Le chemin du pouvoir

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I – La conquête du pouvoir politique[modifier le wikicode]

Amis et ennemis du parti socialiste s’accordent à reconnaître qu’il est un parti révolutionnaire. Mais, malheureusement, le concept de la révolution admet de nombreuses interprétations, ce qui fait que les opinions sont très partagées sur le caractère révolutionnaire de notre parti. Un assez grand nombre de nos adversaires ne veulent entendre par révolution qu’anarchie, effusion de sang, pillage, incendie, assassinat. Et, d’autre part, il est des camarades pour qui la révolution sociale vers laquelle nous marchons ne paraît être qu’une transformation lente, à peine sensible, bien que profonde, des conditions sociales, une transformation semblable à celle que la machine la vapeur a produite.

Une chose certaine, c’est que le Parti socialiste, puisqu’il lutte pour les intérêts de classe du prolétariat, est un parti révolutionnaire. Il est impossible, en effet, dans la société capitaliste, d’assurer au prolétariat une existence satisfaisante, car son émancipation exige la transformation de la propriété privée des moyens de production et de domination capitaliste en propriété sociale, ainsi que le remplacement de la production privée par la production sociale. Le prolétariat ne peut trouver de satisfaction que dans un ordre social complètement différent de celui d’aujourd’hui.

Mais le parti socialiste est encore révolutionnaire dans une autre acception, car il reconnaît que l’Etat est un instrument, voire même l’instrument le plus formidable de la domination de classe et que la révolution sociale, vers laquelle tendent les efforts du prolétariat, ne pourra s’accomplir tant que celui-ci n’aura pas conquis le pouvoir politique.

C’est cette conception, établie par Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste, qui distingue les socialistes modernes de ceux dits utopistes, par exemple des partisans d’Owen et de Fourier dans la première moitié du siècle dernier, ainsi que de ceux de Proudhon qui tantôt attachaient peu de prix à la lutte politique, tantôt même la rejetaient et croyaient pouvoir accomplir la transformation économique dans l’intérêt du prolétariat par des mesures purement économiques, sans modification du pouvoir politique et sans son intervention.

En tant qu’ils montraient la nécessité de la conquête des pouvoirs publics, Marx et Engels se rapprochaient de Blanqui. Mais ce dernier croyait à la possibilité de s’emparer du pouvoir par la voie de la conjuration, de l’émeute organisée par une petite minorité pour le mettre ensuite au service des intérêts prolétariens ; Marx et Engels, au contraire, reconnurent qu’une révolution ne se fait pas à volonté, mais qu’elle se produit nécessairement dans des conditions déterminées et qu’elle est impossible tant que ces conditions, qui ne s’élaborent que peu à peu, ne se trouvent pas réunies. Ce n’est que là où le système de production capitaliste a atteint un haut degré de développement que les conditions économiques permettent la transformation par le pouvoir public de la propriété capitaliste des moyens de production en propriété sociale ; mais, d’autre part, le prolétariat n’est en mesure de conquérir le pouvoir politique et de le conserver que la où il est devenu une masse puissante, indispensable dans l’économie du pays, en grande partie solidement organisée, consciente de sa position de classe et instruite de la nature de l’Etat et de la Société.

Or, ces conditions se sont réalisées de jour en jour davantage, par suite du développement du système de production capitaliste et des luttes de classe qui en résultent entre le capital et le travail ; aussi inévitable, aussi irrésistible que le développement incessant du capitalisme l’est aussi la réaction finale contre ce développement, c’est-à-dire la révolution prolétarienne.

Elle est irrésistible, parce qu’il est inévitable que le prolétariat grandissant se mette en garde contre l’exploitation capitaliste, qu’il s’organise dans ses syndicats, ses coopératives et ses groupes politiques, qu’il cherche à arracher de meilleures conditions de travail et d’existence et une influence politique plus considérable. Partout le prolétariat, socialiste ou non, exerce ces différentes formes d’activité. C’est au parti socialiste qu’il appartient de combiner tous ces modes d’action divers, par lesquels le prolétariat réagit contre l’exploitation, en une action systématique, consciente du but à atteindre et culminant dans les grandes luttes finales pour la conquête du pouvoir politique.

Telle est la conception exposée en principe dans le Manifeste du Parti communiste et reconnue aujourd’hui par les socialistes de tous les pays. C’est sur elle que repose tout le socialisme international de notre époque.

Cependant elle n’a pu fêter son triomphe sans rencontrer le doute et la critique dans les propres rangs du parti socialiste.

Certes, l’évolution réelle s’est bien accomplie dans la direction que Marx et Engels avaient prévue. Après les progrès du capitalisme et par suite de la lutte de classe prolétarienne, c’est surtout l’intelligence profonde des conditions et de l’objet de cette lutte, due aux recherches de Marx et 6d’Engels, qui assure la marche victorieuse du socialisme international.

Sur un point seulement ils s’étaient trompés : ils avaient vu la révolution dans un avenir trop prochain.

On lit par exemple dans le Manifeste du Parti communiste (fin 1847) : « C’est à l’Allemagne que les communistes consacrent surtout leur attention, parce que l’Allemagne est à la veille d’une révolution bourgeoise qu’elle accomplira dans une période plus avancée de la civilisation européenne et avec un prolétariat beaucoup plus développé que l’Angleterre au XVII° siècle et la France au XVIII°, et que par conséquent la révolution bourgeoise en Allemagne ne pourra qu’être le prélude immédiat d’une révolution prolétarienne ». C’était avec raison que les auteurs du Manifeste attendaient une révolution en Allemagne ; mais ils se trompaient en croyant qu’elle serait immédiatement suivie d’une révolution prolétarienne.

A une époque plus récente, en 1885, nous trouvons une autre prédiction d’Engels dans l’introduction qu’il écrivit pour la deuxième édition de la brochure de Marx sur le procès des Communistes de Cologne. On y lit que la prochaine commotion européenne « va bientôt échoir, car l’échéance des révolutions européennes – 1815, 1830, 1848-52 , 1870 - dure dans notre siècle de 15 à 20 ans ». Cette attente ne s’est pas réalisée davantage, et la révolution sur laquelle on comptait alors se fait encore attendre aujourd’hui. D’où cela provient-il ? Est-ce que la méthode marxiste, sur laquelle se fondait cet espoir, était fausse ? Aucunement. Mais dans le calcul, un facteur n’était pas exact, on l’avait coté beaucoup trop haut. Il y a dix ans déjà, j’écrivais à ce sujet : « Dans les deux cas, on a trop présumé de la force révolutionnaire, de l’opposition de la bourgeoisie ». En 1847, Marx et Engels avaient escompté en Allemagne une révolution d’une portée formidable, une révolution semblable à la grande catastrophe qui avait commencé en France en 1789. Au lieu de cela, on ne vit qu’un soulèvement mesquin, qui vit se blottir aussitôt presque toute la bourgeoisie effrayée sous les ailes des gouvernements, de sorte que ceux-ci s’en trouvèrent fortifiés, tandis que toutes les chances d’un développement rapide étaient perdues pour le prolétariat. La bourgeoisie abandonna ensuite aux différents gouvernements le soin de continuer pour elle la révolution, autant qu’elle en avait encore besoin, et Bismarck notamment fut le grand révolutionnaire qui, en partie du moins, unifia l’Allemagne, culbuta de leurs 7trônes des princes allemands, favorisa l’unité italienne et le détrônement du pape, renversa l’Empire en France et fraya le chemin a la République. C’est ainsi que s’accomplit la révolution bourgeoise allemande dont Marx et Engels avaient, en 1847, prophétisé la venue prochaine et qui ne s’acheva qu’en 1870. Cependant Engels attendait encore en 1885 une « commotion politique » et supposait que « la petite bourgeoisie démocratique était de nos jours encore le parti » qui, dans la circonstance, « devait nécessairement en Allemagne arriver le premier au pouvoir ». Cette fois encore, Engels avait vu juste en prophétisant l’approche d’une « commotion politique » ; mais il se trompait de nouveau dans ses calculs en fondant quelque espoir sur la petite bourgeoisie démocratique. Elle fit complètement défaut lors de la débâcle du régime de Bismarck. La chute du chancelier se trouva donc réduite aux proportions d’une question dynastique, sans la moindre conséquence révolutionnaire. Il apparaît de plus en plus clairement qu’une révolution n’est désormais possible qu’en tant que révolution prolétarienne, et que celle-ci même est impossible tant que le prolétariat organisé ne sera pas une force assez considérable et assez compacte pour pouvoir entraîner dans des circonstances favorables le gros de la nation avec lui. Or, si le prolétariat est désormais la seule classe révolutionnaire dans la nation, il s’en suit, d’autre part, que chaque débâcle du régime actuel, qu’elle soit de nature morale, financière ou militaire, implique la banqueroute de tous les partis bourgeois, puisqu’ils en assument tous la responsabilité, et que seul un régime prolétarien est capable en pareil cas de remplacer le régime actuel. Cependant tous nos camarades n’arrivent pas à cette conclusion. Si la révolution, plusieurs fois attendue déjà, n’est pas encore survenue, ils n’en concluent nullement que, par suite de l’évolution économique, la révolution future sera soumise à d’autres conditions et revêtira d’autres formes que celles qu’on avait inférées de l’expérience des révolutions bourgeoises antérieures ; ils en concluent plutôt que, dans les conditions nouvelles où nous nous trouvons, il n’y a plus lieu du tout d’attendre une révolution qui non seulement n’est pas nécessaire, mais même serait nuisible. Ils supposent, d’une part, qu’il suffit de poursuivre l’édification des institutions déjà conquises – législation ouvrière, syndicats, coopératives pour déloger successivement la classe capitaliste de toutes ses positions et l’exproprier insensiblement, sans révolution politique, sans transformation 8essentielle de l’Etat. Cette théorie d’une évolution pacifique et graduelle vers la société future est une modernisation des vieilles conceptions antipolitiques de l’utopisme et du proudhonisme. D’autre part, on regarde comme possible que le prolétariat arrive au pouvoir sans révolution, c’est-à-dire sans un déplacement de forces sensibles dans l’Etat, mais simplement par une collaboration habile avec les partis bourgeois les plus proches, en composant avec eux un gouvernement de coalition que chacun des partis intéressés ne pourrait former seul. C’est ainsi qu’on éviterait, en louvoyant pour ainsi dire, la révolution, procédé suranné et barbare qui n’est plus de mise dans notre siècle éclairé de la démocratie, de l’éthique et de la philanthropie. Si ces conceptions se faisaient jour, elles renverseraient complètement la tactique socialiste telle que Marx et Engels l’ont établie. Elles sont en effet inconciliables avec cette tactique. Naturellement, ce n’est pas une raison pour les supposer fausses de prime abord ; mais il est compréhensible que toute personne qui, après un examen approfondi, les a reconnues fausses, les combatte ardemment, car il ne s’agit pas dans la circonstance d’opinions sans conséquence, mais du salut ou de la perte du prolétariat militant. Or, en discutant ces points litigieux, on ne se fourvoie que trop facilement, si l’on n’a soin de délimiter nettement l’objet de la controverse. C’est pourquoi, comme nous l’avons souvent fait ailleurs, nous insistons encore une fois sur ce fait qu’il n’est pas question de savoir si les lois de protection ouvrière et autres mesures prises dans l’intérêt du prolétariat, si les syndicats et coopératives sont, oui ou non, nécessaires et utiles. Sur ce point nous sommes tous du même avis. Nous ne contestons qu’une chose : c’est que les classes d’exploiteurs qui disposent du pouvoir politique puissent permettre à ces éléments de prendre un développement équivalant à une libération du joug capitaliste, sans opposer auparavant de toutes leurs forces une résistance qui ne sera brisée que par une bataille décisive. Il n’est pas non plus question de savoir si nous devons utiliser dans l’intérêt du prolétariat les conflits qui s’élèvent entre les partis bourgeois. Ce n’est pas sans raison que Marx et Engels ont toujours combattu l’expression de « masse réactionnaire » ; elle masque trop en effet les antagonismes existant entre les différentes fractions des classes possédantes, antagonismes qui furent parfois d’une grande importance pour les progrès du prolétariat. 9C’est le plus souvent à de tels antagonismes que le prolétariat dut les lois de protection ouvrière ainsi que l’extension des droits politiques. Ce que nous contestons, c’est seulement la possibilité pour un parti prolétarien de former en temps normal avec des partis bourgeois un gouvernement ou un parti de gouvernement, sans tomber de ce fait dans des contradictions insurmontables qui le feraient nécessairement échouer. Partout le pouvoir politique est un organe de la domination de classe. Or, l’antagonisme entre le prolétariat et les classes possédantes est si formidable que jamais le prolétariat ne pourra exercer le pouvoir conjointement avec une de ces classes. La classe possédante exigera toujours et nécessairement dans son propre intérêt que le pouvoir politique continue à réprimer le prolétariat. Le prolétariat, au contraire, exigera toujours d’un gouvernement où son propre parti est représenté que les organes de l’Etat l’assistent dans ses luttes contre le capital. C’est ce qui doit entraîner l’échec de tout gouvernement de coalition entre parti prolétarien et partis bourgeois. Un parti prolétarien, dans un gouvernement de coalition bourgeois, se rendra toujours complice d’actes de répression dirigés contre la classe ouvrière ; il s’attirera ainsi le mépris du prolétariat, tandis que la gêne résultant pour lui de la méfiance de ses confrères bourgeois l’empêchera toujours d’exercer une activité fructueuse. Un régime pareil ne peut augmenter les forces du prolétariat – c’est à quoi ne se prêterait aucun parti bourgeois ; il ne peut que compromettre le parti prolétarien, dérouter et diviser la classe ouvrière. Or, nous voyons que le facteur qui, depuis 1848, a toujours ajourné la révolution, à savoir la décadence politique de la démocratie bourgeoise, exclut maintenant plus que jamais une collaboration profitable avec elle dans le but d’obtenir et d’exercer en commun le pouvoir politique. Si convaincus qu’aient été Marx et Engels de la nécessité d’utiliser, dans l’intérêt du prolétariat, les conflits entre partis bourgeois, quelque ardeur qu’ils aient mis à combattre le terme de « masse réactionnaire », ils n’en ont pas moins créé l’expression de « dictature du prolétariat » pour laquelle Engels luttait encore en 1891, peu de temps avant sa mort, l’expression de l’hégémonie politique exclusive du prolétariat, comme étant la seule forme sous laquelle il puisse exercer le pouvoir. Or, si d’une part un bloc prolétarien-bourgeois ne peut-être un moyen d’augmenter les forces de la classe ouvrière, si, d’autre part, le progrès des réformes sociales et des organisations économiques du prolétariat reste 10toujours limité tant que rien ne sera changé aux forces respectives des classes en présence, il n’y a pas alors la moindre raison de conclure, du fait que la révolution politique n’est pas encore arrivée, qu’il n’y a eu de pareilles révolutions que dans le passé et qu’il n’y en aura plus à l’avenir. D’autres doutent de la révolution, sans toutefois s’exprimer d’une façon si péremptoire. Ils admettent la possibilité de la révolution, mais si elle doit venir, ce ne peut être, pensent-ils, que dans un avenir des plus lointains. A les entendre, elle serait, pour l’espace d’une génération au moins, complètement impossible ; elle n’entrerait pas en considération pour notre politique pratique. Nous devrions, pour quelques dizaines d’années, nous accommoder de la tactique de révolution pacifique et du bloc prolétarienbourgeois. Or, en ce moment, nous nous trouvons justement en présence de certains faits qui doivent nous porter plus que jamais à proclamer que cette opinion est fausse. 11II - LA PROPHETIE DE LA REVOLUTION Pour discréditer leur attente d’une révolution prochaine, on objecte fréquemment aux marxistes qu’ils aiment à prophétiser, mais se montrent mauvais prophètes. Nous avons déjà vu pour quelles raisons la révolution prolétarienne qu’attendaient Marx et Engels n’a pas encore eu lieu. Mais, abstraction faite de ces déceptions, ce qui est vraiment surprenant, ce n’est pas que leurs espérances ne se soient pas toutes réalisées, c’est qu’un si grand nombre de leurs prédictions se soient accomplies. Nous avons déjà vu, par exemple, que le Manifeste du Parti communiste présageait, en novembre 1847, la révolution qui éclata en 1848 ; or, à la même époque, Proudhon démontrait que l’ère des révolutions était à jamais passée. Marx fut le premier socialiste qui insista sur le rôle important des syndicats dans la lutte de classes du prolétariat et cela dès 1846, dans son ouvrage polémique contre Proudhon, La Misère de la Philosophie. Tandis qu’il travaillait au Capital en 1860 et dans les années suivantes, il prévoyait déjà les sociétés par actions et les cartels modernes. Pendant la guerre de 1870-71, il présageait que la prépondérance dans le mouvement socialiste allait désormais passer de la France à l’Allemagne. En janvier 1873 il prédisait la crise qui commença peu de mois après. On peut en dire autant d’Engels. Même lorsqu’ils se trompaient, leur erreur recelait quelque idée juste et profonde. Qu’on se rappelle ce que nous avons dit plus haut de cette commotion politique qu’Engels attendait en 1885 pour les années suivantes. Il y a lieu justement d’en finir ici avec une légende qui menace de s’établir. Dans son livre La Question ouvrière, dont la cinquième édition vient de paraître, le professeur berlinois, H. Herkner, écrit à propos du Congrès socialiste de Hanovre (1899) : « Kautsky se laissa entraîner dans la chaleur de la lutte à traiter de véritable idiotie l’attente d’une catastrophe prochaine qui comblerait tous les vœux : il combattit cette idée beaucoup plus ardemment que Bernstein lui-même ne l’aurait fait. Si Engels, disait-il, avait vraiment prédit pour l’année 1898 le grand chambardement, il n’aurait pas été le profond penseur qu’il tut réellement, il aurait été un tel idiot que pas une seule circonscription ne l’aurait délégué au Congrès. Engels, 12prétendait-il, a seulement voulu dire que l’année 1898 amènerait peut-être pour la Prusse la débâcle du système politique actuel. « Nous ne chercherons pas à savoir ce qu’Engels a voulu dire. Mais lorsque Bebel déclarait au Congrès d’Erfurt, en 1891, que bien peu nombreux étaient les congressistes qui ne verraient pas se réaliser le but final, ce sont là des paroles qu’aucune interprétation ne saurait rectifier. Comme disait Kautsky en 1899, elles sont idiotes. Cet intermède montra, avec une clarté qui ne laissait rien à désirer, l’évolution qui s’était accomplie même dans les cerveaux des fidèles de l’ancienne tactique. » Malheureusement, c’est la clarté de M. le Professeur Herkner qui laisse beaucoup à désirer. Je n’ai nullement qualifié d’idiotie « l’attente d’une catastrophe prochaine qui comblerait tous les vœux », pour la bonne raison qu’il ne s’agissait pas du tout d’une catastrophe de ce genre. Sinon j’aurais bien eu le droit de traiter d’idiotie une semblable conception. J’avais choisi le terme d’idiotie pour désigner l’opinion d’après laquelle Engels aurait annoncé la révolution pour une date déterminée, pour l’année 1898. Et, sans doute, cette manière de prophétiser me paraissait idiote. Mais Engels ne s’en est jamais rendu coupable et Bebel pas davantage. Au Congrès d’Erfurt, en 1891, il n’avait pas non plus prédit la révolution pour une date fixe. A ce même Congrès où l’on avait déjà raillé quelque peu ses « prophéties », il répartit : « Qu’on rie ou qu’on se moque des prophéties, des hommes qui réfléchissent ne peuvent s’en passer. Vollmar ne connaissait pas encore, il y a quelques années, cette froideur raisonnable et pessimiste qu’il observe aujourd’hui. Engels, auquel il s’attaque maintenant, a très justement prédit, en 1844, la révolution de 1848. Et ce que, pendant la Commune, Marx et Engels exprimaient, dans l’adresse bien connue du Conseil général de l’Internationale, au sujet de la situation future de l’Europe, ne s’est-il pas accompli de point en point ? (Parfaitement !) Liebknecht qui m’a, lui aussi, persiflé quelque peu, a beaucoup prophétisé lui-même (Rires). Il a, tout comme moi, prédit au Reichstag, en 1870, ce qui s’est complètement réalisé depuis. Lisez ses discours et les miens des années 1870-71 et vous en trouverez la confirmation. Mais voilà que Vollmar s’écrie : Assez de racontars ! laissez en paix les prophéties ! Et cependant il prophétise luimême ! Toute la différence entre lui et moi, c’est qu’il est doué du plus merveilleux optimisme à l’égard de nos adversaires, mais du plus affreux pessimisme en ce qui concerne les aspirations, les principes et l’avenir du Parti » (Procès-verbal, p. 283). 13Une des plus importantes prophéties de Bebel, qui s’est accomplie depuis, est celle qu’il fit en 1873, lorsqu’il prédit que le Centre catholique, au lieu des 60 mandats qu’il possédait au Reichstag, en gagnerait bientôt 100 et que le Kulturkampf de Bismarck finirait d’une façon piteuse et hâterait la chute de son auteur. Naguère, on m’a fait l’honneur de me ranger parmi ces prophètes. Je ne pourrais certes me trouver en meilleure société. On me reprochait d’avoir écrit sur la révolution russe, dans ma série d’articles de la Neue Zeit intitulés : « Questions révolutionnaires » et dans la préface de L’Ethique, des choses qui ont été complètement démenties par les événements. Est-ce bien vrai ? Voici ce que j’écrivais dans la préface de L’Ethique : « Nous marchons vers une époque où, pour un temps qu’on ne saurait fixer, pas un socialiste ne pourra vaquer en paix à ses travaux, où notre activité sera un combat sans trêve..... A l’heure qu’il est, les bourreaux du tsarisme s’emploient de leur mieux à égaler les Albe et les Tilly des guerres de religion des XVIè et XVIIè siècles, non par leurs exploits militaires, mais par leurs assassinat brutaux. Dans l’Europe occidentale, les défenseurs de la civilisation, de l’ordre et autres biens sacro-saints de l’humanité acclament avec enthousiasme ce qu’ils appellent le retour de l’Etat légal. Mais de même que les mercenaires des Habsbourgs ne réussirent pas, malgré quelques succès passagers, à ramener au catholicisme l’AlIemagne du nord et la Hollande, de même les cosaques des Romanoff ne parviendront pas à rétablir l’absolutisme. Il a encore la force de ravager le pays, il n’a plus celle de le gouverner ». « En tout cas la révolution russe est bien loin d’être achevée ; elle ne saurait l’être tant que les paysans ne seront pas satisfaits. Plus elle durera, plus grandira l’agitation des masses prolétariennes de l’Europe occidentale, plus augmentera le danger de catastrophes financières, plus enfin il deviendra vraisemblable qu’une époque de luttes de classes des plus aiguës s’ouvre aussi pour l’Europe occidentale. » Voilà ce que j’écrivais en janvier 1906 ; pourquoi donc devrais-je en avoir honte ? S’imagine-t-on que la révolution russe soit terminée, que la situation du pays soit redevenue normale ? Et depuis que j’ai écrit ces lignes, le monde entier n’est-il pas entré réellement dans une période de troubles extrêmes ? 14Voyons maintenant ma « prophétie manquée » de l’article « Questions révolutionnaires ». J’avais alors une polémique avec Lusnia qui déclarait impossible qu’une guerre à cause de la Corée puisse provoquer une révolution en Russie ; il pensait que je faisais trop grand cas des ouvriers russes, quand je les considérais comme un facteur politique beaucoup plus réel que les ouvriers anglais. C’est à quoi je répondis dans les premiers jours de février 1904, au début de la guerre russo-japonaise : « Sans aucun doute, le développement économique de la Russie est bien plus arriéré que celui de l’Allemagne ou de l’Angleterre et son prolétariat est beaucoup plus faible et beaucoup moins expérimenté que le prolétariat allemand ou anglais. Mais tout est relatif et la force révolutionnaire d’une classe l’est aussi ». Puis, après avoir montré pourquoi le prolétariat russe possédait alors une force révolutionnaire extraordinaire, je poursuivais en ces termes : « La lutte s’achèvera d’autant plus vite par la défaite de l’absolutisme que l’Europe occidentale mettra plus d’énergie à lui refuser toute assistance. Faire en sorte de discréditer le plus possible le tsarisme, telle est pour l’instant une des tâches les plus importantes du socialisme international... « Cependant, malgré toutes les amitiés précieuses qu’il possède dans l’Europe occidentale, la détresse de l’autocrate de toutes les Russies augmente à vue d’œil. La guerre avec le Japon peut hâter d’une façon prodigieuse la victoire de la révolution russe... Nous verrions se répéter ce qui s’est passé après la guerre russo-turque, mais cette fois avec une intensité plus grande, à savoir un essor formidable du mouvement révolutionnaire ». Après avoir motivé cette assertion, je continuais en ces termes : « Une révolution ne pourrait établir de suite en Russie un régime socialiste, car les conditions économiques y sont trop arriérées. Elle ne pourrait fonder d’abord qu’une constitution démocratique ; mais celle ci serait soumise à la poussée d’un prolétariat énergique et impétueux, qui arracherait pour son propre compte des concessions importantes ». « Une telle constitution ne manquerait pas de réagir puissamment sur les pays voisins. D’abord elle y stimulerait et y attiserait le mouvement ouvrier ; celui-ci recevrait ainsi une impulsion vigoureuse, lui permettant de livrer l’assaut aux institutions politiques qui s’opposent à l’avènement d’une véritable démocratie – tel est avant tout en Prusse le suffrage des trois 15classes. Puis elle déchaînerait les multiples questions nationales de l’Europe orientale ». Voici ce que j’écrivais en février 1904. En octobre 1905 la révolution russe était un fait accompli, le prolétariat combattait au premier rang et la répercussion sur les pays voisins ne se fit pas attendre. En Autriche, la lutte pour le suffrage universel recevait dès lors une impulsion irrésistible et se terminait bientôt par une victoire, la Hongrie se trouvait à deux doigts d’une véritable insurrection et la social-démocratie allemande se déclarait pour la grève générale ; elle se lançait avec ardeur, en Prusse notamment, dans la lutte pour le suffrage universel, lutte qui, dès le mois de janvier 1908, donnait lieu à des manifestations dans la rue telles que Berlin n’en avait pas vues depuis 1848. L’année 1907 avait vu les surprenantes élections dites des « Hottentots » et la débâcle complète de la démocratie bourgeoise allemande. Si je m’étais attendu en outre à un déchaînement des mouvements nationaux de l’Europe orientale, les événements surpassèrent de beaucoup mon attente : nous avons assisté en effet au réveil subit de tout l’Orient, de la Chine, de l’Inde, du Maroc, de la Perse, de la Turquie, ce qui, dans ces deux derniers pays, s’est déjà traduit par des soulèvements révolutionnaires victorieux. Il faut encore rattacher à ces événements une aggravation croissante des antagonismes internationaux qui, par deux fois déjà, d’abord à cause du Maroc, ensuite à cause de la Turquie, a mis l’Europe à deux doigts de la guerre. Si jamais une « prophétie » s’est accomplie – en admettant qu’on veuille se servir de ce terme -, c’est bien celle qui annonçait la révolution russe et prévoyait qu’elle serait suivie d’une période de troubles politiques extrêmes et d’aggravation de tous les antagonismes sociaux et nationaux. Certes, j’avoue que je n’ai pas prévu la défaite momentanée de la révolution russe. Mais si quelqu’un avait prédit en 1846 la révolution de 1848, dirait-on qu’il s’est trompé parce qu’elle fut écrasée en 1849 ? Sans doute nous devons, dans tous les grands mouvements et soulèvements, compter avec la possibilité d’une défaite. Bien fou celui qui, à la veille de la lutte, se croit déjà sûr de la victoire. Toutefois, le seul objet possible de nos recherches, c’est de savoir si nous avons en perspective de grandes luttes révolutionnaires. C’est là une question que nous pouvons résoudre avec quelque certitude. Quant à l’issue de l’une quelconque de ces luttes, nous n’en pouvons rien dire d’avance. Mais nous serions de bien 16tristes aires, que dis-je, nous ne serions rien moins que traîtres à notre cause et incapables de toute lutte si nous étions persuadés d’avance que la défaite est inévitable et si nous ne comptions pas sur la possibilité d’une victoire. Naturellement toutes les prévisions ne peuvent pas s’accomplir. Celui qui prétendrait rendre des oracles infaillibles ou qui demanderait que les autres en rendissent admettrait chez l’homme l’existence de forces surnaturelles. Tout homme politique doit envisager le cas où ses prédictions ne s’accomplissent pas. Et pourtant le métier de prophète n’est pas un passetemps d’oisif ; il est, pourvu qu’on l’exerce prudemment et méthodiquement, une occupation indispensable pour tout homme politique réfléchi et clairvoyant ; c’est à quoi Bebel faisait allusion. Il n’y a que le routinier vulgaire qui se contente de croire que les choses iront à l’avenir du même train qu’aujourd’hui. Un homme politique qui est en même temps un penseur, suppute, à l’occasion de chaque nouvel événement, toutes les éventualités qu’il recèle et en dégage les plus lointaines conséquences. Certes, les forces d’inertie sont énormes dans les sociétés ; c’est pourquoi dans neuf cas sur dix le routinier semble avoir raison, quand il va son train ordinaire sans se soucier beaucoup des situations et des éventualités nouvelles. Mais voici qu’un événement survient, assez puissant pour vaincre les forces d’inertie, d’ailleurs minées déjà par des événements antérieurs bien qu’il n’y eût rien de changé en apparence. C’est alors que l’évolution entre dans des voies neuves, ce qui fait perdre la tête à tous les routiniers, tandis que les hommes politiques qui se sont familiarisés avec les nouvelles éventualités et leurs conséquences sont seuls capables de se maintenir. Cependant il ne faudrait pas croire que, tant que les choses suivent leur cours normal, le routinier vulgaire l’emportât sur le politicien qui se mêle de prophétiser et de supputer l’avenir. Cela ne serait vrai que si ce dernier prenait les éventualités dont il pèse les conséquences pour des réalités et prétendait régler sur elle son activité pratique immédiate. Mais qui oserait soutenir qu’Engels, Bebel ou l’un quelconque des politiciens prophètes dont il s’agit ici se soient jamais fait une idée pareille de leurs prophéties ? Le routinier vulgaire ne se sent jamais poussé à étudier le présent qui ne lui paraît faire que répéter les situations déjà connues au milieu desquelles il a vécu jusqu’alors. Mais l’homme qui, dans chaque situation, en suppute toutes les éventualités et conséquences, n’est en état d’accomplir ce travail 17que parce qu’il a étudié les forces en présence et il se sent porté avant tout à consacrer son attention à des facteurs nouveaux et presque ignorés. Ce que le philistin considère comme des prophéties en l’air et vides de sens est en vérité le résultat d’études profondes et notre connaissance de la réalité s’en trouve toujours enrichie. On n’aurait le droit d’attaquer les Engels et les Bebel à cause de leurs prophéties que s’ils s’étaient conduits en rêveurs étrangers au monde réel. Mais en vérité personne n’a donné au prolétariat, dans des situations difficiles, des conseils plus judicieux et plus opportuns que ces prophètes, et cela justement parce qu’ils prenaient à cœur le métier de prophète. S’il n’est arrivé que trop souvent jusqu’ici qu’une classe s’est égarée dans son mouvement d’ascension, la faute n’en était pas aux hommes politiques toujours avides de l’horizon le plus large, mais bien aux adeptes de la « politique positive » qui ne voient jamais plus loin que le bout de leur nez, qui ne tiennent pour réels que les objets où ils donnent du nez et déclarent immense et insurmontable tout obstacle sur lequel ils se l’aplatissent. Il existe encore une autre catégorie de prophéties que celle que nous venons d’indiquer. L’évolution d’une société dépend en dernier lieu de l’évolution de son mode de production ; or, nous en connaissons aujourd’hui les lois avec une exactitude suffisante pour pouvoir reconnaître avec quelque sûreté la direction dans laquelle s’accomplit nécessairement l’évolution sociale et en tirer des conclusions quant à la marche nécessaire de l’évolution politique. On confond fréquemment ces deux genres de prophéties et pourtant elles sont radicalement différentes. Dans le premier cas il s’agit des éventualités très diverses qu’un événement particulier ou une situation donnée tiennent en réserve ; notre tâche est alors d’en rechercher les conséquences probables. Dans le second cas, il s’agit d’une direction unique, nécessaire de l’évolution ; notre tâche est de la reconnaître. Dans le premier genre de prophétie, nous partons de faits déterminés et concrets ; le second ne peut nous indiquer que des tendances générales sans nous donner de renseignements précis sur les formes qu’elles revêtiront. Même lorsque ces deux modes de recherche semblent conduire au même résultat, il faut bien se garder de les confondre. Dire, par exemple, qu’une guerre entre la France et l’Allemagne mène à la révolution ou que l’aggravation croissante des antagonismes de classes dans la société capitaliste mène à la révolution, c’est énoncer deux prophéties en apparence identiques. Et pourtant elles ont un sens différent. 