Le chevalier de la lumière

De Marxists-fr
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Le voyage de Wells, son entretien avec Lénine, la carte lumineuse du VIIIe congrès des Soviets[1] , tout cela maintenant est entré, ou presque, dans la légende… Je l’ai appris, étant déjà komsomole[2] , au temps du premier plan quinquennal, quand je travaillais à Electrossila, une usine qui fournissait l’équipement électrique au grand barrage du Dniepr.

Mais ces souvenirs se sont fondus dans ceux de mon enfance, ils font corps avec mon enfance, ils lui appartiennent, ils en sont le bien, la fierté. Mon enfance, comme ma vie, n’a jamais cessé de s’enrichir, jusqu’à ce soir de janvier 1952 où, avant de partir pour le canal Volga-Don, j’ai eu le bonheur de passer une soirée entière avec Gleb Krijanovski et entendu toute l’histoire de sa bouche.

Plutôt petit, sécot, le geste vif, la calotte noire des vieux académiciens, un teint mat, basané, des sourcils en triangle, embroussaillés, d’un blanc de neige, des moustaches aussi broussailleuses et pareillement immaculées, la broussaille d’une barbiche assortie, des yeux noisette immenses, pétillants de vie et d’intelligence : c’est ainsi que m’est apparu l’homme qui commença sa carrière avec Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, à l’Association pour l’émancipation de la classe ouvrière, partagea sa déportation en Sibérie, écrivit les paroles de l’immortelle Varsovienne et fut l’un des pères du plan d’électrification de la Russie, un de ceux que Lénine appela « les chevaliers de la lumière ».

À la demande de Krijanovski, j’avais commencé par décrire l’aspect actuel de la rue Alexandrovskaïa, à la Barrière Nevski, où il allait, avec Lénine, assister, soixante ans plus tôt, aux réunions des premiers cercles ouvriers. La maison de bois où elles se tenaient existait toujours, mais le pavé de pierres rondes s’était un peu affaissé au milieu de la rue, si bien que les grands peupliers qui faisaient la haie des deux côtés s’étaient penchés également les uns vers les autres, et leurs faîtes se touchaient presque, protégeant d’une voûte de verdure vivace le chemin par où Vladimir Ilitch avait passé dans sa jeunesse.

— Je le revois, comme si c’était hier ! S’exclama doucement Krijanovski – et il y avait dans sa voix, sur sa figure aussi, tant d’affection émue que toute la pièce, en semblait illuminée. C’est ma fierté de l’avoir suivi dès le premier jour et d’avoir continué, toute ma vie, en tachant de ne pas me laisser semer en chemin. Le Goelro [3]!

cercles ouvriers. La maison de bois où elles se tenaient existait toujours, mais le pavé de pierres rondes s’était un peu affaissé au milieu de la rue, si bien que les grands peupliers qui faisaient la haie des deux côtés s’étaient penchés également les uns vers les autres, et leurs faîtes se touchaient presque, protégeant d’une voûte de verdure vivace le chemin par où Vladimir Ilitch avait passé dans sa jeuness3…

— Il y avait mis tout son cœur. Que de fois n’est-il pas venu m’en parler ici !

— Lénine est venu chez vous, dans cette pièce ?

— Mais oui, et même souvent. Il venait seul ou avec Nadiejda Kroupskaïa, et il s’asseyait toujours sur cette chaise où vous êtes…

Je me levai en sursaut. J’avais vaguement la chair de poule.

— Restez donc assise, dit Krijanovski, accompagnant l’invitation du geste. Ici, le souvenir de Lénine est partout. C’était un rêveur de génie. D’une audace folle. Et amusant, avec cela. Tellement russe ! L’électrification, voyez-vous, ce n’était pas seulement en homme d’État qu’il la comprenait : le cœur était pris. Son Volkhovstroï[4] , il en était amoureux comme un jeune homme ! Ou plutôt, c’était son enfant, un enfant chéri.

Il me darda un regard sévère :

— Vous avez été au Volkhovstroï, j’espère ?

Ma visite au Volkhovstroï, il fallait bien que je la lui raconte, même en quelques mots. Elle datait seulement de trois semaines, quand on avait célébré les noces d’argent du premier-né de l’électrification. […]

En s’animant peu à peu – on aurait cru qu’il rajeunissait – il me parla de Lénine et de l’interview de Wells :

— Lénine le trouvait follement drôle. « Il n’y comprend absolument rien ! » disait-il.

Puis Krijanovski me parla du VIIIe congrès des Soviets. Je lui demandai si c’était vrai que, pour pouvoir illuminer la carte, il avait fallu couper le courant dans tout Moscou.

— Non, me répondit-il fort sérieusement : pas dans tout Moscou ; on avait laissé une lampe allumée au Kremlin ; une lampe de seize bougies… Seigneur, quel trac j’ai eu, ce soir-là! On m’avait donné quarante minutes pour parler. Or ce plan, cela représentait plusieurs volumes ! Vous voyez, du reste… Alors, en quarante minutes ! Je l’ai dit à Lénine : « Vladimir Ilitch, ce sera un four ! » Il a ri : « Ça marchera très bien si vous ne vous énervez pas. Avant de prendre la parole, buvez une bonne tasse de café bien fort : c’est mon remède lorsque j’ai le trac avant un discours. »

J’ai suivi son conseil : mon trac n’en a pas diminué… Je fais mon exposé, avec le sentiment de laisser tomber des tas de choses importantes. Quand j’ai – fini, c’est devenu une certitude : je n’avais rien expliqué! J’allume la carte, toute la carte, cette fois, et j’y vais d’un mot de commentaire. Pas d’hésitation : c’était le four !

