre aux urnes et, dans les villes, un certain pourcentage de la petite bourgeoisie votait pour le Parti Conservateur. Mais personne ne songeait à créer dans les grandes villes et les régions industrielles un mouvement de masse conservateur ou nationaliste (pangermaniste, par exemple) pour concurrencer les Sociaux-Démocrates. Dans les grands centres urbains, on laissait généralement l'agitation bourgeoise aux libéraux et au Parti du Centre. Avant 1914, les Conservateurs n'ont jamais songé à essayer de gagner une majorité au Reichstag par leurs propres moyens. Ils se contentaient de façonner les politiques du Reichstag par le biais d'une coalition avec le Parti du Centre et les libéraux nationaux. Lorsqu'un membre du clergé, Stöcker, cherche à construire un parti de masse conservateur et urbain, son travail est délibérément saboté, d'abord par Bismarck, puis par Guillaume II. Si l'aristocratie voulait vraiment gagner des voix parmi les masses urbaines, elle devait s'abaisser au niveau des masses, faire de l'agitation dans les réunions populaires et les journaux, et accepter leurs demandes générales. À l'époque impériale, tout cela semblait être une pure perte de temps, car les propriétaires fonciers exerçaient déjà le pouvoir sans avoir recours à des manœuvres démagogiques.

Mais après le 9 novembre, les formes antérieures de domination de classe se sont effondrées et le Drapeau Rouge a submergé les remparts de la propriété traditionnelle et de l'Autorité historique. Les aristocrates étaient désormais contraints de s'adresser au peuple pour sauver ce qu'il restait à sauver. Dès les premiers jours de son existence, le DNVP [le principal parti des conservateurs allemands] a commencé à parler un langage totalement nouveau. Les vieux slogans réactionnaires de la « monarchie, du militarisme et de la défense de la propriété bourgeoise et féodale » sont habilement déguisés en clichés nationalistes et en promesses sentimentales: « Tout vrai patriote choisit le drapeau noir-blanc-rouge », ou « L'Allemagne est en feu ! Votez Laverrenz » (ainsi s'appelait le principal candidat du DNVP à Berlin) - on entendait déjà ce genre de choses en 1919.

Les tracts du DNVP promettaient un retour à « l'Allemagne de Luther, de Bismarck et de Hindenburg ». Ils présentent souvent des photos de ces « héros » et d'autres, et les juxtaposent à des caricatures de dirigeants républicains et socialistes. Le capital de confiance populaire dont bénéficiait la République allemande depuis janvier 1919 est largement entamé à peine un an plus tard. Les élections au Reichstag de juin 1920 montrent un tout autre visage: sur un total de 28 millions de suffrages exprimés, les partis pro‑Weimar n'obtiennent cette fois que 18 millions de voix et les divers partis de droite anti-démocratiques, monarchistes et nationalistes, 10 millions. Si l'on considère la répartition des professions pour interpréter ce résultat, on constate qu'à l'été 1920, le mouvement réactionnaire de droite avait déjà reconquis la masse écrasante de la classe moyenne possédante [des besiztenden Mittelstandes] et réalisé une brèche substantielle dans le front des salariés. Le processus déprimant de l'absorption de masses de plus en plus importantes par la droite nationaliste peut être suivi d'une élection à l'autre. Cette évolution n'est absolument pas le fait d'Adolf Hitler. Hitler et les Nazis n'ont fait que récolter ce que d'autres avaient semé avant eux.

Prenons une seule élection typique de la période précédant l'expansion principale des Nazis, à savoir les élections au poste de Président du Reich en mars 1925: les partis de droite y présentent un candidat commun, l'aristocrate Monsieur Jarres. Ce dernier ne possède aucune qualité particulière qui aurait pu le rendre populaire. Il n'était qu'un représentant sûr du nationalisme noir‑rouge-blanc. Pourtant, il a obtenu 10½ millions de voix sur un total de 27 millions. Outre Jarres, deux autres candidats représentaient des forces opposées à la République. Held, au nom du Parti Fédéraliste du Peuple Bavarois (BVP), recueille 1 million de voix, et le candidat rival, le national‑socialiste Ludendorff, un peu moins de 300 000. En 1932, la grande majorité de ceux qui ont voté pour Jarres passeront à Hitler, même si, entre‑temps, Ludendorff lui-même a abandonné les nazis. Les Nazis n'auraient jamais pu réaliser des gains électoraux aussi importants après 1930 sans le travail préparatoire que les autres partis de droite avaient accompli avec succès dans les années qui ont suivi 1919. Les traits fondamentaux de l'idéologie nationaliste et anti-républicaine des partis de droite allemands sont restés fondamentalement inchangés après 1919, même s'ils ont été infléchis de manière assez différente en fonction de la conjoncture économique et de la situation internationale.

Lors des élections de mars 1925, les partis de droite dans leur ensemble ont recueilli 12 millions de voix, et les partis de gauche au sens le plus large: le SPD, le KPD[22], le Parti du Centre et les Démocrates [DDP)] - 15 millions. Sur les 27 millions d'électeurs qui ont participé aux élections présidentielles, environ 7 millions étaient peut-être des propriétaires et, parmi eux, peut-être 6 millions ont voté pour la droite et 1 million pour le Parti du Centre et les Démocrates. Compte tenu de ces données, parmi la masse générale des salariés (en définissant ce groupe, encore une fois, de la manière la plus large possible), 6 millions auraient voté à l'époque pour une droite opposée à la démocratie et 14 millions pour la gauche. On voit donc à quel point le pourcentage de la population salariée opposée à la Révolution a augmenté depuis 1920.

Il est bien connu qu'au second tour des élections présidentielles d'avril 1925, tous les groupes de droite s'unissent autour de Hindenburg, qui totalise plus de 14½ millions de voix, soit un gain de 2½ millions de voix pour la droite par rapport au premier tour. Cependant, Hindenburg a attiré de nombreux électeurs en raison de l'autorité de son nom, dans des secteurs de l'électorat qui étaient autrement indifférents, de sorte que l'on ne peut pas se faire une idée précise de la force de la droite allemande en utilisant simplement ces chiffres. En fait, dans toutes les élections qui se dérouleront en Allemagne jusqu'en 1933, les Sociaux-Démocrates, avec les Communistes et le Centre, obtiennent la majorité absolue, même si la marge est étroite. Cette majorité est composée, sociologiquement, de la majeure partie de la classe ouvrière industrielle, d'une part significative d'autres catégories de salariés, et d'une partie de la paysannerie catholique et de la petite bourgeoisie. Malgré toutes les erreurs des partis pro-Weimar, malgré leurs divisions internes et le caractère catastrophique de la période, la droite nationaliste pro-capitaliste n'a toujours pas réussi à conquérir le pouvoir par la voie parlementaire légale. Jusqu'au bout, c'est la force des ouvriers et des autres salariés, qui ont soutenu les marxistes et le Centre catholique, qui a exclu cette possibilité. Pour réussir, la Contre‑Révolution a dû recourir à des méthodes extra‑parlementaires. Le fascisme idéologique a dû être étayé par le fascisme terroriste des Stoßtruppen.

En Allemagne, le fascisme des Stoßtruppen s'est développé à partir des Freikorps[23], que le gouvernement de la République Allemande de 1919 avait dü mettre sur pied lui-même, et cela bien contre sa volonté. La majorité au pouvoir qui soutenait la République devait se défendre, à l'époque, contre les attaques de petits groupes d'ouvriers d'ultra-gauche. Incapable de former une armée composée de démocrates et de socialistes dignes de confiance, la République confie une fois de plus son destin au corps des officiers impériaux. Les officiers démobilisés rassemblent alors d'autres éléments vétérans au chômage. Ce sont ces escouades qui ont réprimé les soulèvements dits spartakistes de 1919-1920. D'un point de vue formel, les officiers étaient déployés pour défendre la République. Cependant, la plupart d'entre eux étaient au fond d'eux-mêmes des partisans de l'Ancien Régime. Ils combattaient l'aile radicale du mouvement ouvrier et attendaient avec impatience le moment où ils pourraient se venger des auteurs de la Révolution de Novembre. En termes strictement objectifs, cette marche triomphale des Freikorps a désarmé le mouvement ouvrier et a signifié un réarmement de la Contre‑Révolution. Les éléments de la bourgeoisie qui étaient opposés à la République et hostiles au mouvement ouvrier ont rapidement compris les nouveaux éléments de la situation et ont pris contact avec les Freikorps.

Le Freikorps ne se contente pas des services rendus à la République allemande en 1919, mais mène sa propre guerre dans la Baltique. Il y lutta d'abord contre le bolchevisme, puis contre les Lettons et les Estoniens, forma une alliance avec les Gardes Blancs russes et transforma la Baltique en théâtre central de la Contre‑Révolution allemande. L'aventure balte eut à peu près la même importance pour le fascisme allemand que l'épisode de Fiume pour les fascistes italiens. Lorsque, sous la pression de l'Entente, le Freikorps est contraint d'évacuer la Baltique, il décide immédiatement d'un coup d'État en Allemagne. Le Putsch de Kapp de 1920 est écrasé par la résistance de la classe ouvrière, mais il se heurte également à la désunion qui règne au sein des forces contre‑révolutionnaires allemandes. Les éléments les plus proches des Freikorps s'étaient précipités dans la bataille avant de s'unifier complètement avec les principaux partis et mouvements capitalistes. Ainsi, dès les premiers jours du Putsch de Kapp, le front des contre‑révolutionnaires s'est morcelé, sans qu'il soit possible de le réactiver. Seule la Bavière a montré une conspiration bien planifiée et une collaboration efficace entre les organisations armées illégales et les partis politiques bourgeois parfaitement légaux. En Bavière, les conspirateurs se sont emparés du pouvoir en 1920 et ont légalisé leur coup d'État avec l'aide de la majorité bourgeoise au sein du gouvernement de l'État [Landtag]. Lorsque, dans le reste du pays, la retraite de Kapp est suivie d'une nouvelle consolidation du gouvernement républicain, la Contre‑Révolution bavaroise donne l'impression de s'adapter à nouveau au cadre constitutionnel. Dès lors, le fascisme allemand trouve à Munich sa base légale. Tous les conspirateurs qui ne pouvaient rester dans d'autres parties du pays trouvèrent en Bavière un accueil chaleureux et c'est à Munich que les préparatifs de nouveaux assauts contre la démocratie en Allemagne purent se dérouler sans entrave.

La défaite du Putsch de Kapp n'a pas entraîné un véritable renforcement de la République démocratique en Allemagne. Lorsque le gouvernement met en place la Reichswehr[24] officielle, une partie des Freikorps reste en dehors des rangs de l'armée régulière. Dissous sur le papier, les Freikorps continuent en réalité d'exister, sous tous les déguisements possibles. Outre cette organisation, s'ajoutait une multitude d'autres ligues regroupant des étudiants et d'autres éléments actifs de la Contre‑Révolution allemande. Des liens persistaient entre les officiers de l'armée régulière et leurs camarades dans les dites associations de défense. Les attaques contre les Polonais en Haute‑Silésie fournissent bientôt une nouvelle occasion de mobiliser les Freikorps. Lorsqu'en 1923, le gouvernement du Grand Capital, dirigé par Cuno, lance des opérations militaires contre les troupes françaises qui occupent la Ruhr, il forme une force de réserve régulière appelée l'Armée noire, avec l'aide des Freikorps. Au lieu de la politique officielle de résistance passive, des groupes individuels d'éléments des Freikorps entament une résistance active contre les Français. D'autres éléments du Freikorps tentent d'assassiner des dirigeants importants de la République de Weimar. Erzberger et Rathenau ont été victimes de cette campagne d'assassinat. Au cours des mêmes années, 1923-1924, les Freikorps et diverses ligues militaires ont pris l'habitude de juger et d'exécuter des traîtres réels ou supposés.

Jusqu'à la fin de l'année 1923, la République allemande a vécu dans la crainte constante d'un nouveau coup d'État contre‑révolutionnaire des Freikorps, des ligues d'anciens combattants et de leurs partisans. De plus, à cette époque, toute une série de fonctionnaires, en particulier dans l'Armée, entretenaient des contacts étroits avec les Freikorps et les contre‑révolutionnaires. La République démocratique allemande a été complètement minée et détruite par le pouvoir du Grand Capital, des grands propriétaires terriens et de tous les amis de l'Ancien régime dans l'Armée, la justice et l'administration civile. Cependant, l'apparence illusoire [der Schein] d'une République démocratique et parlementaire a toujours été maintenue, et les fascistes allemands ont même pu jouer le rôle commode de révolutionnaires qui travaillaient pour le jour où le Peuple allemand punirait les « criminels de Novembre ».

Le mouvement völkisch[25] est né après 1919 de la collaboration active des Freikorps avec la jeunesse étudiante. Dès 1919, la grande majorité des étudiants allemands prônaient déjà l'idéologie que l'on appelle aujourd'hui national-socialiste, à une époque où, dans la plupart des universités allemandes, personne n'avait encore entendu parler d'Adolf Hitler. Le célèbre chef de l'expédition de la Baltique, Graf [Comte] von der Goltz, écrira plus tard un essai important sur les « Ligues Patriotiques » en Allemagne, dans lequel il évoque la possibilité de prendre le pouvoir sur la base des groupes d'action völkisch, mais ne juge pas nécessaire de dire ne serait-ce qu'un mot sur Hitler et les SA. C'était en 1928. Lors des élections au Reichstag de cette année-là, les Nationaux-Socialistes n'ont recueilli que 800 000 voix dans toute l'Allemagne. Ils n'étaient qu'un groupuscule insignifiant au sein de la droite massive du pays. En 1928, il semblait beaucoup plus probable que le Stahlhelm[26] réunirait toutes les ligues militaires allemandes et établirait un État völkisch.