18Une guerre entre la France et l’Allemagne n’est pas un événement dont on puisse déterminer l’arrivée d’avance avec autant de sûreté que s’il s’agissait d’une loi naturelle. La science n’en est pas encore là. La guerre n’est qu’une des nombreuses éventualités qui peuvent surgir ; d’autre part, la révolution qui résulte d’une guerre est soumise à des formes déterminées. Il peut arriver que, chez la plus faible des deux nations belligérantes, le désir impérieux de lancer contre l’ennemi toutes les forces populaires appelle au pouvoir la classe la plus intrépide et la plus énergique, c’est-à-dire le prolétariat ; c’est ce qu’en 1891 Engels croyait possible pour l’Allemagne si elle avait dû lutter à la fois contre la France qui n’était pas encore si inférieure quant au chiffre de la population et contre la Russie qui n’avait pas encore subi de défaite et que la révolution n’avait pas encore désorganisée. La guerre peut encore provoquer une révolution lorsque l’armée écrasée se rebute des souffrances endurées et qu’un soulèvement des masses populaires renverse le gouvernement, non pas afin de continuer la lutte avec plus d’énergie, mais pour mettre fin à une guerre désastreuse et sans but et faire la paix avec un adversaire qui, lui aussi, ne demande rien de mieux. Enfin la guerre peut encore entraîner une révolution sous la forme d’un soulèvement général provoqué par une paix honteuse et désastreuse, soulèvement qui unit l’armée et le peuple contre le gouvernement. Si donc il est possible de préciser d’avance certains aspects de la révolution dans le cas où elle résulte d’une guerre, sa forme reste, par contre, complètement indécise lorsqu’on l’envisage comme une conséquence de l’aggravation croissante des antagonismes de classes. Nous pouvons affirmer avec la plus entière certitude que la révolution qui doit résulter d’une guerre éclatera ou bien au cours de celle-ci, ou bien immédiatement après. Mais si j’entends par Révolution le résultat de l’aggravation croissante des antagonismes de classes, j’ignore complètement le moment où elle se produira. Je puis affirmer avec certitude que la révolution qui résulte d’une guerre sera de courte durée. Je ne puis en dire autant de la révolution qui découle de l’aggravation croissante des antagonismes de classes. Elle peut exiger un temps très long, et la révolution qui procède d’une guerre peut ne jouer auprès d’elle que le rôle d’un épisode. On ne peut affirmer d’avance que la révolution qui résulte d’une guerre sera victorieuse. Par contre, le mouvement révolutionnaire qui provient de l’aggravation croissante des antagonismes de classes ne peut essuyer que des défaites momentanées ; il se terminera forcément par une victoire. 19D’autre part, la guerre, qui est dans le premier cas la condition préalable de la révolution, est, comme nous l’avons déjà vu, un événement dont la réalisation est incertaine. Personne n’ira se prononcer là-dessus d’une façon catégorique. Par contre, l’aggravation des antagonismes de classes résulte nécessairement des lois de la production capitaliste. Si donc la révolution, considérée comme résultat de la guerre, n’est qu’une éventualité parmi beaucoup d’autres, elle est, en tant que conséquence de la lutte de classes, une nécessité absolue. Ou voit donc que chacun des deux genres de « prophéties » a sa méthode propre et exige des études particulières ; c’est de la profondeur de ces dernières que dépend la valeur des « prophéties », tandis que les personnes qui ne se font aucune idée de ces études considèrent ces prophéties comme de vaines chimères. Mais ce serait une grande erreur que de croire qu’il n’y a que les marxistes qui prophétisent. Même des politiciens bourgeois, qui se placent sur le terrain de la société présente, ne peuvent se passer de vastes perspectives d’avenir. C’est ce qui fait, par exemple, toute la force de la politique coloniale. Si nous n’avions affaire qu’à la politique coloniale actuelle, il serait bien aisé d’en finir avec elle. Pour tous les Etats, l’Angleterre exceptée, elle est une piètre opération. Mais elle est le seul domaine qui semble promettre encore, sous le régime capitaliste, un avenir brillant. Et c’est justement à cause de cet avenir brillant de la politique coloniale que ses partisans enthousiastes prédisent, et non a cause de sa misère présente, qu’elle exerce un charme si fascinant sur tous les esprits qui ne sont pas convaincus de l’arrivée du socialisme. Rien de plus faux que de prétendre que les intérêts présents jouent seuls en politique un rôle décisif et que les aspirations idéales lointaines n’ont aucune valeur pratique ; rien de plus faux que de croire que notre agitation électorale aura d’autant plus de succès que nous nous donnerons des allures plus « pratiques », c’est-à-dire plus fades et plus mesquines, que nous parlerons uniquement d’impôts et de douanes, de chicanes policières, de caisses de maladie et autres questions semblables, et que nous traiterons davantage notre grand but final comme un amour de jeunesse éteint, auquel on aime encore à penser au fond du cœur, mais que l’on dissimule le plus possible en public. 20III - L’EVOLUTION VERS LA SOCIETE FUTURE On ne peut donc en politique se passer de prophétiser. Seulement ceux qui prédisent que, pendant longtemps encore, les choses iront du même train ne se rendent pas compte qu’ils prophétisent. Naturellement il n’y a pas un militant ouvrier qui soit satisfait de la situation présente et ne s’efforce d’en amener la transformation radicale. Et il n’y a pas, dans quelque parti que ce soit, un politicien intelligent et un tant soit peu dénué de préjugés qui ne trouve absurde la conception d’après laquelle le bouleversement économique de la société pourrait se poursuivre à une allure aussi rapide qu’aujourd’hui et la situation politique rester longtemps encore la même. Si malgré tout le politicien ne veut pas entendre parler d’une révolution politique, c’est-à-dire d’un énergique déplacement de forces dans l’Etat, il ne lui reste plus qu’à chercher des formes sous lesquelles les antagonismes de classes se résolvent lentement, insensiblement, sans grandes luttes décisives. Les libéraux rêvent de rétablir la paix sociale entre les classes, entre exploiteurs et exploités, sans que l’exploitation disparaisse, chaque classe s’imposant simplement une certaine modération à l’égard de l’autre et s’abstenant de tout excès et de toutes revendications exagérées. Tel s’imagine que l’antagonisme qui divise l’ouvrier et le capitaliste tant qu’ils sont isolés se dissipera dès qu’ils se feront face dans leurs organisations respectives. Les contrats collectifs seraient l’avènement de la paix sociale. En fait, l’organisation ne peut faire que centraliser le règlement des antagonismes. Les luttes entre les deux partis deviennent plus rares, mais plus formidables et elles ébranlent beaucoup plus la société que les petites escarmouches du temps jadis. L’organisation rend l’antagonisme même des intérêts contraires beaucoup plus irréductible ; grâce à elle, il apparaît de moins en moins comme un antagonisme fortuit de personnes isolées et de plus en plus comme un antagonisme nécessaire de classes entières. Un socialiste ne peut partager l’illusion de la réconciliation des classes et de la paix sociale. C’est justement parce qu’il ne la partage pas qu’il est un socialiste. Il sait que ce n’est pas la chimère de la réconciliation des classes, mais seulement leur suppression qui peut établir la paix sociale. Or, s’il n’a plus foi en la révolution, il ne lui reste plus qu’à attendre du 22progrès économique la suppression pacifique et insensible des classes, la classe ouvrière grandissant en nombre et en force et absorbant ainsi peu à peu les autres. Telle est la théorie de l’évolution pacifique vers le socialisme. Cette théorie présente un côté très positif. Elle s’appuie sur certains faits de l’évolution réelle qui attestent que nous évoluons en effet vers le socialisme. Ce sont justement Marx et Engels qui ont décrit ce phénomène et démontré qu’il a le caractère d’une loi naturelle. Nous évoluons vers le socialisme sous deux rapports : d’un côté par le développement du capitalisme, par la concentration du capital. La concurrence fait que le gros capital menace le petit, l’écrase de sa supériorité et finit par l’éliminer. Voilà déjà une raison suffisante, abstraction faite de l’âpreté au gain, pour pousser chaque capitaliste à augmenter son capital et à agrandir le cercle de ses opérations. Les établissements industriels deviennent de plus en plus vastes et se trouvent de plus en plus réunis dans un petit nombre de mains. Aujourd’hui déjà, ce sont des banques et des organisations patronales qui gouvernent et organisent la plupart des entreprises capitalistes des différentes nations. C’est ainsi que se prépare de plus en plus l’organisation sociale de la production. Parallèlement à cette centralisation des entreprises industrielles, nous observons l’accroissement des grandes fortunes, phénomène que le système des sociétés par action n’entrave en aucune façon. Au contraire, ce sont les sociétés par actions qui non seulement permettent à un petit nombre de banques et d’organisations patronales de dominer aujourd’hui la production, mais qui fournissent encore le moyen de convertir en capital les plus petites fortunes et, par suite, de les livrer au processus de la centralisation capitaliste. Ce sont les sociétés par actions qui mettent les petites épargnes à la disposition des gros capitalistes ; ceux-ci les emploient comme leur fortune personnelle et augmentent ainsi la force centralisatrice de leurs gros capitaux. Enfin ce sont les sociétés par action qui rendent la personne même du capitaliste complètement inutile pour la marche de l’entreprise. Son élimination de la vie économique cesse d’être, dans l’ordre économique, une question de possibilité ou d’opportunité. Elle n’est plus qu’une question de force. Cependant l’acheminement vers le socialisme par la concentration du capital n’est qu’un côté de l’évolution vers la société future. Nous observons au sein de la classe ouvrière un processus parallèle qui conduit également 23vers le socialisme. En même temps que le capital augmente, le nombre des prolétaires grandit aussi dans la société. Ils en deviennent la classe la plus nombreuse et leurs organisations se développent simultanément. Les ouvriers fondent des coopératives qui éliminent les intermédiaires et règlent la production sur les besoins ; ils fondent des syndicats qui restreignent l’absolutisme patronal et cherchent à exercer une influence sur la marche de la production ; ils envoient dans les assemblées municipales et dans les parlements des représentants qui s’efforcent de faire passer des réformes, de faire adopter des lois de protection ouvrière, de transformer les entreprises nationales et communales en établissements modèles et d’en augmenter sans cesse le nombre. Ce mouvement se poursuit sans interruption ; nous sommes déjà, comme disent nos réformistes, en pleine révolution sociale, voire même en plein socialisme, à en croire quelques-uns. Il suffit que l’évolution continue dans la même voie ; point n’est besoin d’une catastrophe ; elle ne pourrait que troubler l’évolution pacifique vers le socialisme ; le mieux est de n’y plus songer et de se consacrer uniquement à la besogne « positive ». Cette perspective est certainement très alléchante. Il faudrait être d’une nature vraiment diabolique pour vouloir troubler par une catastrophe cette superbe « ascension graduelle par la voie des réformes ». Si nos idées se réglaient sur nos désirs, nous devrions, nous autres Marxistes, nous enflammer tous autant que nous sommes pour cette théorie de l’évolution pacifique. Malheureusement elle a un petit défaut : le progrès qu’elle signale n’est pas celui d’un seul élément, mais bien de deux éléments et même de deux éléments très contraires, le capital et le travail. Ce que les réformistes regardent comme l’évolution pacifique vers le socialisme, ce n’est que le progrès des forces des deux classes antagonistes qui restent en état d’hostilité irréductible ; ce progrès signifie seulement que l’antagonisme entre le capital et le travail qui n’existait à l’origine qu’entre un certain nombre d’individus formant une petite minorité de la nation a tellement grandi qu’il est devenu de nos jours une lutte entre des organisations énormes et robustes qui gouvernent toute la vie sociale et politique. Evoluer vers le socialisme, c’est donc évoluer vers de grandes luttes qui ébranleront l’Etat tout entier, deviendront forcément de plus en plus gigantesques et ne pourront finir que par l’écrasement et l’expropriation de la classe capitaliste. Car le prolétariat est indispensable pour la société ; il peut être abattu momentanément, il ne 24peut jamais être anéanti. La classe capitaliste au contraire est devenue inutile ; la première grande défaite qu’elle essuiera dans la lutte pour la possession du pouvoir politique amènera forcément sa déroute complète et définitive. Nul ne peut s’obstiner à nier ces conséquences de notre évolution constante vers le socialisme, à moins de ne pas voir le fait essentiel de notre société, l’antagonisme de classe entre le capital et le travail. L’évolution vers le socialisme n’est rien qu’une autre expression pour désigner l’aggravation croissante des antagonismes de classes, l’acheminement vers une époque de luttes de classes décisives que nous pouvons comprendre sous l’expression de révolution sociale. Sans doute les révisionnistes ne veulent pas en convenir, mais ils n’ont pas réussi jusqu’ici à opposer des arguments plausibles à cette conception. Tout ce qu’ils objectent, ce sont des faits qui, s’ils tiraient à conséquence et prouvaient quelque chose, démontreraient non pas que la société évolue vers le socialisme, mais bien qu’elle s’en éloigne ; telle est par exemple l’hypothèse que le capital, au lieu de se centraliser, se décentralise. Cette contradiction logique réside dans la nature du révisionnisme : il faut qu’il reconnaisse la théorie marxiste du capitalisme s’il veut prouver l’évolution vers le socialisme. Mais il faut qu’il rejette cette théorie s’il veut faire croire au progrès pacifique de la société et à l’atténuation des antagonismes de classes. Cependant les révisionnistes et leurs voisins commencent à soupçonner que l’évolution pacifique vers le socialisme ne va pas sans accrocs. Un article sur « les destinées du marxisme » que Naumann{1} a publié dans le numéro d’octobre 1908 de la Neue Rundschau et ensuite dans la Hilfe est, sous ce rapport, très caractéristique. Il est vraiment bien confus, l’exposé de ces destinées, tel que l’ancien chef du parti national-social nous le présente. Naumann s’imagine que la concentration du capital, la constitution des syndicats patronaux sont des phénomènes qui surprennent et embarrassent les marxistes, chose que nous n’aurions jamais crue. D’autre part, il prétend que ce sont les militants révisionnistes des syndicats qui, à l’encontre des marxistes, ont fait ressortir les premiers l’importance de la législation ouvrière et de l’organisation syndicale. L’excellent homme ne se doute pas le moins du monde que c’est Marx qui, pour la première fois sur le 25continent, a mis en lumière ces deux phénomènes, et qu’il en a reconnu l’importance, ainsi que celle des syndicats patronaux, bien avant les autres socialistes. Mais l’ignorance de ces messieurs en pareille matière n’est pas nouvelle et il n’y a plus lieu de s’en étonner. Par contre, c’est un fait digne de remarque que Naumann découvre dans son article la toute-puissance du capital centralisé, de sorte que l’évolution économique ne conduit pas à son avis vers le socialisme, mais vers « une nouvelle féodalité qui dispose d’armes économiques formidables ». Contre les syndicats patronaux, dit-il, les coopératives et les syndicats ouvriers sont impuissants. « La direction de l’industrie se trouvera dans un avenir prochain du côté où collaborent les syndicats et les banques. De ce côté ont grandi des forces qu’aucune révolution sociale ne pourra détrôner, tant que des années effrayantes de chômage et de misère n’auront pas déchaîné dans les masses une haine formidable qui renversera tout aveuglément sans rien pouvoir bâtir de meilleur. Pour les esprits objectifs, l’idée de la révolution sociale est finie. C’est certes très pénible pour les socialistes de la vieille école et pour nous aussi, idéologues sociaux, qui avions espéré une marche plus rapide des succès ouvriers ; mais à quoi bon nous illusionner ? L’avenir le plus proche appartient aux syndicats d’industriels ». Voilà qui ne ressemble guère à une évolution vers le socialisme et encore bien moins à une évolution pacifique. Neumann lui-même ne voit pas d’autre moyen d’abattre la nouvelle féodalité qu’une « haine formidable qui renverse tout », en un mot une révolution ; mais alors sa logique fait brusquement volte-face. D’abord il reconnaît que les syndicats patronaux ne peuvent être délogés de leurs positions que par une révolution. Mais ensuite il repousse l’idée d’une révolution en prétendant simplement qu’elle ne pourrait être qu’une révolte d’affamés qui « renverserait tout aveuglément, sans rien pouvoir créer de meilleurs ». Pourquoi il en doit être ainsi, pourquoi la révolution est condamnée de prime-abord à la stérilité, c’est le secret de Naumann. Mais après avoir détruit d’un trait de plume et sans aucune argumentation l’idée de la révolution, bien loin de s’abandonner à un complet désespoir, voilà qu’il se relève plein de foi et d’allégresse. Car il a découvert que les syndicats patronaux ne sont un obstacle insurmontable que pour les marxistes qui professent le déterminisme économique et nient le libre-arbitre. Il suffit de reconnaître l’existence du libre-arbitre pour avoir raison des 26syndicats patronaux. Voilà comment les « armes formidables de la nouvelle féodalité » perdront leur caractère d’obstacles irrésistibles. Ce que la révolte des masses ne peut accomplir, la reconnaissance du libre-arbitre de l’individu, la « personnalité » l’accomplira. Appeler l’attention sur ce fait, c’est faire « de la politique positive et pratique ». Ecoutez plutôt Naumann : « Marx ne voulait guère entendre parler d’un appel au libre-arbitre, car il voyait dans toutes choses un processus nécessaire. Du moins en théorie. Car en tant qu’individu, il était une personnalité douée de force de volonté et un maître d’énergie. Aujourd’hui s’accomplit chez les socialistes qui réfléchissent un certain retour de la théorie du déterminisme à celle du libre-arbitre et par suite à la base fondamentale de tous les mouvements libéraux. C’est Edouard Bernstein qui a le plus clairement exprimé qu’il faut retourner à l’école de Kant. De même dans les mouvements anarchistes ou anarchisants voisins du socialisme, nous observons la même tendance à abandonner la croyance à un destin naturel qui gouverne aveuglément la vie économique pour reconnaître que la volonté peut donner aux objets des formes diverses. Ce retour à la théorie de la volonté est une conséquence de l’affermissement du nouveau règne des industriels. On s’aperçoit que leur empire ne s’effondre pas tout seul, mais qu’il faut leur arracher des concessions par des actes de volonté ». Cet « on » qui vient de faire cette découverte, ce sont les adeptes de l’évolution pacifique vers le socialisme. Quant a nous, marxistes, nous n’avons vraiment pas besoin de ces lumières. Mais pour les révisionnistes et leurs ramifications dans le camp anarchiste et national-social, c’est une énorme découverte. Semblables aux abeilles qui butinent le suc de chaque fleur, les révisionnistes croient avoir trouvé ici encore une nouvelle réfutation des idées marxistes. Et de même leurs frères intellectuels libéraux, nationauxsociaux, anarchistes ou anarchisants. Tous autant qu’ils sont, ils accusent Marx de n’avoir connu qu’une évolution économique aveugle, mécanique et d’avoir ignoré la volonté humaine. Or, susciter cette volonté, c’est là justement notre tâche capitale. Voilà ce qu’enseigne non seulement Naumann, mais encore Friedeberg, voilà ce qu’enseignent tous les éléments qui, dans notre parti, oscillent entre Naumann et Friedeberg, tels qu’Eisner et Maureubrecher{2}, voilà ce qu’enseignent les théoriciens du révisionnisme, tel que TuganBaranowski quand il écrit : 27« L’auteur du Capital s’exagérait l’importance du côté élémentaire de l’évolution dans l’histoire ; il ne comprenait pas l’énorme rôle créateur qui incombe dans cette « évolution » a la vivante personnalité humaine » (Le socialisme moderne, p. 91). Tout ceci démontre à l’évidence que la théorie de l’évolution pacifique vers le socialisme présente une grande lacune et que l’énorme rôle créateur de la vivante personnalité humaine et le libre-arbitre sont appelés à la combler. Mais ce libre-arbitre qui doit parfaire l’évolution vers le socialisme la supprime en réalité. Si la volonté est libre, comme l’affirme Naumann, et si elle peut « donner aux objets des formes diverses », elle peut donner aussi à l’évolution économique des directions diverses et alors il est tout à fait impossible de savoir quelle garantie nous avons d’évoluer vers le socialisme. Il est même impossible de discerner une évolution quelconque dans la société, et il faut renoncer à toute connaissance scientifique des phénomènes sociaux. 28IV - L’EVOLUTION ECONOMIQUE ET LA VOLONTE Les révisionnistes ne manqueront pas d’objecter à l’exposé ci-dessus qu’il existe une contradiction beaucoup plus flagrante chez Marx lui-même : penseur, il ne reconnaît pas le libre-arbitre et fait tout dépendre d’une évolution économique nécessaire et mécanique ; militant révolutionnaire, il a toujours manifesté la volonté la plus forte et fait appel à celle du prolétariat. Il y a là chez Karl Marx une contradiction irréductible entre la théorie et la pratique : c’est ce que les révisionnistes, les anarchistes et les libéraux proclament avec une union touchante. En réalité, une telle contradiction n’existe pas chez Karl Marx. Elle est un produit de la confusion qui règne dans l’esprit de ses critiques, confusion incurable, puisqu’elle se reproduit sans cesse. Elle résulte simplement de l’identification de la volonté avec la volonté libre. Marx n’a jamais méconnu l’importance de la volonté et le « rôle énorme de la personnalité humaine » dans la société, il a seulement nié la liberté de la volonté, ce qui est tout autre chose. Cette question a été exposée assez souvent pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir ici. De plus, cette confusion repose sur une conception très singulière de l’économie sociale et de l’évolution économique. Tous ces savants esprits s’imaginent que l’évolution économique, parce qu’elle s’opère selon des lois fixes, s’accomplit d’une façon automatique, mécanique, sans le concours de personnalités humaines dotées de volonté ; la volonté humaine apparaît ainsi à côté de l’économie sociale et au-dessus d’elle comme un facteur particulier qui la complète et qui imprime « des formes diverses » aux objets que les facteurs économiques conditionnent. Cette manière de voir est le propre des esprits qui se font de l’économie une idée toute scolastique, qui ont puisé leurs concepts dans des livres et opèrent à l’aide de ceux-ci d’une manière purement spéculative, sans se faire le moins du monde une idée vivante du véritable processus économique. Sous ce rapport les prolétaires leur sont certainement supérieurs ; c’est pourquoi ils sont mieux qualifiés, quoi qu’en disent Maurenbrecher et Eisner, pour comprendre ce processus et son rôle historique, non seulement que les théoriciens bourgeois qui n’ont pas la pratique des questions économiques, mais encore que les praticiens bourgeois qui n’ont aucun intérêt pour la théorie et n’éprouvent nul besoin d’acquérir, en matière de science économique, des connaissances plus étendues qu’il ne faut pour réaliser de gros profits. 