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Le conflit entre de Gaulle et Giraud
Auteur·e(s) | Jean van Heijenoort |
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Écriture | juillet 1943 |
Il faut suivre de très près les événements d’Alger. Nous assistons là à un regroupement politique de la bourgeoisie française. Les difficultés qui apparaissent dans ce processus nous enseignent beaucoup sur l’avenir de l’Europe.
Ecrasée militairement en juin 1940, la bourgeoisie française, sous la direction du gouvernement Pétain, s’est engagée dans la voie de la « collaboration ». mais avec les difficultés militaires allemandes, cette voie l’a conduite dans une impasse et le gouvernement de Vichy n’a aucune perspective d’avenir à offrir. La bourgeoisie française atomisée doit se regrouper autour d’un nouveau centre politique.
Un pas important dans cette renaissance politique de la bourgeoisie française a été la formation à Alger, le 8 juin, après de longues négociations entre Giraud et de Gaulle du Comité français de Libération nationale (CFLN). Il est vrai que ce nouveau régime n’est pas apparu dans la France proprement dite, mais dans les conditions très particulières du milieu colonial. L’histoire de sa formation donne néanmoins, dans une certaine mesure, des indications importantes pour prévoir ce qui va arriver dans les pays d’Europe après l’effondrement de la domination nazie. Bien que déformé par les conditions coloniales, ce tableau, si nous savons le déchiffrer, sera d’une grande utilité pour la détermination de nos perspectives politiques.
En décembre, Giraud a succédé à Darlan assassiné, à qui Washington avait confié le travail de « libérer » la France. Darlan avait tout fait pour rester fidèle à la légalité de Vichy. Sous son régime, toute l’administration installée par Vichy est restée en place. Il n’y a eu aucun changement quand Giraud l’a remplacé.
La faiblesse de Giraud[modifier le wikicode]
Le programme de Giraud n’avait ostensiblement qu’un caractère militaire : collaborer avec les Alliés pour la défaite de l’Allemagne. Son unique mot d’ordre politique était négatif : « fin des luttes de clans ». Les raisons en étaient évidentes. Outre Washington, le principal soutien de Giraud était et reste encore les cadres supérieurs et moyens de l’armée française en Afrique du Nord. Ces cadres ont soutenu activement ou toléré passivement le gouvernement de Vichy. Ils n’avaient rien à offrir au peuple de France pour l’avenir, sauf un gouvernement aussi réactionnaire que celui de Darlan. Ils ne pouvaient guère faire de bruit autour de ce programme. En outre, leur plus grand désir était que tout un chacun oublie le passé récent de la « collaboration » dans lequel ils ont tous été plus ou moins impliqués. D’où le soin avec lequel ils ont évité la plus anodine discussion politique. Giraud a exprimé sa tardive modestie dans le mot d’ordre : « Un seul but : la victoire ».
Jusqu’où a subsisté l’influence de Vichy dans l’administration Giraud, on peut en juger par ces quelques lignes enfouies sans commentaire dans les pages du New York Times du 7 juin rapportant de Casablanca que la Banque du Maroc avait essayé d’envoyer en France occupée presque 7 millions et demi de dollars d’or en février dernier, cela quatre mois avant le débarquement américain. Et n’oublions pas que la Banque du Maroc est une institution officielle aux mains de l’administration française.
L’accord de Washington avec Darlan lui a valu de perdre beaucoup de la sympathie qui existait pour les Alliés : la population nord-africaine est tombée dans l’apathie, la méfiance et le cynisme. A la recherche du soutien populaire, Giraud a été obligé de sacrifier quelques-uns des administrateurs les plus compromis et de faire quelques discours sur « la démocratie » et « la République ». Cela n’a pas changé grand chose comme on l’a vu dans le cas des Juifs d’Algérie que Giraud a privé de leurs droits de citoyens français. Cependant ces gestes ont donné à Washington une sorte de réponse à ceux qui critiquaient la politique américaine vis-à-vis de Darlan. Giraud était en fait présenté comme un grand démocrate.
Cependant Giraud, nouveau venu en politique, ne pouvait pas faire cela bien. Son masque « démocratique » ne put dissimuler qu’il aspirait à jouer les Bonaparte. Dans un discours à Constantine le 15 avril, il déclara :
« A cette époque (quand l’Allemagne sera vaincue), 40 millions de Français diront ce qu’ils veulent, mais je ne veux pas revivre les folies qui nous ont conduits à la catastrophe de 1940 ».
Les « folies », c’est le soulèvement révolutionnaire des travailleurs français. La construction même de cette phrase sent son bonapartisme : « mais je ne veux pas… ».