À propos des étudiants, Goltz écrivait à l'époque:

Lorsque les jeunes Allemands sont rentrés des tranchées et des Stahlgewittern[27], lorsqu'ils ont découvert que leur patrie ne ressemblait en rien à leurs idéaux - idéaux pour lesquels ils avaient versé leur sang à l'étranger - lorsque, avec ce terrible sentiment de désillusion, ils ont rejoint les universités allemandes, c'est là que toute cette génération d'étudiants allemands de la guerre s'est unie dans un serment sacré: propager en temps de paix les idées et les idéaux mêmes qui n'avaient pas pu être réalisés en temps de guerre. C'est de cette prise de conscience qu'est né le Deutscher Hochschulring[28], une association universitaire qui a créé des sections locales dans toutes les universités. Ils ont accompli leur première action sérieuse en empêchant par la force la remise des drapeaux et des étendards gagnés par l'Allemagne à l'époque de sa grandeur, en les retirant de l'arsenal et en les brûlant solennellement au pied de la statue du grand Roi de Prusse, en chantant le Lied "Dieu, qui ne veut pas de serviteurs".[29] Mais on ne s'est pas contenté de l'enthousiasme, on a fait naître l'étudiant-travailleur qui finance ses études par son travail, sans arrogance de classe, qui est solidaire des travailleurs, comme il l'était dans les tranchées. Les comités mis en place par le nouveau gouvernement pour s'attirer le soutien de la masse des étudiants ont rapidement été pris d'assaut par les étudiants qui portaient l'idée de liberté au plus profond de leur cœur. Les cercles universitaires oeuvrent pour une race allemande unifiée qui rassemblerait toutes les forces qui, à partir du sentiment de leur ascendance, de leur histoire et de leur culture communes, aspirent à une communauté allemande de tous les Allemands [die deutsche Volksgemeinschaft aller Deutschen] et, par là, à un rétablissement de la puissance de notre Peuple et de notre Patrie. Elle ne reconnaît pas les nouvelles frontières et travaille conjointement avec les étudiants allemands en Autriche allemande, dans les Sudètes et à Dantzig. Elle refuse de faire des distinctions entre les étudiants et ne répudie que les ennemis du peuple.

Sur le programme commun à tous les groupes völkisch allemands, aux ligues militaires et aux anciens Freikorps, Goltz déclare ce qui suit:

Les ennemis des associations patriotiques sont doubles: les Sociaux-Démocrates, enclins à la subversion et proches des bolcheviks, parmi lesquels, en temps de crise, ce sont précisément les éléments radicaux qui prennent le dessus; et les spéculateurs boursiers matérialistes, internationaux, pacifistes et destructeurs, qui sont dépourvus de tout idéal et n'ont pas le moindre sentiment pour la patrie, les valeurs indigènes, les liens du sang, l'histoire, la race, la religion et l'élévation spirituelle, psychique et morale du peuple. Ces deux ennemis sont des âmes sœurs, ils travaillent presque toujours ensemble sur le plan politique et en termes de politique de parti. Tous deux tirent leur leadership spirituel et financier des Juifs, une race dont le sentiment d'appartenance découle uniquement de son déracinement et de sa dispersion sur la surface de la terre, une histoire qui s'étend sur deux mille ans. En raison de l'immigration massive des Juifs de l'Est depuis 1918, la communauté juive est devenue un danger pour l'État, comme l'admettent ouvertement les Juifs soit-disant conservateurs les plus intelligents et les plus anciennement germanisés eux-mêmes. Il est tout à fait déplorable que cette autre puissance supranationale, l'ultramontanisme de Rome, collabore avec ces forces subversives, bien qu'elles soient ses ennemies mortelles. Mais l'idée supranationale qui cherche à empêcher la montée nationale, völkisch et défensive de la Grande Allemagne semble néanmoins être la plus forte. C'est pourquoi l'Internationale dominante noire-rouge-or est une menace pour l'avenir du peuple allemand. De là découle la tâche cruciale d'isoler notre peuple, en particulier les travailleurs, de l'influence de ces cercles. Un jour viendra où le travailleur verra que ce n'est pas l'entrepreneur allemand mais les grands capitalistes de l'Entente et de l'impérialisme qui sont ses véritables exploiteurs et les vrais responsables de sa misérable condition économique. Le travailleur nous reconnaîtra alors, nous, ses camarades allemands, liés à lui par des liens nationaux et völkisch, comme ses véritables amis et sauveurs.

Il suffit d'insérer dans ce passage aux endroits appropriés les mots « Führer » et « National-Socialisme » pour que l'on retrouve, dès 1928, l'ensemble du programme de Hitler pour 1933. En effet, dans sa campagne contre la langue maternelle allemande[30], le Comte völkisch est devenu un bon compagnon intellectuel du Führer. Un mouvement de masse national ne se conçoit pas sans une idéologie qui lui est propre. C'est pourquoi les forces de la Contre‑Révolution allemande, les capitalistes et leurs laquais, ont été contraints de forger une Weltanschauung[31] appropriée, une fois qu'ils ont été vers les masses après 1919. Dans la société bourgeoise, les intellectuels ont la fonction spécifique d'élaborer la Weltanschauung nécessaire à la survie du capitalisme, et l'intelligentsia académique allemande s'est toujours consacrée à cette tâche avec une intégrité totale. A cette fin, ils sont revenus aux formes et aux conceptions de l'avant-guerre, dans la mesure où celles-ci étaient utilisables dans le cadre des nouvelles relations.

Les universitaires allemands ont grandi dans les années qui ont suivi 1871 dans une pieuse vénération du militarisme prussien. Les victoires successives de l'armée prussienne en 1864, 1866 et 1870-71 ont été des coups décisifs qui ont vaincu le libéralisme allemand pour toujours. Bismarck a brisé la colonne vertébrale de la bourgeoisie allemande. Des pans entiers de cette classe commencent à regarder leur passé libéral ou démocratique avec un sentiment de honte et à chercher un nouveau mode de vie [Lebensform] qui mêlerait le service et l'obéissance à un nationalisme autoritaire. On doit service et obéissance aux autorités qui dirigent la Nation. Ainsi, même les relations de la vie civile ont commencé à être reflétées à travers le prisme des « supérieurs » et des « subordonnés ». Les hommes en uniforme étaient les supérieurs [der Vorgesetzte] de tous ceux qui ne portaient pas l'uniforme, de tous les gens ordinaires. Le fonctionnaire derrière le comptoir était le supérieur du public, l'entrepreneur le supérieur de ses travailleurs et de son personnel de bureau. Le corps des officiers prussiens devient le modèle auquel aspirent les jeunes éléments de la bourgeoisie aisée et éduquée. Celui qui ne peut devenir officier d'active doit au moins rejoindre les écoles de guerre ou devenir officier de réserve.

Cette volonté d'obéir aux supérieurs, quels qu'ils soient, trouve son complément dans une arrogance nationaliste grossière, une haine de tout ce qui n'est pas d'origine allemande. Pour une aristocratie arrogante et contrefaite de ce type, la haine des Juifs est une quête parfaitement appropriée. En effet, dans le Juif, on finit par voir le contraire de soi-même, et l'illusion permanente de l'« infériorité » des Juifs ne fait que renforcer le sentiment de sa propre « supériorité ». En fait, les nouvelles élites académiques allemandes voyaient dans le Juif une image de toutes les qualités qu'elles condamnaient. Le Juif est perçu comme un libéral moderne typique, comme le genre de personne incapable d'obéir aveuglément, qui se forge ses propres idées, qui ne fait pas de génuflexion devant l'autorité, mais qui utilise ses capacités de pensée rationnelle. L'antisémitisme a commencé à gagner du terrain dans les universités allemandes à partir de 1878, précisément dans les années où la défaite politique du libéralisme allemand est devenue évidente. Le professeur von Treitschke, basé à Berlin, est devenu le prophète de cette aristocratie académique völkisch.

Pour les raisons citées plus haut, à l'époque impériale, cet antisémitisme académique était aussi peu capable de se transformer en un mouvement de masse politique que la tendance plus petite-bourgeoise et ouvrière de Stöcker. Néanmoins, jusqu'à la guerre, l'antisémitisme völkische conserva toute sa vigueur dans les universités allemandes et dans les cercles académiques allemands d'origine chrétienne. Là encore, c'est un professeur berlinois, Gustav Röthe, qui devint le représentant le plus célèbre de ce type de pensée à la fin du règne de Guillaume II. Après 1919, alors que l'intelligentsia allemande cherchait désespérément à opposer à la démocratie et au socialisme une nouvelle perspective nationale [volkstümliche][32], cet antisémitisme d'avant‑guerre connut un nouvel essor. Désormais, il ne suffit plus d'être nationaliste, il faut que la jeunesse allemande développe des sentiments populistes‑racistes [völkisch], qu'elle adhère à la pureté de la race et qu'elle rejette l'élément étranger juif.

L'industrie lourde et le Grand Capital allemands, qui ont réalisé d'énormes profits pendant la période d'inflation, ont été dès le départ des promoteurs zélés des idées völkisch. Ils y voient un moyen d'éradiquer les détestables syndicats et, plus largement, l'influence du socialisme sur les masses. L'inventaire des idées völkisch comprenait le slogan d'une « véritable communauté nationale » [Volksgemeinschaft], dans laquelle, généreusement, les travailleurs seraient également admis, à condition qu'ils abjurent la théorie destructrice et erronée de la lutte des classes. Si le mouvement ne peut prendre de l'ampleur que parce qu'il complète ses attaques contre les « rouges » par des attaques contre le capital juif, qu'à cela ne tienne, les grands industriels et banquiers chrétiens et « germaniques » ne sont pas le moins du monde inquiétés. Au contraire, les slogans völkisch et antisémites leur offrent une occasion rêvée de reproduire sur le sol allemand une manœuvre notoirement caractéristique des nationalismes populistes du monde entier, à savoir la création d'un mouvement qui sert les intérêts du Grand Capital tout en apparaissant comme anticapitaliste lors des réunions publiques. Les agitateurs völkisch ont découvert qu'ils pouvaient le mieux couper l'herbe sous le pied des Socialistes en prononçant des discours tonitruants contre le Capital des usuriers juifs et en appelant à la « destruction de l'asservissement aux intérêts »[33].

Dans un premier temps, après 1919, le mouvement Völkische Bewegung Deutschlands [völkisch] en Allemagne n'est lié à aucun parti politique spécifique. Au contraire, il s'est infiltré dans tous les partis, organisations, associations légales et illégales de la droite bourgeoise et anti-démocratique. Lorsque les putschistes de Kapp et les aventuriers de la Baltique ont marché sur Berlin en 1920, sous la direction du capitaine Ehrhardt, ils portaient la croix gammée völkisch sur leurs casques d'acier. Parmi les quelques millions d'électeurs qui ont soutenu la droite bourgeoise lors des différentes élections de 1919 à 1928, la majorité était plus ou moins infectée par les idées völkisch. Surtout, pour l'intelligentsia allemande de cette époque, la théorie völkisch constituait l'évangile de la nouvelle Allemagne, du « Troisième Reich » à venir. Adolf Hitler n'est pas à l'origine de tout cela, mais, grâce à un concours de circonstances particulier, il pourra plus tard l'exploiter à son avantage et à celui de son parti.

Le 9 novembre 1918, le mouvement ouvrier socialiste allemand semblait avoir tous les atouts en main. Mais son influence décline rapidement par la suite. En 1920, en raison des erreurs commises et de la désunion des travailleurs, il n'est déjà plus qu'une force épuisée et le Parti du Centre doit prendre la tête du gouvernement national. Les Chanceliers issus de ce parti, Fehrenbach et Wirth, tentent de sauver la démocratie allemande. Mais en l'espace de deux ans, leurs réserves ont également été épuisées. Le gouvernement de la République allemande est alors tombé entre les mains de représentants ouverts du Grand Capital: Le gouvernement de Cuno de 1923 était déjà, en quelque sorte, la victoire du fascisme légal. La terrible crise de 1923, qui a conduit l'État et l'économie allemands au bord de l'effondrement, a trouvé la classe ouvrière allemande divisée et incapable d'agir. Vers la fin de cette année-là, il semblait que l'agonie du capitalisme allemand ne serait pas suivie d'une révolution socialiste, mais au contraire d'une dictature fasciste. Dans l'ensemble du pays et dans les différents États, les parlements étaient réduits à des formes vides et sans défense. Le pouvoir exécutif était entre les mains des généraux d'armée. Les tentatives de résistance des travailleurs de Hambourg, de Saxe et de Thuringe tombent rapidement à l'eau. Au printemps 1924, l'état d'urgence militaire (Ausnahmezustand) prend fin sans effusion de sang et dans le calme, et la démocratie parlementaire du temps de paix célèbre son retour à la vie. C'est alors qu'a commencé la plus longue période d'existence ferme et sûre que la République allemande ait jamais été appelée à vivre: les années 1924 à 1929. Mais lorsque la crise économique mondiale a frappé l'Allemagne en 1929, l'évolution du fascisme allemand a repris à peu près au point où elle s'était arrêtée à la fin de 1923.

L'étonnante renaissance de la République constitutionnelle qui s'est amorcée après 1924 n'était pas le fait des démocrates et des Sociaux‑Démocrates, bien au contraire: les véritables forces républicaines avaient été complètement mises en déroute et réduites à l'impuissance à la fin de 1923. Ce changement est en fait le fruit d'une intervention étrangère. Le Capital mondial, et surtout les grandes banques américaines, étaient favorables à l'idée d'investir leurs milliards excédentaires en Allemagne. Le dit règlement de la question des réparations qui a suivi à peu près à cette époque a constitué la base de cet afflux gigantesque de capitaux. Or, si les Américains investissaient leur argent en Allemagne, ils souhaitaient que la démocratie y soit calme et paisible. À la fin de l'année 1923, les principaux capitalistes allemands se rendent compte qu'ils doivent liquider l'aventure dans la Ruhr. Ils ont donc mis fin à la résistance passive et entamé des négociations avec le Capital mondial. En conséquence, la perspective d'une dictature fasciste ouverte en Allemagne fut également écartée, et les puissances dirigeantes, les grands industriels et banquiers, l'état-major général de l'Armée et les échelons supérieurs de la Bureaucratie, revinrent à la légalité dans une volte‑face aussi soudaine qu'élégante. Les groupes individuels de conspirateurs nationalistes et les éléments des Freikorps qui ne saisirent pas ce virage assez rapidement furent, en guise de rappel à l'ordre, honorés d'une balle de fusil. Parmi ceux qui ratèrent le coche à l'époque à Munich, figurent Hitler et ses Nationaux‑Socialistes.