29Toute la science économique se réduit à une scolastique vide si l’on ne part pas du fait que, dans tout phénomène économique, la force motrice est la volonté humaine, non pas certes une volonté libre, une volonté en soi, mais une volonté déterminée. C’est en dernier lieu la volonté de vivre qui constitue le fondement de tout phénomène économique ; c’est elle qui apparaît en même temps que la vie chez les animaux doués de mouvement propre et de connaissance. Toutes les formes de la volonté se ramènent en dernier lieu à la volonté de vivre. La volonté de vivre des organismes revêt dans chaque cas des formes particulières, en rapport avec les conditions particulières de leur existence, le mot condition étant pris dans le sens le plus large de façon à comprendre non seulement les moyens de subsistance, mais encore les dangers de la vie et les obstacles qui l’entravent. Les conditions d’existence d’un organisme déterminent les modalités de sa volonté, les formes et les résultats de son activité. Cette notion est le point de départ de la conception matérialiste de l’histoire. Autant, il est vrai, les relations qu’elle explique sont simples chez les organismes intérieurs, autant est grand, chez les organismes supérieurs, le nombre des intermédiaires qui s’interposent entre la simple volonté de vivre et les formes multiples qu’elle peut revêtir. Ce serait sortir de mon sujet que de m’étendre davantage sur cette question. Néanmoins je me permettrai quelques remarques. Les conditions d’existence d’un organisme sont de deux sortes : d’une part, celles qui se renouvellent sans cesse, qui persistent sans modifications à travers de nombreuses générations. Une volonté adaptée à ces conditions, en conformité avec elle, devient une habitude qui se transmet par l’hérédité et s’accentue par la sélection naturelle ; elle devient un instinct, un mouvement impulsif ; l’individu finit par y obéir dans toutes les circonstances, même dans les circonstances anormales où cette obéissance, au lieu de favoriser l’existence et de la conserver, lui porte préjudice et entraîne parfois la mort. La cause première de cette impulsion n’en est pas moins la volonté de vivre. A côté des conditions d’existence qui se renouvellent toujours d’une manière invariable, il y a celles qui ne se présentent que rarement ou sont sujettes à des variations. Alors l’instinct est impuissant et la conservation de l’existence dépend essentiellement de la faculté de connaissance de l’organisme, en tant qu’il se montre capable de reconnaître la situation où il 30se trouve et d’y adapter sa conduite. Plus les conditions d’existence d’une espèce animale sont sujettes à des variations fréquentes, plus l’intelligence de celle-ci se développe, d’une part parce que les organes de l’intelligence se trouvent davantage mis à contribution, d’autre part parce que les individus dont l’intelligence est inférieure sont éliminés plus vite. Chez l’homme enfin, l’intelligence acquiert un degré tel qu’il est à même de se créer des organes artificiels, armes et outils, afin de mieux assurer son existence au milieu des conditions où il se trouve. Or, en agissant ainsi, il se fait de nouvelles conditions d’existence, auxquelles il doit s’adapter. C’est ainsi que le progrès technique, produit d’une intelligence élevée, favorise à son tour le progrès de l’intelligence. Le progrès technique est aussi une conséquence de la volonté de vivre, mais il la modifie d’une façon notable. L’animal veut seulement vivre comme il a vécu jusqu’alors ; il ne demande rien de plus. Par contre, l’invention d’une nouvelle arme ou d’un nouvel outil entraîne la possibilité de vivre mieux que précédemment, de se procurer une nourriture plus abondante, plus de loisir, plus de sécurité ou enfin de satisfaire de nouveaux besoins inconnus auparavant. Plus l’outillage technique se développe, plus la volonté de vivre se transforme en volonté de mieux vivre. C’est cette volonté qui caractérise l’homme civilisé. Or, l’outillage technique ne modifie pas seulement les rapports entre l’homme et la nature, mais aussi les rapports d’homme à homme. . L’homme fait partie des animaux sociaux, c’est-à-dire de ceux auxquels leurs conditions d’existence ne permettent pas de vivre isolés, mais seulement en sociétés. Dans ce cas, la volonté de vivre, c’est la volonté de vivre avec et pour les membres de la société. Le progrès technique, modifiant les conditions d’existence en général, modifie aussi les conditions de la vie et de la coopération sociales. C’est surtout en procurant à l’homme des organes distincts de son propre corps qu’il atteint ce résultat. Les outils et les armes naturels, ongles, dents, cornes, etc., sont communs à tous les individus de la même espèce, pourvu qu’ils soient du même sexe et du même âge. Mais les outils et les armes artificiels peuvent devenir la propriété de certains hommes à l’exclusion de tous les autres. Ceux qui disposent exclusivement de ces outils ou de ces armes vivent dans d’autres conditions que ceux qui en sont dépourvus. C’est ainsi que se forment diverses classes au sein desquelles la même volonté de vivre revêt des formes différentes. Un capitaliste, par exemple, dans les conditions d’existence qui sont 31les siennes, ne peut vivre sans réaliser des profits. Sa volonté de vivre le porte à réaliser des profits, et sa volonté de mieux vivre à s’efforcer de les accroître. C’est déjà pour lui une raison suffisante d’augmenter son capital ; mais la concurrence a le même effet et elle agit avec beaucoup plus de force : elle le menace de ruine s’il ne peut augmenter sans cesse son capital. La concentration des capitaux n’est pas un phénomène mécanique qui s’accomplit sans que les intéressés le veuillent et sans qu’ils en aient conscience, il serait tout à fait impossible si les capitalistes n’avaient pas la volonté très énergique de s’enrichir et d’évincer leurs concurrents plus faibles. Il n’y a dans tout ceci qu’une chose qui soit indépendante de leur volonté et de leur conscience : c’est le fait que les résultats de leur volonté et de leurs efforts créent les conditions convenables pour la production socialiste. Certes, les capitalistes ne le veulent pas. Mais il n’en faut pas conclure que la volonté de l’homme et « l’énorme rôle créateur de la personnalité humaine » sont exclus de l’évolution économique. La même volonté de vivre qui anime les capitalistes agit aussi sur les ouvriers. Mais, leurs conditions d’existence étant différentes, elle revêt chez eux d’autres formes. Ils ne veulent pas réaliser des profits, mais vendre leur force de travail ; ils veulent la vendre à un prix élevé et ils veulent acheter des vivres à bas prix. C’est pourquoi ils fondent des coopératives et des syndicats et cherchent à arracher des lois de protection ouvrière. De là la deuxième tendance qui, avec celle de la concentration du capital, est qualifiée d’évolution vers le socialisme. Or, il ne s’agit pas non plus dans ce cas d’un phénomène privé de volonté et de conscience tel qu’on le conçoit communément. Enfin il existe un autre aspect de la volonté de vivre qui joue aussi son rôle dans l’évolution sociale. ll y a des cas où la volonté de vivre d’un individu ou d’une société ne peut s’exercer qu’en faisant plier celle des autres individus. Un carnassier ne peut vivre qu’en exterminant d’autres animaux. Souvent même sa volonté de vivre l’oblige à évincer les animaux de sa propre espèce qui lui disputent la proie ou le réduisent à la portion congrue. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’il les extermine, mais bien qu’il fasse plier leur volonté par la supériorité de ses muscles ou de ses nerfs. L’espèce humaine connaît aussi des luttes de ce genre, mais moins entre individus qu’entre sociétés ; elles ont pour objet la possession des moyens de subsistance, depuis les terrains de chasse et les pêcheries jusqu’aux marchés et aux colonies. L’une des deux parties finit toujours par 32exterminer l’autre ou plus fréquemment par briser ou faire plier sa volonté. Toutefois, ce n’est jamais là qu’un phénomène passager. Or, l’homme fait aussi plier d’une façon durable la volonté d’autrui en créant des institutions qui entretiennent l’exploitation à l’état permanent. Les antagonismes de classes sont des antagonismes de volonté. La volonté de vivre des capitalistes est appelée à s’exercer dans des conditions qui les obligent à faire plier la volonté des ouvriers et à l’employer à leur service. Sans cet assujettissement de la volonté, il n’y aurait pas de profits capitalistes, les capitalistes ne pourraient pas exister. D’autre part, la volonté de vivre des ouvriers les pousse à s’insurger contre la volonté des capitalistes. De là, la lutte de classes. Ou voit donc que la volonté est la force motrice de toute l’évolution économique. Elle en forme le point de départ, elle la pénètre dans chacune de ses manifestations. Il n’y a rien de plus absurde que de regarder la volonté et les relations économiques comme deux facteurs indépendants l’un de l’autre. C’est au fond cette conception fétichiste qui confond l’économie sociale, c’est-à-dire les formes du travail coopératif et réciproque dans les sociétés humaines avec les objets matériels de ce travail, matière première et outils. Le fétichiste s’imagine que, tout comme l’homme qui se sert de la matière première et des outils pour façonner à son gré des objets déterminés, la « personnalité créatrice » douée de volonté libre se sert de l’économie pour donner selon ses besoins des formes diverses aux relations sociales. Parce que l’ouvrier est indépendant de la matière première et des outils, parce qu’il les domine et les régente, l’économiste fétichiste s’imagine que l’homme est indépendant de l’économie sociale et qu’il la domine et la régente au gré de sa volonté libre. Et, la matière première et les outils n’ayant ni volonté, ni conscience, il croit que le processus économique tout entier s’accomplit mécaniquement, sans volonté ni conscience. Il n’y a pas de méprise qui soit plus ridicule que celle-ci. La nécessité dans le domaine économique n’équivaut pas à l’absence de volonté. Elle provient de la nécessité absolue pour les êtres vivants de vouloir vivre et d’utiliser dans ce but les conditions d’existence en présence desquelles ils se trouvent. C’est la nécessité qui résulte de l’exercice d’une volonté déterminée. Il n’y a pas d’opinion plus erronée que celle qui consiste à croire que la notion de nécessité dans le domaine économique affaiblit la volonté et qu’il faut éveiller préalablement cette faculté chez les ouvriers, par exemple par 33des biographies de généraux et d’autres maîtres de volonté et par des conférences sur le libre-arbitre. Faites croire aux gens qu’une chose existe et elle existera ; qui plus est, ils la posséderont ! Il suffit de croire à la liberté de la volonté pour acquérir de la volonté, voire même une volonté libre ! Voyez un peu nos professeurs et nos intellectuels bourgeois élevés à l’école de Kant et dans l’admiration de l’énergie puissante des Hohenzollern ; quel bonds prodigieux de volonté inflexible n’y ont-ils pas puisé ! Si le fondement de toute nécessité dans le domaine économique, la volonté de vivre, n’agissait pas puissamment sur l’ouvrier, s’il fallait éveiller préalablement sa volonté par des moyens artificiels, tous nos efforts seraient dépensés en pure perte. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il n’existe aucune relation entre la volonté de l’homme et sa conscience et que celle-ci soit sans influence sur celle-là. Certes, l’énergie avec laquelle se manifeste la volonté de vivre ne dépend pas de la conscience, mais la conscience détermine les formes que la volonté de vivre revêt dans chaque cas spécial et la répartition de l’énergie entre ces diverses formes. Nous avons vu qu’outre l’instinct, la conscience dirige la volonté et que les formes de la volonté dépendent de la manière dont la conscience reconnaît les conditions d’existence et de la profondeur de cette connaissance. Or, la faculté de connaissance étant différente chez les différents individus, leur volonté de vivre, tout en restant la même, peut réagir différemment sur les mêmes conditions d’existence ; c’est cette diversité qui donne l’illusion du libre-arbitre, les formes de la volonté de l’individu semblant dépendre, non de ses conditions d’existence, mais de sa volonté elle-même. S’il est possible d’influencer les formes de la volonté du prolétariat et la répartition de son énergie entre ces diverses formes d’une façon appropriée à ses intérêts, ce n’est certes pas par des légendes et des spéculations édifiantes sur le libre-arbitre, mais seulement en élargissant ses connaissances des conditions sociales. La volonté de vivre, voilà le fait qui doit nous servir de point de départ ; c’est le fait primordial. Quant aux formes qu’elle revêt et à l’intensité avec laquelle elle se manifeste, elles dépendent chez les différents individus, chez les classes, chez les nations, etc., de leur connaissance des conditions d’existence, conditions qui, lorsqu’elles engendrent chez deux classes une volonté antagoniste, sont aussi des conditions de lutte. Ce sont ces dernières conditions seulement qui nous occuperont ici. 34La volonté appliquée à la lutte est déterminée par les facteurs suivants : 1è par le prix de la lutte réservé aux combattants ; 2è par le sentiment qu’ils ont de leur force ; 3è par leur force véritable. Plus le prix de la lutte est grand, plus les combattants déploient de hardiesse et d’énergie pour le remporter, à condition toutefois qu’ils croient posséder les forces et les capacités requises à cet effet. S’ils n’ont pas en euxmêmes la confiance nécessaire, quelque séduisant que soit le prix de la lutte, il ne s’en dégage aucune volonté, mais seulement un désir, une aspiration qui peut être très ardente, mais qui n’engendre aucun acte et n’a aucune valeur pratique. Quant au sentiment de force, il est pis qu’inutile s’il repose, non sur une connaissance sérieuse des propres forces et de celles de l’adversaire, mais sur de simples illusions. La force sans aucun sentiment de force reste stérile ; elle n’engendre pas de volonté. Un sentiment de force sans force réelle peut dans certains cas produire des actes qui surprennent et intimident l’adversaire, qui font plier et paralysent sa volonté. Mais il est impossible de remporter un succès durable sans force véritable. Les entreprises qui doivent leur succès, non à une force véritable, mais à une force feinte qui trompe l’adversaire, échouent nécessairement tôt ou tard et le découragement qui s’ensuit est d’autant plus grand que les premiers succès avaient été plus brillants. En appliquant ces remarques à la lutte de classes du prolétariat, on voit clairement quelle est la tâche de ceux qui veulent prendre part à cette lutte et la seconder, et quelle influence le parti socialiste exerce sur elle. Notre première tâche et la plus importante est d’augmenter les forces du prolétariat. Naturellement, nous ne pouvons pas les accroître à discrétion. Dans la société capitaliste les forces du prolétariat sont déterminées à chaque instant par les conditions économiques du moment considéré ; on ne peut les multiplier d’une façon arbitraire. Mais on peut augmenter l’effet des forces existantes en en empêchant la dissipation. Considérés au point de vue de la finalité, les phénomènes naturels d’où la conscience est absente sont accompagnés d’une énorme dissipation de forces. C’est que la nature ne se propose aucun but. C’est la volonté consciente de l’homme qui lui assigne certains buts et qui lui indique en même temps le chemin, pour les atteindre sans dissipation de forces avec la moindre dépense d’énergie possible. Ces remarques s’appliquent aussi à la lutte de classes du prolétariat. Certes, elle ne s’accomplit jamais, pas même à ses débuts, sans que les 35intéressés en aient conscience ; mais leur volonté consciente ne s’étend dans cette lutte qu’à leurs besoins personnels immédiats. Les transformations sociales qui résultent de la lutte restent d’abord cachées aux belligérants. En tant que phénomène social, la lutte de classes est donc pendant longtemps un phénomène inconscient et comme tel, elle est accompagnée de toute la dissipation de forces inhérente à tous les phénomènes inconscients. Il n’y a que la connaissance du processus social, de ses tendances et de ses fins qui puisse mettre un terme à cette dissipation ; elle seule peut concentrer les forces du prolétariat et les coordonner dans des organisations puissantes, unies par la poursuite d’un grand but, organisations qui subordonnent systématiquement l’action personnelle et momentanée aux intérêts de la classe qu’elles représentent, ces intérêts servant eux-mêmes la cause de l’évolution sociale tout entière. En d’autres termes, c’est la théorie qui permet au prolétariat de réaliser le plus grand déploiement de forces possible ; c’est elle en effet qui lui apprend à employer de la façon la plus opportune les forces qu’il tient de l’évolution économique et qui empêche la dissipation de ces forces. Or, non seulement la théorie augmente les forces vives du prolétariat, mais elle augmente encore le sentiment qu’il a de sa force. Et ce n’est pas moins nécessaire. Nous avons vu que la volonté est déterminée non seulement par la conscience, mais aussi par des habitudes et des instincts. Une situation, qui se répète pendant des siècles, engendre des habitudes et des instincts qui persistent encore même après que leur base matérielle a disparu. Une classe peut être affaiblie depuis longtemps après avoir régné jadis à la faveur de sa force, tandis que la classe qu’elle exploite, faible autrefois et soumise à la première, est devenue forte. Mais le sentiment de force traditionnel persiste longtemps de part et d’autre, jusqu’à ce que survienne une épreuve, une guerre par exemple, qui révèle toute la faiblesse de la classe dirigeante. La classe exploitée prend soudain conscience de sa force et alors c’est une révolution, une débâcle subite. C’est ainsi que le prolétariat conserve longtemps le sentiment de sa faiblesse originelle et la croyance à la force invincible du capital. Le mode de production capitaliste prit naissance à une époque où des masses de prolétaires erraient sans ressources dans les rues, existences parasites, inutiles pour la société. Le capitaliste qui les prenait à son service était leur sauveur ; il leur procurait du pain ou du travail, comme on dit 36aujourd’hui, bien que cette expression ne soit guère meilleure. Leur volonté de vivre les poussait à se vendre. Hors ce moyen d’existence, ils n’en voyaient pas d’autre ; ils ne voyaient pas davantage un moyen de résister au capitaliste. Mais peu à peu les rôles changèrent. De mendiants importuns qu’on faisait travailler par pitié, les prolétaires sont devenus la classe ouvrière qui nourrit la société ; la personne du capitaliste au contraire devient de plus en plus inutile pour la marche de la production, ainsi que les sociétés par actions et les trusts le montrent à l’évidence. De nécessite économique qu’il était, le salariat se transforme de plus en plus en un simple rapport de force à force, maintenu par celle de l’Etat. Or, le prolétariat devient la classe la plus nombreuse dans l’Etat et aussi dans l’armée sur laquelle la puissance de l’Etat repose. Dans un Etat aussi industriel que l’Allemagne ou l’Angleterre, il aurait dès aujourd’hui la force de conquérir le pouvoir, et les conditions économiques lui permettraient déjà de s’en servir pour substituer à la production capitaliste la production sociale. Mais ce qui manque au prolétariat, c’est la conscience de sa force. Quelques catégories de prolétaires la possèdent, elle manque à l’ensemble du prolétariat. Le parti socialiste fait son possible pour la lui inculquer. Et cela toujours par la propagande théorique, mais pas seulement par cette propagande. Pour faire prendre au prolétariat conscience de sa force, l’action sera toujours supérieure à toute la théorie. C’est par les succès qu’il remporte dans la lutte contre l’adversaire que le parti socialiste montre le plus clairement au prolétariat de quelle force il dispose ; c’est la façon la plus efficace d’augmenter chez lui le sentiment de cette force. Mais ces succès, le parti socialiste ne les remporte que parce qu’il est guidé par une théorie qui permet au prolétariat conscient et organisé de déployer à tout moment le maximum des forces dont il dispose. En dehors des pays anglo-saxons, c’est par la théorie socialiste que fut provoquée et fécondée dès ses débuts l’action syndicale. Et ce ne sont pas seulement les succès des syndicats, mais aussi les luttes victorieuses livrées autour des parlements et dans les parlements qui ont puissamment exalté chez le prolétariat le sentiment de sa force et sa force elle-même. Et cela non seulement par les avantages matériels qu’en retiraient certaines catégories de prolétaires, mais surtout parce que la foule des dépossédés, si longtemps terrifiée et désespérée, voyait surgir une force qui engageait hardiment la lutte contre tous les dirigeants, remportait victoire sur victoire et cependant n’était rien de plus qu’une organisation de ces 37dépossédés eux-mêmes. C’est ce qui fait toute l’importance du Premier mai, c’est ce qui fait celle des campagnes électorales et des luttes pour le droit de suffrage. Le prolétariat n’en retire pas toujours des avantages matériels considérables et souvent ces avantages ne balancent nullement les sacrifices de la lutte ; mais quand ces luttes se terminent par une victoire, elles ont toujours pour conséquence un accroissement énorme des forces actives du prolétariat, accroissement dû au sentiment puissant qu’elles lui donnent de sa force et à l’énergie qu’elles communiquent à sa volonté dans les luttes de classes. Or, nos adversaires ne craignent rien tant que de voir grandir ce sentiment de force. Ils savent qu’ils n’ont rien à craindre du géant tant qu’il n’a pas conscience de sa force. Etouffer ce sentiment, c’est leur plus grand souci ; il leur en coûte moins de faire même des concessions matérielles que de voir la classe ouvrière remporter des victoires morales qui exaltent chez elle le sentiment de sa propre valeur. C’est pourquoi ils luttent souvent avec beaucoup plus d’énergie pour maintenir l’absolutisme dans la fabrique, le droit « d’être maître chez soi » que pour repousser des augmentations de salaire : de là aussi leur haine acharnée pour le chômage du Premier mai, de là leurs efforts pour mutiler le suffrage universel partout où il est devenu un moyen de montrer à la population d’une manière évidente la marche victorieuse et irrésistible du socialisme. Ce n’est pas la crainte d’une majorité socialiste qui les fait agir ainsi, car alors ils pourraient encore attendre tranquillement plus d’une élection. Non ! C’est la crainte que les victoires électorales continuelles du Parti socialiste ne donnent au prolétariat un tel sentiment de sa force et n’intimident à tel point ses adversaires que, toute résistance devenant impossible et les pouvoirs publics étant impuissants, un déplacement de forces complet s’effectuerait dans l’Etat. C’est pourquoi nous devons nous attendre à ce que notre prochain triomphe électoral nous vaille un attentat sur le mode de suffrage en vigueur pour le Reichstag ; ce qui ne veut nullement dire que cet attentat réussira. Il peut au contraire déchaîner des luttes où les dirigeants récolteront finalement des défaites encore plus sérieuses et plus désastreuses que leurs défaites électorales. Certes notre Parti n’a pas seulement à enregistrer des victoires, mais aussi des défaites. Toutefois celles-ci nous décourageront d’autant moins que nous nous habituerons davantage à faire abstraction du temps et du lieu pour considérer notre mouvement dans toute sa connexité à travers deux 38générations et chez tous les peuples. Alors l’ascension irrésistible et rapide du prolétariat tout entier devient, malgré quelques défaites très sensibles, tellement évident que rien ne peut nous ôter notre foi en sa victoire définitive. Appliquons-nous donc à considérer chacune de nos luttes dans ses rapports avec la révolution sociale tout entière, car c’est alors que nous apparaîtra dans toute sa clarté le but gigantesque de nos efforts qui est de délivrer la classe ouvrière et par suite l’humanité de toute domination de classe ; c’est alors que s’ennoblira le travail pratique incessant et indispensable que la volonté de vivre impose au prolétariat ; c’est alors que la grandeur du prix de la lutte exaltera sa volonté jusqu’à la hauteur d’une passion révolutionnaire qui ne sera pas l’émotion stupide de la surprise, mais le fruit de la connaissance. Voilà comment le parti socialiste a influencé jusqu’ici la volonté du prolétariat, et les résultats qu’il a obtenus sont si brillants qu’il n’a pas la moindre raison de changer de méthode. 39V - NI REVOLUTION, NI LEGALITE A TOUT PRIX D’une part, on nous reproche, à nous autres marxistes, d’exclure la volonté de la politique et de faire de celle-ci un processus mécanique. Mais, d’autre part, ce sont les mêmes critiques qui soutiennent justement le contraire, à savoir que nous faisons plus de cas de notre volonté que de la connaissance de la réalité. Tandis que cette dernière nous démontre l’impossibilité de toute révolution, nous nous cramponnons à l’idée de la Révolution par pur fanatisme sentimental, et nous nous grisons de cette idée. A en croire nos critiques, nous voudrions la révolution à tout prix, pour l’amour de la révolution, même s’il était prouvé que nous faisons plus de progrès par l’emploi des moyens légaux. On s’efforce notamment de me mettre en contradiction avec Frédéric Engels qui, à ce qu’on prétend, fut aussi animé en son temps de sentiments très révolutionnaires, mais devint raisonnable peu de temps avant sa mort ; il reconnut alors l’impossibilité de maintenir son point de vue révolutionnaire et il en fit l’aveu. Il est vrai qu’Engels, en 1895, dans la préface bien connue qu’il écrivit pour « Les luttes de classes en France », de Karl Marx, montrait que les conditions de la lutte révolutionnaire avaient bien changé depuis 1848. Pour vaincre, écrivait-il, il faut que nous ayons derrière nous des masses « qui comprennent les exigences de la situation », et il est beaucoup plus avantageux pour nous autres révolutionnaires de recourir aux procédés légaux qu’aux moyens illégaux et à la révolution. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’avait en vue que la situation du moment. Ceux qui veulent savoir comment il faut interpréter ce passage d’Engels doivent le comparer avec ses lettres auxquelles je faisais récemment allusion dans la Neue Zeit ; on y voit avec quelle énergie il se défendait de passer pour « un adorateur pacifique de la légalité à tout prix ». Voici ce que j’écrivais alors dans la Neue Zeit : « L’introduction des luttes de classes de Karl Marx porte la date du 6 mars 1895. Peu de semaines après, le livre parut. J’avais prié Engels de m’autoriser à imprimer l’introduction dans la Neue Zeit avant la publication du livre. Il me répondit le 25 mars en ces termes : « J’ai reçu ton télégramme et je réponds de suite : avec plaisir ! Je fais suivre sous bande le texte corrigé. En voici le titre : Introduction de la nouvelle édition des Luttes de classes en France de K. Marx, par Frédéric 40Engels. Comme il est dit dans le texte, la matière est empruntée à d’anciens articles de la Nouvelle Gazette rhénane. Mon texte a quelque peu souffert par suite des appréhensions de nos amis de Berlin qui redoutent le projet de loi sur les menées subversives ; il me fallait en tenir compte dans la circonstance. » Pour comprendre ces lignes, il faut se rappeler que le projet de loi sur les menées subversives qui, dans le but d’entraver la propagande socialiste, prévoyait une aggravation notable des lois existantes fut soumis, le 5 décembre 1894, au Reichstag ; celui-ci le renvoya le 14 janvier à une Commission où on en discuta pendant plus de 3 mois (jusqu’au 25 avril). Or, c’est justement pendant cet intervalle que fut écrite l’introduction d’Engels. Engels jugeait la situation grave, ainsi qu’il ressort d’un passage ultérieur de la même lettre où il écrit : « Je tiens pour absolument certain que nous verrons en Autriche une réforme électorale qui nous ouvrira le Parlement à moins qu’une période de réaction générale n’éclate soudainement. A Berlin il semble qu’on s’efforce par les moyens violents d’en provoquer une ; mais, malheureusement, on ne sait jamais là-bas du jour au lendemain ce que l’on veut. » Quelque temps auparavant, le 3 janvier, immédiatement avant qu’il se mit à l’introduction, Engels m’avait écrit : « Il semble que vous aller avoir en Allemagne une année très agitée. Si M. de Köller continue de la sorte, tout est possible, conflit, dissolution, coup d’Etat. Naturellement on se contentera de moins s’il le faut. Les hobereaux ne demanderaient rien de plus qu’une augmentation du don gracieux ; mais pour l’obtenir, il faudra faire appel à certaines velléités de gouvernement personnel, il faudra même s’y prêter, et s’y prêter jusqu’au point où les facteurs de résistance entrent aussi en jeu, et c’est alors que le hasard, c’est-à-dire l’incalculable, l’inintentionné se met de la partie. Pour s’assurer le don gracieux, il faut brandir la menace du conflit – un pas de plus, et le but primordial, le don gracieux, devient accessoire, la couronne est aux prises avec le Reichstag, il faut plier ou rompre, et alors cela peut devenir drôle. Je lis justement l’ouvrage de Gardiner – « Personal Government of Charle 1» (Le Gouvernement personnel de Charles 1e). La situation ressemble à celle de l’Allemagne actuelle, même au ridicule près. Par exemple les arguments à propos de l’immunité pour les actes commis dans l’enceinte du Parlement. Si l’Allemagne était un pays latin, le conflit révolutionnaire serait inévitable, mais comme en sont les choses, on ne peut 41rien dire de certain. » On voit donc qu’Engels jugeait la situation grave et grosse de conflits, et cela à l’époque où les révisionnistes lui font proclamer que l’ère de l’évolution légale et pacifique à tout prix était ouverte, que son règne était à jamais assuré et que l’ère des révolutions était passée. Il est clair qu’Engels, en jugeant ainsi la situation, évitait tout propos que les adversaires auraient pu exploiter contre le Parti et que, tout en restant naturellement inébranlable quant au fond, il se montra aussi réservé que possible dans la forme. Sur ces entrefaites, le Vorwärts, sans doute pour exercer une influence favorable sur les débats de la Commission chargée du projet de loi, publia quelques passages de l’introduction et les combina de telle façon que, considérés seuls, ils produisaient l’impression que les révisionnistes ont mis plus tard sur le compte d’Engels ; alors il entra dans une violente colère. Dans une lettre du 1er avril, il écrivit : « A mon grand étonnement, je vois dans le Vorwärts d’aujourd’hui un extrait de mon introduction imprimé à mon insu et façonné de telle manière que j’ai l’air d’être un adorateur pacifique de la légalité à tout prix. Je n’en suis que plus heureux de voir paraître maintenant l’introduction tout entière dans la Neue Zeit, afin que cette impression honteuse soit effacée. Je ne manquerai pas de dire ce que j’en pense à Liebknecht ainsi qu’à ceux, quels qu’ils soient, qui lui ont fourni cette occasion de dénaturer ma pensée. » Il ne se doutait pas que peu de temps après, des amis intimes, plus qualifiés que tous les autres pour protéger sa pensée contre toute altération, en viendraient à croire que cette opinion dénaturée était la sienne propre et que ce qui lui paraissait une honte était la prouesse la plus superbe de toute son existence : le lutteur révolutionnaire finissant en « adorateur pacifique de la légalité à tout prix. » Si ces lignes ne suffisaient pas à préciser le point de vue d’Engels relativement à la révolution, nous renverrions à un article sur « le Socialisme en Allemagne » qu’il publia dans la Neue Zeit en 1892, c’est-à-dire peu d’années avant l’introduction des Luttes de classes de Marx. Il y écrit : « Combien de fois les bourgeois ne nous ont-ils pas suggéré que nous devrions renoncer dans tous les cas à l’emploi des moyens révolutionnaires et nous en tenir à la légalité maintenant que la loi d’exception est supprimée, le droit commun rétabli pour tous, même pour les socialistes ! Malheureusement, nous ne sommes pas en état de satisfaire sur ce point 42Messieurs les bourgeois. Ce qui n’empêche nullement d’ailleurs que ce n’est pas nous en ce moment que la légalité est en train de perdre. Au contraire elle travaille pour nous à merveille, si bien que ce serait une folie de notre part que de l’enfreindre tant que les choses iront de ce train. Il est beaucoup plus juste de se demander si ce ne sont pas plutôt les bourgeois et leur gouvernement qui porteront atteinte à la loi et au droit pour nous écraser par la violence. Mais laissons venir les choses. En attendant « tirez les premiers, Messieurs les bourgeois ». « Et il n’y a pas de doute, ils tireront les premiers. Un beau jour, les bourgeois allemands et leur gouvernement se lasseront de regarder les bras croisés la marée montante du socialisme. Ils auront recours à l’illégalité, à la violence. Mais à quoi bon cela ? La violence peut écraser une petite secte sur un territoire restreint ; mais il faut encore chercher la force capable d’extirper un parti de plus de deux ou trois millions d’hommes répandus sur tout un empire. La supériorité momentanée de la contre-révolution pourra peut-être retarder de quelques années le triomphe du socialisme, mais seulement pour le rendre plus complet et plus définitif ». Il faut tenir compte de ce passage ainsi que des lettres ci-dessus mentionnées pour bien comprendre les expressions de l’introduction d’Engels relatives à la légalité, si avantageuse pour notre parti. Elles ne sont nullement un renoncement à l’idée de la révolution. Assurément elles rejettent d’une façon catégorique l’opinion de ceux qui voudraient nous voir tout sacrifier à l’idée de la révolution et se représentent celle-ci comme une simple répétition des événements de 1830 et 1848. Mais ce serait une erreur que de s’imaginer pour cela que mon point de vue est en contradiction avec celui d’Engels. La vérité, c’est que j’ai déjà fait, avant l’introduction d’Engels, le même