Le régime Giraud en Afrique du Nord restait très précaire. Ses partisans solides étaient compromis par leur passé ; leur seul programme était de se tenir tranquilles. Le timide renouveau de la vie politique amena la croissance d’un mouvement gaulliste. L’information qui nous vient d’Afrique du Nord, en dehors des comptes rendus officiels, reste encore peu abondante. Néanmoins le cas de la Tunisie nous permet de juger assez bien de l’état des choses. Quand les troupes alliées ont pénétré dans les villes tunisiennes, les dépêches de presse étaient unanimes à dire que le sentiment populaire était beaucoup plus favorable à de Gaulle alors que le prestige de Giraud était nul. Quand de Gaulle arriva à Alger le 30 mai, tous les emblèmes gaullistes étaient déployés en abondance par la foule, alors même que Giraud les avait par décret interdits quelques jours auparavant. « Même les soldats et les policiers arboraient l’emblème de la France combattante », rapporte l’American Press.
Le gaullisme représente des aspirations très diverses et vagues. Commençant comme une opposition purement nationale-militaire à Vichy, il s’est développé, spécialement à travers ses liens avec le mouvement clandestin, vers un programme démocrate de gauche. Car Washington et Londres ont insisté aussi longtemps que possible sur un contrôle exclusif de l’Algérie par Giraud. Mais, pour éviter un clivage politique qui ne cessait de s’aggraver, Giraud et, derrière lui, Washington et Londres, ont estimé qu’il convenait d’inclure de Gaulle dans le gouvernement d’Afrique du Nord.
Les questions en discussion[modifier le wikicode]
Les discussions entre les deux généraux ont commencé avec la question de la nature réelle du nouveau pouvoir. Giraud avait nommé son régime « Haut Commandement civil et militaire », révélant ainsi son caractère essentiellement militaire. De Gaulle exigea la création d’un pouvoir politique indépendant du commandement militaire. Dans la situation de la bourgeoisie française, le poids spécifique d’un tel pouvoir politique ne pouvait être que faible. Mais, même ainsi, cela ennuyait beaucoup Giraud. Il rejeta toute idée d’un pouvoir politique distinct du commandement militaire et s’empressa d’annoncer que de Gaulle voulait imposer au peuple de France un gouvernement tout fait. Washington et la presse américaine firent écho à cette accusation. Que les objectifs de de Gaulle dans la France de demain soient très éloignés de la démocratie véritable, c’est très vraisemblable. Mais il était comique de voir que la démocratie devenait soudain le souci principal de l’apprenti-Bonaparte Giraud.
Les discussions entre Giraud et de Gaulle, de mars à la fin mai, furent centrées autour de la question de savoir si le nouveau régime serait simplement un « haut commandement » ou bien un organisme politique. Au programme de de Gaulle de restauration de la légalité républicaine, Giraud ne pouvait opposer qu’un programme négatif, garder le silence sur un passé trop compromettant pour la majorité de ses partisans. C’est pourquoi il se trouva dans une situation très difficile dans ces discussions et dut entreprendre de lutter sur des points où il était pourtant battu d’avance.
Un petit épisode illumine ainsi toutes les négociations. Fin avril, Giraud proposa à de Gaulle une rencontre dans un lieu isolé, loin d’Alger, de toute évidence par crainte de manifestations populaires. De Gaulle insista sur Alger et, à la mi-mai, dans une réponse insultante à Giraud, assura que de Gaulle était tout à fait capable d’assurer l’ordre dans la capitale de Giraud. Fin mai, sous les ovations des masses, de Gaulle fit son entrée dans Alger.
Le résultat des négociations fut une grave défaite pour Giraud. Un pouvoir politique central fut constitué le 3 juin concordant pour l’essentiel avec le plan originel de de Gaulle. La situation des partisans les plus compromis de Giraud devenait intenable. Peyrouton, ancien ministre de Pétain, persécuteur en France de l’opposition, amené par les Alliés de son ambassade en Argentine, sur le conseil de Darlan, pour gouverner l’Algérie, dût démissionner. Bergeret, ancien ministre de Vichy[1], adjoint très proche de Giraud, fut renvoyé. Noguès, gouverneur du Maroc, fidèle de Pétain, que Washington insistait pour garder car « administrateur capable », dût finalement démissionner fin juin.