Les origines du parti nazi, qui remontent à 1920, méritent d'être rappelées. Comme l'indique déjà le nom de « Parti Ouvrier » National-Socialiste, l'objectif initial du Parti était la création d'un nouveau mouvement ouvrier national susceptible de constituer un pôle d'attraction alternatif - opposé aux

Communistes et aux Sociaux-Démocrates. Le célèbre programme du 24 février 1920 contenait certes de nombreuses confusions petites-bourgeoises, mais à côté de celles-ci se trouvaient des mesures nettement socialistes, par exemple le point 13 relatif à la nationalisation de toutes les entreprises (trusts) déjà socialisées. Si Hitler avait mis en pratique ce point 13 du programme dès son arrivée au pouvoir, l'Allemagne serait réellement devenue un État socialiste. Le fait qu'Hitler n'ait pas eu la moindre intention de mettre en œuvre le programme de son propre parti est une autre affaire. En outre, une propagande sérieuse en faveur de l'ensemble du programme aurait dès le départ placé les Nazis en opposition de principe avec tous les groupements de la Contre‑Révolution völkisch. Mais Hitler et ses cadres retombèrent rapidement dans l'ornière habituelle du mouvement völkisch. Le parti qu'ils ont formé à Munich et dans les environs au cours des années 1920-1923 était un Freikorps völkisch typique, avec son lot habituel d'universitaires, de gens de lettres spéculateurs, d'officiers et de soldats aventuriers, ses financiers capitalistes et ses petits‑bourgeois qui suivaient le mouvement. Ils avaient les contacts nécessaires dans l'Armée, et la SA[34] n'était à l'origine que la branche munichoise de l'Armée noire. Ainsi, même dans ces années-là, toute la campagne de propagande de Hitler était menée avec la connivence manifeste des éléments contre‑révolutionnaires du gouvernement bavarois.

Le nombre d'ouvriers industriels qui avaient rejoint les Nazis au cours des premières années était négligeable, pas plus élevé en pourcentage que la proportion d'ouvriers qui avaient rejoint les autres organisations völkisch en Allemagne. Néanmoins, les éléments socialistes du programme nazi ont pris une importance extraordinaire au cours des dernières années. Alors qu'ils n'y étaient manifestement pas parvenus en 1923, lors de la crise majeure ultérieure qui a affecté l'économie et la société du pays, les Nazis ont pu se projeter avec succès, auprès des masses dépossédées, comme les véritables socialistes de l'Allemagne. Les Nazis ont joué un double rôle, qu'aucune des autres organisations völkisch d'Allemagne n'a été en mesure de jouer. Lorsque le Stahlhelm ou le capitaine Ehrhardt assuraient à la classe ouvrière que l'ouvrier allemand était leur camarade fraternel, cela ne faisait guère d'impression sur les masses prolétariennes. Les nazis, en revanche, en s'appuyant sur leur propagande socialiste, ont progressé beaucoup plus rapidement dans les classes populaires appauvris et indigentes. Mais en même temps, les dirigeants nazis disaient à leurs bailleurs de fonds parmi les Grands Capitalistes tout ce que ces derniers voulaient entendre. Ce double caractère du mouvement nazi [Dieser Doppelcharakter der Nazibewegung] allait accélérer la prise de pouvoir de Hitler, précisément de la manière dont il a ensuite contribué à la désintégration de son parti et de sa base politique.

Outre leur influence sur le prolétariat, les propositions radicales et partiellement socialistes du programme nazi ont eu une autre conséquence importante. Les chefs des Freikorps et tous les genres d'aventuriers qui jouent un rôle dans la Contre‑Révolution fasciste allemande sont des auxiliaires fiables des capitalistes et des puissances dirigeantes en général, dans leur lutte contre le marxisme et les syndicats. Cependant, ils ne se contentent pas de restaurer la domination de l'ordre ancien, ils aspirent eux-mêmes au pouvoir. Ils n'éradiquent pas les marxistes pour que l'État-major de l'armée régulière, la Haute Bureaucratie et ses juristes, les grands propriétaires terriens et les industriels puissent à nouveau reposer en paix. Au contraire, ces aventuriers et ces révolutionnaires professionnels veulent le pouvoir pour eux-mêmes. Ils veulent devenir eux-mêmes généraux, surintendants de police ou chefs tout-puissants d'une nouvelle organisation. Le fascisme légal [Der legale Faschismus] ne leur est d'aucune utilité, car les anciens détenteurs du pouvoir restent alors dans leurs positions respectives. Ils ont besoin d'une révolution violente, ou du moins de l'apparence d'une révolution, parce qu'ils ne peuvent personnellement pas accéder au pouvoir par d'autres moyens. Pour donner un fondement idéologique à leur opposition aux autorités établies, ces révolutionnaires professionnels fascistes sont enclins au plus grand radicalisme possible dans leurs formulations. Ils professent le National-Socialisme non pas parce qu'ils veulent réellement réaliser une telle chose, mais parce que c'est le slogan sous lequel ils peuvent lutter avec succès pour leur part de pouvoir et de biens matériels.

Le volet socialiste du programme nazi ne joue aucun rôle significatif pendant la crise de 1923. Cependant, lorsque les gros capitalistes allemands se sont soudainement tournés vers la légalité vers la fin de cette année-là, certains des groupes radicaux des Freikorps ont poursuivi leur action de manière indépendante. Cela s'est produit en Allemagne du Nord à travers l'action de l'Armée noire, dirigée par le major Buchrucker. À Munich, le groupe de politiciens dirigé par Kahr[35] cherche immédiatement à établir des contacts avec le Grand Capital nord‑allemand et sa nouvelle orientation. Indépendamment, Hitler et les SA tentent de mettre en œuvre le programme de « Révolution Nationale » et sont facilement réprimés par l'armée bavaroise.

Dans les années 1924-1929, la République allemande semblait aussi solide que les systèmes politiques de la France ou des États-Unis: l'Allemagne baignait dans la chaleur rayonnante des dollars, le mark était stable et les prêts étrangers inondaient le pays. En un rien de temps, les Grands Capitalistes et les Agrariens étaient devenus des partisans de la démocratie et de l'État de droit et, par conséquent, les dirigeants du Parti National Allemand et du Parti National du Peuple Allemand se sont également prononcés en faveur d'une coopération positive dans le cadre constitutionnel. Les gouvernements du bloc bourgeois ont exercé le pouvoir dans le pays dans des conditions définies par la paix et la légalité, et les Sociaux-Démocrates ont également formé une opposition pacifique et légale jusqu'en 1928. Après cette date, les Sociaux‑Démocrates ont réintégré le gouvernement national en coalition avec les partis bourgeois du centre [den bürgerlichen Mittelparteien]. Les couches dirigeantes du capitalisme allemand étant désormais favorables à la légalité, les anciens éléments des Freikorps ont souvent été malmenés, un peu comme des parents pauvres dont on a aujourd'hui honte. Le petit parti nazi ne reçoit plus de fonds des industriels et la justice commence à prononcer des condamnations dans les affaires d'exécutions politiques extra-judiciaires [die Fememörder][36]. Lors des audiences publiques, ces héros du mouvement völkisch sont jugés comme des meurtriers ordinaires, et les procureurs officiels de l'Armée ne se souviennent pas d'avoir jamais eu affaire aux membres des Freikorps jugés. Certes, aucune condamnation à mort n'a été prononcée pour ces assassinats - ce qui a été le privilège de Hitler en 1934 (Heines[37] et autres) - mais ils ont été condamnés à de longues peines de prison (lorsqu'ils ont été pris) et ont été heureux s'ils en sont sortis grâce à des amnisties politiques générales.

Malgré tout, la stabilité de la République démocratique allemande dans les années 1924-1929 était une pure illusion. La constitution de Weimar est restée ferme aussi longtemps que les prêts ont été accordés par l'Amérique. Dès que le flux de dollars a cessé, elle s'est effondrée. Au cours de ces années, les Sociaux-Démocrates et les partis centristes n'ont pas obtenu de nouveaux gains moraux. Par rapport à 1924, le pourcentage de voix marxistes aux élections nationales n'a pas augmenté de manière perceptible. Dans le camp bourgeois, le Parti Démocratique Allemand (DDP) sombre dans l'insignifiance pure et simple, et au sein du Parti du Centre, l'aile véritablement démocratique ne cesse de perdre du terrain. Outre la bourgeoisie catholique et les propriétaires terriens, même les dirigeants syndicaux chrétiens influents développent une aversion pour la démocratie: ils collaborent avec le DNVP au sein des différentes coalitions dominées par le bloc bourgeois et ne rechignent pas à participer à des expériences de fascisme lorsque la situation change.

Alors que la démocratie perd de son pouvoir d'attraction sur les travailleurs organisés derrière le Parti du Centre, les millions d'électeurs qui soutiennent généralement les différents partis de droite conservent leurs conceptions politiques et sociales de base. La grande masse de la classe moyenne protestante, les employés de bureau de droite [Angestellten], les fonctionnaires, etc. sont restés racistes [völkisch] et antisémites. Ils détestent la République noire‑rouge‑or et les « gros bonnets » marxistes et aspirent à ce que l'esprit du roi Frédéric et le Drapeau noir‑blanc‑rouge règnent à nouveau sur l'Allemagne. Les dirigeants du DNVP et du DVP, avec leur Realpolitik républicaine, se sont trompés sur l'humeur et les sentiments réels de leur propre base électorale. Il est vrai que le protestant moyen, y compris celui qui possédait des fermes ou travaillait dans des bureaux, a voté pour le DNVP, le DVP ou le Wirtschaftspartei (Parti Économique) au cours des années allant de 1924 à la dépression, mais seulement tant que leur situation matérielle était tolérable et que ces différents partis semblaient garantir la possibilité de continuer à gagner un revenu. Mais dès qu'une nouvelle crise apparaissait, la vague de fond du sentiment anti-républicain völkisch refaisait surface parmi les sections de l'électorat qui votaient pour la droite. Et bien sûr, les grands capitalistes allemands étaient au mieux des « républicains de convenance ». Chaque fois que cela s'avérait nécessaire, ils étaient toujours prêts à soutenir à nouveau la dictature et le fascisme. Lorsque la tempête de la Grande Dépression (1929‑30) a déferlé sur l'Allemagne, les six années de paix de la République constitutionnelle ont été soudainement anéanties et l'Allemagne est revenue à la situation qui prévalait à la fin de 1923.

Pendant ces six années, le mouvement ouvrier allemand avait stagné quantitativement et en énergie. Certes, les Sociaux-Démocrates augmentent leur soutien aux dépens des Communistes, mais uniquement parce que la situation économique s'est visiblement améliorée. Le cours réel du développement semble contredire les sombres prévisions des Communistes. Les méthodes juridiques utilisées par la Social-Démocratie semblent donc parfaitement justifiées. Sur cette base, le SPD peut gagner des voix aux élections nationales et conserver sa position dominante dans les différents États et districts. Les syndicats obtiennent d'importantes avancées pratiques pour les travailleurs organisés. Malgré tout cela, le mouvement socialiste est devenu prisonnier de la légalité républicaine et il ne sut trouver aucune issue de secours lorsqu'une nouvelle situation révolutionnaire est apparue après 1929. Au cours de ces mêmes années, le KPD s'est retrouvé dans une dépendance totale vis-à-vis de la diplomatie russe de Staline. La vie indépendante du Parti était étouffée depuis le sommet. Il était possible d'attirer quelques millions de voix en Allemagne en lançant des slogans vides et radicaux et en exploitant l'autorité de la Révolution Russe. Mais en ce qui concerne toute action prolétarienne-révolutionnaire réelle, le KPD officiel était totalement inutile.

Les différents groupes völkisch, le Stahlhelm, la Ligue pangermaniste, les ligues d'officiers et d'étudiants et toutes les autres organisations de droite, grandes et petites, ont fait de leur mieux pour survivre aux années sombres (pour eux) du milieu des années 1920 et pour maintenir leur message en vie. Cependant, ils étaient tous plus ou moins dépendants du DNVP, beaucoup plus grand, et étaient en quelque sorte co-responsables de l'opportunisme juridique de ce parti. Lors du tournant de 1924, il est apparu clairement, à la surprise générale, à quel point l'autorité et le contrôle de ces anciennes organisations sur les masses völkisch avaient en fait diminué. Un parti politique germano‑völkisch indépendant fondé dans le nord de l'Allemagne au cours de ces années est presque immédiatement dissous. En revanche, Hitler réussit à maintenir en vie le Parti National Socialiste, même si ce n'est qu'à une échelle minuscule. Depuis novembre 1923, les Nationaux Socialistes avaient rompu leurs liens avec l'Armée, la Grande Bourgeoisie et la Bureaucratie au pouvoir. C'est pourquoi ils sont désormais libres de lancer les attaques les plus vives contre le régime en place et contre tous les partis qui y sont liés de quelque manière que ce soit, du DNVP lui-même jusqu'aux Sociaux-Démocrates, sans se laisser décourager par aucun obstacle. Bien entendu, tant que la situation économique reste stable, les Nazis ne réalisent pas de gains électoraux significatifs. Ainsi, lors des élections au Reichstag de 1928, Hitler n'obtient que 800 000 voix. Mais la simple existence de son parti a le même impact sur les millions d'électeurs völkisch du DNVP que la minuscule Ligue Spartacus sur les millions d'électeurs de l'USPD en 1919 et 1920.