raisonnement que lui, dans d’autres circonstances et sous une autre forme. Dans la 12ème année de la Neue Zeit, j’ai écrit, en décembre 1893, un article sur un Catéchisme socialiste, et j’y ai discuté en détail la question de la Révolution. Voici ce qu’on y peut lire : « Nous sommes des révolutionnaires, et cela non seulement dans l’acception du mot qui nous fait dire par exemple que la machine à vapeur est un agent révolutionnaire. La transformation sociale que nous voulons réaliser ne peut s’accomplir que par une révolution politique, par la conquête des pouvoirs publics qui sera l’œuvre du prolétariat militant. Et la seule constitution politique sous laquelle le socialisme puisse se réaliser est 43la république, la république dans son acception la plus générale, c’est-à-dire la république démocratique. Le parti socialiste est un parti révolutionnaire ; il n’est pas un parti qui fait des révolutions. Nous savons que notre but ne peut être atteint que par une révolution, mais nous savons aussi qu’il ne dépend pas de nous de faire cette révolution, ni de nos adversaires de l’empêcher. Nous ne songeons donc nullement à provoquer ou à préparer une révolution. Et comme nous ne pouvons pas faire la révolution à volonté, nous ne pouvons pas dire le moins du monde quand, dans quelles circonstances et sous quelles formes elle s’accomplira. Nous savons que la lutte de classes entre la bourgeoisie et le prolétariat durera tant que ce dernier ne se trouvera pas en pleine possession du pouvoir politique à l’aide duquel il établira le socialisme. Nous savons que cette lutte de classes ne peut que gagner sans cesse en étendue et en intensité ; que le prolétariat grandit de plus en plus en nombre et en force tant au point de vue moral qu’au point de vue économique et que, par conséquent, sa victoire et la défaite du capitalisme sont inévitables. Mais pour ce qui est de savoir quand et comment se livreront les dernières batailles décisives de cette guerre sociale, c’est une question sur laquelle nous ne pouvons émettre que les plus vagues hypothèses. Tout ceci n’est pas nouveau... Comme nous ne savons rien de précis concernant les batailles décisives de cette guerre sociale, il est naturel que nous ne puissions pas dire davantage si elles seront sanglantes, si la force physique y jouera un rôle important ou si elles se livreront exclusivement à l’aide de la pression économique, législative et morale. Cependant on peut regarder comme très probable que dans les luttes révolutionnaires du prolétariat, les derniers procédés l’emporteront plus souvent sur l’emploi de la force physique, c’est-à-dire militaire, que dans les luttes révolutionnaires de la bourgeoisie. Une des raisons pour lesquelles il est probable que les luttes révolutionnaires auront moins souvent recours à l’avenir à l’emploi des moyens militaires, c’est, comme on l’a souvent répété, que l’équipement des armées modernes l’emporte infiniment sur les armes dont dispose la population civile ; toute résistance de la part de cette dernière se trouve en général réduite de prime abord à l’impuissance. Par contre les classes révolutionnaires disposent aujourd’hui de meilleures armes que celles du XVIIIème siècle pour organiser la résistance 44au point de vue économique, politique et moral. Il n’y a que la Russie qui fasse exception à cet égard. Il faut voir dans la liberté de coalition, la liberté de la presse et le suffrage universel (à l’occasion aussi dans le service militaire obligatoire pour tous) non seulement des armes qui donnent au prolétariat des Etats modernes un avantage sur les classes qui ont livré les luttes de la révolution bourgeoise ; mais encore des institutions qui mettent en lumière les forces relatives des partis et des classes et l’esprit qui les anime, chose impossible au temps de l’absolutisme. Sous le régime de l’absolutisme, les classes dirigeantes aussi bien que les classes révolutionnaires marchaient à tâtons. Toute manifestation de l’esprit d’opposition étant impossible, ni les gouvernements ni les révolutionnaires ne pouvaient connaître leurs forces. Chacun des deux partis risquait de s’exagérer ses propres forces tant qu’il ne s’était pas mesuré dans la lutte avec l’adversaire, ou de trop en douter dès qu’il avait essuyé une seule défaite et de jeter alors le manche après la cognée. C‘est là probablement une des raisons principales pour lesquelles la période révolutionnaire de la bourgeoisie nous montre tant d’échauffourées écrasées d’un seul coup et tant de gouvernements culbutés subitement ; de la aussi la succession des révolutions et contre-révolutions. Aujourd’hui il en est tout autrement, du moins dans les pays qui possèdent des institutions un tant soit peu démocratiques. On a nommé ces institutions la soupape de sûreté de la société. Si l’on entend dire par là que, dans une démocratie, le prolétariat cesse d’être révolutionnaire et que, se contentant d’exprimer ouvertement son indignation et ses souffrances, il renonce à la révolution politique et sociale, cette qualification est fausse. La démocratie ne peut détruire les antagonismes de classes de la société capitaliste, ni en ajourner l’inévitable résultat final qui est la chute de cette société. Mais ce qu’elle peut faire, c’est empêcher, sinon la révolution, du moins mainte tentative de révolution prématurée et sans chance de succès ; elle peut dispenser ainsi de plus d’un soulèvement révolutionnaire. Elle met en lumière les forces relatives des partis et des classes ; elle ne détruit pas leurs antagonismes, elle n’ajourne pas le résultat final qui en est la conséquence, mais elle tend à empêcher que les classes ascendantes n’abordent la solution de problèmes pour lesquels elles ne sont pas mûres ; elle tend aussi à empêcher les classes dirigeantes de refuser des concessions quand elles n’ont plus la force de le faire. La direction de l’évolution ne s’en 45trouve pas modifiée, mais sa marche devient plus continue et plus calme. La poussée du prolétariat dans les Etats un tant soit peu démocratiques n’est pas marquée par des victoires aussi éclatantes que celles de la bourgeoisie pendant sa période révolutionnaire, mais pas non plus par de si grandes défaites. Depuis le réveil du mouvement ouvrier socialiste moderne qui eut lieu après 1860, le prolétariat européen n’a subi qu’une seule grande défaite, à savoir la Commune de Paris en 1871. La France se ressentait encore du régime impérial qui avait refusé au peuple des institutions vraiment démocratiques ; une très petite minorité seulement du prolétariat français avait pris conscience de lui-même et il avait été acculé à l’insurrection. Il se peut que la tactique de la démocratie prolétarienne paraisse plus fastidieuse que celle de la révolution bourgeoise ; elle est à coup sûr moins dramatique, moins théâtrale, mais aussi elle exige beaucoup moins de sacrifices. Cet avantage laisse peut-être très froids les intellectuels et les beaux esprits qui font du socialisme pour se procurer un sport et des sujets intéressants, mais non ceux qui prennent vraiment part à la lutte{3}. Cette méthode dite pacifique de la lutte de classes, qui se borne à l’emploi des moyens non militaires, tels que parlementarisme, grèves, manifestations, journaux et autres moyens de pression semblables a d’autant plus de chances d’être conservée dans un pays que les institutions démocratiques y sont plus efficaces et que la population y possède plus de perspicacité en matière politique et économique et plus d’empire sur ellemême. Toutefois, lorsque deux adversaires se trouvent en présence, c’est, toutes circonstances égales, celui qui se sent supérieur à l’autre qui garde le mieux son sang-froid. Celui qui n’a pas confiance en lui-même et en sa cause ne perd que trop facilement le calme et l’empire sur soi. Or, dans les pays civilisés modernes, c’est la classe prolétarienne qui a le plus de foi en elle-même et en sa cause. Elle n’a pas besoin pour cela de se faire des illusions ; elle n’a qu’à considérer l’histoire de la dernière génération pour constater partout son ascension ininterrompue ; et elle n’a qu’à considérer la marche des choses à notre époque pour y puiser la certitude que sa victoire est inévitable. Il n’y a donc pas lieu de s’attendre à ce que le prolétariat perde facilement son calme et son sang-froid dans les pays où il a atteint un haut degré de développement et à ce qu’il inaugure une politique d’aventures. Il y a d’autant moins lieu de s’y attendre que l’éducation et le discernement de la classe ouvrière sont plus développés et 46que l’Etat est plus démocratique. Par contre, on ne peut pas placer la même confiance dans les classes dirigeantes. Elles sentent et elles constatent leur affaiblissement graduel et comme elles deviennent de plus en plus nerveuses et craintives, leurs actes sont de plus en plus imprévus. Elles entrent à vue d’œil dans un état d’esprit où il faut s’attendre de leur part à un accès de rage subit qui les fera se précipiter dans une fureur aveugle sur l’adversaire afin de l’abattre, sans se soucier des coups qu’elles se porteront à elles-mêmes et à la société tout entière et de tous les ravages désastreux qu’elles entraîneront. La situation politique dans laquelle se trouve le prolétariat fait prévoir qu’il essaiera aussi longtemps que possible de s’accommoder de l’emploi exclusif des méthodes « légales » ci-dessus mentionnées. Le danger de voir contrecarrer cette tendance réside surtout dans la nervosité des classes dirigeantes. Leurs hommes d’Etat désirent généralement un tel accès de rage et, si possible, non seulement chez les classes dirigeantes, mais encore chez la masse des indifférents ; ils souhaitent le voir éclater le plus tôt possible, avant que le parti socialiste ait la force d’y résister. C’est le seul moyen qu’ils aient encore de retarder de quelques années au moins la victoire des socialistes. Il est certain qu’ils jouent ainsi leur va-tout : si la bourgeoisie ne réussit pas dans cet accès de rage à écraser le prolétariat, alors, épuisée par cet effort, elle ne s’en effondrera que plus vite et le socialisme n’en triomphera que plus tôt. Mais les politiciens des classes dirigeantes sont déjà pour la plupart dans un état d’esprit où ils croient qu’il ne leur reste plus qu’à jouer leur atout. Ils veulent provoquer la guerre civile par crainte de la révolution. Or, non seulement le parti socialiste n’a aucune raison d’adopter cette politique désespérée, mais encore il a tout lieu de faire en sorte que l’accès de rage des dirigeants, s’il est inévitable, soit du moins retardé autant que possible, afin qu’il n’éclate que lorsque le prolétariat sera devenu assez fort pour abattre le fou furieux et le dompter sans autre forme de procès ; ainsi cet accès serait le dernier et les ravages qu’il causerait, les sacrifices qu’il coûterait seraient aussi minimes que possible. Le parti socialiste doit donc éviter et même combattre tout ce qui équivaudrait à une provocation inutile des classes dirigeantes, tout ce qui fournirait à leurs hommes d’Etat un prétexte de faire naître chez la bourgeoisie et sa clique un accès de cannibalisme dont les socialistes feraient 47les frais. Si nous déclarons qu’il est impossible de faire des révolutions, si nous regardons comme insensé et même comme funeste de vouloir fomenter une révolution, et si nous agissons en conséquence, ce n’est certes pas par amour pour nos procureurs, mais seulement dans l’intérêt du prolétariat militant. Et sur ce point, la social-démocratie allemande est d’accord avec les partis socialistes des autres pays. Grâce à cette attitude, les hommes d’Etat des classes dirigeantes n’ont pas pu jusqu’à présent agir comme ils l’auraient voulu à l’égard du prolétariat militant. Si faible que soit encore relativement l’influence politique du parti socialiste, elle est pourtant déjà trop considérable dans les Etats modernes pour que les politiciens bourgeois puissent en user avec lui selon leur bon plaisir. Les petites mesures, les chicaneries ne leur servent de rien ; elles ne font qu’exaspérer ceux qui en sont l’objet sans les effrayer, sans refroidir leur ardeur combative. D’autre part, toute tentative de recourir à des mesures énergiques rendant au prolétariat la lutte impossible provoque le danger d’une guerre civile qui, quelle que soit son issue, entraînerait des ravages énormes. C’est ce que sait parfaitement aujourd’hui tout homme un peu perspicace. Or, si fondés que soient les politiciens bourgeois à désirer que les forces du parti socialiste soient mises le plus tôt possible à l’épreuve, épreuve qu’elles ne sont peut-être pas encore à même de soutenir, les hommes d’affaires de la bourgeoisie, eux, ne voudront rien savoir d’une expérience qui peut les ruiner tous, du moins tant qu’ils garderont leur sangfroid, tant qu’ils n’entreront pas dans l’accès de rage dont nous avons parlé. Car alors, le bourgeois est capable de tout et, plus il aura peur, plus il exigera du sang. L’intérêt du prolétariat ordonne aujourd’hui plus impérieusement que jamais d’éviter tout ce qui serait de nature à pousser inutilement les classes dirigeantes à une politique de violence. Et le parti socialiste agit en conséquence. Mais il existe une tendance qui se donne pour prolétarienne et socialiste révolutionnaire et dont la tâche principale, outre la lutte contre le parti socialiste, est de provoquer une politique de violence. Cette tactique si ardemment souhaitée par les hommes d’Etat de la bourgeoisie, la seule qui soit encore capable d’arrêter la marche victorieuse du prolétariat, c’est elle qui constitue justement la spécialité de cette tendance ; il ne faut donc pas s’étonner qu’elle jouisse des bonnes grâces des Puttkamer{4} et consorts. Ses partisans ne cherchent pas à affaiblir la bourgeoisie, mais à la mettre en 48rage. La Commune de Paris est, comme nous l’avons dit, la dernière grande défaite du prolétariat. Depuis lors la classe ouvrière a fait des progrès continus dans presque tous les pays en suivant la méthode que nous avons décrite, progrès moins rapides que nous l’aurions désiré, mais plus sûrs que ceux de tous les mouvements révolutionnaires antérieurs. Dans quelques cas seulement depuis 1871 le mouvement ouvrier eut à essuyer des revers notables ; la faute en fut chaque fois à l’intervention de certaines personnes se servant de moyens que l’usage actuel désigne comme anarchistes et qui répondent en tout cas à la tactique de la « propagande par le fait » prêchée aujourd’hui par l’immense majorité des anarchistes. Je signale pour mémoire le préjudice que les anarchistes ont porté a l’Internationale et au soulèvement révolutionnaire espagnol de 1873. Cinq ans après ce soulèvement, ce fut l’accès de rage universel provoqué par les attentats de Hœdel et Nobiling ; sans ces attentats, Bismarck aurait à peine réussi à faire passer la loi contre les menées socialistes. En tout cas, il n’aurait pas été possible de l’appliquer aussi rigoureusement qu’elle le fut dans les premières années ; le prolétariat allemand aurait épargné des sacrifices énormes et sa marche victorieuse n’aurait pas été entravée un seul instant. Puis ce fut en Autriche que le mouvement ouvrier essuya en 1884 un nouveau revers, et cela par suite des coquineries et des bestialités des Kammerer, Stellmacher et consorts. Le puissant élan du mouvement socialiste fut brisé d’un seul coup sans la moindre résistance ; il fut écrasé non par les autorités, mais par la fureur générale de la population qui imputa aux socialistes les exploits de ces anarchistes. Un autre revers se produisit en Amérique en 1886. Dans ce pays le mouvement ouvrier avait pris alors un essor rapide et puissant. Il avançait à pas de géants, si vite que quelques observateurs croyaient déjà qu’il pourrait surpasser en peu de temps le mouvement européen et en prendre la tête. Au printemps de 1886, la classe ouvrière de l’Union déploya une activité colossale pour conquérir la journée de 8 heures. Les organisations ouvrières grandirent dans des proportions énormes, on vit éclater grève sur grève, un enthousiasme indescriptible régnait dans les rangs des travailleurs, et les socialistes qui étaient partout au premier rang et se montraient les plus actifs, commençaient à prendre la direction du mouvement. C’est alors (4 mai 1886) que fut lancée à Chicago la fameuse bombe, 49dans une des nombreuses collisions qui avaient lieu à cette époque entre la police et les ouvriers. On ignore aujourd’hui encore quel fut l’auteur de l’attentat. Les anarchistes exécutés le 11 novembre pour ce fait et leurs camarades condamnés à de longues années de cachot furent les victimes d’un meurtre judiciaire. Mais l’acte répondait à la tactique que les anarchistes ont toujours prêchée : il déchaîna la fureur de toute la bourgeoisie américaine, mit le désordre dans les rangs ouvriers et discrédita les socialistes qu’on ne savait pas ou ne voulait souvent pas distinguer des anarchistes. La lutte pour la journée de 8 heures se termina par la défaite des travailleurs, le mouvement ouvrier s’effondra et le parti socialiste se trouva réduit à un rôle insignifiant. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’il commence à se relever lentement dans les Etats- Unis. Les seuls préjudices notables dont le mouvement ouvrier ait eu a souffrir depuis 20 ans ont eu pour causes des actes commis par des anarchistes ou du moins conformes à la tactique qu’ils préconisent. La loi contre les menées socialistes en Allemagne, le régime d’oppression en Autriche, le meurtre judiciaire de Chicago et ce qui s’en suivit n’auraient pas été possibles sans ces actes. L’anarchisme a moins de chances aujourd’hui que jamais de reprendre un jour la direction des masses dans quelque pays que ce soit. Les deux causes principales qui prédisposaient les masses à l’anarchisme, c’étaient le manque de perspicacité et le désespoir, surtout l’impossibilité apparente d’obtenir quelque amélioration à l’aide de la politique. Vers 1880 et dans les années suivantes, lorsque les ouvriers autrichiens et américains se laissaient séduire en foule par la phraséologie anarchiste, nous observons dans les deux pays une croissance extraordinaire du mouvement ouvrier, mais en même temps une absence presque complète de toute direction. Les bataillons ouvriers se composaient presque exclusivement de recrues sans éducation, sans connaissances, sans expérience et sans chefs. De plus, il semblait impossible d’ébranler par la lutte politique la domination du capital. En Autriche, les ouvriers étaient privés du droit de vote et n’avaient aucun espoir de l’obtenir par des moyens légaux, sinon à très longue échéance. En Amérique, ils désespéraient de pouvoir, par l’emploi de la politique, venir à bout de la corruption des pouvoirs publics{5}. Une tendance pessimiste se manifestait alors dans le mouvement 50ouvrier ; et cela non seulement dans ces deux derniers pays, mais aussi dans les autres. Aujourd’hui la situation a changé dans tous les pays, elle est devenue meilleure. En Autriche, il y avait une autre circonstance qui favorisait les progrès de l’anarchisme : le parti socialiste y avait perdu la confiance des masses. Lorsque la loi contre les menées socialistes eut brisé les armes politiques et économiques du prolétariat allemand – ses organisations et sa presse – l’anarchisme, qui venait de faire son apparition, sut faire croire aux ouvriers autrichiens que notre parti, une fois bâillonné, avait jeté le manche après la cognée et renié ses principes révolutionnaires. Les socialistes autrichiens, qui défendaient leurs camarades allemands, ne réussirent pas à les réhabiliter aux yeux de la majorité des ouvriers autrichiens, mais seulement à se discréditer eux-mêmes. Un procureur, le comte Lamezan, venait en aide aux anarchistes, qui naturellement lui plaisaient davantage, en déclarant avec mépris que les socialistes n’étaient que « des révolutionnaires en robe de chambre ». Les anarchistes se donnent encore de nos jours toute la peine possible et imaginable pour démontrer aux ouvriers que les socialistes sont des révolutionnaires en robe de chambre. Jusqu’ici ils n’ont eu aucun succès. Mais si jamais un mouvement anarchiste de quelque importance parvenait à se faire jour en Allemagne, ce ne serait pas dans la propagande des « indépendants{6} » qu’il faudrait en chercher l’origine ; il aurait pour cause ou bien une manœuvre des classes dirigeantes de nature à répandre le désespoir dans les masses ouvrières et à empêcher les progrès de leur discernement, ou bien des déclarations émanant des milieux socialistes et tendant à faire croire que nous voulons renier nos principes révolutionnaires. Plus nous deviendrions « modérés », plus nous ferions le jeu des anarchistes, prêtant ainsi notre appui à un mouvement dont tous les efforts visent à remplacer les formes civilisées de la lutte par les formes les plus brutales. On peut donc dire qu’il n’y a plus aujourd’hui qu’une circonstance qui pourrait décider les masses prolétariennes à renoncer volontairement aux méthodes « pacifiques » de lutte exposées ci-dessus : c’est si elles cessaient de croire au caractère révolutionnaire de notre Parti. Nous ne pourrions que compromettre l’évolution pacifique par notre trop grand amour de la paix. Il n’est pas nécessaire d’insister sur les autres calamités que cette attitude conciliatrice entraînerait encore. 51Elle n’atténuerait pas l’hostilité des possédants ; elle ne nous vaudrait pas un ami sûr. Mais elle porterait la confusion dans nos rangs ; les tièdes deviendraient encore plus tièdes et les énergiques se détourneraient de nous. Le grand mobile de nos succès, c’est l’enthousiasme révolutionnaire. A l’avenir nous en aurons besoin plus que jamais, car les plus grandes difficultés ne sont pas celles que nous avons vaincues, mais celles que l’avenir nous réserve. Désastreux seraient les effets d’une tactique qui tendrait à refroidir cet enthousiasme. Or, le danger de la situation actuelle, c’est que nous risquons de paraître plus « modérés » que nous ne le sommes. Plus notre force grandit, plus les questions pratiques passent au premier plan, plus il nous faut étendre notre propagande au-delà de la sphère du prolétariat industriel, plus nous devons éviter les provocations inutiles et les menaces veines. Or, il est très difficile de ne pas passer la mesure, de rendre pleinement justice au présent sans perdre des yeux l’avenir, d’entrer dans la pensée du paysan et du petit bourgeois sans abandonner le point de vue prolétarien, d’éviter autant que possible toute provocation et pourtant de faire sentir à tous que nous sommes un parti de lutte, de lutte irréconciliable contre tout l’ordre social actuel. » Tel était l’article de 1893. Il contient aussi une prophétie qui s’est réalisée. Ce que je redoutais en 1893 arriva peu d’années après. En France, une fraction des socialistes devint temporairement parti de gouvernement. Les masses ouvrières eurent l’impression que le Parti socialiste avait renié ses principes révolutionnaires, et elles perdirent leur confiance en lui, et c’est ainsi qu’elles devinrent en grande partie la proie de la variété la plus neuve de l’anarchisme, le syndicalisme révolutionnaire. Celui-ci, tout comme l’ancien anarchisme de la propagande par le fait, cherche moins à fortifier le prolétariat qu’à effrayer inutilement la bourgeoisie, à la mettre en rage et à soumettre le prolétariat à des épreuves intempestives qui, dans la circonstance, dépassent la mesure de ses forces. Parmi les socialistes français, ce sont justement les révolutionnaires marxistes qui se sont opposés le plus catégoriquement à ces menées. Ils combattent le syndicalisme aussi énergiquement que le ministérialisme ; ils les considèrent comme aussi nuisibles l’un que l’autre. Ce sont les révolutionnaires marxistes qui, aujourd’hui encore, représentent l’opinion exposée par Engels et par moi, de 1892 à 1895, dans les articles cités précédemment. 52Nous ne sommes ni des partisans de la légalité à tout prix, ni des révolutionnaires à tout prix. Nous savons qu’on ne peut pas créer à volonté les situations historiques et que c’est sur elles qu’il faut régler notre tactique. Dans l’article ci-dessus, je pensais que le meilleur moyen d’accélérer les progrès du prolétariat était alors de poursuivre tranquillement l’édification des organisations ouvrières et de continuer à mener la lutte de classes sur le terrain légal. Je n’obéis donc pas, comme on me le reproche, au besoin de me griser d’intransigeance révolutionnaire lorsque je me sens porté à croire, en observant les conditions présentes, que la situation a bien changé depuis 1890, lorsque je pense que nous avons tout lieu de nous croire entrés maintenant dans une période de luttes pour la constitution et pour la conquête du pouvoir, luttes dont on ne peut prévoir pour le moment ni les formes, ni la durée, mais qui se poursuivront peut-être pendant des dizaines d’années à travers des vicissitudes diverses et entraîneront très vraisemblablement et dans un avenir assez proche des déplacements de forces notables en faveur du prolétariat, sinon son hégémonie exclusive dans l’Europe occidentale. Je vais exposer maintenant brièvement les raisons que j’ai de le croire. 53VI - LA CROISSANCE DES ELEMENTS REVOLUTIONNAIRES Nous avons vu qu’en général les marxistes ne se sont point du tout montrés aussi mauvais prophètes qu’on voulait le faire croire ; il est vrai que quelques-uns d’entre eux se sont toujours trompés jusqu’ici sur un point, à savoir lorsqu’il s’agissait de déterminer le moment où se produiraient de grandes luttes révolutionnaires, des déplacements de forces considérables sur le terrain politique en faveur du prolétariat. Quelles raisons avons-nous donc de croire que ce moment si longtemps désiré approche maintenant, que la stagnation politique touche à sa fin et que les luttes allègres, la poussée victorieuse vers la conquête du pouvoir politique vont reprendre leur cours ? C’était avec raison que dans l’introduction des « Luttes des classes » de K. Marx, Engels insistait sur ce fait que de grandes luttes révolutionnaires ne peuvent être menées aujourd’hui que par de grandes masses connaissant les exigences de la situation. Les temps ne sont plus où de petites minorités pouvaient, par une action énergique, renverser à l’improviste le gouvernement et en mettre un autre à sa place. Ceci était possible dans des Etats centralisés, où toute la vie politique était concentrée dans une capitale qui dominait le pays entier, tandis que les villages et les petites villes ne montraient pas un vestige de vie politique et de connexion. Il suffisait alors de paralyser ou de gagner l’armée et la bureaucratie de la capitale pour s’emparer du gouvernement, et si la situation générale exigeait une révolution économique, pour agir en conséquence. Aujourd’hui, dans le siècle des chemins de fer et des télégraphes, des journaux et des réunions publiques, des nombreux centres industriels, des canons et des fusils à répétition, il est tout à fait impossible pour une minorité de paralyser l’armée de la capitale à moins qu’elle ne soit déjà complètement désorganisée ; il est également impossible de renfermer une lutte politique dans les murs de la capitale. La vie politique est la vie de la nation tout entière. Partout où ces conditions existent, un déplacement de forces sur le terrain politique assez considérable pour rendre impossible un régime antidémocratique est soumis aux conditions préalables suivantes : 1° Il faut que ce régime soit directement hostile à la grande masse du peuple. 542° Il faut qu’il existe un grand parti d’opposition irréconciliable qui groupe dans ses organisations les masses populaires. 3° Il faut que ce parti représente les intérêts de la grande majorité de la population et qu’il possède sa confiance. 