Krijanovski se prit la tête à deux mains, et une vraie terreur agrandit ses prunelles.

— C’était le four noir ! Du coin de l’œil, ce qui s’appelle du coin de l’œil, je regarde Lénine. Il me faisait en « oui-oui » en hochant la tête et il souriait. Nadiejda Kroupskaïa souriait aussi. Et de la salle, qui restait plongée dans l’ombre, montait une rumeur étrange. Je regarde mieux : c’étaient les délégués qui se levaient, les uns après les autres, comme hypnotisés par la carte illuminée, et ils l’applaudissaient. Vous vous rendez compte : ils l’applaudissaient ! Et Lénine avait l’air si content, qu’il a battu des mains, lui aussi. Je me suis dit : bon, ça a quand même marché…

Krijanovski éclata d’un rire de lycéen qui fit danser sa calotte de vieux savant. Manifestement, il ne se pardonnait pas son scepticisme de jadis. Et tout ce passé de peine et de gloire revivait en lui, ancré dans la mémoire du sang. Il fit quelques pas dans la pièce, en silence, puis, surmontant son émotion :

— Hé oui ! dit-il, il n’a pas été facile de le mettre sur pied, ce plan. Je l’ai tapé de la première à la dernière page sur cette machine, vous voyez ?

Il me montra une Remington préhistorique qu’on devinait énorme sous sa housse fripée qui montrait la corde.

— J’en ai vu de drôles ! J’ai dû jouer les dompteurs de tigres avec des spécialistes chenus qui regimbaient. Il y a une nuit que je n’oublierai jamais. J’achevais ma préface. Je l’achevais en m’adressant aux générations futures, à ceux qui auraient le bonheur de nous survivre. J’écrivais que, sûrement, les grands esprits de l’avenir, les intelligences hardies de demain, trouveraient dans notre plan une masse d’hérésies, d’erreurs matérielles, de solutions hâtives. Je les priais de nous excuser, parce que, pour établir ce premier plan si imparfait, nous avions travaillé dans des conditions difficiles, au temps du blocus et de l’intervention, dans la faim, dans le froid, parmi les ruines. Et, voyez-vous, je me représentais cet être prodigieux : l’homme heureux de l’avenir. Par la pensée, je m’entretenais avec lui. Et j’ai pleuré. Oui, tout seul, dans cette pièce, serrant les poings, j’ai pleuré d’amour pour cet homme de demain, et pleuré d’admiration devant lui, pleuré parce qu’il me prenait une envie folle de l’entrevoir, fût-ce le temps d’un clin d’œil, une envie folle d’entrevoir l’avenir, ces lointains lendemains, dont nous jetions les bases…

Il était là, au même endroit, dans la même pièce. Un petit homme, un très vieil homme, plus vieux que l’ampoule électrique, l’automobile et l’avion, un très vieil homme qui avait été l’auxiliaire de l’immortel Lénine, le chevalier sans peur et sans reproche de la lumière… Les poings serrés, l’œil humide, il revivait cette nuit d’extase où il avait eu la révélation de l’avenir. Je le regardais, bouleversée d’une émotion grave. Et j’aurais voulu lui dire : « C’était devant votre Moi d’aujourd’hui que vous pleuriez, devant notre aujourd’hui, tel qu’il est aujourd’hui, et avec tout ce qu’il recèle en soi… »

Mais il y avait dans mon émotion une pudeur plus forte que les mots.

Je n’ai rien dit.

  1. Le « VIIIe Congrès pan-russe des Soviets des députés ouvriers, paysans, soldats rouges et cosaques » s’est tenu à Moscou du 22 au 29 décembre 1920. Ce congrès adopta le « Rapport de la Commission d’État pour l’électrification de la Russie » (Plan Goelro) rédigé et présenté par Krijanovski à l’aide d’une immense carte de la Russie avec des voyants lumineux indiquant les futures installations de production électriques. Ce plan, prévu pour une durée 10 à 15 ans, projetait de construire 20 centrales thermoélectriques et 10 hydroélectriques d’une puissance totale d’1.500.000 Kilowatts/heure. Il prévoyait également une distribution rationnelle de l’industrie dans tout le pays et représentait ainsi de la première planification économique d’ampleur nationale. Lénine qualifia le Goelro de « second programme du parti ».
  2. Le « VIIIe Congrès pan-russe des Soviets des députés ouvriers, paysans, soldats rouges et cosaques » s’est tenu à Moscou du 22 au 29 décembre 1920. Ce congrès adopta le « Rapport de la Commission d’État pour l’électrification de la Russie » (Plan Goelro) rédigé et présenté par Krijanovski à l’aide d’une immense carte de la Russie avec des voyants lumineux indiquant les futures installations de production électriques. Ce plan, prévu pour une durée 10 à 15 ans, projetait de construire 20 centrales thermoélectriques et 10 hydroélectriques d’une puissance totale d’1.500.000 Kilowatts/heure. Il prévoyait également une distribution rationnelle de l’industrie dans tout le pays et représentait ainsi de la première planification économique d’ampleur nationale. Lénine qualifia le Goelro de « second programme du parti ».
  3. Abréviation de Gossoudarstvennaïa Elektrifikatsia Rossii ; Plan d’électrification de la Russie par l’État
  4. Commencée en 1918 sur la rivière Volkhov, le Volkhovstroï fut le premier barrage hydroélectrique mis en service en URSS en 1926, suivant le plan d’électrification du pays.