À partir de 1929, la crise économique va créer en Allemagne toutes les conditions objectives [alle objektiven Möglichkeiten] d'une poussée décisive du socialisme révolutionnaire. Bien que ni le SPD ni le KPD ne soient capables de retourner la situation à leur avantage, les capitalistes éprouvent un profond malaise face à une armée de millions de chômeurs et à l'appauvrissement croissant de la classe moyenne. Continuer à s'appuyer sur les méthodes de la démocratie dans de telles circonstances devenait trop dangereux pour la classe capitaliste. En bref, elle a pris un tournant décisif en faveur de la dictature. La coalition entre la Social-Démocratie et le Centre bourgeois s'effondre et, en 1930, le nouveau Chancelier national Brüning met en place le premier de plusieurs régimes qui sont désormais des dictatures strictement autoritaires. Lors des élections nationales de cette année-là, la part de voix des Nazis passe, en une seule fois, de 800 000 (en 1928) à 6,4 millions.

En fait, les chiffres sortis des élections décrivent la montée du mouvement de masse fasciste en Allemagne mieux que n'importe quel parole. Une comparaison des quatre élections au Reichstag de 1928, 1930, juillet 1932 et mars 1933 permet de tirer les conclusions suivantes. Le nombre total de voix exprimées (en millions) lors de ces quatre élections a été de: 30,7, 34,9, 37 et enfin 39,3. Comme vous pouvez le constater, au cours de ces cinq années (1928-1933) et sous la pression de la crise, la politisation des masses allemandes a progressé de manière extraordinaire. Le nombre total d'électeurs a augmenté d'environ 8½ millions. Les nouveaux électeurs comprennent à la fois des couches apathiques qui ont été entraînées dans le tourbillon politique et des jeunes qui ont atteint l'âge de voter. Le tableau ci‑dessous résume les résultats, en regroupant le SPD, le KPD et les plus petites scissions socialistes sous la rubrique « Marxistes », et le Parti du Centre et le Parti Démocratique Allemand sous la rubrique « Démocrates » :

(millions de votes)19281930Juillet 1932Mars 1933
Marxistes12,613,213,312,0
Démocrates5,35,45,04,7
Droite, nazis inclus12,716,218,322,5
Nazis 0,86,413,717,3

Comme le lecteur peut le constater, les marxistes et les vieux partis républicains n'ont pas progressé. La politisation des nouvelles couches ne leur a pas été d'une grande utilité. Ce qu'ils ont pu gagner en termes de nouveaux électeurs, ils l'ont perdu auprès des plus anciens. Il suffit de comparer l'expansion des partis de droite. Dans un glissement de terrain politique sans précédent, le nombre total de voix exprimées en faveur des partis de droite opposés à la démocratie a presque doublé en cinq ans. Ils ont été les seuls à bénéficier de l'afflux massif de nouvelles masses dans l'électorat. En outre, ils ont capté une part importante des voix qui allaient traditionnellement aux partis de gauche et aux partis centristes. En excluant les Nazis, les partis de droite ont obtenu les totaux suivants: 11,9 millions, 9,8 millions, 4,4 millions et 5,2 millions. Il s'ensuit qu'au cours de cette période de cinq ans, près de 7 millions de partisans de longue date de la droite völkisch ont voté pour Hitler. La courbe de l'expansion nazie est perceptible dans les chiffres de la dernière ligne ci‑dessus. Les 16½ millions de nouveaux votes gagnés par les Nazis au cours de ces cinq années peuvent être répartis à peu près comme suit: 7 millions d'électeurs traditionnels de droite, 8½ millions d'électeurs complètement nouveaux, 1 million d'anciens électeurs de gauche. En réalité, le nombre d'anciens électeurs de gauche qui sont passés à Hitler était presque certainement plus élevé que cela, étant donné qu'il est possible qu'un nombre équivalent de nouveaux électeurs ait soutenu la gauche.

Lors des dernières élections nationales relativement libres organisées en Allemagne, le 5 mars 1933, les Nazis ont obtenu un total de 17,3 millions de voix, les autres partis de droite (y compris le Parti Populaire Bavarois (BVP), comptabilisé ici, comme toujours, avec la Droite) 5,2 millions de voix. Les marxistes ont obtenu 12 millions de voix, le Centre et les Démocrates 4,7 millions. Il peut être hasardeux d'essayer de corréler ces chiffres avec la répartition par groupes professionnels que j'ai citée plus haut, à savoir la distinction entre indépendants + membres de la famille (28%), ouvriers de l'industrie (32%), autres salariés/employés (40%). Comme les ouvriers de l'industrie au sens strict représentaient à peine un tiers du nombre total des votants, il s'ensuit que, malgré tous les facteurs défavorables de ces années, la quasi-totalité de la classe ouvrière des usines, y compris la majeure partie des chômeurs, est restée fidèle à ses convictions antérieures. Le tableau suivant est purement indicatif et peut contenir des erreurs importantes dans les détails. Mais dans l'ensemble, il donne une image utile de la situation :

(votes en millions)MarxistesPartis de droiteZentrum et démocrates
Travailleurs10,01,02.0
Propriétaires010,01,0
Autres salariés2,011,5 1,7

En particulier, les ouvriers plus âgés sont restés fidèles à leur conscience de classe à une époque où la terreur des Chemises Brunes déferlait sur l'Allemagne. Il en va de même pour la grande majorité des chômeurs. En outre, peu de travailleurs organisés dans les syndicats chrétiens se sont laissés séduire par la propagande grandiloquente du nazisme. En revanche, l'écrasante majorité des cols blancs, des fonctionnaires et des éléments sans emploi de la classe moyenne (Berufslosen) ont basculé dans le camp nazi. Les résultats électoraux de Berlin montrent que la corrélation suggérée entre les habitudes de vote et la classe sociale doit, dans l'ensemble, être correcte. Dans le district de Wedding, bastion de la classe ouvrière industrielle et des chômeurs, en mars 1933, les marxistes pouvaient obtenir jusqu'à 147 000 voix, et les Nazis seulement 62 000. Le DNVP et le DVP n'obtiennent ensemble que 16 000 voix. Dans le district de Zehlendorf, où prédomine la Bourgeoisie, les Nazis obtiennent 18 000 voix, les Marxistes 11 000, le DNVP et le DVP ensemble 12 000. Dans le district de Steglitz, un quartier résidentiel caractérisé par la présence de cols blancs et de fonctionnaires, les Nazis obtiennent 63 000 voix, les Marxistes 34 000 et le DNVP + DVP 31 000. Ainsi, en mars 1933 encore, la grande majorité des ouvriers de l'industrie se range derrière les partis marxistes, tandis que la forte participation des Nazis et des Nationalistes (DNVP) reflète en fait la faible proportion de familles ouvrières dans ces quartiers. Les Nazis obtiennent leurs meilleurs résultats dans les zones socialement dominées par les cols blancs et les fonctionnaires [die Angestellten und Beamten]. En revanche, là où la bourgeoisie aisée est plus présente, le DNVP obtient de meilleurs résultats.

Tout cela montre que le socialisme marxiste n'a pas réussi à s'imposer auprès des masses en Allemagne, précisément à une époque où la misère économique était la plus effrayante et où les masses s'intéressaient fortement à la politique. Ni le SPD ni le KPD n'avaient de programme pour la renaissance de l'Allemagne que les masses puissent trouver crédible. Pour la grande majorité des Allemands, les Communistes sont apparus comme des faiseurs de phrases peu fiables, tandis que les Sociaux-Démocrates sont apparus comme partiellement responsables de la République de Weimar et de son ordre capitaliste. Le fait que l'ancienne génération de travailleurs soit restée fidèle au Drapeau Rouge est tout à son honneur et inspire beaucoup d'espoir pour l'avenir. Mais en 1933, cette fidélité n'a pas pu changer le destin de l'Allemagne. Les différentes couches de la population salariée dont la conscience de classe était moins bien ancrée, moins éprouvée - les jeunes, les couches apathiques, les cols blancs, les petits fonctionnaires, les apprentis artisans, les ouvriers agricoles - se sont tous précipités sur la Croix Gammée.

Les années où les Nazis étaient faibles et où le Capital pouvait s'en passer, les industriels allemands s'en souciaient peu. Mais lorsque Hitler a soudainement pris le contrôle de quelque 6 millions de voix, les contacts entre le Grand Capital et la Croix Gammée ont été rétablis au niveau qu'ils avaient atteint en 1923. Les grands industriels et les banquiers financent les besoins financiers croissants de la Maison Brune (le Quartier Général nazi). Cette partie de la grande bourgeoisie allemande se réjouit de l'avènement de la dictature nationale‑socialiste et est prête à accepter la possibilité que les Nazis absorbent tous les autres partis de la bourgeoisie allemande. Les phrases socialistes utilisées par les agitateurs nazis lors des réunions publiques ne dérangent guère les capitalistes pro‑nazis. Ils savent que ce n'est qu'un spectacle pour les imbéciles. Ce qui compte le plus, c'est la volonté de Hitler de détruire le marxisme et d'empêcher une révolution bolchevique en Allemagne. Mais une autre partie des capitalistes allemands, ainsi que les grands propriétaires terriens, restent plus pensifs. Malgré toute la confiance que l'on peut accorder à Hitler lui-même, l'agitation quotidienne des Nazis suscite des sentiments anticapitalistes si forts que cette partie pense qu'un rempart est nécessaire contre l'aile gauche ou radicale du Parti Nazi. Cela explique pourquoi des personnalités puissantes de la vie économique allemande et leurs amis politiques n'ont pas voulu rejoindre les Nazis, mais ont au contraire cherché à maintenir le DNVP en vie, à côté du parti de Hitler.

C'est pourquoi, même après 1930, deux formes de fascisme allemand ont persisté: d'une part, les Nazis eux-mêmes, avec leur double caractère [Doppelcharakter] particulier, ancré dans l'histoire, qui promettait à la fois un renouveau du capitalisme allemand et la création d'un socialisme allemand; d'autre part, les vieux Conservateurs Allemands du DNVP, qui avaient du mal à maintenir les vestiges d'un parti autrefois substantiel et cherchaient à se soutenir avec le Stahlhelm, qui était lui-même en fort déclin. Cette deuxième tendance ne voulait absolument rien savoir du socialisme et défendait sans ambiguïté et sans condition la propriété privée bourgeoise. À côté de ces tendances, il existait une troisième forme de fascisme allemand qui n'avait pas d'adeptes significatifs parmi les masses ou dans les couches supérieures de la bourgeoisie, mais qui a pu exercer le pouvoir en Allemagne en 1930-1932 en profitant d'une conjoncture favorable. Il s'agit de ce que l'on appelle les « Conservateurs populaires » [die Volkskonservativen], ou la tendance Brüning. Il est vrai que le Chancelier Brüning était lui-même issu des rangs du Parti du Centre, mais sa politique n'avait rien à voir avec les traditions du Centre. Il a emprunté les principes de son gouvernement à un groupe d'anciens politiciens nationalistes‑allemands qui se qualifiaient eux-mêmes de Conservateurs populaires.

Les Conservateurs populaires sont des adversaires incontestés de la démocratie de la République. Ils veulent un gouvernement autoritaire qui serve les intérêts du Capital et du pouvoir en place. Brüning fonde son gouvernement sur des décrets d'urgence pris par le Reichspräsident[38], que le Reichstag doit ensuite ratifier. Brüning et les Conservateurs populaires cherchent à faire porter tout le poids de la crise sur les épaules des salariés et des chômeurs, à l'aide de mesures dites « d'austérité », dont les Grands Capitalistes et les Agrariens sont totalement exemptés. Toute résistance à ce régime dictatorial a été réprimée par la force militaire et policière. Cependant, les Volkskonservativen se distinguent des Nazis et du DNVP par leur volonté d'éviter toute transformation dramatique en Allemagne et de préserver les formes traditionnelles dans la mesure du possible. Peut-être même les syndicats existants auraient-ils pu être autorisés à survivre dans le nouveau régime politique autoritaire qu'ils envisageaient, sous une forme convenablement encadrée. Comme je l'ai déjà dit, un groupe important de syndicalistes chrétiens s'était déjà considérablement éloigné de la démocratie et s'était orienté vers des théories fascistes. En s'appuyant spécifiquement sur ces éléments, Brüning a forcé le Parti du Centre et les syndicats catholiques à le soutenir. Dans le même temps, il contraint les Sociaux-Démocrates à accepter ses décrets d'urgence en recourant à une tactique de chantage pure et simple. Il a joué sur la menace d'un gouvernement nazi, suggérant qu'il était inévitable s'ils ne le soutenaient pas comme un moindre mal.

Les Nazis et les Conservateurs allemands étaient, bien sûr, fondamentalement d'accord avec les positions nationalistes et les méthodes économiques de Brüning. Ce qu'ils rejettent, c'est sa politique d'absorption lente et prudente du Parti du Centre et des Sociaux‑Démocrates. Ils aspiraient à l'instauration immédiate et ouverte de l'État völkisch et à la destruction totale du marxisme et des partis catholiques. C'est pourquoi Brüning n'a pas pu mener à bien le compromis avec les Nazis auquel il était lui-même très favorable. Hitler se voit offrir la chance inestimable de jouer l'opposition pendant deux années supplémentaires. Les mesures d'austérité de Brüning ne font qu'aggraver la situation économique de l'Allemagne. Le nombre de chômeurs et de membres des classes moyennes appauvries augmente mois après mois. La terrible politique de Brüning peut même apparaître comme la ligne de conduite de la République allemande, grâce à l'accord du Parti du Centre et des Sociaux‑Démocrates. Les derniers vestiges de la sympathie que la République de Weimar pouvait encore avoir auprès de la grande masse de la population se sont évaporés au cours des deux années de son régime. Pourtant, les Nazis, par leurs attaques incessantes contre la politique de Brüning, ont touché une corde sensible dans le profond sentiment de désespoir de la population. Dans le même temps, les Grands Capitalistes et les grands propriétaires terriens finissent par rejeter la tactique de Brüning. Lorsqu'il s'est avéré que le Chancelier ne disposait d'aucun soutien notable dans aucune partie du peuple, le président du Reich l'a démis de ses fonctions. Avec Brüning s'achève l'épisode sordide du Volkskonservatismus qui a été un tel désastre pour la grande masse des salariés. Après les deux brèves périodes de chancellerie de Papen et de Schleicher, les deux factions restantes du fascisme allemand prirent conjointement le pouvoir: Hitler devint Chancelier du Reich et accepta d'avoir les dirigeants du DNVP et du Stahlhelm dans son cabinet.