4° Il faut enfin que la confiance dans le régime existant, dans sa force et dans sa stabilité soit ébranlée chez ses propres organes, c’est-à-dire dans la bureaucratie et dans l’armée. Dans les dernières dizaines d’années, ces conditions ne se sont pas encore trouvées réunies, du moins pas dans l’Europe occidentale. Le prolétariat ne formait pas à beaucoup près la majorité de la population et le parti socialiste n’était pas le parti le plus fort. Si pourtant nous attendions alors la venue prochaine de la révolution, c’est que nous comptions non seulement sur le prolétariat, mais encore sur les masses révolutionnaires de la petite bourgeoisie démocratique et sur la foule des petits bourgeois et des paysans qui marchait à sa suite. Or, la démocratie bourgeoise a complètement fait défaut. A l’heure qu’il est, elle n’est plus même en Allemagne un parti d’opposition. De plus, l’insécurité qui régnait avant 1870 dans les grands Etats d’Europe, a disparu depuis cette époque, excepté en Russie. Les gouvernements se sont consolidés, ils ont gagné en force et en stabilité. Enfin chacun d’eux a su faire croire à la nation qu’il représentait ses intérêts. C’est ainsi que justement au début de l’époque qui vit naître un mouvement ouvrier durable et autonome, c’est-à-dire depuis 1860, les chances d’une révolution politique s’amoindrirent de plus en plus pendant un certain temps, tandis que le prolétariat qui avait de plus en plus besoin de cette révolution et se l’imaginait semblable aux révolutions accomplies depuis 1789, l’attendait dans un avenir prochain. Cependant la situation se transforme peu à peu en sa faveur. L’organisation ouvrière grandit. C’est peut-être en Allemagne que cette croissance se manifeste de la façon la plus frappante. Elle fut particulièrement rapide dans les douze dernières années. Nous avons vu alors l’effectif du Parti socialiste atteindre un demi-million de membres organisés, et celui des syndicats qui lui sont unis par un lien intellectuel étroit, atteindre deux millions de membres. En même temps grandissait la presse, qui est l’œuvre des organisations et non une entreprise privée ; notre presse politique quotidienne atteignait un chiffre rond de un million d’exemplaires, la presse syndicale, généralement hebdomadaire, un tirage bien plus considérable 55encore. Ceci représente une puissance d’organisation du peuple travailleur et exploité comme l’histoire antérieure n’en offre pas d’exemple. La supériorité des classes dirigeantes sur les dirigés se fondait jusqu’ici en grande partie sur ce fait que les premières disposaient des forces organisées de l’Etat, tandis que les classes inférieures étaient presque dépourvues de toute organisation, du moins d’une organisation embrassant le territoire entier de l’Etat. Certes, les classes laborieuses ne pouvaient pas se passer complètement d’organisations ; mais dans l’antiquité, au Moyen-Age et même jusque dans les temps modernes, ces organisations étaient des associations locales, les unes comme les autres morcelées et étroitement circonscrites ; c’étaient des organisations corporatives ou communales parmi lesquelles les communautés rurales pour la culture du sol. La Commune entre autres pouvait devenir à l’occasion un point d’appui très fort contre l’Etat ; rien n’est plus faux que d’assimiler sans différence aucune la Commune à l’Etat et que de les considérer tous deux comme des organisations au service de la même classe. La Commune peut être une organisation de ce genre, elle l’est très souvent, mais elle peut aussi constituer au sein même de l’Etat une organisation des classes gouvernées lorsque celles-ci forment la majorité dans la Commune et y conquièrent le pouvoir. C’est dans la commune de Paris que cette fonction s’est manifestée, à différentes époques, de la façon la plus éclatante. Cette commune fut même par moments une organisation des dernières classes de la société. Mais en face d’Etats aussi forts que le sont les grands Etats modernes, pas une seule commune ne peut maintenir aujourd’hui son autonomie. Il n’en devient que plus nécessaire d’organiser les classes inférieures dans de grandes associations s’étendant sur tout le territoire national et embrassant les métiers les plus différents. C’est l’Allemagne qui a le mieux réussi à cet égard ; non seulement en France, mais aussi en Angleterre, au pays des vieilles trades-unions, les organisations syndicales et politiques sont encore très divisées. Cependant, si rapide que soit la croissance des organisations prolétariennes, elles ne réussiront jamais à une époque normale, non révolutionnaire, à grouper tous les travailleurs du pays ; elles ne renfermeront jamais qu’une élite que des particularités professionnelles, locales ou individuelles favorisent et qui s’élève ainsi au-dessus de la grande masse de la population. Par contre, en temps de révolution, alors que les plus faibles eux-mêmes se découvrent des 56capacités et un tempérament belliqueux, le recrutement des organisations de classes n’a de limites que celles des classes dont elles représentent les intérêts. Or, il est bien remarquable que le prolétariat industriel forme dès aujourd’hui, dans l’empire allemand, la majorité, non seulement de la population, mais même des électeurs. Le recensement de 1907 ne nous a pas encore donné de chiffres exacts relativement à la classification de la population ouvrière ; nous ne possédons que les chiffres du recensement de 1895. Or, en les comparant avec les chiffres fournis par l’élection de 1893, nous faisons les constatations suivantes : En 1893, le nombre des électeurs était de 10 628 492. D’autre part, il y avait, en 1895, 15 506 482 personnes du sexe masculin exerçant une profession. Si l’on en retranche les hommes âgés de moins de 20 ans, ainsi que la moitié de ceux qui sont âgés de 20 à 30 ans, on obtient 10 742 989 comme nombre approximatif des individus masculins exerçant une profession et jouissant du droit de vote. Ce nombre coïncide presque avec celui des électeurs en 1893. Le même calcul nous montre que, parmi les individus masculins jouissant du droit de vote et occupés dans l’agriculture, le commerce et l’industrie, 4 172 269 travaillaient à leur compte, et 5 590 743 étaient des ouvriers ou des employés. Or, étant donné que parmi les 3 144 977 établissements industriels et commerciaux, plus de la moitié. à savoir 1 714 351, n’occupaient qu’une seule personne dont les intérêts coïncidaient dans l’immense majorité des cas avec ceux du prolétariat, il n’est nullement exagéré de prétendre que la population électorale en 1895 renfermait, à côté de 3 millions et demi de personnes établies à leur compte et intéressées au maintien de la propriété privée des moyens de production, plus de 6 millions de prolétaires intéressés à sa suppression. Or, il est permis de supposer que la proportion est la même dans les autres couches de la population qui entrent en ligne de compte ; telles sont notamment les « personnes indépendantes sans profession », rubrique qui comprend, d’une part, de riches rentiers capitalistes, de l’autre, des invalides et des vieillards touchant une retraite très mesquine. Mais si nous considérons toutes les personnes exerçant une profession et non plus seulement les électeurs, nous trouvons alors que le prolétariat forme une majorité bien plus considérable encore, car, parmi les 57individus qui ne jouissent pas encore du droit de vote, les prolétaires sont presque seuls à exercer un métier. On trouve alors les chiffres suivants : Tout compte fait, il y avait eu 1895 dans l’agriculture, l’industrie et le commerce, à côté de 5 474 016 personnes à leur compte, 13 438 377 ouvriers et employés. Si l’on retranche encore de la première catégorie les ouvriers à domicile et autres prolétaires travestis en personnes « établies à leur compte », on peut dire hardiment que les couches de la population intéressées à la propriété privée des moyens de production dépassaient à peine, dès 1895, un quart des individus exerçant une profession, tandis qu’elles formaient encore un bon tiers des électeurs. Treize ans auparavant, en 1882, la situation n’était pas encore si favorable. En comparant les chiffres de la statistique professionnelle de 1882 avec ceux de l’élection de 1881 et en faisant le même calcul que pour 1895, nous obtenons les résultats suivants : Le nombre des exploitations occupant une seule personne était à peu près le même en 1882 qu’en 1895, à savoir 1 877 872. Mais le nombre des existences non prolétariennes parmi les personnes établies à leur compte était certainement plus élevé en 1882 qu’en 1895. Nous pouvons donc prétendre que le nombre des électeurs intéressés à la propriété privée des moyens de production était presque aussi élevé en 1882 qu’en 1895, c’est-à-dire qu’il atteignait en chiffre rond 3 millions et demi ; mais celui des prolétaires se montait en chiffre rond à 5 millions. Le nombre des champions de la propriété serait donc resté le même de 1882 à 1895, tandis que celui de ses adversaires parmi les électeurs se serait accru d’un million. 58Le nombre des électeurs socialistes a augmenté dans cet espace de temps dans des proportions encore plus grandes : il est passé de 311 901 à 1 780 989. Il est vrai qu’en 1881, le nombre des voix social-démocratiques était restreint artificiellement par l’effet de la loi contre les menées socialistes. Depuis 1895, le développement du capitalisme et par suite du prolétariat a fait naturellement de nouveaux progrès. Malheureusement, nous ne possédons pas encore pour tout l’Empire les chiffres complets de la statistique de 1907 qui mettent ce fait en lumière. D’après des données provisoires, le nombre des individus masculins établis à leur compte dans l’agriculture, l’industrie et le commerce a augmenté de 1895 à 1907 de 35 084, c’est-à-dire presque pas ; celui des employés et ouvriers masculins, ou autrement dit des prolétaires, a augmenté de 2 891 228, c’est-à-dire près de cent fois plus. L’élément prolétarien qui prévalait dès 1895, tant dans le corps électoral que dans la population, a acquis depuis une prépondérance énorme. En 1907, le nombre des électeurs se montait à 13 352 900. D’autre part, on comptait, le 12 juin 1907, 18 583 864 individus masculins exerçant une profession, dont 13 951 000 avaient plus de 25 ans. Si l’on retranche de ce dernier nombre les étrangers, les soldats, les personnes secourues par l’assistance publique ou condamnées à la perte des droits civiques, le chiffre restant coïncide avec le nombre des électeurs. Sur les 18 583 864 personnes masculines exerçant un métier, 4 438 123 étaient établies à leur compte dans l’agriculture, l’industrie et le commerce et 12 695 522 étaient des ouvriers et employés. En admettant aujourd’hui la même proportion d’électeurs qu’en 1895, parmi les individus masculins établis à leur compte et parmi les ouvriers, nous pouvons compléter le tableau précédent de la façon suivante : Dans cette augmentation du nombre des électeurs, la part capitale revient au prolétariat, et cela dans une proportion encore plus grande que pour la période qui s’étend de 1882 à 1895. Or, les chiffres du dernier recensement (1905) ne sont pas moins caractéristiques pour le progrès industriel. 59En général les villes offrent un terrain plus favorable que les campagnes pour la vie politique, l’organisation prolétarienne et la propagande de nos idées. La dépopulation des dernières et l’accroissement des premières est donc un phénomène d’une importance capitale. Le tableau suivant montre avec quelle rapidité cette évolution s’accomplit. Par population rurale, il faut entendre la population des communes au-dessous de 2000 habitants, par population urbaine celle des communes de 2000 habitants au moins. La population urbaine a donc plus que doublé dans l’espace de 30 ans, tandis que la population rurale a subi une diminution non seulement relative, mais absolue. Pendant que la population urbaine augmentait de vingt millions, la population rurale diminuait de près d’un million. La campagne renfermait encore, lors de la fondation de l’Empire, près des deux tiers de la population ; aujourd’hui elle n’en renferme plus guère que les deux cinquièmes. Remarquons encore que, parmi les différents états de l’Empire, ce sont ceux où l’industrie est la plus développée qui s’accroissent le plus vite. Le tableau suivant montre, à différentes époques, la répartition de la population totale du territoire actuel de l’Empire entre les divers états. Les territoires qui constituent aujourd’hui la Prusse et la Saxe renfermaient donc en 1816 60 % de la population qui vivait alors dans les limites de l’Allemagne actuelle, par contre, en 1905, déjà près de 70 %. 60L’Allemagne du sud, dont la population dépassait en 1816 la moitié de celle des territoires qui forment maintenant la Prusse et la Saxe, ne renfermait plus en 1905 qu’un tiers de cette population. Les territoires actuels de la Prusse et de la Saxe comptaient en 1816 15 millions d’habitants et les 4 Etats du sud avec l’Alsace-Lorraine ensemble 8 millions. Or, en 1905, les premiers renfermaient 42 millions, les derniers 14 millions d’habitants. Ceux-là ont presque triplé leur population, ceux-ci n’ont pas même doublé la leur. Ainsi donc l’évolution économique tend sans cesse à restreindre le nombre des éléments conservateurs et à augmenter à leurs dépens celui des éléments révolutionnaires, c’est-à-dire des éléments qui ont intérêt à détruire la forme actuelle de la propriété et de l’Etat. Elle tend à donner de plus en plus à ces derniers la prépondérance dans l’Etat. Il est vrai que ces éléments ne sont d’abord que virtuellement et non réellement révolutionnaires. Ils constituent le domaine de recrutement des soldats de la révolution, ils ne sont pas disposés tout de suite à lutter pour elle. Issus en grande partie de petits bourgeois ou de petits paysans, nombre de prolétaires portent longtemps encore les marques de leur origine ; ils ne se sentent pas prolétaires, ils ont le désir de posséder. Ils épargnent pour acheter un lopin de terre, ouvrir une misérable boutique, exercer « à leur compte » un métier sur une échelle minuscule et avec quelques malheureux apprentis. D’autres ont perdu cet espoir ; ils ont reconnu qu’ils ne se feraient ainsi qu’une existence misérable ; mais ils se sentent incapables ou ils n’ont pas le cœur de lutter de concert avec leurs camarades pour une existence meilleure. Ils croient faire leur chemin plus facilement en les trahissant. Ils deviennent des jaunes et des briseurs de grèves. D’autres enfin vont plus loin encore ; ils reconnaissent déjà la nécessité de lutter contre l’adversaire capitaliste et pourtant ils ne se sentent encore ni assez sûrs, ni assez forts pour déclarer la guerre au système capitaliste tout entier. Ils recherchent l’assistance des partis bourgeois et des gouvernements. Même parmi ceux qui sont arrivés à reconnaître la nécessité de la lutte de classes prolétariennes, il y en a un assez grand nombre encore qui ne voient pas au delà de la société présente et qui doutent ou même désespèrent de la victoire du prolétariat. A mesure que s’accélère l’évolution économique et par suite la prolétarisation des masses, à mesure que grandit le nombre de ceux qui émigrent de la campagne à la ville, de l’est vers l’ouest, qui passent de la 61classe des petits propriétaires dans les rangs des dépossédés, nous voyons s’accroître simultanément au sein du prolétariat le nombre des éléments qui n’ont pas encore saisi quel intérêt ils ont à une révolution sociale, qui même ne comprennent pas les antagonismes de classes de notre société. Les amener à l’idée socialiste, c’est une tâche indispensable, mais infiniment difficile en temps normal, une tâche qui exige la plus grande abnégation et la plus grande habileté et qui pourtant ne marche pas aussi vite que nous le désirerions. Notre domaine de recrutement comprend sûrement aujourd’hui les trois quarts de la population et probablement plus encore, tandis que le nombre de nos voix n’atteint pas encore un tiers de tous les votants, un quart de tous les électeurs. Mais la marche du progrès devient subitement rapide dans des temps d’effervescence révolutionnaire. C’est avec une vitesse incroyable que la grande masse de la population s’instruit alors et qu’elle acquiert une conception nette de ses intérêts de classes. Le sentiment que le moment est enfin venu pour elle de s’élever des ténèbres de la nuit vers la lumière éclatante du soleil, ce sentiment n’exalte pas seulement son courage et son ardeur belliqueuse, il stimule puissamment aussi son intérêt pour les problèmes politiques. Même le plus indolent devient actif, même le plus lâche devient audacieux, même le plus borné voit s’élargir son horizon. C’est alors qu’une éducation politique des masses qui exige d’ordinaire des générations s’accomplit en quelques années. Lorsque la situation est devenue telle, lorsqu’un régime en est arrivé au point où ses contradictions intérieures le mènent à la ruine, s’il existe alors dans la nation une classe qui a intérêt à s’emparer du pouvoir et qui en a la force, il ne faut plus qu’un parti qui possède sa confiance, un parti qui soit animé d’une hostilité irréconciliable à l’égard du régime chancelant et qui sache reconnaître clairement les exigences de la situation pour mener à la victoire la classe révolutionnaire. Or, le parti socialiste est depuis longtemps ce parti. Nous avons également la classe révolutionnaire ; elle forme depuis quelque temps la majorité de la nation. Reste à savoir si nous pouvons compter aussi sur la faillite morale du régime actuel. 62VII - L’AFFAIBLISSEMENT DES ANTAGONISMES DE CLASSES Nous avons vu qu’en 1885, Engels fit un jour la remarque que, depuis la révolution française qui s’étendit avec ses contrecoups de 1789 à 1815, des révolutions, c’est-à-dire de grands déplacements de forces sur le terrain politique se sont succédé en Europe environ tous les 15 ou 18 ans : 1815, 1830, 1848-52, 1870-71. Il supposait donc que vers 1890 une révolution devait échoir. Et, en effet, il y eut alors un revirement politique qui se traduisit par la chute du régime de Bismarck et par une renaissance des aspirations démocratiques et de l’esprit de réformes sociales dans l’Europe entière. Mais cet essor fut bien faible et de bien courte durée, et vingt années se seront bientôt écoulées depuis sans qu’il se soit produit une vraie révolution, du moins dans l’Europe proprement dite. A quoi cela tient-il ? Pourquoi cette agitation continuelle en Europe de 1789 à 1871 et, depuis cette date, un calme en politique qui est devenu dans les derniers temps un marasme complet ? Pendant toute la première moitié du XIXème siècle jusqu’en 1848, les classes de la population européenne les plus importantes pour la vie économique et intellectuelle de l’époque étaient partout exclues du gouvernement ; celui-ci, au service de l’aristocratie et de la prêtraille, ne comprenait pas leurs aspirations ou même luttait directement contre elles. En Allemagne et en Italie le morcellement politique empêchait tout essor économique. Dans la période comprise entre 1846 et 1870 cette situation changea complètement. Ce fut alors que le capital industriel l’emporta sur la propriété foncière, d’abord en Angleterre par la suppression du droit sur les grains (1846) et l’introduction du libre-échange ; dans d’autres pays tels que l’Allemagne et l’Autriche, le capital industriel obtint au moins d’être placé sur le même pied que la propriété foncière. Les intellectuels reçurent la liberté de la presse et la liberté individuelle, la petite bourgeoisie et les petits paysans le droit de suffrage. L’unité allemande et l’unité italienne donnèrent satisfaction à un long et douloureux désir de ces deux nations. Il est vrai que ces événements s’accomplirent après la défaite de la révolution de 1848 et cela non par des mouvements politiques à l’intérieur, mais par des guerres extérieures. La 63guerre de Crimée (1854-1856) supprima le servage en Russie et força le gouvernement du tsar à tenir compte de la bourgeoisie industrielle. Les années 1859, 1866 et 1870 virent se réaliser l’unité italienne, 1866 et 1870 l’unité allemande, incomplètement, il est vrai ; en 1866 un régime libéral s’établit en Autriche, tandis que l’Allemagne se préparait à introduire le suffrage universel ainsi qu’une certaine liberté de la presse et de coalition. L’année 1870 acheva ces ébauches et valut à la France la république démocratique. En Angleterre, l’année 1867 avait apporté une réforme électorale qui accordait à la partie la plus aisée de la classe ouvrière et aux couches inférieures de la petite bourgeoisie le droit de suffrage dont elles étaient privées jusqu’alors. C’est ainsi que toutes les classes des nations européennes, à l’exception du prolétariat, reçurent les institutions politiques fondamentales sur lesquelles elles pouvaient asseoir leur existence. Elles avaient vu triompher, sinon toutes, du moins une bonne partie des revendications qui, depuis la grande révolution, faisaient l’objet continuel de leurs aspirations. Et si tous leurs désirs n’étaient pas satisfaits et ne pouvaient non plus l’être, les intérêts des classes possédantes étant souvent très opposés, les classes mal partagées ne se sentaient pas assez fortes pour obtenir l’autorité exclusive dans l’Etat et ce qui leur manquait n’était pas assez important pour qu’elles courussent les risques d’une révolution. Il n’y avait plus qu’une classe dans la société européenne qui restât révolutionnaire : c’était le prolétariat et surtout le prolétariat des villes. En lui vivait encore l’impulsion révolutionnaire. Bien que le bouleversement des institutions eût complètement changé la situation politique, le prolétariat, se fondant sur l’expérience de presque tout un siècle de 1789 à 1871, continuait à nourrir l’espoir d’une révolution prochaine qui naturellement ne serait pas encore son œuvre exclusive, mais celle de la petite bourgeoisie et du prolétariat, révolution dont il prendrait la direction, étant donnée son importance accrue. C’est ce qu’attendaient, non seulement quelques marxistes « orthodoxes », tels qu’Engels et Bebel, mais aussi des politiciens positifs sur lesquels le marxisme n’avait nullement déteint, Bismarck par exemple. La nécessité, à laquelle il croyait dès 1878, de recourir à des lois d’exception contre la social-démocratie, bien que le parti n’obtînt pas encore un demi-million de voix, c’est-à-dire moins de 10 % des votants et moins de 6 % des électeurs ; le projet désespéré qu’il nourrissait de pousser la socialdémocratie à descendre dans la rue avant qu’elle fut devenue par trop 64puissante ; tout ceci ne s’explique que parce qu’il croyait voir déjà venir la révolution de la petite bourgeoisie et du prolétariat. Et, en effet, toute une série de circonstances confirmaient cette opinion, abstraction faite du souvenir des expériences du siècle passé. En 1873 éclata en Europe la crise économique la plus grave, la plus étendue et la plus longue qu’on ait vue jusqu’alors ; elle dura jusqu’en 1887. La misère qu’elle engendra dans le prolétariat et la petite bourgeoisie, la pusillanimité qu’elle produisit dans les milieux capitalistes furent encore aggravées par les effets concomitants de la concurrence dans la production des denrées alimentaires. Cette concurrence, due surtout à l’Amérique et à la Russie, semblait devoir mettre fin, dans l’Europe occidentale, à toute production de marchandises dans le domaine de l’agriculture. La misère générale des paysans, des artisans et des prolétaires, l’embarras croissant de la bourgeoisie, la répression brutale des aspirations socialistes - depuis 1871 en France et depuis 1878 en Allemagne et aussi en Autriche -, tout semblait indiquer l’approche d’une catastrophe. Mais les institutions politiques qui avaient vu le jour de 1848 à 1871 répondaient trop bien aux besoins de la masse de la population pour qu’elles se fussent effondrées déjà. Au contraire, plus le danger de la révolution, qui ne pouvait être désormais que prolétarienne et anticapitaliste, paraissait imminent, plus les classes aisées serraient les rangs autour des gouvernements. Or, les petits bourgeois et les petits paysans possédaient dans les nouveaux droits politiques, surtout dans le droit de suffrage, un moyen très efficace d’agir sur les gouvernements et d’obtenir d’eux des concessions matérielles de toute sorte. Ils n’en essayèrent que davantage d’acheter par des services politiques l’assistance du gouvernement et cela d’autant plus que la classe à laquelle ils s’étaient alliés jusqu’alors dans leurs luttes politiques les inquiétait davantage. C’est ainsi que l’esprit de mécontentement que la crise économique et l’oppression politique avaient fait naître dans de nombreuses couches de la population, n’engendra qu’un faible revirement politique qui, comme nous l’avons déjà dit, se traduisit surtout par la chute de Bismarck (1890) ; on peut y ajouter la tentative faite en France par le boulangisme (1889) pour changer par les moyens violents la constitution. Mais ce semblant de mouvement révolutionnaire s’en tint là. Or, au moment précis où s’opérait ce revirement politique, la dépression industrielle qui durait depuis si longtemps prit fin. Un puissant 65essor économique commença et il a duré presque sans discontinuer jusqu’à ces dernières années. Les capitalistes et leurs idéologues, professeurs, journalistes et autres intellectuels, reprirent courage. Les artisans eurent leur part de cet essor et l’agriculture aussi se releva. L’accroissement rapide de la population industrielle élargit le marché agricole, surtout pour les produits qui, comme la viande et le beurre, avaient moins à souffrir de la concurrence étrangère. Ce ne sont pas les droits protecteurs sur les produits agricoles qui ont sauvé l’agriculture européenne, car elle s’est relevée aussi dans les pays libre-échangistes comme l’Angleterre, la Hollande, le Danemark ; ce qui l’a sauvée, c’est l’essor rapide de l’industrie depuis 1887. Cet essor était à son tour une conséquence de l’élargissement rapide du marché international, de ce même élargissement qui avait fait affluer vers l’Europe les produits agricoles des pays lointains et par suite causé la crise de l’agriculture. Cet élargissement du marché international fut provoqué surtout par le développement du réseau des chemins de fer en dehors de l’Europe occidentale. C’est ce que montre le tableau suivant où la longueur des chemins de fer est exprimée en kilomètres : On voit donc que la construction des chemins de fer depuis 1880 et surtout depuis 1890 a fait des progrès beaucoup plus rapides dans tous les territoires nouvellement ouverts au capitalisme que dans les vieux pays. Les transports maritimes se sont accrus en même temps d’une manière prodigieuse. Le tonnage comparé des bâtiments à vapeur est indiqué par le tableau suivant : 66Ces chiffres reflètent l’élargissement prodigieux du marché international dans les vingt dernières années. Cet élargissement le mit à même de faire face quelque temps à l’accroissement de la production des marchandises. C’est ce qui fit passer au premier plan dans tous les pays d’industrie l’intérêt pour le marché international et par suite pour la politique coloniale considérée comme un moyen d’élargir ce marché. Il est vrai que l’acquisition de nouvelles possessions dans les pays d’outre-mer n’a, depuis 1880, que peu de rapport avec l’élargissement du marché international. Depuis cette date la politique coloniale contemporaine s’est occupée presque exclusivement de l’Afrique, seul pays où il y eût encore beaucoup de ces territoires que les puissances européennes appellent « libres », ce qui veut dire dépourvus d’un gouvernement fort. Or, il suffit de considérer le tableau ci-dessus relatif à la construction des chemins de fer pour constater que l’Afrique y a bien peu de part. Il est vrai que son réseau est passé de 4 600 kilomètres en 1880 à 28 000 kilomètres en 1906. Mais qu’est-ce que cela comparé à celui de l’Asie qui passait de 16 000 kilomètres à 88 000 et à celui de l’Amérique qui passait de 71 000 kilomètres à 473 000 ! Et dans l’Afrique elle-même, ce ne sont pas les nouvelles colonies acquises depuis 1880 qui absorbent la majeure partie des nouvelles lignes ; ce sont de vieilles colonies et des états indépendants, ainsi que le montre le tableau suivant : Longueur des chemins de fer en kilomètres : 67Il n’y a donc que 7 000 kilomètres de chemins de fer, un quart du réseau africain, pas même un pour cent (0,7 %) du réseau mondial, qui se répartissent entre les derniers pays ; encore ces territoires ne sont-ils pas tous, mais seulement en grande partie des acquisitions récentes de la politique coloniale de l’Europe. On voit donc combien peu cette politique coloniale a de rapport avec l’élargissement du marché international depuis vingt ans et avec le nouvel essor de la production. Toutefois ce nouvel essor avait des rapports manifestes avec l’ouverture de certains débouchés extérieurs, ouverture qui coïncidait ellemême avec la politique coloniale contemporaine depuis 1880, de sorte que la grande masse de la bourgeoisie établit une connexité entre cette politique coloniale et l’essor économique. La bourgeoisie des grands Etats européens eut dès lors un nouvel idéal qu’elle commença vers 1890 à opposer au socialisme, à ce même socialisme qui dès 1880 avait fait capituler plus d’un penseur bourgeois. Ce nouvel idéal, c’est l’annexion d’un empire colonial à la métropole européenne ; c’est ce qu’on appelle l’impérialisme. Or, l’impérialisme, c’est, pour une grande puissance, une politique de conquête ; c’est l’hostilité à l’égard des autres Etats qui veulent suivre la même politique de conquête dans les mêmes territoires. L’impérialisme n’est pas possible sans des armements puissants, sans de fortes armées permanentes, sans des flottes capables de livrer des batailles dans des mers lointaines. Jusque vers 1850 et plus tard encore, la bourgeoisie était en général hostile à l’armée parce qu’elle était hostile au gouvernement. Elle détestait l’armée permanente, qui coûtait des sommes si considérables et formait l’appui le plus solide d’un gouvernement qui la combattait. La démocratie bourgeoise regardait une armée permanente comme inutile, car elle voulait rester chez elle, elle ne voulait pas entreprendre de guerres de conquêtes. Mais depuis 1870, la bourgeoisie manifeste une sympathie croissante pour l’armée, et cela non seulement en Allemagne et en France où la guerre a rendu l’armée populaire, en Allemagne à cause des brillantes victoires remportées, en France parce qu’on espère avec elle empêcher le retour de semblables désastres. Dans d’autres états encore, on commence à s’enthousiasmer pour l’armée et on compte sur elle pour écraser l’ennemi tant au dedans qu’au dehors. L’attachement des classes possédantes pour l’armée augmente dans la même mesure que leur attachement pour le gouvernement. Quelque divisées 68qu’elles soient par des antagonismes d’intérêt, elles se trouvent toutes d’accord depuis les démocrates les plus radicaux jusqu’aux féodaux les plus conservateurs lorsqu’il faut faire des sacrifices pour les armements militaires. Il n’y a que le prolétariat, le parti socialiste qui s’y oppose. La force des gouvernements s’est donc accrue considérablement dans les dernières dizaines d’années ; la possibilité de culbuter le gouvernement, de faire une révolution parut repoussée à une distance incalculable. L’opposition systématique, qu’il ne faut pas confondre avec l’opposition d’une clique d’arrivistes contre un gouvernement qui l’exclut de la curée, devint de plus en plus l’attitude exclusive du prolétariat. Certaines couches du prolétariat perdirent même leur ardeur révolutionnaire depuis le dernier revirement politique de l’année 1890. Ce revirement avait fait disparaître en Allemagne et en Autriche les symptômes les plus graves de l’oppression politique du prolétariat. En France, les derniers restes de l’ère de persécution qui avait suivi la Commune avaient déjà disparu. Il est vrai que les réformes sociales, la législation ouvrière n’avançaient pas. L’époque la plus favorable à leur progrès, c’est celle où l’industrie capitaliste est assez développée pour ravager si visiblement la santé publique qu’il devient urgent d’y porter remède ; encore ne faut-il pas que le capital industriel exerce un empire absolu sur l’Etat et la société ; il est nécessaire qu’il se heurte à l’opposition énergique de la petite bourgeoisie, de la propriété foncière et d’une partie des intellectuels, et, en même temps, il faut encore qu’on puisse croire possible de contenter le prolétariat, qui commence a devenir une force, par quelques mesures de protection ouvrière. Or, telle était la situation où se trouvait l’Angleterre dès 1840. C’est alors que fut adoptée la mesure la plus importante de sa législation sociale, la journée de dix heures pour les ouvrières (1847). L’Europe continentale suivit clopin-clopant. Ce ne fut qu’en 1877 que la Suisse obtint la loi confédérale sur le travail dans les fabriques, loi qui fixa à 11 heures la journée maximum pour les travailleurs des deux sexes. L’Autriche adopta en 1885 la même journée maximum. Le revirement politique qui suivit la chute de Bismarck apporta aussi en Allemagne et en France quelques petits progrès. En 1891 fut adoptée en Allemagne la loi du code industriel fixant à 11 heures la journée maximum pour les femmes non protégées jusqu’alors. En 1899 la même disposition fut introduite en France. Et c’est tout ! Aucun progrès qui vaille la peine d’être cité n’a été 69réalisé depuis. En Allemagne, au bout de 17 ans, nous en sommes arrivés au point que la journée de dix heures pour les ouvrières vient tout juste d’être établie. Les ouvriers masculins ne sont pas plus protégés qu’avant. Dans le domaine de la législation ouvrière et des réformes sociales en général règne un marasme complet. Mais l’essor économique depuis 1887 a permis à certaines catégories de travailleurs