Giraud restait dans un isolement tel que les Britanniques, cherchant des figures pour rehausser le prestige de sa fraction, sortirent de France le vieux et décrépit réactionnaire, le général Georges[2]. Les autres adjoints de Giraud dans le nouveau Comité étaient des représentants directs du monde des affaires : le magnat des chemins de fer René Mayer, et les financiers Couve de Murville et Jean Monnet[3].
La victoire de de Gaulle, bien qu’importante, révéla bientôt ses limites quand la question se posa du contrôle sur l’armée. De Gaulle avait insisté avec succès pour la formation d’un pouvoir politique, mais il se posa alors la question de la subordination du pouvoir militaire au pouvoir politique
Il n’est pas douteux que Giraud n’avait pas abandonné Peyrouton et Noguès d’un cœur léger, mais c’était après tout une concession inévitable. La question du contrôle de l’armée était d’une tout autre envergure. Là, il s’agissait de la source même du pouvoir de Giraud. Aussi y eut-il une crise dès que de Gaulle posa la question.
Des rumeurs d’un coup de force gaulliste coururent Alger. Une dépêche dans le New York Times du 3 juin nous informe que :
« La lutte fractionnelle au cours des 24 heures qui ont précédé la réunion d’aujourd’hui du comité, a été suffisamment vigoureuse pour que le général Giraud fasse doubler la garde autour de sa station de radio. Tard dans la nuit dernière, un tank français roula avec fracas sur le terrain de sa résidence ».
Le 4 juin, l’OWI (Office of War Information) publia une déclaration au nom de son chef Elmer Davies, dénonçant les « médiocres manœuvres politiciennes » des gaullistes et allant jusqu’à dire qu’ils ne valaient pas mieux que les gens de Vichy, les Noguès, Peyrouton, etc. Cette déclaration officielle ne fut indubitablement qu’un petit signe public d’actions plus substantielles des représentants de Washington à Alger. Pendant des semaines, la crise se poursuivit au Comité avec des menaces de démission de de Gaulle. Il n’avait pas assez de forces militaires pour tenter un coup d’Etat et se serait en outre immédiatement heurté à l’opposition des Anglo-Saxons. Par ailleurs, Giraud ne pouvait pas rompre avec le mouvement gaulliste sans discréditer sérieusement son régime et sans porter un grand coup au prestige des Alliés dans le mouvement clandestin en France. Ainsi le nouveau régime mène-t-il et mènerat-il sans doute pour quelque temps une existence chaotique de compromis instables.
Le premier de ces compromis a été la division du commandement des armées françaises décidée par le Comité national du 22 juin. Giraud a gardé le commandement des troupes dans la zone stratégiquement importante de l’Afrique du Nord et de la région de Dakar. Les forces bien moins nombreuses et très dispersées dans les autres colonies sont sous le contrôle de de Gaulle. On ne cache pas que Washington ne permettrait pas d’interférence avec le commandement par Giraud des forces françaises en Afrique du Nord. Et à Dakar.
Les Alliés et le problème français[modifier le wikicode]
On a souvent dit que le conflit entre de Gaulle et Giraud reflétait la friction anglo-américaine. Il n’y a qu’un petit grain de vérité dans cette interprétation. Avant le débarquement en Afrique du Nord, Londres, à la différence de Washington, était entrée directement en conflit militaire avec Vichy (Mers-elKébir, Madagascar, Syrie) et avait été ainsi amenée à soutenir directement de Gaulle. Mais après l’occupation de l’Afrique du Nord par les Anglo-Américains, et une fois Darlan éliminé, il apparut qu’il y avait un accord étroit entre Washington et Londres pour utiliser Giraud. Ainsi, à la conférence de Casablanca entre Roosevelt et Churchill à la fin de janvier, il devint clair qu’ils avaient décidé de mettre de Gaulle au placard pour une période indéfinie et que le soutien de Londres et de Washington allait entièrement à Giraud. Peyrouton[4] fut amené en Algérie, alors que Roosevelt et Churchill y étaient encore.
Ainsi la défaite de Giraud, quand il dût finalement recevoir de Gaulle à Alger et accepter la formation d’un organisme politique commun, fut aussi une défaite pour la diplomatie anglo-américaine. Un signe particulièrement clair en est le ridicule rancunier que l’administration et la presse américaines ont essayé de jeter tout au long sur les négociations. Le ton fut donné par un officiel anonyme à Washington qui fut cité dans la presse comme ayant caractérisé toute l’affaire comme « une farce ».