L'expansion massive des Nazis après 1929 a marqué l'apogée de la Sturmabteilung (SA). Les anciens chefs des Freikorps, les officiers démobilisés et les universitaires assoiffés de guerre civile voient affluer des centaines de milliers de personnes dans les Stoßtruppen qu'ils contrôlent. Ce sont surtout les chômeurs de toutes catégories qui rejoignent les SA. C'est précisément parce que les Stoßtruppen attiraient les chômeurs et les désespérés que l'élément prolétarien était plus fortement représenté dans les SA que dans la base électorale générale de Hitler. Sur le modèle de Mussolini, les SA entament une guérilla de type pogrom contre les marxistes, sous la présidence de Brüning. En fait, le gouvernement de Brüning, du moins extérieurement, présente de nombreux points de ressemblance avec les derniers gouvernements libéraux d'Italie. Comme eux, il était suspendu dans un vide politique et n'avait aucun soutien parmi les masses. Comme eux, il promettait la justice à tous les secteurs, mais ne pouvait empêcher la police et la justice d'aider et de soutenir les fascistes lorsqu'ils attaquaient les travailleurs. Brüning lui-même et les autres Conservateurs Populaires du cabinet n'auraient jamais cautionné de leur propre chef des pogroms contre la gauche. Mais le Capital allemand et la majeure partie de l'intelligentsia ont jubilé lorsque les SA ont pris des mesures décisives contre les « traîtres marxistes », et cet état d'esprit s'est répandu dans la police, la justice et les autres organes d'État. Là où des ministres Sociaux‑Démocrates sont encore en fonction dans les différents Länders[39], leur influence potentielle est paralysée par la situation qui prévaut dans l'ensemble du pays. Les travailleurs se sont défendus de leur mieux contre les attaques des Stoßtruppen. En 1933 encore, ils auraient certainement vaincu les SA si la police était restée vraiment neutre. En fait, chaque fois que les travailleurs ont engagé la lutte armée contre les Stoßtruppen, ils ont régulièrement dû faire face à des escadrons de police lourdement armés et spécialement entraînés à la guerre civile. En outre, tout le monde savait que derrière les SA et la police se trouvait l'Armée, dernière et plus puissante force de réserve du capitalisme. Dès le début, cette prise de conscience a paralysé le pouvoir de résistance de la classe ouvrière allemande et a conduit à la destruction tragique (bien que, dans les circonstances données, parfaitement explicable) de son mouvement en 1933.

La SA a perpétré les pires actes de violence contre le travail organisé. Elle incarne une forme de terreur fasciste qui vise particulièrement les marxistes et les Juifs. En même temps, elle constituait l'élément le plus prolétarien du mouvement nazi. Dans ses rangs, on observe une fusion entre les révolutionnaires professionnels plus âgés, issus directement des Freikorps, et les chômeurs aigris et démoralisés, dont le marxisme s'est détraqué. Certes, en 1929-1930, la SA a mené les batailles que le capitalisme allemand souhaitait, mais elle n'a jamais été un simple outil docile de la bourgeoisie. Même pour Hitler, elle constituait une menace permanente, dès lors qu'il professait son soutien ouvert au capitalisme et qu'il tenait à le démontrer par des actes qui plairaient au patronat et aux grands propriétaires terriens. Bien entendu, tant que la « Révolution Nationale » n'était pas achevée et qu'il fallait régler ses comptes avec le « Système », le Parti nazi allait de l'avant, uni et résolu. Les problèmes ne sont venus que plus tard.

Peut-on qualifier les Nationaux‑Socialistes de « parti petit-bourgeois » ? Il est parfaitement vrai qu'en 1933, les classes moyennes allemandes étaient presque entièrement favorables à Hitler. Pour autant, tout parti bourgeois qui aspire à devenir un mouvement de masse doit gagner la classe moyenne. Le fait que les paysans et les artisans, les employés de bureau et les petits rentiers aient généralement voté pour Hitler ne suffit pas à transformer les Nazis en un mouvement petit bourgeois. Il faut pour cela une autre condition: que le Parti représente fondamentalement les intérêts de la petite bourgeoisie par rapport aux autres classes. Avant de prendre le pouvoir, les Nazis ont fait de grandes promesses aux classes moyennes, tout comme ils ont en fait promis à toutes les couches de la population ce qu'elles voulaient entendre. Un véritable parti de la classe moyenne [eine echte Mittelstandspartei] aurait au moins dû fermer les Grands magasins et les coopératives de consommation, surtout s'il était arrivé au pouvoir de manière révolutionnaire. Mais cela ne s'est pas produit. Un véritable parti paysan aurait dû créer un espace pour le relogement des ménages ruraux appauvris par le biais d'une redivision des grands domaines. Mais cela non plus n'a pas eu lieu. Un parti de rentiers et d'épargnants aurait dû reprendre la question de la réévaluation. Et cela non plus, Hitler ne l'avait pas prévu. Enfin, le droit du travail nazi ne montre nulle part une quelconque discrimination en faveur des cols blancs par rapport aux ouvriers.

En effet, sous la République allemande, toute une série de mouvements véritablement petits‑bourgeois sont apparus sur la scène politique: le Parti Économique de la classe moyenne, le Parti de la Réévaluation, les différentes ligues paysannes, etc. Il suffit de comparer le type d'activité de ces partis véritablement petits-bourgeois avec celui des Nazis pour être immédiatement frappé par la différence. Il n'est pas typique de la petite bourgeoisie d'entrer dans la mêlée politique en tant que force indépendante, en opposition ouverte à la fois au capitalisme et au prolétariat. Au contraire, la petite bourgeoisie tend à s'attacher à l'une des deux forces sociales de base ou à osciller entre elles en fonction de la situation. Mais à supposer que la petite bourgeoisie ait vraiment le courage de jouer un rôle politique indépendant, elle traîne alors sur le champ de bataille tout un bagage de petits griefs issus de tel ou tel secteur professionnel et soulève d'innombrables revendications d'un genre particulier. La tactique et le mode de fonctionnement des Nazis étaient totalement différents. Ils ne se sont jamais décrits comme un parti de la classe moyenne, bien qu'ils mettent l'accent sur la conquête de la paysannerie et qu'ils fassent toutes les flatteries possibles et imaginables à l'égard de cette couche sociale [Stand], véritable représentant du « sang et de la terre ». En effet, ils ont toujours courtisé les ouvriers et les jeunes avec autant de zèle. C'est précisément l'ouvrier, le paysan et l'universitaire qu'ils présentent comme les trois piliers de leur pouvoir sur les masses. En outre, le propriétaire d'usine et l'entrepreneur « productif » et « créatif » font assurément partie intégrante de la structure économique du Troisième Reich.

L'idée maîtresse de la propagande nazie est le Renouveau National, la restauration de l'ancienne domination du Reich allemand (d'avant 1914). D'un point de vue social, c'est la grande bourgeoisie qui a été la principale porteuse de cette conception nationaliste de la puissance allemande au cours de la période précédant 1914. C'est Krupp[40] & Co, et non pas une modeste entreprise de boulangers, qui s'est enrichie grâce à l'Empire allemand. De même, aujourd'hui, c'est Krupp et ses plus proches collaborateurs qui soutiennent Hitler. Le mouvement völkisch est un héritage du nationalisme bourgeois. Il est évident que pour conquérir l'Allemagne industrialisée, il fallait aussi gagner de grandes masses de salariés. Les officiers de l'Armée et l'intelligentsia constituaient le lien entre le Capital et le Travail. La petite bourgeoisie était un compagnon de route, mais elle n'a jamais déterminé ni le caractère ni le véritable destin du mouvement. Le fascisme de Mussolini est, dans un certain sens, le parti d'un capitalisme encore capable d'expansion. C'est pourquoi les fascistes italiens pouvaient soutenir ouvertement la propriété privée. Le programme radical de Mussolini en 1919 n'a eu qu'une signification épisodique, sans conséquence sur le destin ultérieur du mouvement. Les Nazis, en revanche, sont le parti d'un capitalisme moribond et, pour s'implanter dans l'Allemagne prolétarienne, ils sont obligés de cacher aux masses leur caractère capitaliste. C'est pourquoi, dès le début, la dictature de Hitler a été accablée de contradictions internes insolubles qui n'existaient pas chez Mussolini.

IV. Déclin et dissolution[modifier le wikicode]

L'Italie et l'Allemagne fournissent les deux exemples classiques du rôle du fascisme moderne. Les phénomènes similaires dans d'autres pays ne seront que brièvement caractérisés. En Hongrie, le règne de l'aristocratie et de ses amis de la grande bourgeoisie s'est effondré à la fin de la Guerre mondiale. S'ensuivit une république démocratique, puis la République des Conseils et enfin, depuis 1919, la Contre‑Révolution et la Terreur blanche. Après la fin de la République des Conseils, les troupes de choc de la « Hongrie qui s'éveille », dirigées par des officiers démobilisés, des universitaires et d'autres mercenaires de la Contre‑Révolution, ont d'abord commis de terribles actes de violence contre les marxistes, les Juifs et toutes les personnes indésirables. Une fois le chaos passé, l'oligarchie légale dans le style d'avant‑guerre a rétabli son pouvoir dans la Hongrie réduite, et les « Hongrois qui s'éveillent » ont disparu de la scène sans tambour ni trompette [sang‑ und kanglos].

L'Autriche allemande, avec sa population majoritairement paysanne et petite-bourgeoise, n'offrait en fait qu'un terrain pauvre pour un mouvement socialiste de masse. Cependant, la social-démocratie autrichienne a réussi à rassembler la quasi-totalité des travailleurs et une grande partie des classes moyennes grâce à une tactique aussi bien déterminée et réaliste. Lors des élections parlementaires, la social-démocratie autrichienne approchait déjà la majorité du peuple. Le pouvoir d'État était détenu par la partie de la bourgeoisie aux traditions noires et jaunes[41], soutenue par les Agrariens et les restes de l'ancienne féodalité habsbourgeoise. Le parti gouvernemental autrichien perpétue la tradition sociale chrétienne d’avant-guerre. L'intelligentsia et d'autres groupes capitalistes, successeurs des pangermanistes et des nationalistes allemands d'avant-guerre, cherchèrent à rejoindre l'Allemagne afin de pouvoir y opérer à une plus grande échelle. La crise économique et l'exemple des événements allemands ont créé une situation révolutionnaire en Autriche à partir de 1930. Les Nazis ont repris l'héritage des anciens nationalistes allemands, ont appliqué leurs méthodes de terreur du Reich à l'Autriche et ont dit aux masses désespérées par la crise économique que seul le rattachement à Hitler pouvait les sauver.

En Autriche, il y a effectivement eu ces dernières années une opposition sérieuse entre les deux fractions de la réaction capitaliste‑fasciste; une opposition qui s'explique facilement par l'histoire de l'Autriche. La tendance au pouvoir défend l'indépendance de l'Autriche, l'opposition souhaite l'unification avec l'Allemagne. Ces dernières années, une situation s'est également produite en Autriche dans laquelle un parti fasciste, y compris ici les Nazis, pourrait s'opposer à un gouvernement de dictature capitaliste. Les Nazis ont eu l’occasion de diffuser une propagande radicale et décomplexée auprès des victimes de la crise économique. Pendant ce temps, le gouvernement a profité de l'existence du mouvement nazi pour éliminer la constitution démocratique autrichienne. Dollfuss a pensé qu'en menaçant constamment les Nazis, il pourrait abattre les travailleurs et les priver de leurs droits, et donc transposer le jeu de Brüning à Vienne. Mais la social-démocratie autrichienne n'a pas capitulé, elle s'est engagée dans une lutte ouverte contre la violation de la Constitution par le gouvernement, sans se soucier de l'existence des Nazis. Mais moralement, le socialisme autrichien est invaincu. Les fronts de classe y sont parfaitement clairs et aucune démagogie nazie ne peut les effacer. La Social‑Démocratie est et reste en Autriche la seule représentante des masses opprimées.

Le fascisme est un enfant de l'impérialisme. Il fournit la base de masse nécessaire aux plans du Grand Capital. Mais si le fascisme doit servir la grandeur nationale, il faut qu'il y ait quelque chose qui soit vraiment « grand ». Ainsi, le fascisme n'a sa véritable raison d'être que dans les grands pays. Les observations faites jusqu'à présent concernaient donc les grandes puissances européennes, ou des pays comme l'Autriche allemande et la Hongrie, qui sont historiquement issus d'une grande puissance et sont encore dominés par les traditions sociales de leur passé. Mais il y a aussi d'étranges tentatives de créer artificiellement le fascisme dans des pays et des peuples plus petits, où il ne peut pas trouver le bon objet, le travail sur la « Grandeur nationale ». Le mouvement du « Front national » en Suisse est un exemple typique d'un tel fascisme artificiel.

la Suisse a une bourgeoisie extraordinairement riche par rapport à sa petite taille, avec une haine du socialisme proportionnellement forte. Il y a également une intelligentsia nombreuse, riche et sûre d'elle. Sous l'influence des événements allemands, le mouvement frontiste s'est développé en Suisse, porté en premier lieu par la jeunesse universitaire; il est soutenu par le Grand Capital et par des officiers à la retraite. On tente désespérément de fixer aux Suisses des « objectifs nationaux », bien que la Suisse n'ait aucun problème national à résoudre, que personne ne la menace et que personne ne veuille lui prendre quoi que ce soit, à l'exception justement des fascistes allemands extrémistes qui rêvent d'une fusion de la Suisse allemande avec l'Etat hitlérien. La Suisse n'a pas participé à la Guerre mondiale, elle n'a pas eu de révolution dans la foulée. La crise économique n'a que peu touché le pays. Il n'y a pas de masse misérable. La Suisse a une tradition démocratique très ancienne, enracinée dans le peuple. Toutes les conditions objectives d'un mouvement de masse fasciste y sont donc absentes. Néanmoins, il y a eu au moins une tentative d'intimider les ouvriers à l'aide du « Front national » et de les rendre dociles aux désirs du Grand Capital. Le prolétariat suisse ne s'est cependant pas laissé déconcerter par ces manœuvres et a maintenu ses positions avec force.