d’améliorer leur situation sans le secours de la législation, par l’action directe des syndicats, grâce à l’accroissement rapide de la demande sur le marché du travail. Cet accroissement de la demande est mis en lumière par la diminution de l’émigration allemande. Le nombre des émigrants allemands était : en 1881, 220 902 ; en 1887, 104 787 ; en 1891, 120 089 ; en 1894, 40 964 ; en 1900, 22 309 ; en 1907, 31 696. Cet accroissement rapide de la demande sur le marché du travail créa, pour nombre de catégories d’ouvriers, une position relativement favorable à l’égard du capital. Les syndicats allemands, français, autrichiens qui, dans les vingt années qui suivirent 1870, n’avaient pu se développer que lentement par suite de la crise économique et de l’oppression politique, prirent désormais un essor rapide, notamment en Allemagne où le développement économique était le plus puissant. Les syndicats anglais, ces vieux champions de la classe ouvrière, se virent rattrapés, dépassés même ; les salaires, la durée de la journée et les autres conditions du travail furent l’objet d’améliorations notables. En Autriche, le nombre des syndiqués passa de 46 606 en 1892 à 448 470 en 1906 ; en Allemagne, de 223 530 en 1892 à 1 865 506 en 1907. Or, les trade-unions anglaises passaient simultanément de plus de 1 500 000 membres en 1892 à 2 106 283 seulement en 1906. Elles augmentaient donc de 600 000 membres, les syndicats allemands de 1 600.000. Or, ce n’est pas seulement par leur développement rapide que les syndicats allemands l’emportèrent pendant cette période sur les syndicats anglais ; ils représentaient aussi une forme supérieure du mouvement syndical. Les trade-unions anglaises s’étaient formées d’une façon purement instinctive ; elles étaient exclusivement le produit de la pratique ; les syndicats allemands furent fondés par des socialistes que guidait la féconde théorie marxiste. C’est pourquoi le mouvement syndical allemand a trouvé des formes beaucoup mieux appropriées à ses fins. Au lieu de l’éparpillement 70local et professionnel des trade-unions anglaises, il a fondé de grandes unions d’industrie centralisées ; il a su beaucoup mieux restreindre les différends qui s’élèvent entre les organisations pour des questions de frontières ; enfin il a beaucoup mieux évité les dangers du corporatisme et de l’exclusivité aristocratique. Beaucoup mieux que les syndicats anglais, les syndicats allemands se sentent les représentants du prolétariat tout entier et non pas seulement des syndiqués de leur profession. Ce n’est que lentement que les Anglais parviennent à se débarrasser de leur étroitesse d’esprit traditionnelle. Ce sont les syndicats allemands qui prennent de plus en plus la direction du mouvement syndical international, et cela parce que, consciemment ou inconsciemment, ils ont davantage subi jusqu’ici l’influence de la théorie marxiste que leurs collègues anglais. Ce développement brillant des syndicats et notamment des syndicats allemands fit sur le prolétariat une impression d’autant plus profonde que, dans le même espace de temps, les réformes sociales piétinaient sur place dans les parlements et que la classe ouvrière remportait de moins en moins de succès positifs sur le terrain politique. Les syndicats ainsi que les coopératives semblaient destinés à amener le relèvement graduel de la classe ouvrière, sans aucune commotion politique, en se servant simplement des institutions légales ; ils semblaient devoir réduire ainsi de plus en plus le capital aux abois, substituer à l’absolutisme capitalisme la « tactique constitutionnelle » et, par cette transition, arriver petit à petit, sans rupture violente, sans catastrophe, à la « démocratie industrielle ». Mais, tandis que les antagonismes de classes paraissaient ainsi s’atténuer de plus en plus, les facteurs qui devaient les aggraver de nouveau se développaient déjà. 71Vlll - L’AGGRAVATION DES ANTAGONISNES DE CLASSES En même temps que l’organisation syndicale ouvrière, se formait une autre organisation puissante qui menace de plus en plus de lui barrer la route. Cette organisation, c’est le Syndicat d’industriels. Nous avons déjà mentionné précédemment les sociétés par actions. De bonne heure elles ont pris possession des entreprises commerciales et des banques. Depuis 1870 elles se sont développées de plus en plus dans l’industrie. Nous avons aussi insisté sur le fait que la concentration des entreprises dans un petit nombre de mains, préparée déjà par l’extension de la grande production, fut activée considérablement par les sociétés par actions. Elles favorisent l’expropriation des petites fortunes placées en actions par les barons de la haute finance qui savent beaucoup mieux que les petits épargnants s’orienter sur l’océan dangereux de la vie économique moderne ; qui plus est, ce sont eux qui font naître artificiellement dans cet océan des gouffres et des bas-fonds. Par les sociétés anonymes les petites fortunes placées en actions deviennent des moyens de domination qui se trouvent mis à l’entière disposition des barons de la haute finance, maîtres souverains des sociétés par actions. Enfin ces sociétés permettent à quelques barons de la haute finance, à quelques milliardaires et à quelques grosses banques de soumettre à leur empire de nombreux établissements de la même branche, avant même d’en prendre directement possession, et de les grouper dans une organisation commune. Voilà comment nous voyons depuis 1890 les organisations patronales pousser comme des champignons dans tous les pays capitalistes et, tout en revêtant les formes les plus diverses selon la législation du pays, poursuivre toutes le même but, qui est de créer des monopoles artificiels pour augmenter le profit. Elles y arrivent, tantôt en augmentant le prix des produits, c’est-àdire par une exploitation raffinée des consommateurs, tantôt en réduisant les frais de production. Cette réduction des frais s’obtient de façons différentes, mais elle aboutit toujours à des renvois d’ouvriers ou à une exploitation plus raffinée, souvent même aux deux résultats. Il est encore plus facile pour les entrepreneurs de s’organiser dans des associations dont le but est de contenir les ouvriers que dans des cartels et des trusts pour élever les prix. Là, plus de concurrence, plus d’antagonisme qui les divise, ils se trouvent tous d’accord. Un même intérêt unit alors non 72seulement tous les entrepreneurs de la même branche d’industrie, mais encore ceux des branches les plus diverses. Si grands ennemis qu’ils soient sur le marché où ils achètent et vendent des marchandises, ils sont les meilleurs amis du monde sur cet autre marché où ils achètent tous cette même marchandise qui a pour nom force de travail. Ces organisations d’entrepreneurs font de plus en plus obstacle au progrès des organisations syndicales de la classe ouvrière. Certes, Naumann s’exagère leur force dans son article précité. En face de ces organisations les syndicats ne sont pas complètement dépourvus de volonté. Mais leur marche victorieuse est de plus en plus entravée dans les dernières années, ils se trouvent acculés à la défensive sur toute la ligne, les entrepreneurs opposent de plus en plus les lock-outs aux grèves, et cela avec un succès grandissant. Les occasions favorables où les syndicats peuvent encore livrer la bataille avec des chances de succès se font de plus en plus rares. Ce qui aggrave encore cette situation, c’est que l’affluence d’ouvriers étrangers, dont les besoins sont presque nuls, augmente de jour en jour. C’est une conséquence nécessaire de l’essor industriel et cet essor provient luimême du fait que les bateaux à vapeur et les chemins de fer ont élargi le marché international et ouvert les derniers recoins du globe aux produits de l’industrie capitaliste. Dans les régions nouvellement ouvertes, ces produits supplantent ceux de l’industrie locale et notamment de l’industrie à domicile des paysans ; il en résulte d’une part que de nouveaux besoins s’éveillent chez les habitants de ces régions, d’autre part qu’ils se trouvent obligés d’avoir de l’argent en poche. En même temps la décadence de l’industrie locale produit dans ces contrées arriérées une surabondance de bras. Ces travailleurs ne trouvent pas d’emploi dans leur pays, à plus forte raison d’emploi qui leur procure de l’argent. Mais les nouveaux moyens de communication, chemins de fer et bateaux à vapeur, leur permettent désormais facilement de se faire transporter en échange, cargaison vivante, vers ce pays d’industrie qui leur promet un travail lucratif. L’échange des hommes contre des marchandises est une conséquence inévitable de l’élargissement du marché de l’industrie capitaliste. D’abord dans le pays même où elle se développe, elle exporte ses produits de la ville à la campagne et elle en importe non seulement des matières premières et des vivres, mais encore des ouvriers. Dès qu’un pays d’industrie exporte des marchandises, il commence bientôt aussi à importer des hommes. Le premier exemple de ce phénomène fut l’Angleterre qui reçut pendant la première 73moitié du siècle dernier de grandes masses d’ouvriers notamment de l’Irlande. Certes, cet afflux d’éléments arriérés est un obstacle sérieux pour la lutte de classes du prolétariat, mais il est une conséquence nécessaire du développement du capitalisme dans l’industrie. Il n’est pas possible de prôner, ainsi que les adeptes modernes du socialisme « pratique » aiment à le faire, l’expansion du capitalisme comme un bienfait pour le prolétariat et de pester, d’autre part, contre le fléau de l’immigration étrangère, comme si le fléau n’avait rien de commun avec le bienfait. Dans le système capitaliste, tout progrès économique s’accompagne d’un fléau pour la classe ouvrière. Si les ouvriers américains veulent empêcher l’afflux des Japonais et des Chinois, ils doivent aussi s’opposer à ce que les bateaux à vapeur exportent des produits américains au Japon et en Chine et à ce que l’on y construise des chemins de fer avec de l’argent américain. L’un ne va pas sans l’autre. L’immigration d’ouvriers étrangers est un moyen de contenir le prolétariat, tout comme l’introduction des machines, la substitution des femmes aux hommes, des ouvriers non-qualifiés aux ouvriers qualifiés. Si les conséquences en sont déprimantes, ce n’est pas une raison de s’en prendre aux ouvriers étrangers, mais seulement de lutter contre la domination du capital et de renoncer à toutes les illusions tendant à faire croire que le développement rapide de l’industrie capitaliste est un bienfait durable pour les ouvriers. Ce bienfait n’est jamais que passager ; les conséquences amères ne se font jamais attendre. C’est ce qui apparaît de nouveau en ce moment même d’une façon manifeste. Nous avons vu précédemment que l’émigration allemande a beaucoup diminué dans les vingt dernières années. En même temps le nombre des étrangers s’accroissait en Allemagne. Voilà le tableau de cet accroissement : Le recensement a toujours eu lieu le premier décembre, c’est-à-dire pendant la morte-saison dans l’agriculture et le bâtiment. Il ne tient donc pas compte des nombreux ouvriers étrangers qui ne travaillent en Allemagne qu’en été et retournent en automne dans leur pays. Les difficultés croissantes suscitées au mouvement syndical ouvrier 74par les syndicats patronaux et par l’immigration d’ouvriers étrangers non organisés, sans exigences et sans défense, se firent sentir bien plus amèrement lorsque les prix des vivres commencèrent a monter. Le baisse des prix des vivres après 1870, dont nous avons déjà parlé, était d’une importance capitale pour le coût de la vie des ouvriers européens. Elle augmentait la puissance d’achat de leur salaire-argent, atténuait les effets de la baisse de ce salaire pendant la crise et, la crise passée, faisait monter le salaire réel encore plus vite que le salaire-argent, à condition toutefois que des droits sur les produits agricoles n’annulassent pas les effets bienfaisants du bas prix des vivres. Mais depuis quelques années les prix des vivres se mettent à augmenter de nouveau. C’est en Angleterre qu’on peut observer leur variation de la façon la plus sûre, car il n’y a pas dans ce pays de droits sur les produits agricoles qui l’entravent ou la fassent dévier. D’après une statistique de Conrad, le prix d’une tonne de blé à 1000 kilogrammes a varié en Angleterre de la façon suivante (valeurs en francs) : D’autre part, les Cahiers trimestriels de la statistique de l’empire allemand (1908. 4° cahier) nous montrent comment cette variation s’est comportée dans les dernières années. Voici quel était à Liverpool, de juillet à septembre, le cours du blé de La Plata (en francs) : Naturellement les prix varient chaque année selon la moisson. Toutefois, il semble bien que la hausse actuelle des prix des vivres n’est pas un phénomène passager, mais constant. La banqueroute de l’agriculture russe d’une part, la transformation des Etats-Unis d’un état agricole en un état industriel de l’autre, fait prévoir que l’afflux vers l’Europe des vivres a bas-prix tarira peu à peu. La production du blé, par exemple, a cessé d’augmenter en Amérique depuis quelques années. Le tableau suivant indique le rendement de cette production de 1901 à 1907 : 75On voit donc que la production subit un mouvement plutôt rétrograde que progressif. En revanche, les prix accusent une tendance très prononcée à la hausse. Au ralentissement dans l’importation des produits agricoles s’ajoute l’action des syndicats de capitalistes qui font hausser artificiellement tous les prix et tarifs de transports. Nous faisons complètement abstraction des droits sur les produits agricoles qui, s’ajoutant à la hausse des prix de ces produits, aggravent encore, au nom de l’Etat, les charges des classes ouvrières. Si à tout cela il s’ajoute une crise qui entraîne un chômage étendu, comme celle qui éclata à la fin de l’année 1907, la situation du prolétariat devient terrible. C’est justement le cas en ce moment. Or, le prolétariat ne doit pas compter voir après la crise un essor analogue à celui des années 1895 à 1901. Les prix élevés des vivres subsisteront ou même augmenteront encore ; l’afflux de la main-d’œuvre étrangère à bas prix ne cessera pas non plus ; au contraire, il reprendra de plus belle dès l’avènement d’une meilleure conjoncture. Les syndicats d’entrepreneurs surtout formeront plus que jamais un cercle de fer qu’il ne sera pas possible de briser par les méthodes purement syndicales. Si importants, si indispensables même que soient les syndicats pour le présent et pour l’avenir, nous ne devons pas espérer qu’ils feront encore accomplir au prolétariat, par des méthodes purement syndicales, des progrès aussi considérables que dans les 12 dernières années. Nous devons même nous attendre à ce que l’adversaire retrouve temporairement la force de refouler la classe ouvrière. Déjà dans les dernières années de prospérité, lorsque l’industrie battait son plein et se plaignait constamment du manque de bras, les ouvriers ne réussissaient plus, chose digne de remarque, à faire augmenter leur salaire réel, c’est-à-dire exprimé non en argent, mais en moyens de subsistance ; ce 76salaire tendait plutôt à baisser. C’est ce qui a été démontré en Allemagne par des enquêtes privées pour différentes catégories d’ouvriers. En Amérique, ce fait a été constaté officiellement dans toutes les catégories. L’Office du travail de Washington procède chaque année depuis 1890 à une enquête sur les conditions du travail dans un certain nombre d’établissements des industries les plus importantes des Etats-Unis. Dans les dernières années, 4 169 fabriques et ateliers firent l’objet de l’enquête qui porta sur le chiffre des salaires, la journée de travail, le budget des ménages, le genre de consommation des ouvriers et le coût de leur nourriture. En comparant ensuite les chiffres ainsi obtenus, on voit si les conditions d’existence de la classe ouvrière s’améliorent ou empirent. Pour chacune des rubriques considérées le chiffre 100 représente la moyenne des chiffres des années 1890 à 1899. Le chiffre 101 indique donc que les conditions se sont améliorées de 1 % en comparaison de la moyenne, le chiffre 99 qu’elles ont empiré de 1 %. Or, voici quels sont les chiffres obtenus par l’Office : Ce tableau nous montre d’abord ce qu’il faut entendre par le prétendu « mouvement d’ascension réformiste » du prolétariat. Les 17 dernières années furent exceptionnellement favorables pour la classe ouvrière ; elles 77furent signalées en Amérique par une prospérité inouïe qui peut-être ne se reproduira plus jamais. Dans aucun pays la classe ouvrière ne jouit de tant de liberté, dans aucun pays elle ne suit une politique plus positive, plus exempte de toutes les idéologies révolutionnaires qui pourraient la détourner du travail pratique dont le but est d’améliorer sa situation. Et cependant en 1907, année de prospérité, où le salaire-argent dépassait de 4 % en moyenne celui de l’année précédente, le salaire réel surpassait à peine celui de 1890, année où les affaires étaient très peu brillantes. Naturellement, le chômage, l’insécurité de l’existence créent une différence énorme entre une époque de crise et une époque de prospérité ; mais la puissance d’achat du salaire hebdomadaire de l’ouvrier constamment occupé est presque restée la même en 1907 qu’en 1890. Il est vrai que le salaire-argent a augmenté considérablement. Pendant la période de dépression, de 1890 a 1894, il était tombé de 101,0 à 97,7, c’est-à-dire de plus de 3 % ; il remonta ensuite d’une manière constante jusqu’en 1907, où il atteignit 122,4, soit une augmentation de 25 %. Par contre, les prix des vivres ont baissé de 1890 à 1896 plus rapidement encore que le salaire-argent, à savoir de 102,4 à 95,5, c’est-à-dire de près de 7 %, de sorte que la puissance d’achat du salaire hebdomadaire n’a pas diminué dans la même proportion que son taux exprimé en argent. De 1890 à 1894 le salaire réel n’a baissé que de 98,6 à 98,0, c’est-a-dire de 0,6 % seulement, tandis que le salaire-argent baissait simultanément de 3,0 %. De 1894 à 1896 le salaire-argent monta de 97,7 à 99,5, tandis que les prix des vivres continuaient à baisser. Le salaire-argent de l’ouvrier avait donc, en 1896, une puissance d’achat de 104,2. Cette puissance d’achat, il ne l’a plus atteinte depuis. Si grande qu’ait été la prospérité, le salaire réel reste depuis plus de 10 ans inférieur ce qu’il était alors. Voilà ce qu’on appelle l’ascension lente, mais sûre de la classe ouvrière ! Il n’est pas moins intéressant de constater que, dans le tourbillon le plus effréné des affaires, lorsque les capitalistes empochaient les plus gros profits, le salaire réel de l’ouvrier ne restait pas même stationnaire, il commençait déjà à baisser. Il est vrai que de 1906 à 1907, le salaire-argent est monté de 98,5 à 122,4, c’est-à-dire de près de 4 %, mais les prix des vivres sautaient en même temps de 115,7 à 120,6, soit une augmentation de près de 5 %, de sorte que même à cette époque la puissance d’achat du salaire hebdomadaire baissait de 1 %. En réalité, la situation est pire encore ; mais 78les statistiques américaines n’ont pas coutume de la présenter sous des couleurs trop pessimistes. Tout ceci fait prévoir que, la crise passée, la prospérité revenue, le prolétariat ne doit pas compter sur le retour d’une époque aussi brillante pour les syndicats que le fut la dernière. Mais, bien entendu, nous ne voulons pas dire par là que les syndicats deviendront impuissants ou inutiles. Ils resteront, pour la masse du prolétariat, les plus grandes organisations, organisations sans lesquelles la classe ouvrière serait vouée irrémédiablement à la plus profonde misère. Le changement de situation ne diminuera en rien leur importance, il ne fera que modifier leur stratégie. Quand ils auront à faire à de grandes organisations patronales, il est possible qu’ils n’aient sur elles aucune prise directe ; mais leurs luttes contre ces organisations prendront des dimensions colossales, elles pourront ébranler toute la société, l’Etat tout entier, et, si les entrepreneurs refusent toute concession, elles pourront influencer les gouvernements et les parlements. Dans les branches d’industrie placées sous l’empire des syndicats patronaux et dont l’importance est capitale pour la vie économique tout entière, les grèves revêtent de plus en plus un caractère politique. D’autre part, dans les luttes purement politiques, par exemple dans les luttes pour le suffrage universel, nous voyons se multiplier les occasions où l’arme de la grève générale peut être employée avec succès. Les syndicats reçoivent donc de plus en plus des attributions politiques. En Angleterre comme en France, en Allemagne comme en Autriche, ils s’orientent chaque jour davantage vers la politique. C’est par là que se justifie le syndicalisme des pays latins ; mais, malheureusement, par suite de son origine anarchiste, il dégénère en antiparlementarisme. Or, l’action directe des syndicats ne peut être employée utilement que pour compléter et pour renforcer et non pour remplacer l’action parlementaire du parti ouvrier. Nous voyons aujourd’hui, plus que dans les vingt dernières années, tout le poids de l’action prolétarienne se reporter vers la politique. Et d’abord, comme il est naturel, le prolétariat s’intéresse de nouveau aux réformes sociales, aux lois de protection ouvrière. Or, il rencontre sur ce terrain une stagnation générale dont il n’est pas possible de sortir à l’aide des institutions politiques actuelles, étant données les forces relatives des partis en présence. Par stagnation il ne faut pas entendre le marasme complet, chose 79impossible dans une société aussi furieusement agitée que la nôtre, mais plutôt un ralentissement dans la marche du progrès, ralentissement qui ressemble à un arrêt, à un recul même, si l’on compare cette marche avec l’allure de la révolution technique et économique et l’intensification de l’exploitation. Et ces progrès d’une lenteur incroyable, il faut les préparer, les arracher de plus en plus par de grandes luttes menées surtout par les syndicats. Les charges et les sacrifices qu’elles exigent grandissent rapidement et, en fin de compte, l’emportent de plus en plus sur les résultats positifs. C’est qu’il ne faut pas oublier que notre action positive et réformatrice n’a pas seulement pour effet de fortifier le prolétariat ; elle pousse aussi nos adversaires à nous opposer une résistance de plus en plus énergique. Plus les luttes pour les réformes sociales reprennent le caractère de luttes politiques, plus les syndicats d’entrepreneurs s’efforcent d’amener les parlements et les gouvernements à user de rigueur envers les ouvriers et leurs organisations et à mutiler leurs droits politiques. C’est ainsi que la lutte pour les droits politiques se trouve reportée au premier plan et que les questions se rattachant à la constitution et aux fondements de la vie politique deviennent des questions capitales. Les adversaires du prolétariat s’efforcent de plus en plus de restreindre ses droits politiques. En Allemagne, chaque grande victoire électorale du prolétariat rend plus imminent le remplacement du suffrage universel par un système de vote plural. En France et en Suisse, l’armée sévit contre les grévistes. En Angleterre et en Amérique, ce sont les tribunaux qui restreignent la liberté d’action du prolétariat, le parlement ou le Congrès n’ayant pas le courage de l’attaquer ouvertement. Mais il ne suffit pas que le prolétariat résiste autant que possible à toute tentative de bâillonnement. Sa situation deviendrait de plus en plus intolérable, s’il ne réussissait pas à imposer une transformation des institutions qui lui permette de mettre constamment l’appareil politique au service de ses intérêts de classe. C’est le prolétariat allemand qui en a le plus besoin aujourd’hui, abstraction faite du prolétariat russe. Même le mode de suffrage en vigueur pour les élections au Reichstag tourne de plus en plus au détriment du prolétariat urbain. Les circonscriptions sont encore les mêmes aujourd’hui qu’en 1871. Or, nous avons vu dans quelle mesure s’est modifié depuis le rapport de la population urbaine à la population rurale. En 1871, les deux tiers de la population habitaient encore la campagne et un tiers la ville ; 80aujourd’hui nous avons la proportion inverse, mais les circonscriptions sont restées les mêmes. Elles avantagent de plus en plus la campagne au détriment des villes. Aux dernières élections au Reichstag, le parti socialiste obtint 59 % de tous les suffrages exprimés, mais seulement 10,8 % des mandats, tandis que le centre catholique obtenait 19,4 % des suffrages et 26,4 % des mandats et les conservateurs 9,4 % des suffrages et 15,7 % des mandats. Les deux derniers partis n’obtinrent pas ensemble autant de voix que le parti socialiste, par contre, ils obtinrent 42,1 % des mandats, c’est-à-dire quatre fois plus. La représentation proportionnelle aurait donné en 1907 au parti socialiste 116 mandats au lieu de 43, aux conservateurs et au centre catholique réunis 115 mandats au lieu de 164. Maintenir les circonscriptions électorales actuelles, c’est donner un droit de vote plural aux couches les plus arriérés de la population, et cette inégalité du droit de vote augmente d’année en année, à mesure que s’accroit le prolétariat urbain. De plus, nous avons un système de vote qui consacre, précisément à la campagne et dans les petites villes, l’assujettissement du prolétariat aux classes possédantes, dans l’ordre politique presque aussi bien que dans l’ordre économique. En effet, sous le système actuel, les enveloppes des bulletins rendent le secret de vote encore plus illusoire que sons l’ancien système. Il est vrai que la seule suppression de ces abus ne servirait à rien. A quoi bon augmenter notre influence, notre autorité dans le Reichstag, si celuici n’a lui-même ni influence, ni autorité ? Il faut d’abord conquérir cette autorité pour le Reichstag, il faut établir un régime vraiment parlementaire, il faut faire en sorte que le gouvernement de l’Empire devienne une commission du Reichstag. Toutefois l’indépendance du gouvernement de l’Empire à l’égard du Reichstag n’est pas le seul vice dont souffre ce dernier ; il ne souffre pas moins du fait que l’Empire n’est nullement un véritable Etat unitaire. Les compétences du Reichstag sont extrêmement restreintes ; il se heurte à chaque pas à la souveraineté des différents Etats, de leurs gouvernements et de leurs chambres et à leur particularisme borné. Sans doute il viendrait facilement à bout des petits Etats ; mais il y a une masse énorme qui lui barre la route : c’est la Prusse avec sa Chambre élue par le suffrage des 3 classes. C’est le particularisme prussien qu’il faut briser avant tout ; il faut que la Chambre prussienne cesse d’être l’asile de toutes les réactions. Conquérir le 81suffrage universel et le scrutin secret pour les élections aux Chambres de l’Allemagne du nord et surtout à la Chambre prussienne, transférer au Reichstag l’autorité suprême, voilà des problèmes politiques qui comptent parmi les plus urgents de l’heure présente. Et encore, même s’il était possible de transformer ainsi l’Allemagne en un état démocratique, le prolétariat n’en serait pas plus avancé. Certes, il aurait alors, lui qui forme dès aujourd’hui la grande majorité de la population, le levier de la législation dans sa main ; mais cela ne lui servirait guère si l’Etat ne disposait pas des ressources abondantes qui sont indispensables pour accomplir des réformes sociales. Or, toutes les ressources de l’Etat sont absorbées aujourd’hui par les dépenses pour l’armée et la marine. C’est l’accroissement continuel de ces dépenses qui fait que l’Etat néglige aujourd’hui même les œuvres civilisatrices les plus urgentes, auxquelles non seulement le prolétariat, mais toute la population est intéressée ; telle est l’amélioration des écoles, des voies de communication, canaux et routes, etc., toutes entreprises qui augmenteraient notablement la productivité du pays et le rendraient plus capable de soutenir la concurrence et qui, par conséquent, s’imposent, même au simple point de vue commercial et capitaliste. Mais il est impossible de trouver assez d’argent pour faire face à ces dépenses, car l’armée et la flotte engloutissent tout et elles engloutiront toujours davantage tant que durera le système actuel. La suppression des armées permanentes et le désarmement sont indispensables pour que l’Etat puisse accomplir des réformes sociales importantes. C’est ce que reconnaissent de plus en plus même des politiciens bourgeois, mais ils sont incapables de prendre ce parti. Ce n’est pas la phraséologie pacifiste à la Suttner qui nous fera avancer d’un pas. Le progrès des armements est surtout une conséquence de la politique coloniale et de l’impérialisme ; or, il ne sert de rien de faire de la propagande pacifiste tant que l’on participe à cette politique. Tout partisan de la politique coloniale doit être également partisan des armements de terre et de mer, car il serait absurde de se fixer un but et de repousser les moyens nécessaires pour l’atteindre. Ceci soit dit pour ceux de nos amis qui s’enthousiasment pour la paix universelle et le désarmement, mais regardent en même temps la politique coloniale comme indispensable ; il est vrai qu’ils veulent une politique coloniale éthique et socialiste. Ils s’engagent ainsi dans la même voie que les progressistes prussiens après 1860 : politiciens bourgeois, ceux82ci redoutaient la révolution et voulaient réaliser l’unité allemande non par la révolution, mais par les victoires des Hohenzollerns ; démocrates, ils s’efforçaient de restreindre le militarisme et refusaient autant que possible aux Hohenzollerns les ressources militaires indispensables pour l’accomplissement de leur œuvre. C’est leur inconséquence qui les a perdus. Si l’on veut rendre l’impérialisme populaire, il faut se décider à prendre part à la politique des armements. Si l’on veut au contraire arrêter le progrès des armements, il faut prouver à la population que la politique coloniale est inutile, voire même néfaste. Voilà quelle est, pour l’instant présent, la tâche la plus urgente du prolétariat militant, voilà la politique « positive » qui doit être la sienne. Tant que ces problèmes ne seront pas résolus, le prolétariat ne doit pas fonder de grandes espérances sur une « ascension réformiste », étant donnés le développement des syndicats patronaux, la hausse du prix des vivres, l’afflux de la main-d’œuvre des contrées arriérées, la stagnation générale de la législation sociale et l’augmentation des charges de l’Etat dont il supporte tout le poids. Réformer le mode d’élection du Reichstag, conquérir le suffrage universel et le scrutin secret pour les élections aux Chambres et notamment à celles de la Saxe et de la Prusse, élever le Reichstag au dessus des gouvernements