Il y a dans cette situation une leçon importante. Les Etats-Unis, maintenant, dominent militairement l’Afrique du Nord plus qu’ils ne peuvent espérer dominer un jour l’Europe. Néanmoins leur incapacité à stabiliser cette domination a été rendue évidente par les événements d’Alger. La faiblesse de Giraud devant de Gaulle, c’est celle de Washington, et les événements d’Alger, à une échelle réduite, nous aident à prévoir à quel degré d’instabilité serait une pax americana mondiale, même soutenue par des centaines d’avions.
Dans le numéro de Fourth International de décembre 1942, j’écrivais :
« Le patriotisme militant du mouvement de Gaulle risquera d’entrer en conflit à un moment ou un autre avec les intérêts américains ». Ce n’était à l’époque qu’une hypothèse, que les derniers événements ont vérifiée.
Les forces anglo-américaines en Afrique du Nord, même si c’est « amicalement », sont des forces d’occupation. Elles disposent, entre autres, du droit de réquisition, du libre usage des ports et des voies de communication. Elles logent leurs soldats chez l’habitant par des « billets », et nous pouvons imaginer facilement qu’il en découle bien des incidents quotidiens. Pendant la première période des combats en Tunisie, les troupes françaises ont été précipitamment envoyées contre les Allemands sans équipement militaire moderne. Sur un peu moins de 65 000 hommes, 10 000 ont été tués et 30 000 environ sont prisonniers ou blessés — tels sont les chiffres officiels de Giraud. De tels faits peuvent nourrir la « colère » contre des « amis ». Finalement, derrière tous ces incidents il y a la question fondamentale de l’avenir de la France, de sa puissance en Europe, de sa place dans les négociations de paix et du destin de son empire colonial.
En contraste avec la docile servilité de Giraud, de Gaulle a fait son capital de cette situation et en tire maintenant des intérêts sous la forme d’une influence grandissante. Dès le 1er juin, le lendemain de l’arrivée de de Gaulle à Alger, le correspondant du New York Times câblait :
« Le point souligné par le général de Gaulle, c’est la réaffirmation de la souveraineté de la France dans tout son empire, une procédure qui aurait pour résultats bien des difficultés pour les Alliés ».
Le 4 juin, le correspondant de Washington du même journal décrivait l’« indulgence » condescendante avec laquelle le milieu officiel de la capitale américaine considérait les événements d’Alger et ajoutait :
« On a noté que le général de Gaulle, selon les dépêches d’Alger, semble désirer affirmer la totale souveraineté française en prenant le contrôle des ports et des communications des mains des Alliés et on indique que cette suggestion ne serait pas prise au sérieux, car elle irait bien au-delà des limites de l’indulgence mentionnée, comme le général de Gaulle le sait bien ».
Le 21 juin, le correspondant du New York Times indiquait avec quelque détail les raisons de l’inquiétude de Washington !
« Dans l’intervalle, des rapports de multiples sources disent que, selon de récents voyageurs à Alger, le chef de la France combattante a acquis une influence importante en Afrique du Nord, spécialement dans la jeunesse, dont l’intense nationalisme montre plus d’une trace de xénophobie. Un Français disait que bien des officiers au-dessous du grade de commandant, étaient gaullistes :
“Le général de Gaulle [a gagné] l’ardent soutien de nombreux jeunes. Il fait appel à leur nationalisme, d’autant plus sensible du fait de la défaite et de l’humiliation de la France, dit-on ici. Il leur dit que le général Giraud et ses collaborateurs sont des fantoches des Alliés, que la France est traitée plus mal que le Luxembourg alors que son armée combat avec les Alliés, qu’il n’y a pas de drapeau français parmi ceux des Nations Unies, qu’aucun gouvernement français n’est représenté dans leurs conseils, qu’il n’y a même pas en Afrique du Nord une souveraineté française totale. Ils impliquent ainsi que la France est humiliée par les Alliés comme par les Allemands” ».
Le lendemain, 22 juin, le même correspondant revenait sur le même sujet, extrêmement important non seulement pour la France mais pour toute la politique d’après-guerre des Etats-Unis :
« Il y a six mois, la controverse politique sur la France était dans une large mesure anglo-américaine puisque Londres et Washington soutenaient en effet deux candidats français différents à la direction. On tend aujourd’hui vers un autre alignement : anglo-américains d’un côté et un nationalisme français résurgent de l’autre. Personne ne représente ce nationalisme aussi bien que le général de Gaulle. Il a pris une position très indépendante à l’égard des Britanniques bien qu’ils l’aient largement financé et aidé à équiper ses forces combattantes. Récemment il est apparu dans le rôle du champion des droits français contre aussi bien les Anglais que les Américains. Ce nationalisme ressuscité, selon tous les témoignages d’ici, a pénétré aussi les rangs des partisans du général Giraud, dont quelques-uns ont été très impressionnés par le général de Gaulle après l’avoir rencontré à Alger et l’avoir entendu parler.