La Bulgarie offre encore un autre type de fascisme artificiel. Après les guerres balkaniques et la Guerre mondiale, ce pays a vu ses espoirs s'effondrer après d'énormes sacrifices. Le gouvernement des citoyens, des fonctionnaires et des militaires a été remplacé par une démocratie radicale, soutenue par le Parti des Paysans. Les ouvriers industriels y sont trop peu nombreux pour pouvoir dominer le pays. Le Parti des Paysans n'avait cependant pas l'énergie nécessaire pour nettoyer réellement le pays des résidus de l'ancien système. Les officiers de la Guerre mondiale, devenus inutiles, ont formé une conspiration fasciste et ont fait venir de Macédoine les chefs de bande et les révolutionnaires professionnels nécessaires. Le gouvernement paysan a été renversé. Les officiers, les intellectuels et les chefs de bande macédoniens ont formé des groupes de terreur qui ont fait le ménage parmi les paysans et les marxistes bulgares avec une terrible cruauté. Si l'on compare le nombre de victimes à la taille de la population du pays, le gouvernement bulgare de Zankov fut peut-être le plus sanglant de tous les gouvernements fascistes d'Europe. Après quelques années, le gouvernement de terreur a dû céder la place à la haine populaire, mais la démocratie restaurée s'est encore effondrée cette année-là.

La bourgeoisie bulgare et l'intelligentsia n'aurait jamais été en mesure de contenir les masses populaires par leurs propres moyens. Mais les deux ont utilisé l'aide des officiers de la Guerre mondiale, qui trouvent dans la terreur blanche une sorte de raison d'être et décorent le fascisme de la gloire des guerres nationales. Les dictatures militaires de Yougoslavie et de Pologne sont à bien des égards d'une autre nature que le système de gouvernement bulgare. Ce qui est typique, c'est que dans tous ces pays de l'Est, les dirigeants militaires et fascistes agissent aussi cruellement contre les mouvements paysans démoralisés que contre les Socialistes. La petite bourgeoisie politisée dans les partis paysans est donc tout autant une victime du fascisme militaire que le prolétariat socialiste. En Pologne, un parti fasciste est apparu récemment, essentiellement issu des universités, qui se livre à de violentes incitations contre les Juifs tout en s'opposant à la dictature militaire en place. En Roumanie, sur fond de lutte des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat, la noblesse et la petite paysannerie, il existe également plusieurs groupes fascistes qui se livrent à la chasse aux Juifs et à des actes de terreur et qui s'opposent au gouvernement du pays.

Au XIXe siècle, dans les petites nations d'Europe, c'est l'intelligentsia qui a été la championne de la démocratie nationale. Le sentiment national les poussait à se mettre au service des masses populaires pauvres, à lutter aux côtés des ouvriers et des paysans. Dans notre génération, l'exemple des grandes puissances, avec leur capital financier et leur nationalisme antidémocratique hautain, a eu un effet contagieux sur les universitaires des petites nations. Ils veulent maintenant aussi jouer au fascisme, se surpassent mutuellement dans l'arrogance nationale et raciale, et comme ils n'ont pas l'occasion de montrer leur poing blindé à l'étranger, ils préfèrent piétiner les masses populaires les plus pauvres de leur propre pays.

L'exemple le plus frappant d'un fascisme de contrefaçon d'aujourd'hui est fourni par le peuple qui est lui-même victime des émeutes fascistes dans la plupart des pays, à savoir les Juifs. Le mouvement national juif, qui était en soi tout à fait justifié, a pris un développement extrême dans le parti des ainsi nommés « sionistes révisionnistes ». Des troupes de choc nationalistes juives ont émergé, par exemple ils ont attaqué d'autres groupes juifs en Pologne. À Berlin, sous le gouvernement hitlérien, les révisionnistes ont tenté de faire sauter des réunions juives, qualifiant leurs opposants de « marxistes » ! En Palestine, les révisionnistes participent à la lutte du patronat contre les syndicats socialistes juifs. La signification objective de ce fascisme juif est naturellement minime, mais c’est un symptôme hautement intéressant du mal fasciste mondial qui éclate dans les endroits les plus improbables.

L’étude du fascisme devra se limiter avant tout aux pays où il existe en tant que véritable mouvement de masse. Il est préférable de laisser de côté les spéculations sur les possibilités futures du fascisme. De cette façon, par exemple, à l'heure actuelle, la force réelle du parti fasciste en Angleterre dirigé par Mosley ne peut pas être déterminé, puisque ce parti n'a jamais pris part aux élections politiques et n'a pas encore tenté d'attaques sérieuses contre le mouvement ouvrier. Aux États-Unis, certains groupes capitalistes n’ont jamais hésité à recourir à la violence contre les travailleurs. Les gangsters et le Ku Klux Klan seraient facilement recrutés dans les troupes de choc. Néanmoins, on ne peut pas dire aujourd’hui si un mouvement terroriste de masse antidémocratique sera possible en Amérique dans un avenir proche. L’avenir politique de la France est également incertain, même s’il est clair que la droite nationale pourrait également recourir à des moyens extra‑parlementaires, en s’appuyant principalement sur les participants à la guerre et sur des associations similaires.

Les mouvements de masse fascistes qui ont réussi se sont toujours produits dans un contexte de crises révolutionnaires. Les actions de l’Union du véritable peuple russe vers la fin de 1905 furent le résultat de la Révolution russe de la même année. Les fascismes allemand, autrichien et hongrois trouvent leurs racines dans les révolutions de 1918. En outre, une nouvelle escalade révolutionnaire a eu lieu en Allemagne et en Autriche depuis 1929, en raison de la crise économique particulièrement grave dans les deux pays. L’Italie connaissait également une situation résolument révolutionnaire en 1919/20. Depuis la fin de la Guerre mondiale, les pays des Balkans se trouvent dans un état de choc révolutionnaire. La Pologne moderne est un produit révolutionnaire de l’effondrement du tsarisme et des puissances centrales, et jusqu’à présent, la Pologne n’a pas atteint une véritable stabilité politique. Cependant, le fascisme n’est pas le moyen par lequel le capitalisme et le féodalisme ont jusqu’à présent combattu la vague révolutionnaire montante. Le 9 novembre, il n'y avait aucun militant pour la Croix Gammée en Allemagne. Lorsque les Habsbourg se sont effondrés en Autriche-Hongrie, il n’y avait pas de gardes intérieures à Vienne ni de « Magyars en éveil » à Budapest. Mussolini a également pris soin de ne pas affronter la marée rouge en 1919/20. Alors même que les ouvriers italiens occupaient les usines, Mussolini écrivait des articles pour les ouvriers. Jusqu’à présent, le fascisme ne commençait que lorsqu’une révolution s’arrêtait, ne parvenait pas à atteindre ses objectifs ou était en déclin.

En Russie, les pogroms des Cent-Noirs n’ont commencé que lorsque la première vague révolutionnaire n’a pas réussi à vaincre le tsarisme. En Allemagne, le putsch fasciste de Kapp a eu lieu en 1920, alors que le pouvoir de la Révolution était brisé depuis longtemps. Mussolini commença sa grande offensive en 1921, lorsque la faiblesse et la désunion du prolétariat italien devinrent évidentes. Les nazis se sont répandus dans toute l’Allemagne dès qu’il est devenu clair que les travailleurs allemands ne pouvaient pas se défendre contre les méthodes dictatoriales de Brüning. En Hongrie, la terreur fasciste a commencé immédiatement après l’effondrement de la République soviétique. Dans les Balkans et en Pologne, les mouvements fascistes n’ont commencé que longtemps après les bouleversements de 1918/19, lorsque la faiblesse de la démocratie et du socialisme est devenue apparente.

Les tactiques fascistes de terreur et de troupes de choc présupposent, comme nous l’avons déjà souligné ci-dessus, une dissolution étendue de l’ordre étatique normal, comme cela est associé aux situations révolutionnaires. D’un autre côté, l’émergence d’un mouvement de masse brutalement anti‑révolutionnaire démontre une certaine faiblesse de la Révolution. Le fascisme n'attaque pas la Révolution lorsqu'elle avance victorieusement, mais seulement lorsque la guerre de mouvement dans la lutte des classes s'est transformée en guerre de position. La petite guerre fasciste typique est en fait liée au grand soulèvement révolutionnaire de la même manière que les opérations quotidiennes de tranchées sont liées aux batailles en champ ouvert. Les classes opprimées, les Socialistes et les démocrates, devraient en tirer la leçon qu'il est extrêmement dangereux de faire une révolution seulement à moitié. Si les masses populaires opprimées sont contraintes d’utiliser l’arme de la Révolution, elles doivent aussi aller résolument jusqu’au bout. C’est le meilleur moyen d’éviter le danger fasciste.

L’énergie débridée avec laquelle les bolcheviks ont mené la Révolution russe, ou encore Kemal Pacha et son parti la Révolution turque, a jusqu’à présent constitué des bastions insurmontables contre le fascisme dans ces deux pays. En théorie, il devrait être plus facile de mettre en mouvement les masses populaires non éduquées et superstitieuses en Russie et en Turquie, par exemple pour défendre la "religion et les mœurs" ancestrales, que les Allemands éclairés et les Italiens du nord. L'évolution de la Tchécoslovaquie depuis 1918 montre qu'une révolution démocratique bourgeoise peut également s'affirmer avec succès si ses partis et ses dirigeants prédominants font du bon travail et savent maintenir l'autorité nécessaire.

L'exemple d'une victoire complète des travailleurs sur un mouvement de masse fasciste est fourni par la Révolution russe de 1917, qui a détruit en même temps le Tsar et les Cent-noirs. Les révolutionnaires russes ont certes toujours opposé aux héros des pogroms et à leurs actes de violence autant de résistance physique que nécessaire, mais ils n'ont jamais isolé la lutte contre les Cent-noirs et ne l'ont jamais considérée comme leur tâche principale. Il était tout à fait naturel que les bandes de pogromistes représentent une partie du pouvoir tsariste. Lorsque le Tsar, et avec lui le féodalisme russe et le Grand Capital, étaient plus forts que les ouvriers, ils lâchaient les bandes de pogromistes. Mais lorsque les révolutionnaires étaient plus forts que le Tsar, alors les Cent-noirs étaient également liquidées. Les partis révolutionnaires russes n'ont jamais spéculé sur la possibilité que des fractions lucides de la bourgeoisie ou des ministres modérés du tsar puissent les protéger du pogrom.

Dans les grandes lignes, la tactique des sociaux-démocrates autrichiens, qui n'a pas encore conduit à la victoire, mais au sauvetage moral du mouvement ouvrier autrichien, a été à l'image de cette année. Ici aussi, des politiciens dits réalistes auraient pu recommander de laisser les mains libres à Dolfuss et de supporter, au moins provisoirement, les attaques de la Heimwehr[42], afin d'éviter que les Nazis ne prennent le pouvoir. Les ouvriers autrichiens, en revanche, se sont battus contre Dollfuss comme si les Nazis n'existaient pas, si l'on veut exagérer un peu. Pourtant, c'était la bonne tactique. Elle a prouvé une fois de plus aux masses autrichiennes que la Social‑Démocratie est la véritable championne du prolétariat. Elle a ainsi fait indirectement plus de mal au National-Socialisme autrichien que n'importe quelle autre méthode apparemment intelligente.

D'autre part, les Socialistes italiens ont nécessairement commis une erreur en affirmant constamment, en 1921 et 1922, devant les ministres libéraux, leur volonté de légalité et en appelant à l'aide de « l'État de droit » contre le fascisme. La social-démocratie allemande a également commis une erreur en pensant qu'elle pouvait empêcher l'ascension des nazis au pouvoir en tolérant Brüning. Une fois qu'un mouvement de masse terroriste fasciste s'est développé dans un pays, il est purement suicidaire pour les travailleurs socialistes de faire une distinction entre ce fascisme et le pouvoir d'État officiel. Que les travailleurs puissent ou non se défendre contre leurs ennemis, une fois que les choses auront progressé à ce point, ils ne trouveront de toute façon jamais grâce auprès de certains de leurs ennemis par un comportement humble. Par conséquent, la théorie du fascisme comme le "mouvement de la petite bourgeoisie" est directement dangereuse pour l'opinion publique parce qu’elle peut convaincre les leaders ouvriers que le fascisme et la fraction de la bourgeoisie au pouvoir sont fondamentalement différents.

Si le fascisme de choc peut s'arranger d'une manière ou d'une autre, il reste en dehors du gouvernement pendant la période critique de transition, afin de pouvoir mieux tromper les masses. Si les Socialistes s’appuient alors sur l’État existant en guise de protection, ils ne font que renforcer la suspicion parmi les masses populaires hésitantes et appauvries selon laquelle les dirigeants socialistes ou démocrates font partie de l’ancien système détesté, alors que seuls les fascistes le combattent honnêtement. Si, au contraire, les Socialistes utilisent toutes leurs forces pour agir contre le capitalisme dominant, ils lient à eux-mêmes les couches hésitantes, même celles de la classe moyenne, et forcent le fascisme à renoncer à ses slogans ambigus.