et des Chambres des différents Etats, telles sont les questions qui regardent spécialement le prolétariat allemand. Une constitution vraiment démocratique et l’unité de l’Empire sont encore à conquérir. Quant à la lutte contre l’impérialisme et le militarisme, c’est la tâche commune du prolétariat international tout entier. Il en est plus d’un sans doute qui pense que la solution de ces problèmes ne nous ferait pas avancer d’un pas. N’avons-nous pas dans la Suisse l’exemple d’un Etat qui remplit déjà toutes ces conditions ? La Suisse ne possède-t-elle pas la démocratie la plus complète et le système des milices ? N’ignore-t-elle pas complètement la politique coloniale ? Et pourtant la législation sociale y est également stationnaire, la classe ouvrière y est exploitée et asservie par le patronat comme en tout autre pays. A cela nous répondrons que la Suisse est bien loin de se soustraire aux conséquences de la politique des armements que ses voisins pratiquent à l’envi autour d’elle. Elle aussi arme de son mieux, ce qui ne va pas sans lui coûter beaucoup d’argent. Les cantons supportent une partie des dépenses militaires et pourtant les dépenses de la Confédération s’accroissent dans des 83proportions énormes, ainsi qu’il résulte du tableau suivant (millions de francs) : Ce sont surtout les dépenses militaires qui montent rapidement ; mais les recettes des douanes n’augmentent pas moins vite, ainsi que le montre le tableau suivant : Si l’on retranche des recettes et des dépenses celles des Postes et des Télégraphes qui se balancent presque exactement (59 millions de dépenses contre 63 millions de recettes), on trouve pour l’année 1907 83 millions de recettes, dont 73 millions proviennent des douanes, et 80 millions de dépenses, dont 42 millions pour l’armée et 6 millions en intérêts de la dette publique. On voit donc que, même dans la Suisse, le militarisme engloutit la plus grande partie des revenus de l’Etat et que ses exigences augmentent rapidement. Puis il y a une différence énorme entre un droit que l’on reçoit par voie de tradition ou de concession et un droit que l’on conquiert dans des luttes pleines d’acharnement et de sacrifices. Personne sans doute n’aura la naïveté de prétendre que nous passerons insensiblement et sans lutte aucune de l’Etat militariste et absolutiste à la démocratie, et de l’impérialisme avide de conquêtes à la fédération des peuples libres. L’idée d’évolution pacifique ne pouvait naître qu’à une époque où on croyait que toute l’évolution future s’accomplirait exclusivement sur le terrain économique, sans nécessiter aucun changement dans les forces relatives des partis et dans les institutions politiques. Reconnaître la nécessité absolue de ces changements dans l’intérêt du prolétariat pour qu’il puisse poursuivre son ascension économique, c’est reconnaître également la nécessité des luttes politiques, des déplacements de force, des révolutions. Or, les forces du prolétariat devront s’accroître énormément au cours 84de ces luttes ; il ne pourra pas en sortir victorieux, il ne pourra pas atteindre le but défini plus haut, à savoir la démocratie et la suppression du militarisme s’il n’acquiert une position dominante dans l’Etat. La conquête des institutions démocratiques et la destruction du militarisme produiront donc forcément, dans un grand Etat moderne, de tout autres effets que les milices traditionnelles et la constitution républicaine de la Suisse, surtout si ces conquêtes sont l’œuvre exclusive du prolétariat. Or, il n’est pas vraisemblable que le prolétariat trouve des auxiliaires fidèles dans les luttes prochaines. Autrefois, nous espérions que des alliés nous viendraient des milieux bourgeois ; nous comptions surtout sur les petits bourgeois et sur les petits paysans. Nous avons vu que Marx et Engels ont espéré longtemps que la petite bourgeoisie démocratique prendrait parti pour la révolution, au moins au début, comme elle l’avait fait à Paris en 1848 et même en 1871. Après la faillite des politiciens et des partis démocratiques, nous avons cru encore, nous autres Marxistes, que nous pourrions amener a nous une partie notable des petits bourgeois et des petits paysans et les intéresser à nos fins révolutionnaires. C’est cette espérance que je formulais encore en 1893 dans l’article cité plus haut et qui se trouve exprimée avec plus de force dans l’introduction d’Engels en 1895 : « Si les choses continuent de ce train, nous conquerrons d’ici la fin du siècle la majeure partie de la classe moyenne, petits bourgeois et petits paysans, et notre influence deviendra décisive dans le pays. » Cette espérance ne s’est pas réalisée. Il s’est confirmé une fois de plus que nous nous voyons frustrés dans nos espérances et dans nos prophéties chaque fois que nous nous exagérons les sentiments révolutionnaires de la petite bourgeoisie. On voit aussi combien il est peu fondé de reprocher aux marxistes que leur fanatisme orthodoxe éloigne ces éléments du parti. Si Engels se prononçait en 1894 contre le programme agraire du Parti français et moi-même un an plus tard contre celui du Parti allemand, ce n’était pas parce que nous jugions inutile d’amener à nous les paysans, mais seulement parce que les moyens proposés pour atteindre ce but nous paraissaient faux. Nous avons vu depuis en France, en Autriche, en Suisse des camarades tenter fortune auprès des paysans à l’aide de cette tactique, mais sans aucun succès. Il en est de même de la petite bourgeoisie. On peut dire en général qu’il est aujourd’hui plus difficile que jamais d’amener à nous les classes moyennes, de quelque façon que nous nous y prenions pour propager chez 85elles le socialisme. Cette opinion n’émane pas de notre « orthodoxie » marxiste – nous avons vu que l’erreur du marxisme était plutôt d’espérer trop que trop peu - elle nous est imposée par les expériences amères des dernières années. Le « fanatisme orthodoxe » des marxistes ne joue un rôle en ceci qu’autant qu’il leur permet d’apprécier ces expériences a leur juste valeur et de les comprendre plus facilement, c’est-à-dire d’en découvrir les causes, ce qui est la condition indispensable d’une politique « positive » fructueuse. A cette occasion, nous constatons une fois de plus que notre politique positive, en augmentant les forces du prolétariat, augmente aussi l’antagonisme qui le sépare des autres classes. Quelques-uns de nous ont espéré que les cartels et les ententes des capitalistes, ainsi que la politique protectionniste, amèneraient à nous les classes moyennes qui en souffrent tant. Or, c’est le contraire qui s’est produit. Les droits sur les produits agricoles et les syndicats patronaux firent leur apparition en même temps que les syndicats ouvriers. Les artisans se virent alors menacés simultanément de tous les côtés à la fois. Les douanes et les syndicats d’entrepreneurs faisaient augmenter les prix des vivres et des matières premières dont ils avaient besoin, tandis que les syndicats ouvriers faisaient augmenter les salaires. Il est vrai que ce relèvement des salaires n’était le plus souvent qu’un relèvement du salaire-argent, non du salaire réel ; les prix augmentaient plus vite que les salaires. Mais les luttes menées par les syndicats pour le relèvement des salaires n’en exaspéraient pas moins les petits patrons ; ils virent dès lors dans les syndicats d’entrepreneurs et dans les affameurs protectionnistes leurs alliés contre les ouvriers organisés. Ce fut aux ouvriers et non aux douanes et aux cartel que l’on imputa non seulement la hausse du salaire-argent, mais encore les prix élevés des matières premières et des logements dont on voulut voir la cause dans l’augmentation des salaires ! Les petits commerçants se virent menacés à leur tour par la hausse des prix, car la puissance d’achat de leurs clients, ouvriers pour la plupart, n’augmentait pas dans la même proportion. Or, ils s’en prirent encore aux ouvriers plutôt qu’a la politique protectionniste et aux syndicats d’entrepreneurs et cela d’autant plus que les ouvriers cherchaient à échapper aux conséquences de la hausse des prix en éliminant les intermédiaires par des coopératives. Une hausse de prix a toujours pour effet d’aggraver l’antagonisme entre les acheteurs et les vendeurs. Elle augmente par conséquent 86l’antagonisme entre les prolétaires qui achètent les vivres et les paysans qui les vendent. Il ne faut pas oublier que l’ouvrier joue sur le marché un rôle tout particulier. Les autres individus n’y achètent pas seulement des produits, ils en vendent aussi. Ce qu’ils perdent en tant qu’acheteurs lors d’une hausse générale des prix, ils le gagnent en tant que vendeurs par la hausse de leurs propres marchandises. Il n’y a que l’ouvrier qui ne joue sur le marché que le rôle d’acheteur et non celui de vendeur de produits. Sa force de travail est une marchandise d’un genre particulier dont le prix obéit à des lois spéciales : le salaire ne suit pas d’emblée les variations générales des prix. La force de travail n’est pas un produit indépendant de l’homme qui la possède ; elle est liée à sa vie elle-même d’une manière indissoluble ; son prix est soumis à des conditions physiologiques, psychiques, historiques qui n’entrent pas en ligne de compte pour les autres marchandises et qui donnent au salaire-argent une force d’inertie plus grande que celle propre aux prix des produits. Le salaire ne suit que lentement les variations des prix et seulement jusqu’à une certaine limite. Dans une baisse des prix, l’ouvrier gagne davantage que les autres acheteurs de produits ; dans une hausse il perd davantage. Sa position sur le marché est opposée à celle du vendeur ; bien qu’il produise tout et ne consomme qu’une partie de ses produits, il se place au point de vue du consommateur, non du producteur. Car ce n’est pas à lui qu’appartiennent les produits de son travail, mais à son exploiteur, le capitaliste. C’est ce dernier qui apparaît sur le marché avec les produits du travail de l’ouvrier comme producteur et vendeur de ces produits. L’ouvrier n’y joue que le rôle d’acheteur de moyens de subsistance. De là l’antagonisme entre l’ouvrier et les vendeurs des moyens de subsistance, parmi lesquels il faut ranger les paysans en tant que ceux-ci vendent à l’ouvrier. Non seulement dans la question des droits sur les produits agricoles, mais encore à d’autres occasions, par exemple dans les tentatives pour augmenter le prix du lait, ce sont justement les ouvriers qui font aux paysans l’opposition la plus énergique. Ceux des paysans qui occupaient des ouvriers ne furent pas moins exaspérés par le relèvement des salaires et l’amélioration des conditions du travail dans l’industrie. L’époque de la prospérité industrielle, du développement des syndicats ouvriers et de leurs succès fut aussi marquée par le manque de bras dans l’agriculture. Ce n’étaient pas seulement les 87valets et les servantes, mais même les propres enfants du paysan qui se tournaient de plus en plus vers l’industrie, se soustrayant ainsi aux conditions barbares du travail agricole. Et si les campagnes manquaient de bras, c’était comme de juste la faute des maudits socios. C’est ainsi que, dans les classes de la population qui formaient autrefois le noyau de la petite bourgeoisie démocratique et qui, après avoir été les champions énergiques de la révolution, étaient devenus les alliés, bien qu’un peu tièdes, du prolétariat révolutionnaire, des éléments de plus en plus nombreux deviennent maintenant ses plus furieux ennemis. Et cela moins encore dans notre Allemagne « infectée de marxisme », qu’en France, en Autriche et en Suisse. Cette hostilité des classes moyennes contre le prolétariat est encore aggravée dans les grands Etats par la divergence d’attitude dans la question de l’impérialisme et de la politique coloniale. Quiconque ne se place pas au point de vue socialiste, quiconque combat le socialisme n’a d’autre ressource, s’il ne veut pas désespérer, que de croire à l’avenir de la politique coloniale. L’impérialisme est la seule perspective d’avenir que le capitalisme puisse encore offrir à ses défenseurs. Or, l’impérialisme entraîne logiquement l’acceptation des armements de terre et de mer. C’est pourquoi cette catégorie de la classe moyenne qui ne partage pas les intérêts des artisans, des intermédiaires commerciaux et des producteurs de denrées alimentaires, à savoir les intellectuels, à moins de se convertir au socialisme, s’éloignent du prolétariat et de ses représentants les plus clairvoyants, parce que ceux-ci combattent l’impérialisme et le militarisme. Voyez les Barth, les Brentano{7}, les Naumann qui manifestent tant de sympathie pour les organisations syndicales et coopératives du prolétariat et même pour ses aspirations démocratiques : ils sont tous des partisans enthousiastes de la marine et de la politique mondiale, et ils ne montrent quelque amitié pour le parti socialiste qu’autant que l’impérialisme et ses suppôts ne sont pas mis sur le tapis. L’impérialisme semble donc appelé à compléter l’isolement du prolétariat et à le condamner à l’impuissance politique au moment précis où il a plus besoin que jamais de déployer ses forces sur le terrain politique. Or, cette politique impérialiste peut justement devenir le levier qui permettra de renverser le système tout entier. 88IX - UN NOUVEAU SIECLE DE REVOLUTIONS Nous avons vu avec quelle rapidité augmentent en Suisse les dépenses du militarisme. Or, elles ne donnent qu’une faible idée de celles des grands états militaires. Voyons un peu l’Empire allemand. Voici, d’après l’Annuaire statistique de l’Empire, les dépenses évaluées en millions de marcs pour les chapitres suivants :. On voit donc que les dépenses augmentent sans cesse et que ce mouvement est toujours progressif ; dans les dix premières années de l’Empire, cette augmentation était de 21 millions de marcs par an ; elle s’éleva dans les dix dernières à 91 millions par an. Dans les dernières années l’augmentation annuelle atteignit même 200 millions (1905 : 2 milliards 195 millions ; 1906: 2 milliards 392 millions ; 1907 : 2 milliards 597 millions ; 1908 : 2 milliards 785 millions). La majeure partie de cette augmentation porte sur les frais des armements de guerre et plus encore sur la flotte que sur l’armée de terre. Tandis que la population de l’Empire passait de 50 millions en 1891 à 63 millions en 1908, c’est-à-dire augmentait d’un quart, les dépenses de l’armée de terre augmentaient du double, celles des fonds de retraite et les intérêts de la dette publique de près du triple, celles de la marine du quadruple. Et il ne sera pas possible d’arrêter cette progression insensée tant que le régime actuel ne sera pas transformé de fond en comble. La transformation ininterrompue de l’outillage, conséquence du machinisme capitaliste et de l’application des sciences à la production, se manifeste aussi dans le domaine militaire ; c’est 90elle qui entraîne une concurrence permanente entre les nouvelles inventions, une dépréciation continuelle de l’outillage, un accroissement constant des moyens d’action, dont l’effet n’est pas, comme dans le domaine de la production, d’augmenter continuellement la productivité du travail, mais de multiplier les ravages en temps de guerre, les gaspillages improductifs en temps de paix. Outre la transformation de l’outillage, c’est l’élargissement continuel de la sphère de domination, ou au moins d’influence de tous les grands Etats par suite de la politique impérialiste qui les oblige de plus en plus à accroître leurs moyens d’action. Tant que durera l’impérialisme, la folie des armements grandira forcément jusqu’à épuisement complet. Or, nous avons vu que l’impérialisme est pour la société présente la seule espérance, la seule perspective d’avenir, en dehors de laquelle il n’y a d’autre alternative que le socialisme. La folie des armements ira donc toujours grandissant jusqu’à ce que le prolétariat acquière la force de diriger la politique de l’Etat, de mettre fin à la politique de l’impérialisme et de la remplacer par celle du socialisme. Or, plus la politique des armements durera longtemps, plus les charges qu’elle imposera à chaque peuple deviendront lourdes. Chaque classe s’efforçant de s’en décharger sur les autres, les armements aggraveront de plus en plus les antagonismes de classes. Dans l’Empire d’Allemagne, c’est naturellement aux ouvriers que l’on impose la plus grande partie des charges. C’était déjà assez désagréable à l’époque de la prospérité, des vivres à bas prix, de la poussée victorieuse des syndicats ouvriers. Cela devient insupportable à l’époque de la crise, de la cherté des vivres, de la suprématie des syndicats patronaux. Or, non seulement l’augmentation des impôts abaisse le revenu de l’ouvrier et diminue la puissance d’achat de son salaire, mais encore elle menace terriblement le progrès industriel lui-même, ce progrès que l’impérialisme devait soi-disant favoriser. Ce sont les Etats-Unis qui font la concurrence la plus dangereuse à l’industrie allemande. Or, ce qui met notre industrie dans une situation inférieure, c’est le système protectionniste allemand. Sans doute l’Amérique a des droits protecteurs encore plus élevés, mais seulement sur les produits de l’industrie et non sur ceux de l’agriculture. Elle a les vivres les meilleur marché et produit elle-même presque toutes les matières premières. Enfin elle a l’avantage de n’avoir pour voisins aucune puissance considérable. Elle n’a pas besoin d’arracher bon an mal an un demi-million d’hommes à la 91production pour les faire jouer bêtement aux soldats. Plus le militarisme se développe en Europe, plus la supériorité industrielle des Etats-Unis s’accentue, tandis que le progrès économique de l’Europe se ralentit dans la même mesure. La situation économique de la classe ouvrière européenne empire également dans la même proportion, tendance qui s’accélère encore du fait qu’on lui impose les sacrifices les plus lourds. Il est vrai que les Etats-Unis sont entrés aussi dans la voie de l’impérialisme et par suite du progrès des armements. Depuis la guerre avec l’Espagne leurs dépenses pour l’armée et la marine augmentent aussi. Néanmoins, ils n’en souffrent pas tant que les grandes puissances européennes, parce qu’ils n’ont pas à entretenir comme elles dans le pays même une forte armée permanente. Il n’y a dans tous les Etats-Unis que 60 000 hommes de troupe. Sur le terrain des armements comme sur celui de la concurrence industrielle, ce sont les Etats-Unis qui peuvent le plus longtemps suivre le courant sans crainte de perdre pied. Voici le tableau de leurs dépenses et de leurs exportations : On voit donc que la dette publique diminue. Sans doute, en 1900, elle a augmenté, ainsi que les dépenses pour l’armée par suite de la guerre avec l’Espagne. Mais depuis il a été possible de la réduire de nouveau, malgré que les dépenses pour la flotte et pour l’armée aient augmenté. Les dépenses pour l’armée de terre s’élevaient en 1908 à 190 millions de dollars, soit 1 milliard de francs, c’est-à-dire presque autant qu’en Allemagne ; il est vrai que la population des Etats-Unis est de 86 millions d’hommes. D’autre part, le tableau des exportations fait voir avec quelle rapidité augmente l’exportation des produits fabriqués ; il montre que l’Amérique 92joue de plus en plus sur le marché international le rôle d’Etat industriel et non d’Etat agricole. Sur 9 milliards 375 millions de francs, chiffre total des exportations allemandes en 1907, figuraient 6 milliards 250 millions de produits fabriqués. Sur 10 milliards de francs (1853 millions de dollars), valeur totale des exportations américaines, figuraient plus de 3 milliards 800 millions (740 millions de dollars) de produits fabriqués. En 1890 la valeur des produits fabriqués exportés par l’Allemagne s’élevait à près de 2 milliards 700 millions de francs (2 147 millions de marcs) ; celle des produits fabriqués exportés par l’Amérique n’atteignait en chiffre rond que un milliard de francs (179 millions de dollars). L’exportation de l’Allemagne a donc augmenté dans cette période de 150 %, celle de l’Amérique de 300 %. On voit donc que les Etats-Unis nous serrent déjà de très près sur le terrain industriel. Ajoutons à cela que, tandis que la dette publique des Etats-Unis diminuait de 1900 à 1907 de 230 millions de dollars (1 milliard 200 millions de francs), celle de l’Allemagne augmentait dans le même intervalle de 1 milliard 870 millions de francs. Or, au moment précis où j’écris ces lignes, on se prépare à accroître encore les dépenses dans des proportions colossales et à augmenter de 625 millions le chiffre des impôts. Bien que ce soit surtout la classe ouvrière que ces charges frappent et qu’elles accablent le plus, l’industrie n’en souffre pas moins ; elles diminuent son aptitude à soutenir la concurrence, ce qui en fin de compte retombe sur l’ouvrier, car c’est lui qui paye les frais de la lutte entre concurrents. Mais il y a des bornes au delà desquelles il n’est pas possible de rejeter sur l’ouvrier tout le poids de ces charges ; le progrès des armements doit donc finir par paralyser celui de l’industrie. En même temps la politique des armements aggrave de plus en plus les antagonismes nationaux ; elle attise le danger d’une guerre au lieu de servir, comme on le prétend, au maintien de la paix. Le progrès des armements, ininterrompu, précipité comme il est, devient de plus en plus insupportable pour tous les gouvernements, mais aucune des classes dirigeantes n’en cherche la cause dans la politique impérialiste qui est la leur. Elles ne veulent pas l’apercevoir dans cette politique, suprême refuge du capitalisme. Chacune d’elles cherche donc le coupable parmi ses voisins, les Allemands en Angleterre, les Anglais en Allemagne. Elles deviennent ainsi de plus en plus nerveuses et ombrageuses, ce qui les excite encore à 93poursuivre les armements avec une ardeur frénétique jusqu’à ce que vienne enfin le moment où une catastrophe semblera préférable à cette terreur sans fin. Hors la révolution, la guerre est le seul moyen de mettre fin à cet accroissement insensé des charges publiques, dans lequel les différents Etats se surpassent mutuellement. Il y a même longtemps que cette situation aurait conduit à la guerre si la révolution n’était pas rendue plus imminente par la guerre que par la paix armée. C’est la force grandissante du prolétariat qui empêche depuis 30 ans une guerre européenne ; c’est elle qui fait que tous les gouvernements, aujourd’hui encore, reculent d’horreur devant cette guerre. Mais les grandes puissances poussent les choses au point où les fusils partiront tous seuls. Or, il y a un phénomène parallèle qui, plus encore que le progrès des armements, est appelé à réduire à l’absurde la politique impérialiste et par conséquent à fermer toute issue au mode actuel de production. La politique coloniale ou impérialisme repose sur l’hypothèse que les peuples de civilisation européenne sont seuls capables de se développer spontanément. Les hommes des autres races passent pour des idiots ou des bêtes de somme selon le traitement plus ou moins brusque qu’on leur fait subir ; en tous cas, ils passent pour des êtres inférieurs que l’on peut diriger selon son bon plaisir. Il y a même des socialistes qui s’approprient cette manière de voir dès qu’ils veulent faire de la politique coloniale – bien entendu à la manière éthique. Mais la réalité leur apprend bientôt que le principe de l’égalité des droits entre les hommes, proclamé par notre parti, n’est pas une simple phrase, mais un fait très positif. Il est vrai que les peuples étrangers à la civilisation européenne se sont montrés pendant ces derniers siècles pour ainsi dire incapables de résister, incapables en tout cas d’opposer une résistance durable ; mais il n’en faut pas chercher la cause dans une infériorité naturelle, ainsi que se l’imagine la présomption orgueilleuse de la bourgeoisie européenne qui trouve son expression scientifique dans les conceptions fantaisistes des défenseurs de la théorie des races. Ces peuples étaient simplement écrasés par la supériorité de l’outillage technique européen et aussi, il est vrai, de l’esprit européen ; mais cette supériorité repose en dernier lieu sur celle de l’outillage. Les peuples étrangers à la civilisation européenne sont très capables de s’initier à notre vie intellectuelle, à part peut-être quelques milliers d’hommes répartis entre un petit nombre de tribus tout à fait 94arriérées. Jusqu’ici il ne manquait à ces peuples que les conditions matérielles pour accomplir ce progrès. Pendant longtemps l’expansion du capitalisme n’a guère modifié cet état de choses. Les exportateurs capitalistes n’apportèrent d’abord dans les régions étrangères à la civilisation européenne (civilisation qui s’étend naturellement aujourd’hui sur l’Amérique et l’Australie) que des produits capitalistes et non la production capitaliste. Et encore leurs opérations commerciales se bornaient-elles aux voies navigables, aux rivages de la mer et de quelques grands fleuves. Un changement énorme se produisit à cet égard dans l’espace de la dernière génération et surtout dans les vingt dernières années. Non seulement cette période inaugura une ère nouvelle de la politique de conquête dans les pays d’outre-mer, mais encore on vit les pays d’industrie importer dans les pays barbares non plus seulement les produits, mais aussi les moyens de production et de transport de l’industrie moderne. Nous avons vu précédemment avec quelle rapidité s’est développé à notre époque le réseau des chemins de fer, notamment en Orient (y compris la Russie). Or, les industries capitalistes, textile, métallurgique et minière, n’y ont pas moins fait de progrès. L’industrie minière a révolutionné aussi l’Afrique du sud. C’est cette exportation des moyens de production qui valut à l’industrie capitaliste, à partir de 1887, une nouvelle ère de prospérité. Elle semblait alors avoir atteint déjà le terme de sa carrière et elle l’avait atteint en effet en ce qui concernait l’exportation des produits fabriqués. Or, l’exportation des moyens de production qui lui valut cet essor inattendu et brillant n’était possible que parce qu’elle introduisait le mode de production capitaliste dans les pays étrangers à la civilisation européenne et elle y détruisait rapidement l’état de choses traditionnel dans l’ordre économique. C’est elle aussi qui mettait fin simultanément aux vieilles formes de la pensée orientale. Tandis que s’acclimatait le nouveau mode de production introduit par les Européens, les facultés intellectuelles de ces peuples jusqu’alors barbares s’élevaient subitement au niveau de l’esprit européen. Cependant l’esprit nouveau n’était pas favorable aux Européens. Les nouveaux pays entraient en concurrence avec les anciens. Or, des concurrents, ce sont des ennemis. L’éclosion de l’esprit européen dans les pays orientaux en fit non des amis de l’Europe, mais des ennemis et des ennemis de force égale. Ce 95phénomène ne se révéla pas tout de suite. Nous avons vu précédemment que le sentiment de force joue un rôle important dans la vie sociale : une classe, une nation en ascension, bien qu’ayant la force de se rendre indépendantes, peuvent rester longtemps dans une position subalterne si elles n’ont pas encore conscience de leur force. C’est ce qu’on vit encore dans la circonstance. Les peuples de l’Orient avaient été trop souvent vaincus par les Européens pour ne pas croire que toute résistance était inutile. Les Européens étaient du même avis. C’est sur cette opinion que se fondait leur politique coloniale et leurs procédés à l’égard de ces peuples étrangers dont ils disposaient arbitrairement, les échangeant, les troquant comme s’il se fût agi de bétail. Mais, dès que les Japonais eurent brisé la glace, tout l’Orient en subit aussitôt le contrecoup. Tout l’est de l’Asie, tout le monde mahométan prétendit à l’autonomie et se souleva contre toute domination étrangère. Voilà comment l’impérialisme piétine maintenant sur place. Il ne peut plus faire un pas en avant. Et pourtant il est indispensable de poursuivre la politique impérialiste, comme il l’est pour le capitalisme de s’étendre de plus en plus pour que son exploitation ne devienne pas tout à fait intolérable. Or, le seul pays encore propice à cette expansion est aujourd’hui l’Afrique équatoriale ; mais c’est un pays où le climat est le meilleur allié des habitants, où les soldats européens ne peuvent pas servir, où il faut enrôler les indigènes, les équiper et les former à l’usage des armes – préparant ainsi l’époque où ces mercenaires se tourneront contre leurs propres maîtres. En Asie et en Afrique couve partout l’esprit de rébellion en même temps que se répand l’usage de nos armes et que grandit la résistance contre l’exploitation européenne. Il est impossible de transplanter dans un pays l’exploitation capitaliste sans y semer le grain de la révolte contre cette exploitation. Ceci se traduit d’abord par des difficultés grandissantes que rencontre la politique coloniale, par l’accroissement de dépenses qu’elle nécessite. Les fanatiques de cette politique nous consolent des charges que les colonies nous imposent aujourd’hui en faisant allusion aux riches moissons qu’elles nous promettent pour l’avenir. En fait, ce sont les dépenses militaires nécessaires pour les conserver qui augmentent de plus en plus, et cela des aujourd’hui. Toutefois il faut s’attendre à pis encore. La plupart des pays d’Asie et d’Afrique s’acheminent vers un état de choses où la révolte, de passagère, deviendra ouverte et permanente et les conduira finalement à secouer le joug 96étranger. Ce sont les possessions anglaises des Indes orientales qui en sont le plus près ; leur perte équivaudrait à la banqueroute de l’Etat anglais. Nous avons vu précédemment que, depuis la guerre russo-japonaise, l’Asie orientale et le monde mahométan se sont mis en posture de défense contre le capitalisme européen. Ils combattent donc le même ennemi que le prolétariat européen. Toutefois, il ne faut pas oublier que, s’ils combattent le même ennemi, ce n’est pas du tout dans le même but. Ce n’est pas le désir d’assurer au prolétariat la victoire sur le capital qui les pousse à la révolte, mais celui d’opposer au capitalisme étranger un capitalisme national. Nous ne devons pas nous faire d’illusions à ce sujet. Les Boers étaient les pires bourreaux, les maîtres du Japon sont les persécuteurs les plus acharnés des socialistes et les jeunes Turcs ont éprouvé déjà, eux aussi, le besoin de sévir contre les grévistes. Nous devons donc nous armer de critique pour juger les adversaires du capitalisme européen dans les autres parties du monde. Mais cela n’empêche pas que ces nouveaux concurrents affaiblissent le capitalisme européen et ses gouvernements et qu’ils apportent dans le monde entier un élément de troubles politiques. Nous avons vu que l’Europe a traversé, de 1789 à 1871, une