Ce nationalisme inspire particulièrement la jeunesse […] Il constitue une réaction à l’espoir renouvelé de libération de la France et au ressentiment contre les libérateurs pour être apparus comme s’ingérant dans les affaires françaises. Les Alliés doivent tenir compte de ce sentiment en Afrique du Nord et en France, selon l’opinion de certains observateurs connaissant bien la France ».
A la lumière de ces faits, on peut poser la question de savoir dans lequel de ces deux camps on peut trouver la partie de la bourgeoisie française qui a abandonné la perspective de « collaboration » avec Hitler. Ne serait-ce pas avec de Gaulle qui représente le plus intransigeant nationalisme bourgeois ? Apparemment non, si on en juge par le caractère des trois principaux assistants de Giraud : René Mayer, Couve de Murville et Jean Monnet, tous trois représentants du Grand Capital. Cela indique que la grande bourgeoisie tend encore à se regrouper politiquement autour de Giraud, c’est-à-dire à s’appuyer totalement sur Londres et Washington. Economiquement affaiblie par la défaite militaire de juin 1940 et politiquement discréditée par sa période de « collaboration » avec Hitler, la bourgeoisie française, en tout cas ses porte-parole à Alger, ressent encore son extrême faiblesse. Sa collaboration présente a les mêmes raisons que celle, passée, avec Hitler. Ils n’ont pas confiance dans la restauration par leurs propres moyens de leur domination sur les masses françaises.
Le soutien le plus sûr pour Giraud, ce sont les chefs de cette armée discréditée par son incompétence militaire de vieille école, et compromise par sa période de Vichy. Ils n’ont qu’hostilité pour de Gaulle, qui, lorsqu’il était un jeune colonel, avait osé opposer à leurs idées séniles sa théorie moderne de la guerre mécanisée, qui rompit la discipline de l’armée pour rejoindre Londres et attaquer Vichy. Ces cadres sont les plus sûrs soutiens de Giraud.
Le mouvement gaulliste en Afrique du Nord est beaucoup plus différencié et inclut sans aucun doute diverses tendances qui divergeront rapidement quand la vie politique deviendra plus active. Sur la base d’un patriotisme intransigeant, de Gaulle tient ensemble les cadres inférieurs de l’armée, la jeunesse, les étudiants, la petite bourgeoisie « de gauche ». Il est difficile de dire si cette influence s’exerce sur les ouvriers, mais il a le soutien des staliniens.
La querelle entre Giraud et de Gaulle nous montre combien il est difficile pour une classe dirigeante, qui a été militairement écrasée, de recréer son unité politique. La politique de « collaboration » a brisé l’axe national traditionnel de la bourgeoisie française et créé des divisions qu’on ne fera pas aisément disparaître. Finalement la nouvelle « collaboration » avec Washington a engendré de nouveaux conflits. Le groupe Giraud, le plus servile avec Washington, perd très rapidement du terrain au profit de de Gaulle, qui est ainsi encouragé à se porter en avant au secours des intérêts de la bourgeoisie française menacée par Londres et Washington. C’est là la leçon politique la plus importante des événements d’Alger. Non, la défaite d’Hitler ne semble pas vraiment promettre de ramener cohésion et stabilité aux classes dirigeantes.
- ↑ Raoul (ou Jean-Pierre ?) Bergeret, général d’aviation, réputé d’Action française, créature de Darlan, qui en fit un secrétaire d’Etat, puis ministre de l’Air à Vichy, ministre de l’Intérieur à Alger.
- ↑ Le général Joseph Georges (1875-1951) fut un proche collaborateur de Pétain, de Gamelin, puis de Giraud.
- ↑ René Mayer (1875-1972) avait été un des promoteurs de la SNCF en 1937. Sous la IVe République, député radical, il fut ministre des Finances, de la Justice, et président du conseil en 1953. Maurice Couve de Murville (né en 1906), inspecteur des finances et directeur des échanges économiques au ministère des affaires étrangères à Vichy, fit une belle carrière politique comme… gaulliste. Jean Monnet (1888-1979), fabricant de cognac et père de l’Europe, avait travaillé à Washington au Victory Program de Roosevelt.
- ↑ Marcel Peyrouton avait été envoyé comme ambassadeur à Buenos-Aires par Vichy. Darlan obtint des Alliés sa venue à Alger où il arriva en janvier 1943.