Un exemple de comportement correct des travailleurs dans la lutte contre le fascisme est encore donné en Suisse. Le Grand Capital espérait imposer aux travailleurs une réduction des salaires à l'aide de la menace fasciste. Le début devait être une réduction des salaires des fonctionnaires. Tous les partis bourgeois ont exigé la démantèlement des salaires avec les discours habituels de crise, d’austérité nécessaire, etc. Les Sociaux-Démocrates n'ont toutefois pas fait la moindre concession et ont réussi, lors du scrutin populaire exigé par la Constitution suisse, à faire tomber le projet de loi du Conseil fédéral. Dans cette lutte, la Social-Démocratie a mené l'ensemble des travailleurs et a mobilisé des réserves étonnamment importantes, y compris dans les districts purement paysans. Les fascistes ont été éliminés dans ce contexte et ont dû, en partie par démagogie, se déclarer eux-mêmes contre la baisse des salaires, aggravant ainsi leur propre défaite. En effet, toute personne sensée en Suisse a perçu ce référendum de 1933 comme une épreuve de force entre la démocratie et le socialisme d'une part, et leurs adversaires capitalistes et fascistes d'autre part.

Les fascistes rassemblent leur mouvement de masse avec les promesses les plus folles et les images d'avenir les plus séduisantes. Combien de temps les masses resteront-elles ensuite fidèles au fascisme ? L'Italie et l'Allemagne semblent donner une réponse totalement différente à cette question. Le parti de Mussolini est encore intact, du moins en surface, douze ans après sa prise de pouvoir, tandis que celui de Hitler est déjà complètement décomposé dans la deuxième année du Troisième Reich, comme le prouvent les horribles boucheries du 30 juin[43]. La différence réside dans le fait que les deux promettaient quelque chose de différent à leur peuple. Ce que Mussolini promettait était au moins en partie réalisable. Ce que Hitler promettait, il ne pouvait pas le réaliser. Mussolini annonçait une nouvelle ascension capitaliste de l'Italie, et comme le capitalisme avait encore une marge de manœuvre non remplie en Italie, des succès positifs des fascistes étaient possibles. Le retour de bâton ne se produira en Italie que lorsque les limites de l'expansion économique seront atteintes. Même pendant la crise économique mondiale, le fascisme italien a poursuivi son activité économique, bien qu'avec de grandes difficultés. On a réussi par exemple à améliorer encore la technique aérienne italienne. (vol en escadrille de Balbo[44] vers l'Amérique, etc.), ou l'assèchement des terrains marécageux avec la construction de nouvelles villes. Mais ces possibilités seront bientôt épuisées, et la question sera alors de savoir aux dépens de qui le développement ultérieur en Italie doit se faire: soit les capitalistes, même si la productivité reste inchangée ou diminue, extorqueront des profits accrus aux masses, soit les travailleurs urbains et ruraux s'uniront pour empêcher cela. Certains signes avant-coureurs de grandes luttes de classe à venir ont été perceptibles ces dernières années dans les corporations fascistes, lorsque les revendications des travailleurs se heurtent à la résistance des patrons. Certains signes avant‑coureurs de grandes luttes de classe à venir ont été perceptibles ces dernières années dans les corporations fascistes, lorsque les revendications des travailleurs se sont heurtées à la résistance des patrons, et que Mussolini s'efforçait de réduire les conflits d'une manière ou d'une autre.

Hitler a commencé le Troisième Reich avec deux promesses qui, premièrement, se contredisaient entre elles et, deuxièmement, qu'il était impossible de tenir toutes les deux. Il a promis aux capitalistes un renouveau de la gloire de l'Empire, à peu près le retour à 1913. Mais le capitalisme allemand avait déjà épuisé ses possibilités techniques et productives extrêmes avant Hitler, et ses voies étaient désespérément entravées par la concurrence internationale. Hitler ne pouvait rien y changer et sa bruyante politique étrangère ne pouvait qu'aggraver la situation de l'économie capitaliste allemande. D'un autre côté, Hitler promettait aux larges masses populaires le socialisme allemand, mais il n'a jamais été en mesure de faire quelque chose pour le socialisme en Allemagne. Car même s'il l'avait voulu, ses commanditaires grand-capitalistes ne l'auraient pas permis.

Pour occuper la SA, on lui a d'abord accordé la liberté de terroriser et d'assassiner, puis les Juifs lui ont été sacrifiés. Le non-sens de la race [Rassenunssin] serait officiellement reconnu partout, afin de satisfaire les instincts des hommes SA et, en même temps, de tenir les universitaires et les hommes d'affaires aryens à l'écart de leurs concurrents juifs. Mais à la longue, ces concessions ne suffisaient pas. Il fallait soit donner encore plus de marge de manœuvre à la SA, ce qui aurait pour effet de désorganiser encore plus l'économie allemande, soit abattre la SA d'un coup puissant. Alors, Hitler et les capitalistes allaient être tranquilles, mais le mouvement nazi à l'ancienne devait mourir.

Le vieux parti nazi, dominé par les SA jusqu'au grand bain de sang, avait été une caricature pitoyablement déformée d'un mouvement révolutionnaire prolétarien, mais il ressemblait à l'original de la même manière qu'une mauvaise caricature doit toujours avoir certains traits de son archétype. Certains détails montraient un sentiment d'égalité prolétarienne, même s'il était trompeur: lorsqu'on voulait interdire le titre de « gnädige[45] Frau » (Madame), qui est sanctifié en Allemagne, ou lorsqu'on enlevait les panneaux sur les portes d'entrée « Nur für Herrschaften » (uniquement pour les messieurs), ou quand on assurait qu'il ne devait y avoir que la noblesse du travail dans le Troisième Reich, et quand on enfermait un noble capitaine de cavalerie hors service lorsqu'il protestait contre une telle entorse à son pedigree. Ou lorsque les jeunes ouvriers des jeunesses hitlériennes ne toléraient plus que les élèves supérieurs se promènent avec leurs casquettes multicolores et que les étudiants du corps d'armée arborent tous les attributs de leur gloire féodale. Cela comprend également la célébration du 1er Mai, l’action de collecte inlassable pour les chômeurs et les nécessiteux, l'effort visant à réintégrer dans les entreprises le plus grand nombre possible de chômeurs, bien que leur salaire ne soit guère supérieur à l’ancien soutien aux chômeurs. Il est triste que la République allemande et ses principaux partis n’aient jamais fait preuve de l’instinct de sécurité nécessaire dans ces affaires apparemment mineures. Mais en même temps, les Thyssen[46] et Schacht[47] pouvaient régner sans restriction sur l’économie allemande, et tandis que la " noblesse du travail " était vantée, Hitler édictait le droit du travail du Troisième Reich, avec prérogatives autocratiques pour l’entrepreneur dans l’entreprise et déchéance totale du droit du travailleur.

Les révolutionnaires professionnels à la tête de la SA voulaient absolument faire avancer le mouvement et maintenir les équipes dans un bon état d'esprit, tout en augmentant leur propre puissance. En revanche, les Grands Capitalistes, les grands propriétaires terriens, les officiers de l'ancienne armée, les Églises et la haute Bureaucratie exigeaient que l'on en finisse enfin avec le jeu révolutionnaire. Mussolini a parfois eu des difficultés avec les éléments aventureux de ses troupes de choc, mais il a réussi à transformer les organisations terroristes en une police auxiliaire légale de l'État. De même, le gouvernement aristocratique hongrois s'est occupé de ses groupes terroristes sans aucune catastrophe. Il en a été de même pour le gouvernement Zankov en Bulgarie. De même, on pouvait difficilement imaginer que Dolfus se retrouve dans la situation de tuer ses chefs de la Défense nationale. Les terroristes blancs de Hongrie et de Bulgarie, par exemple, étaient individuellement au moins aussi brutaux et sans scrupules que les hommes de la SA. La différence réside dans le fait qu'en dehors de l'Allemagne, les ministres fascistes et leurs troupes de choc appartenaient, dans les grandes lignes, à la même classe. Les officiers, les universitaires et les aventuriers des organisations terroristes ne pouvaient servir qu'une seule classe politique, à savoir la bourgeoisie ou le féodalisme. En Allemagne, par contre, avec son immense population de travailleurs, les chefs d'équipe de choc avaient le choix entre deux classes opposées. Les dirigeants de la SA n'avaient certes pas de plan socialiste honnête et clair, mais ils n'avaient pas non plus de plan de guerre, Mais dès qu'ils commencèrent à défendre leur propre autorité contre les ministres et les dirigeants officiels du parti, ils devinrent les représentants de l'aile prolétarienne. Tout le fossé au sein du fascisme allemand se creusait et ne pouvait plus être comblé par des discours et des slogans.

Il faut pourtant admettre honnêtement que le travail socialiste ou communiste illégal en Allemagne n'a en aucun cas été la cause de cette immense décomposition du fascisme. Le travail illégal a également contribué à faire ressortir plus clairement et plus nettement les contradictions de classe en Allemagne, mais il s'agissait en premier lieu des contradictions internes naturelles au sein du mouvement nazi lui-même, qui ont poussé à l'explosion. Hitler, au sommet de sa puissance, a certes réussi en 1933 à obtenir la dissolution du Parti National Allemand concurrent, mais il n'a pas réussi à faire passer son message. La partie des Grands Capitalistes et des grands propriétaires fonciers allemands qui s'était jusque-là accrochée à ce parti particulier nationaliste allemand devait désormais également se rallier aux Nazis. Mais dans ce cadre, les revendications de classe du Grand Capital allemand n'étaient pas du tout fusionnées. Au contraire, Hitler devait maintenant prouver qu'il était le seul patron du capitalisme allemand, que ses engagements étaient bien compris. Immédiatement après la dissolution du Parti Nationaliste Allemand, le grand capitaliste Schmidt a été nommé ministre de l'économie du Reich. L'ère Schmidt est suffisamment caractérisée par le fameux droit du travail des Nazis. Dès le début de l'année, il était clair que le combat décisif pour ou contre les SA était en train de mûrir. Le 30 juin, Hitler, avec l'aide des anciens pouvoirs, la Reichswehr et la police d'État, a littéralement décapité la SA en assassinant ses dirigeants. On ne sait pas encore ce qu'il adviendra du tronc restant. Selon les dernières nouvelles publiées, la SA deviendrait à l'avenir une sorte d'école du Parti pour les Nazis. L'évolution allemande nous apprend que dans un pays industriel moderne, un mouvement fasciste de masse n'est possible que s'il gagne de larges couches de travailleurs. Cette propagande parmi les travailleurs oblige le fascisme aux pires ambiguïtés et à des contradictions internes toujours plus fortes. Comme le Parti ne peut pas servir à la fois les patrons et les travailleurs, plus il grandit, plus il porte en lui des germes de décomposition. C'est aux partis ouvriers eux‑mêmes de décider s'ils veulent provoquer à temps cette décomposition par une politique appropriée. En Allemagne, il faudrait que le fascisme prenne le pouvoir avant que ses contradictions internes ne deviennent évidentes.

Il est tout à fait possible qu'Hitler et son parti « purifié » continuent à gouverner l'Allemagne pendant un certain temps. Il est encore plus difficile aujourd'hui que par le passé de prévoir une échéance pour l'effondrement. Dès le début, il était évident que la contradiction interne au sein du mouvement nazi conduirait à une catastrophe rapide. Mais aujourd'hui, la contradiction est en quelque sorte comblée. Le NSDAP porte toujours « travailleurs allemands » dans son nom, mais il est aujourd'hui, aux yeux des masses, le parti sans équivoque de la dictature du Grand Capital, allié aux junkers[48], aux généraux, aux bureaucrates et aux policiers. Si Hitler était prochainement remplacé par un général ou un prince, cela ne changerait rien aux forces et au fonctionnement du Système. Seule une révolution démocratique et socialiste libérera le peuple allemand de ce gouvernement, tout comme les Hongrois, les Bulgares et les Autrichiens ne pourront se débarrasser de leurs dirigeants que par le soulèvement populaire.

Le fascisme allemand a définitivement perdu sa base populaire de masse, incarnée par les SA à l'ancienne. Le fait que la duplicité du système hitlérien soit terminée représente objectivement un grand progrès. De plus, l'ancienne SA était la véritable arme de la Terreur Brune. Depuis qu'elle a été brisée, toute forme d'opposition en Allemagne sera plus facile. Néanmoins, il serait erroné de faire preuve d'un optimisme exagéré quant à l'évolution de l'Allemagne. Il ne faut pas oublier qu'après le 9 novembre 1918, le prolétariat allemand n'a connu que des défaites. L'arrivée d'Hitler au pouvoir en 1933 n'était que la conséquence des grandes défaites prolétariennes de 1923 et 1930. Certaines personnes se berçaient de l'illusion, et ce n'étaient pas les pires, que les travailleurs allemands, à travers tout le sang et la boue de l'économie hitlérienne, arriveraient au pouvoir avec l'aide des Nazis. Mais il est objectivement impossible qu'une classe vaincue et affaiblie accède soudainement au pouvoir par un changement de couleur. Si les capitalistes allemands ont été plus forts que les ouvriers, ce n'est pas parce que les ouvriers ont un jour hissé la bannière à Croix Gammée à la place du Drapeau Rouge que cet état de fait a pu être effacé. Le soulèvement des SA contre l'aile capitaliste du Parti, qui aurait pu être, dans le meilleur des cas, une triste caricature de révolution prolétarienne, n'a même pas évolué, mais a été immédiatement étouffé dans un bain de sang. Ce n'est que lorsqu'une transformation intérieure décisive du prolétariat allemand se sera produite, un rejet des vieux slogans et des facilités et, à leur place, la formation d'une volonté claire et ferme de puissance - ce n'est qu'alors que le peuple allemand sera à nouveau libre. Sous la terreur nazie, les travailleurs allemands ont beaucoup appris. On peut difficilement imaginer, par exemple, qu'après tout ce qu'ils ont vu des Nazis, les ouvriers allemands s'immobiseraient à nouveau respectueusement devant les conseils secrets [Geheimrat ][49] et le tribunal du Reich lors d'un nouveau 9 novembre. Mais il est préférable de ne pas se fixer des délais optimistes et de ne pas imaginer sa propre tâche trop facile. Dans l'ensemble, le fascisme n'a pas introduit de traits fondamentalement nouveaux dans le tableau de la lutte des classes moderne. Il n'a surtout rien produit qui puisse conduire à une révision de l'une des conclusions fondamentales de Marx. Marx et Engels ont toujours su que les classes moyennes étaient d'une grande importance pour la tactique révolutionnaire du prolétariat. Personne ne l'a mieux su que Lénine. Mais le prolétariat ne peut se « constituer en Nation »[50] que par une offensive résolue et par une connaissance claire de sa tâche de classe, mais jamais en croyant à de nouvelles doctrines mystiques de la jeunesse, de la petite bourgeoisie et des milieux populaires, en flattant les préjugés des classes moyennes ou même en se réfugiant derrière les jupes d'un libéralisme moribond ou d'un conservatisme « bienveillant ».