époque de troubles continuels jusqu’à ce que la bourgeoisie industrielle eût conquis en tout pays des institutions politiques lui permettant de se développer rapidement. L’année 1905, avec la guerre russo-japonaise, a inauguré pour l’Orient une ère analogue de troubles politiques continuels. Ce sont les peuples de l’Asie orientale et de l’Islam ainsi que ceux de la Russie qui entrent maintenant dans une situation semblable à beaucoup d’égards à celle où se trouvait la bourgeoisie européenne vers la fin du XVIIIè et le commencement du XIXé siècle. Naturellement la situation n’est pas tout à fait identique. Le seul fait que le monde est devenu plus vieux d’un siècle suffit déjà pour créer des différences. Le développement politique d’un pays ne dépend pas seulement de ses propres conditions sociales, mais encore des conditions de tous les pays environnants qui réagissent sur lui. Il se peut que la position réciproque des différentes classes en Russie, au Japon, dans l’Inde, en Chine, en Turquie, en Egypte, etc., soit analogue à ce qu’elle était en France avant la grande révolution. Mais elles subissent l’influence des expériences gagnées dans les luttes de classes que l’Angleterre, la France, l’Allemagne ont traversées depuis. D’autre part, leur lutte ne tend pas seulement à créer des conditions favorables pour une production capitaliste nationale ; elle est en même temps une lutte contre la domination du capital 97étranger, lutte que les peuples de l’Europe occidentale n’ont pas connue dans la période révolutionnaire de 1789 à 1871. Or, si ces différences sont assez grandes pour que les événements qui se passent maintenant en Orient ne réitèrent pas simplement ceux dont l’Occident fut le théâtre il y a un siècle, la situation est pourtant assez semblable pour qu’on puisse prévoir que l’Orient va traverser une ère de révolutions analogue, une ère de conspirations, de coups d’Etat, d’insurrections, de réactions suivies de nouvelles insurrections, de bouleversements continuels qui dureront jusqu’à ce que ces pays aient obtenu les conditions nécessaires pour un développement pacifique et les garanties de leur indépendance nationale. Or, l’Orient – ce mot étant pris au sens le plus large - se trouve, grâce à l’impérialisme, uni à l’Occident au point de vue politique et économique d’une façon si étroite que les troubles politiques de l’Orient ont leur contrecoup en Occident. L’équilibre politique de nos Etats, si difficile à obtenir, se trouve ébranlé dès lors par des changements inattendus qui se soustraient à leur influence ; des problèmes qu’il semblait impossible de résoudre par des moyens pacifiques et qu’on renvoyait pour cela aux calendes grecques, par exemple la question des Balkans, surgissent soudainement et exigent une solution. Partout l’inquiétude, la méfiance, l’insécurité. La nervosité, accrue déjà par le progrès des armements, se trouve portée au comble. La guerre universelle approche d’une façon menaçante ; or, la guerre, c’est la révolution. En 1891, Engels pensait encore qu’un grand malheur pour nous serait une guerre qui entraînerait une révolution et nous porterait prématurément au pouvoir. Il pensait que le prolétariat pouvait encore quelque temps, en se servant des institutions politiques existantes, faire des progrès plus certains qu’en courant les risques d’une révolution provoquée par une guerre. Mais la situation a bien changé depuis. Le prolétariat a fait maintenant des progrès suffisants pour pouvoir envisager une guerre avec plus de calme. Et il ne saurait plus être question d’une révolution prématurée puisque le prolétariat a retiré des institutions politiques actuelles toute la force qu’elles pouvaient lui donner et qu’une transformation de ces institutions est devenue la condition préalable de ses progrès ultérieurs. Le prolétariat déteste énergiquement la guerre ; il mettra tout en jeu pour empêcher les manifestations de l’humeur guerrière. Mais si, malgré tout, une guerre éclatait, le prolétariat est aujourd’hui, de toutes les classes, celle 98qui pourrait envisager l’issue avec le plus de confiance. Non seulement sa force numérique s’est considérablement accrue depuis 1891, non seulement ses organisations se sont fortifiées, mais encore il a acquis une énorme supériorité morale. Il y a vingt ans, le parti socialiste allemand avait encore à lutter contre le grand prestige que les maîtres de l’Empire avaient acquis dans les batailles qui l’avaient fondé. Aujourd’hui, ce prestige est dispersé à tous les vents. D’autre part, à mesure que s’accentue la faillite de l’impérialisme, le parti socialiste devient le seul parti qui combatte pour une grande idée, pour un grand but, le seul qui sache déchaîner toute l’énergie et l’abnégation qu’un si grand objet inspire. Par contre. la pusillanimité et l’apathie règnent dans les rangs de nos adversaires, car ils ont conscience de la corruption et de l’incapacité de leurs chefs. Ils ne croient plus à leur cause, ni à leurs chefs qui, en ce moment même, dans une situation dont les difficultés augmentent de jour en jour, se montrent par la force des choses de plus en plus incapables, et se révèlent chaque jour davantage dans leur complète nullité. Or, ces symptômes ne sont pas dus au hasard, ils ne sont pas dus aux fautes des individus ; ils s’expliquent par la situation du moment. Leurs causes sont de nature très différente. Dès qu’une classe ou une société ont dépassé le stade révolutionnaire et sont entrées dans le stade conservateur, dès qu’elles n’ont plus besoin de combattre pour leur existence ou de conquérir leur place au soleil, dès qu’elles s’accommodent de la situation présente et se bornent à corriger quelques menus détails, l’horizon intellectuel de leurs porte-parole et de leurs chefs se rétrécit forcément. Ils perdent tout intérêt pour les grandes questions, leur audace manque de stimulants, les penseurs et les lutteurs intrépides passent pour gênants et sont mis à l’écart. Ce sont des intrigants mesquins et des caractères lâches qui passent au premier plan. Un autre fait concourt à produire le même résultat : c’est que les hommes politiques et les penseurs des classes et des Etats qui n’ont plus à lutter pour un grand objet, au lieu de se dévouer aux intérêts de la classe tout entière, de la communauté, de la société, ne servent plus que leur intérêt propre. S’ils s’efforcent d’arriver au pouvoir, ce n’est plus parce qu’ils sont possédés du désir impérieux de faire œuvre grande et nouvelle pour la communauté, mais seulement du désir d’acquérir pour eux-mêmes richesse et puissance. Leur arrivisme sans scrupule trouve son complément dans la 99tendance qu’ont les dirigeants à s’adjoindre désormais, non pas les individus les plus capables de servir la chose publique, mais ceux qui savent s’adapter avec le plus de souplesse et de complaisance à leurs besoins et à leurs penchants. A ces causes générales de décadence morale et intellectuelle de tous les dirigeants, dès qu’ils sont entrés dans le stade conservateur, il faut en ajouter d’autres plus spéciales qui sont propres à notre époque et découlent du caractère particulier du capitalisme. Autrefois, les dirigeants se recrutaient dans la classe des exploiteurs : du moins ceux-ci se réservaient-ils les plus hautes fonctions dans l’appareil politique. La classe capitaliste, au contraire, est tellement absorbée par les affaires qu’elle abandonne la politique à d’autres personnes, lesquelles ne sont au fond, il est vrai, rien de plus que ses commis ; tels sont dans les pays démocratiques les politiciens professionnels, parlementaires et journalistes, sous le régime de l’absolutisme les gens de cour, dans les pays de constitution intermédiaire un mélange confus de ces deux éléments où c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui prédomine. Tant que l’exploitation capitaliste est encore faible, épargner est le mot d’ordre du capital et il cherche à l’inculquer aux services de l’Etat. La petite bourgeoisie reste bon gré, mal gré fidèle à ce mot d’ordre ; le gros capital, au contraire, à mesure que l’exploitation qu’il exerce gagne en intensité, étale un faste et une dissipation qui finissent par faire des progrès aussi insensés que ceux des armements et revêtent des formes aussi extravagantes. Autrefois c’étaient les maîtres de l’Etat qui écrasaient tous les sujets de leur richesse et de leur magnificence. Aujourd’hui les politiciens et les hommes d’Etat, même ceux qui siègent au sommet de la hiérarchie, sont de plus en plus éclipsés par les souverains de la haute finance. Augmenter dans le budget les appointements réguliers des gouvernants n’est pas chose facile, surtout dans les états parlementaires, où il faut avoir égard aux électeurs et aux contribuables qui exigent à grands cris des économies. C’est encore plus difficile lorsque les armements militaires absorbent la presque totalité de l’augmentation des revenus publics. Si les politiciens et les hommes d’Etat veulent imiter le train de vie des gros exploiteurs, il ne leur reste plus qu’à se procurer, outre leurs revenus légitimes, des revenus illégitimes, en mettant à profit et en prostituant leur crédit politique. C’est ainsi qu’ils tirent parti de leur connaissance des secrets 100de l’Etat et de leur influence sur la politique générale pour spéculer à la Bourse ; ils abusent en parasites de l’hospitalité des gros exploiteurs ; ils se font payer leurs dettes par eux ; au pis aller, ils acceptent des pots-de-vin et vendent en échange leur crédit politique. Ce mal sévit dans tous les Etats capitalistes, partout où il y a de gros exploiteurs. Il attaque toujours de préférence les organes politiques les plus influents, dans les états démocratiques les parlementaires et les journalistes, sous le régime de l’absolutisme, les gens de cour. Partout il engendre une corruption profonde qui gagne de proche en proche, et cela d’autant plus vite que l’exploitation et la dissipation capitalistes et par suite les besoins des politiciens et des hommes d’Etat augmentent davantage et que grandissent la force et les fonctions économiques de l’Etat. Certes, il ne faut pas croire que tous ceux auxquels la corruption s’attaque aient toujours conscience de leur état, ni que les gouvernants et les politiciens des classes dirigeantes soient toujours corrompus. Cette opinion serait exagérée. Mais dans ces milieux, les séductions augmentent sans cesse, il faut une force de caractère de plus en plus grande pour ne pas y succomber ; or, on succombe d’autant plus facilement que l’atmosphère de corruption s’étend davantage et que les procédés de la corruption deviennent plus savants et plus insinuants. C’est ainsi que ceux que la corruption attaque n’ont pas conscience de leur propre chute. A mesure que les problèmes de la politique se compliquent et qu’ils exigent des hommes d’Etat plus de savoir et de délicatesse de conscience, des vues plus larges et une fermeté plus grande, nous voyons chez les classes dirigeantes le sérieux scientifique faire place de plus en plus au verbiage le plus insipide, la délicatesse de conscience à l’étourderie, la réalisation logique d’un vaste programme à l’arrivisme et à des intrigues bornées, la fermeté calme et résolue à une hésitation perpétuelle entre la brutalité provocante et la reculade ignominieuse. En même temps la convoitise et la corruption se montrent dans toute leur étendue ; elles apparaissent tantôt dans un scandale panamiste, tantôt dans un pacte entre gouverneurs et escrocs, presque en tous lieux dans les fraudes des fournisseurs du matériel de guerre qui livrent, ou bien de mauvaises plaques de blindage, ou bien des canons inutilisables, ou qui comptent à leur patrie le double de ce qu’ils prennent de l’étranger. De tous temps, les fournitures de guerre ont été pour nombre de capitalistes un moyen de faire fortune ; mais jamais les fournisseurs du matériel de guerre n’ont entretenu avec les gouvernements des rapports aussi étroits 101qu’aujourd’hui, jamais ils n’ont eu tant d’influence sur cette partie de la politique qui décide de la guerre et de la paix. Or, ce sont ces mêmes fournisseurs qui sont aujourd’hui les plus gros industriels, les plus grands exploiteurs du prolétariat. Ils sont vivement intéressés à une guerre brutale contre l’ennemi du dedans ou du dehors. Enfin ils exercent une influence considérable sur les gouvernements qui se composent de plus en plus d’individus irrésolus. Il faut donc s’attendre à tout moment et en tout pays à ce que l’Etat se trouve en butte à une provocation, à une surprise de la part de ses voisins et de même la classe ouvrière de la part de ses dirigeants. Les désastres qui s’en suivraient seraient incalculables. Or, tout ceci peut pousser la petite bourgeoisie dans des voies nouvelles. Naturellement les sphères où s’accomplit la décadence morale des classes dirigeantes sont inaccessibles à la grande masse du peuple. Il faut une catastrophe, comme la guerre russo-japonaise par exemple, pour révéler toute la pourriture du système. En temps normal, il n’y a qu’une maladresse qui puisse de temps à autre soulever un petit coin du voile qui d’ordinaire recouvre pudiquement le tout. Les prolétaires conscients de leur situation de classe sont médiocrement touchés de ces révélations. De tout temps hostiles aux classes dirigeantes, ils ne se font aucune illusion sur leurs qualités morales. Il en est autrement de la petite bourgeoisie. Plus elle renie son passé démocratique pour se blottir derrière les gouvernements dont elle attend du secours, plus elle place de confiance en eux et en leur solidité, plus elle est épouvantée lorsqu’elle s’aperçoit de la profondeur de leur chute et lorsque leur prestige se disperse à tous les vents. Or elle se trouve simultanément de plus en plus accablée par les grands syndicats de capitalistes et par les saignées que le gouvernement pratique a son porte-monnaie. Sa confiance dans les classes dirigeantes ne s’en trouve pas accrue. Mais si jamais l’incapacité, l’étourderie, la corruption des gouvernants provoquaient frivolement quelque catastrophe, guerre ou coup d’Etat qui plongerait le pays dans la pire détresse, c’est alors que la petite bourgeoisie perdrait complètement la tête. C’est alors qu’elle se retournerait tout d’un coup dans un accès de fureur aveugle contre le gouvernement et cela avec d’autant plus d’empressement et de férocité qu’elle aurait placé plus de confiance en lui et qu’elle se serait plus exagéré son intelligence et sa 102sublimité. Les dix dernières années ont certainement engendré chez la petite bourgeoisie une haine sans cesse grandissante contre le prolétariat. Le prolétariat doit se préparer à livrer tout seul les batailles à venir. Mais Marx a déjà insisté sur le fait que le petit bourgeois, type intermédiaire entre le capitaliste et le prolétaire, oscille de l’un à l’autre, qu’il est l’homme des deux partis. Nous ne devons pas compter sur la petite bourgeoisie, elle ne sera jamais une alliée digne de confiance, du moins dans son ensemble, car quelques-uns de ses membres peuvent devenir d’excellents socialistes. Son hostilité contre nous peut encore grandir. Mais cela n’empêche pas qu’un jour viendra peut-être où, sous l’effet du poids insupportable des impôts et d’une débâcle morale subite des dirigeants, elle accourra vers nous en masse, manœuvre qui pourra balayer l’adversaire et décider de notre victoire. Et vraiment elle ne pourrait rien faire de mieux car le prolétariat victorieux offrira à tous, hormis aux exploiteurs, à tous les opprimés et exploités, à ceux-là même qui végètent aujourd’hui dans la classe des petits bourgeois et des petits paysans, une amélioration énorme de leurs conditions d’existence. Quelque grande que soit momentanément son hostilité à notre égard, la petite bourgeoisie est bien éloignée d’être un appui solide de la société présente. Elle aussi vacille et craque dans toutes les jointure ainsi que les autres soutiens de la société. Le régime actuel chancelle de plus en plus, phénomène qui se manifeste aussi bien dans la conscience populaire que dans la réalité ; on sent que nous sommes entrés dans une période d’insécurité générale, que les choses ne peuvent plus aller du même train que pendant la dernière génération, que la situation devient de jour en jour plus insupportable et qu’elle ne survivra pas à la génération qui commence. La tâche la plus pressante du prolétariat dans cette insécurité générale est tout indiquée. Nous l’avons déjà exposée. Il ne peut plus avancer d’un pas à moins de transformer les institutions fondamentales de l’Etat qui sont le terrain de ses luttes. Poursuivre énergiquement la démocratisation de l’Empire ainsi que celle des différents Etats, notamment de la Prusse et de la Saxe, telle est pour l’Allemagne sa tâche la plus pressante ; au point de vue international, c’est la lutte contre l’impérialisme et le militarisme. Non moins évidents que cette tache elle-même sont les moyens dont nous disposons pour la mener à bien. A ceux employés précédemment, il faut ajouter la grève générale que nous avons adoptée en principe vers 1893 et 103dont l’efficacité dans des circonstances favorables a été éprouvée depuis à plusieurs reprises. Si elle a été un peu mise à l’écart depuis les glorieuses journées de 1905, il n’en faut conclure qu’une chose : c’est qu’elle n’est pas appropriée à chaque situation et qu’il serait insensé de vouloir s’en servir dans toutes les circonstances. Jusqu’ici la situation est claire. Mais il n’y a pas que le prolétariat qui jouera un rôle dans les luttes prochaines ; beaucoup d’autres facteurs complètement imprévus entreront aussi en jeu. L’imprévu, c’est nos hommes d’Etat. Leurs personnes changent vite et leur état d’esprit aussi. On ne peut plus attendre d’eux une politique suivie et consciente du but à atteindre. L’imprévu, c’est la petite bourgeoisie ; appuyant tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre des plateaux de la balance, elle les fait monter et descendre tour à tour. L’imprévu, c’est plus encore le chaos de la politique étrangère ; tant d’Etats sujets à des revirements brusques y participent que l’imprévu de la politique intérieure de chaque pays apparaît dans la politique extérieure sur une plus grande échelle. L’imprévu réside enfin et surtout dans les métamorphoses des Etats de l’Orient où entrent en jeu tant de facteurs complètement nouveaux dont nous n’avons encore aucune expérience. Tous ces facteurs agissent et réagissent dès maintenant l’un sur l’autre d’une manière profonde et ininterrompue. Ils nous feront marcher de surprise en surprise. Or, le parti socialiste se maintiendra d’autant mieux dans cette instabilité générale qu’il restera plus stable lui-même, plus inébranlable dans sa fidélité à ses principes. En face d’une politique sans esprit de suite et sans consistance, il fera prendre aux masses ouvrières de plus en plus conscience de leur force, et cela d’autant mieux que sa théorie lui permet de suivre une politique suivie, une politique qui marche droit au but. Plus le parti socialiste apparaîtra comme une force inébranlable dans le chaos où toute autorité chancelle, plus son autorité grandira. Plus il persistera dans son opposition irréconciliable contre la corruption des classes dirigeantes, plus il verra venir à lui, dans la pourriture générale, la confiance des masses populaires ; or, cette pourriture a gagné déjà la démocratie bourgeoise, cette démocratie qui adjure ses principes pour mériter les faveurs gouvernementales. Plus le Parti socialiste restera inébranlable, conséquent, intransigeant, 104plus vite il triomphera de ses adversaires. C’est conseiller au Parti socialiste son abdication politique que d’exiger sa participation à une politique de coalition ou de bloc au moment même où l’expression de masse réactionnaire devient une vérité. C’est exiger de lui son abdication morale que de vouloir qu’il s’allie avec les partis bourgeois lorsque ceux-ci viennent de se prostituer et de se compromettre de la façon la plus vile ; c’est vouloir qu’il poursuive de concert avec eux l’œuvre de prostitution. Des amis bien intentionnés craignent que le parti socialiste n’arrive prématurément au pouvoir par une révolution. Or, il n’y a pour notre parti qu’un moyen d’arriver prématurément au pouvoir : c’est d’obtenir un semblant de pouvoir avant la révolution, c’est-à-dire avant que le prolétariat ait vraiment conquis le pouvoir politique. Pour l’instant le Parti socialiste ne peut participer au pouvoir qu’en vendant sa force politique à un gouvernement bourgeois. Le prolétariat en tant que classe n’y pourrait rien gagner ; seuls les parlementaires qui concluraient le marché pourraient y gagner quelque chose. Quiconque voit dans le parti socialiste une arme d’émancipation du prolétariat doit s’opposer de la façon la plus énergique à ce qu’il participe à la corruption des classes dirigeantes. S’il est un moyen de nous faire perdre la confiance de tous les éléments sincères de la masse, de nous attirer le mépris de toutes les couches belliqueuses du prolétariat, d’entraver notre marche en avant, c’est bien la participation du Parti socialiste à un bloc bourgeois. Les seuls éléments qui en tireraient profit, ce sont ceux pour qui notre Parti n’est rien qu’un marchepied qui leur permet de s’élever, ce sont les arrivistes et les sinécuristes. Moins nous attirerons à nous ces éléments, plus nous les éloignerons de nous, plus nos luttes auront de succès. Quant aux formes particulières qu’elles revêtiront, il n’est guère possible de dire quelque chose de plus précis à cet égard que les indications formulées plus haut. Jamais il n’a été plus difficile qu’à notre époque de prédire les formes et l’allure de l’évolution prochaine car, à l’exception du prolétariat, tous les facteurs qui entrent en ligne de compte sont, à l’heure qu’il est, bien indéterminés et bien rebelles au calcul. Il n’y a qu’une chose de certaine : c’est l’insécurité générale. Ce qui est certain, c’est que nous sommes entrés dans une période de troubles universels, de déplacements de forces constants qui, quelles que soient leur forme et leur durée, ne pourront pas faire place à une période de stabilité 105durable tant que le prolétariat n’aura pas trouvé la force d’exproprier politiquement et économiquement la classe capitaliste et d’inaugurer ainsi une nouvelle ère de l’histoire universelle. Quant à savoir si cette période révolutionnaire durera aussi longtemps que celle de la bourgeoisie qui s’étendit de 1789 à 1871, c’est une question qu’il n’est naturellement pas possible de résoudre. Sans doute l’évolution s’accomplit aujourd’hui beaucoup plus rapidement qu’autrefois, mais aussi le champ de bataille s’est prodigieusement élargi. Lorsque Marx et Engels écrivaient le Manifeste du Parti communiste, le théâtre de la révolution prolétarienne se bornait pour eux à l’Europe occidentale. Aujourd’hui c’est le monde entier. Aujourd’hui ce ne sont plus seulement les bords de la Spree et de la Seine qui verront se dérouler les luttes émancipatrices du peuple exploité des travailleurs, mais aussi les bords de l’Hudson et du Mississipi, de la Néva et des Dardanelles, du Gange et du Hoang-ho. Aussi vaste que le champ de bataille est la tâche à accomplir : c’est l’organisation socialiste de la production mondiale. Mais le prolétariat sortira de la période révolutionnaire qui commence et qui durera peut-être une génération tout autre qu’il n’y est entré. Si son élite comprend dès aujourd’hui les éléments les plus forts, les plus clairvoyants, les plus désintéressés, les plus audacieux des peuples de civilisation européenne, éléments groupés dans les organisations spontanées les plus puissantes, il absorbera au cours de la lutte et grâce à la lutte les éléments désintéressés et clairvoyants de toutes les classes, il organisera, il éduquera dans son propre sein ses éléments les plus arriérés, il les remplira d’espérance, il formera leur jugement ; puis, plaçant cette élite à la tête de la civilisation, il la rendra capable d’accomplir l’énorme transformation économique qui mettra fin sur le globe entier à toute misère qui résulte de l’esclavage, de l’exploitation et de l’ignorance. Heureux quiconque est appelé à prendre part à cette lutte sublime et à cette superbe victoire ! 106PRÉFACE DU TRADUCTEUR (écrite pour l’édition française de 1910) A l’heure où les luttes pour le suffrage universel et pour la constitution redoublent d’acuité en Allemagne et sollicitent l’attention de tout le prolétariat socialiste de l’Europe, le public ouvrier français ne lira peut-être pas sans intérêt un livre qui en est issu. C’est en effet, comme l’auteur l’écrit lui-même dans la préface de l’édition allemande, la nécessité d’indiquer « les profondes relations sociales d’où résultent l’inquiétude et l’insécurité actuelles » qui l’a conduit à traiter de nouveau la question des révolutions politiques. Si c’est essentiellement aux difficultés de la situation présente que cet ouvrage doit son origine, le motif immédiat en fut une polémique que l’auteur eut avec Max Maurenbrecher, ancien membre du Parti national-social, passé il y a 6 ans au Parti socialiste où il prit place dans les rangs des révisionnistes. Cette polémique se déroula d’octobre à novembre 1908 dans la revue hebdomadaire du Parti socialiste allemand, la « Neue Zeit ». Quelques chapitres sont la reproduction des articles de cette revue. La plupart sont entièrement nouveaux. Enfin tout ce qui portait l’empreinte de la polémique contre Maurenbrecher a été retranché. Il est naturel que « le Chemin du Pouvoir » n’ait pas eu l’heur de plaire aux revues bourgeoises allemandes. Mais il n’eut pas moins le don d’exaspérer les grands syndicats ouvriers qui reprochèrent à l’auteur de jeter le discrédit sur l’action syndicale. La polémique qui s’en suivit fut des plus ardentes. Dans une interminable série d’articles, l’organe central des syndicats, le « Correspondenzblatt der deutschen Gewerkschaften », s’efforça de démolir l’ouvrage et l’auteur par des moyens d’une probité douteuse. Loin cependant de ne mériter l’attention du public français qu’à titre de document pour l’étude des luttes politiques dans l’Allemagne contemporaine, le « Chemin du Pouvoir » offre un intérêt plus général. La question qu’il soulève est celle de l’alternative entre une politique d’opposition irréconciliable et une politique d’alliance avec les partis bourgeois. Or, malgré les expériences amères du passé, l’entente est encore loin de régner sur cette question au sein du Parti socialiste français. Les divergences dans l’attitude du groupe socialiste parlementaire à l’égard du 107ministère Briand en sont une preuve suffisante. Les déclarations de Ferri en Italie donnent également aux questions traitées dans ce livre un renouveau d’actualité. Il y a donc lieu d’espérer que le public socialiste français accueillera avec intérêt un ouvrage dont la lecture ne peut qu’être fructueuse à tous égards. A. P. 108{1} Pasteur protestant. Fonda en 1895 le Parti national-social qui se donnait pour but de réaliser « la monarchie démocratique et sociale ». Après avoir végété pendant 8 ans, le parti disparut faute de partisans. Naumann appartient aujourd’hui à l’Union Iibérale. (Note du traducteur – 1910). {2} Le D’ Friedeberg est surtout connu par la campagne qu’il mena avec quelque retentissement de 1904 à 1906 dans les organisations socialistes de Berlin en faveur de la grève générale insurrectionnelle. S’étant séparé ensuite de la social-démocratie, il essaya sans succès de fonder un nouveau parti dit « anarcho-socialiste ». Kurt Eisner est un des journalistes les plus connus du Parti socialiste allemand. Maureubrecher fut un des « nationaux-sociaux ». Après la dissolution de ce parti, il entra dans le Parti socialiste où il prit place parmi les révisionnistes. (Note du traducteur.) {3} « Les révolutions bourgeoises, comme celle du XVIIIème siècle, volent de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent mutuellement, les hommes et les choses semblent nimbés d’auréoles, l’extase est à l’ordre du jour ; mais leur durée est éphémère, elles atteignent bientôt leur apogée, et alors un long malaise s’empare de la société avant qu’elle sache s’approprier froidement les conquêtes de cette époque d’effervescence. Les révolutions prolétariennes, au contraire, se critiquent sans cesse » (Marx, le 18 brumaire, p. 4). Lorsque Marx comparait ainsi, en 1852, la révolution bourgeoise avec la révolution prolétarienne, il ne pouvait naturellement pas encore tenir compte de l’influence exercée sur cette dernière par les institutions démocratiques. {4} (1) Robert von Puttkamer. Ministre de l’intérieur de 1881 à 1888. Son nom est devenu synonyme en Allemagne d’ennemi aussi acharné des socialistes que peu scrupuleux dans le choix des moyens (Note du traducteur). {5} Dans l’un des derniers numéros de l’organe socialiste américain le « Vorwaerts », nous lisons le compte-rendu d’un discours prononcé par Michel Schwab, une des victimes de l’attentat de 1886, sorti de prison depuis peu. Il reconnaît l’absurdité et la folie de la tactique anarchiste. Mais il explique comment l’anarchisme a pu se propager à Chicago à partir de 1091880 : « On ne répétera jamais assez: que cette tactique (la tactique anarchiste) n’a gagné du terrain à Chicago qu’à partir du jour où un juge décida qu’il était permis, à l’égard des communistes, de falsifier des bulletins de vote. Vous vous souvenez pour la plupart de l’élection qui fit entrer M. Franck Stauber au Conseil municipal. Le résultat de l’élection fut faussé de la façon la plus impudente par deux membres du bureau électoral. C’est ce qu’attestèrent sous la foi du serment des agents de police et d’autres témoins ; c’est ce que démontra encore, avant la clôture des débats que l’on avait retardé le plus possible, l’aveu pur et simple de l’accusé ! Et malgré tout le juge acquitta les faussaires ! L’indignation fut générale parmi les ouvriers et ils ne voulurent plus rien savoir des méthodes qu’ils avaient suivies jusqu’alors. Beaucoup d’entre nous ont appris depuis qu’il ne faut pas se laisser guider en politique par des transports purement sentimentaux ». {6} Nom que se donnèrent quelques socialistes dissidents qui essayèrent en 1891 de fonder un parti à tendances anarchistes antiparlementaires. Les « intellectuels » du parti rentrèrent bientôt dans les rangs de la bourgeoisie dont ils étaient sortis, tandis que les éléments ouvriers retournèrent au Parti socialiste (Note du traducteur).{7} Barth : un des chefs de la démocratie bourgeoise allemande qui donna le rare exemple de la fidélité aux traditions du vrai libéralisme. Ecœuré par la politique d’alliance entre libéraux et conservateurs, il se sépara en 1908 de l’Union libérale pour fonder, avec quelques autres dissidents, l’Union démocratique. Mort en 1909. Lujo Brentano, économiste, professeur à Munich (Note du traducteur). 110