  1. stormtroopers dans le texte anglais: troupes de choc. [Trad.]
  2. En français dans le texte original. [Trad.]
  3. Assemblée législative allemande élue par les citoyens du Reich. [Trad.]
  4. Idéal de vie. [Trad.]
  5. Parti Conservateur allemand (en allemand: DeutschKonservative Partei) est un parti politique de l'Empire allemand fondé en 1876 et qui disparaît à la fin de la Première Guerre mondiale. [Trad.]
  6. Les moyens.
  7. Le traité de Vienne du 3 octobre 1866 est signé par l'Italie et l'Autriche et met fin à la troisième guerre d'Indépendance italienne. Bien que l'Italie ait été du côté des vainqueurs, ses faibles performances militaires l'ont laissée dans une faible position à la table des négociations. En conséquence, l'Autriche n'a accepté de céder que les terres de l'ancienne république de Venise, ce qui excluait les régions italophones de Gorizia, deTrieste, et de Trente. [Trad.]
  8. Le petit peuple.
  9. Abdülhamid II (1876-1909) a marqué de son empreinte les dernières décennies de l’Empire ottoman. Héritier d’un État affaibli et fragile, « l’homme malade de l’Europe », il s’est efforcé de le renforcer en réformant la Bureaucratie, la justice, l'Armée, l’enseignement. Jouant de sa qualité de calife pour mieux souder les musulmans de l’Empire, il a établi un régime autocratique, réprimant brutalement le mouvement national arménien et provoquant l’opposition des Jeunes Turcs. [Trad.]
  10. Les boucs émissaires contre lesquels le peuple se retournerait feraient diversion en lieu et place de la classe dirigeante. [Trad.]
  11. Diversement traduit par « paix civique» ou « paix au château »), c'est l'équivalent de l'expression française de l'Union Sacrée. [Trad.]
  12. État total: [Totale Staat], terme popularisé en 1931 par l'intellectuel nazi Carl Schmitt, repris comme titre en 1933 pour son ouvrage le plus connu par son pair Ernst Forsthoff. Le concept d'« État total » est ensuite repris par la théorie politique sous le terme de « totalitarisme ». [Trad.]
  13. La bataille de Sadowa ou bataille de Königgrätz eut lieu sur un plateau entre l'Elbe et la Bistritz, non loin de la ville tchèque de Hradec Králové (en allemand Königgrätz), le 3 juillet 1866. Affrontement décisif de la guerre austro-prussienne, cette bataille est une grande victoire du général prussien Helmuth von Moltke. La bataille de Sedan a lieu le 1er septembre 1870, durant la guerre franco-allemande. Elle oppose l'armée française, commandée par l'empereur Napoléon III, à l'armée prussienne sous le commandement du futur Kaiser (Guillaume Ier de Prusse). Il s'agit d'une victoire décisive des forces prussiennes, l'empereur ayant lui-même été fait prisonnier. [Trad.]
  14. Au Moyen Âge, l'arme la moins chère pour les citoyens les plus pauvres aurait été le brochet (Spieß), de sorte que les citoyens les plus pauvres qui étaient à peine qualifiés pour la citoyenneté étaient les Spießbürger (citoyens brochets). Le mot Spießbürger est désormais utilisé pour désigner les petits‑ bourgeois, donc pour des gens qui étaient à peine plus riches que les ouvriers ordinaires, mais qui se considéraient comme « au-dessus » de ces ouvriers. [Trad.]
  15. Membre fondatrice du Parti National Fasciste (PNF), directrice de propagande, elle a saisi le potentiel de son amant, le "Duce", et l'a amené à prendre le pouvoir lors de la Marche sur Rome. Avant que les lois antisémites la contraignent à l'exil. [Trad.]
  16. Expression allemande "auf Eis legen": "déposer sur de la glace" @ mettre en veille (ou en veilleuse). [Trad.]
  17. c.-à-d. des partis de la classe moyenne. [Trad.]
  18. En novembre 1921: troisième congrès national des Faisceaux de combat. [Trad.]
  19. Angora,un des noms d'Ankara dans l'Antiquité. [Trad.]
  20. Parti social-démocrate d'Allemagne.
  21. Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne.
  22. Parti Communiste Allemand.
  23. Corps Francs [Trad.]
  24. La Reichswehr, littéralement « défense du Reich », était l'armée de la république de Weimar, de 1919 à 1935. Son organisation reposait sur le traité de Versailles. [Trad.]
  25. Le mouvement völkisch est un courant nationaliste, apparu en Allemagne à la fin du XIXe siècle. Il posait une continuité entre Germains et Allemands et servait à légitimer l'affirmation d'une supériorité et d'une prédestination historique, soutenant ainsi des visées impérialistes et la conquête d'un nouvel «espace vital». La race, l'espace, l'origine, flanqués d'idées eugénistes et social-darwinistes, formaient le fil conducteur de sa vision du monde. Le terme völkisch, est difficilement traduisible en français (entre « populaire » et « ethnique »). le terme Volk revêt plusieurs significations: la nation, le peuple, dans un sens ethnique. [Trad.]
  26. Le Stahlhelm, forme abrégée de Stahlhelm, Bund der Frontsoldaten (de l'allemand Stahlhelm, « casque d'acier » et de Bund der Frontsoldaten, « Ligue des soldats du front »), était une des nombreuses organisations paramilitaires, issues des Freikorps (les corps francs), qui virent le jour après la défaite allemande de 1918. [Trad.]
  27. Orages d'acier (titre original: In Stahlgewittern), publié en 1920, est le premier livre d'Ernst Jünger. Il s'agit d'un récit autobiographique sur son expérience de la Première Guerre. [Trad.] mondiale qu'il a vécue comme soldat de bout en bout. Il lui a assuré une importante notoriété dès les années 1920, en particulier dans les cercles nationalistes et chez les ligues d'anciens combattants comme la Stahlhelm. [Trad.]
  28. Cercle universitaire allemand. [Trad.]
  29. Der Gott, der Eisen wachsen ließ (le Dieu qui a fait pousser le fer) est un poème patriotique du poète allemand Ernst Moritz Arndt. Il était écrit juste avant les guerres de 1813 à 1815, pendant lesquelles l’Allemagne se libérait du règne de Napoléon. Le poème reflète la haine contre Napoléon et le sentiment anti-français du poète, bien qu’il ne nomme pas de noms ou dates historiques d'actualité. Avec une mélodie composée plus tard, ce poème est devenu un des chants les plus importants du mouvement nationaliste allemand. Le dieu qui a fait pousser le fer ne voulait pas de serviteurs. C'est pourquoi il donna le sabre, l'épée et la lance à l'homme qui tenait sa main droite; C'est pourquoi il lui a donné le courage audacieux, la colère de la liberté d'expression, pour qu'il puisse combattre la querelle jusqu'au sang et à la mort. [Trad.]
  30. Sous le « Troisième Reich », le haut allemand était communément appelé « langue maternelle (allemande) »: en un sens, c'était la langue du « Führer », des Nazis, d'usage officiel et public. Adolf Hitler et la plupart des Nazis n’ont jamais parlé le bas allemand – et ils n’ont pas (et ne pouvaient pas) admettre que le bas allemand puisse être considéré comme la langue maternelle. [Trad.]
  31. Vision du Monde, idéologie. [Trad.]
  32. Au siècle des Lumières, l'adjectif volkstümlich désignait généralement les réalisations culturelles des Allemands sans éducation ainsi que la culture populaire. Aperçu de la signification de ‑tum: 1. désigne un état, une qualité, une propriété ou un comportement de quelqu'un. 2. désigne un groupe de personnes 3. désigne le territoire de quelqu'un. [Trad.]
  33. Brechung der Zinsknechtschaft (Rompre l'asservissement aux intérêts) était le titre d'une polémique sur une réforme monétaire, qui est devenu le slogan central de politique économique du programme en 25 points du NSDAP. il revendique le gel des taux d’intérêt et la confiscation des biens des Juifs. [Trad.]
  34. La Sturmabteilung (litt. section d’assaut, de « Sturm » signifiant « tempête » ou militairement « assaut » et « Abteilung » signifiant « détachement, section »), abrégée en SA, est une organisation paramilitaire du Parti National-Socialiste des travailleurs allemands (le NSDAP ou « parti nazi »), organisation dont est ensuite issue la SS. Les SA furent appelées « Chemises brunes » en raison de la couleur de l'uniforme de leurs membres à partir de 1925. [Trad.]
  35. En 1920, après l'échec de putsch de Kapp, Kahr est élu ministre-président d'un gouvernement de droite en Bavière. En tant que membre du Parti populaire bavarois (BVP), il lutte pour une indépendance de la Bavière et le rétablissement de la monarchie. Le 8 novembre 1923, lors d'une réunion du clan Von Kahr dans une brasserie de Munich, Adolf Hitler, Ernst Röhm, Hermann Göring et Rudolf Hess font irruption avec une centaine de SA. Ils prennent en otage les chefs de droite et leur intiment d'accepter le projet putschiste de Hitler. Kahr, le plus influent, promet son appui. Mais Kahr prévient l'Armée, qui déjoua le putsch. Kahr fut arrêté lors de la nuit des Longs Couteaux en 1934 et fut abattu à Dachau. [Trad.]
  36. Les meurtres de Feme ( en allemand: Fememorde ) sont des exécutions extrajudiciaires qui ont eu lieu au cours des premières années de la République de Weimar. Elles étaient principalement perpétrées par des groupes d'extrême droite contre des individus, souvent leurs propres membres, qui étaient soupçonnés de les avoir trahis. Fememord (dumoyen haut allemandvëme , qui signifie « punition », et mord, qui signifie « meurtre ») désigne un acte dejustice d'autodéfense mené par un groupe politique: l'exécution de « traîtres » qui connaissaient les secrets du groupe et les avaient dénoncés aux autorités ou avaient menacé de le faire. Le nom fait allusion ausystème judiciaire secret des Vehmiques du Moyen Âge, qui avait le pouvoir d'ordonner la peine capitale. [Trad.]
  37. Edmund Heines, Obergruppenführer ( littéralement «chef de groupe supérieur»). C'était un grade paramilitaire de l'Allemagne nazie qui fut créé en 1932 en tant que grade de la SA et adopté par laSchutzstaffel (SS, équipe de protection) un an plus tard). Il a été l’une des victimes de la nuit des Longs Couteaux, l’opération d’épuration interne du parti nazi de juin-juillet 1934. [Trad.]
  38. Le président du Reich, Hindenbourg. [Trad.]
  39. Land (pluriel Länder, également Bundesland, Bundesländer) est le terme désignant une division administrative (un peu comparable avec une région française) en Allemagne et en Autriche. [Trad.]
  40. Friedrich Krupp AG, communément appelé Krupp, est un conglomérat industriel multinational allemand du secteur de l'acier fondé et dirigé par la famille du même nom depuis 1811, et qui s'est notamment enrichi, durant la Révolution industrielle dans l'expansion du chemin de fer et la fabrication d'armes puis, entre autres, avec les deux dernières guerres mondiales. Avec l'arrivée au pouvoir d'Hitler, les Krupp vont se rallier aux nazis, ce qui permet à l'entreprise de continuer à recevoir d'importantes commandes de l'État. [Trad.]
  41. Les traditions “noires et jaunes” (c'est-à-dire impériales) de la vieille Autriche des familles de la toute haute noblesse. [Trad.]
  42. L’Heimwehr ou parfois Heimatschutz (Garde locale) était un groupe paramilitaire nationaliste en Autriche dans les années 1920 et 1930, idéologiquement comparable aux Freikorps nationalistes allemands. [Trad.]
  43. La nuit des Longs Couteaux. [Trad.]
  44. Italo Balbo est un homme politique, militaire et aviateur italien. Il fut ministre de l'aéronautique et gouverneur de la Libye italienne. [Trad.]
  45. Gnädige: gracieuse. [Trad.]
  46. Fritz Thyssen,héritier du sidérurgiste August Thyssen. Il s'associe très tôt au parti nazi d'Adolf Hitler dont il est l'un des plus généreux donateurs. Bien que favorable à la politique anticommuniste des nazis, il n'adhère pas à leur antisémitisme et fuit l'Allemagne lors de la nuit de Cristal. Livré par le régime de Vichy aux Allemands, il est incarcéré au camp de Sachsenhausen. Il émigre en 1950 à Buenos Aires. [Trad.]
  47. Hjalmar Schacht est un banquier, président de la Reichsbank et ministre de l'Économie du Troisième Reich (1934-1937). [Trad.]
  48. Le junker était un noble, propriétaire terrien en Prusse et en Allemagne orientale et un grade de la table des Rangs en Russie impériale. [Trad.]
  49. '[8]' Geheimrat était le titre des plus hauts fonctionnaires conseillers des cours impériales, royales ou princières du Saint-Empire romain germanique. À l'origine, le sens littéral du mot en allemand était « conseiller de confiance »; le mot « geheim » (secret) implique qu'un tel conseiller pouvait être chargé des secrets du monarque. [Trad.]
  50. Référence au Manifeste du Parti communiste de Marx:« Les ouvriers n'ont pas de patrie. Vous ne pouvez pas leur ôter ce qu'ils n'ont pas. Puisque le prolétariat de chaque pays doit d'abord conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe dirigeante de la nation,et lui-même se constituer en Nation, il est lui-même toujours national, bien qu'en aucun cas au sens de la bourgeoisie.» [Trad.]