Le chemin de l'Armée Rouge

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Cet article a été écrit pour l'Annuaire du Komintern du 21 mai 1922. Il a d'abord été publié dans le n° 8 de la revue de l'Administration principale des écoles militaires pour l'année 1922. Reproduit dans l'édition de l'Herne en guise d'introduction, car condensant l'ensemble des données publiées.

Les problèmes qui concernent la création des forces armées de la révolution sont d'une grande importance pour les partis communistes de tous les pays. Dédaigner ces problèmes ou pire, les renier sous le couvert d'une phraséologie pacifico-humanitaire, est un véritable crime. Penser que c'est obligatoirement mal agir qu'agir avec violence, même quand il s'agit d'actes de violence révolutionnaire, et que pour cette raison les communistes ne devraient pas s'appliquer à « exalter » la lutte armée et à glorifier les troupes révolutionnaires, est une philo­sophie digne des quakers, des doukhobors et des vieilles filles de l'Armée du Salut. Permettre une propagande de ce genre dans un parti communiste équivaut à autoriser une propagande tolstoïenne dans la garnison d'une forteresse assiégée. Qui veut la fin veut les moyens. C'est l'acte de violence révolutionnaire qui est le moyen de libérer les travailleurs. A partir du moment où l'objectif est de conquérir le pouvoir, l'action terroriste doit devenir l'action militaire. Rien ne différencie l'héroïsme du jeune prolétaire tombant sur la première barricade de la révolution naissante de l'héroïsme du soldat rouge qui meurt au front alors que la révolution s'est déjà emparé de l'Etat. Seuls des sentimentaux stupides peuvent penser que le prolétariat des Etats capitalistes risque d'exagérer le rôle de la violence révolution­naire et d'exalter démesurément les méthodes du terrorisme révolu­tionnaire. Bien au contraire, le prolétariat ne comprend pas assez l'importance du rôle libérateur de la violence révolutionnaire. Et c'est justement pour cette raison que le prolétariat demeure jusqu'à ce jour en esclavage. La propagande pacifiste dans la classe ouvrière conduit seulement au ramollissement de la volonté du prolétariat et favorise la violence contre-révolutionnaire, armée jusqu'aux dents.

Avant la révolution notre parti disposait d'une organisation mili­taire. Son but était double : faire de la propagande révolutionnaire dans les troupes et préparer des points d'appui dans l'armée elle-même pour le coup d'Etat. Comme l'agitation révolutionnaire avait gagné toute l'armée, le rôle d'organisation proprement dit des cel­lules bolchevistes dans les régiments ne fut pas particulièrement sensible. Pourtant, il fut considérable : il donna la possibilité d'isoler un petit nombre d'éléments qui eurent un rôle décisif lors des heures les plus critiques de la révolution. Au moment du coup d'Octobre on les trouva aux postes de commandants, de commissaires d'unités, etc. Plus tard, nous rencontrerons beaucoup d'entre eux dans le rôle d'organisateurs de la Garde Rouge et de l'Armée Rouge[1].

C'est la guerre qui fut la cause directe de la révolution. La lassitude et le dégoût général qu'elle avait engendrés donnèrent à la révolution un de ses principaux slogans : mettre fin à la guerre. Cependant c'est la révolution elle-même qui fit naître de nouveaux périls militaires de plus en plus menaçants. D'où l'extrême faiblesse extérieure de la révolution dans sa première phase. On a constaté à l'époque des pourparlers de Brest-Litovsk qu'elle était presque sans défense. On refusait de combattre en considérant que la guerre appartenait déjà au passé : les paysans s'emparaient de la terre, les ouvriers créaient leurs propres organisations et prenaient en main l'industrie.

Telle est l'origine de l'immense expérience pacifiste de l'époque de Brest-Litovsk. La République Soviétique déclara qu'elle ne pouvait signer un traité sous la contrainte, mais qu'elle ne se battrait pas pour autant et publia l'ordre de licencier les troupes. C'était prendre un grand risque, mais la situation l'exigeait. Les Allemands reprirent l'offensive et ce fut le point de départ d'un changement profond dans l'esprit des masses : elles commencèrent à comprendre qu'il fallait se défendre les armes à la main. Notre déclaration pacifiste introduisit un ferment de décomposition dans l'armée du Hohenzollern. L'offensive du général Hoffmann nous aida à créer l'Armée Rouge.

Les premiers temps, cependant, nous ne nous décidons pas encore à recourir au recrutement forcé : nous n'avons ni les possibilités poli­tiques ni l'organisation administrative nécessaires pour mobiliser des paysans qui viennent d'être démobilisés. Une armée se construit sur le principe du volontariat. Il est naturel qu'à côté d'une jeunesse ouvrière pleine d'abnégation elle se remplisse également d'éléments vagabonds et instables qui ne sont pas toujours de première qualité. Créés pen­dant la période où les anciens régiments se dissolvaient d'eux-mêmes, les nouveaux régiments ne sont pas sûrs. (C'est une évidence pour nos amis comme pour nos ennemis que le soulèvement tchécoslo­vaque sur la Volga a été provoqué par les s.-r. et autres blancs[2]). La force de résistance de nos régiments était anéantie; une ville après l'autre tombe au cours de l'été 1918 aux mains des Tchécoslovaques et des contre-révolutionnaires russes qui les avaient rejoints. Leur centre est Samara. Ils s'emparent de Simoirsk et de Kazan. Nijni-Novgorod est menacé. De l'autre côté de la Volga, on se prépare à attaquer Moscou. A ce moment (août 1918) la République Soviétique fait des efforts extraordinaires pour développer et renforcer l'armée. En premier lieu on adopte une méthode de mobilisation massive des communistes, on crée un appareil centralisé de direction politique et d'instruction auprès des troupes sur le front de la Volga. Parallèle­ment à Moscou et dans la région de la Volga on tente de mobiliser quelques classes d'ouvriers et de paysans. De petits détachements communistes assurent l'exécution de la mobilisation. Dans les pro­vinces de la Volga, on établit un régime draconien pour répondre à l'acuité du danger. En même temps, on mène une propagande intense écrite et orale, — des groupes communistes vont de village en village. Après les premiers tâtonnements, la mobilisation s'étend largement; elle est complétée par une lutte systématique contre les déserteurs et contre les groupes socialistes qui alimentent et inspirent la désertion : contre les koulaks, contre une partie du clergé, contre les résidus de l'ancienne bureaucratie. Les ouvriers communistes de Pétrograd, de Moscou, d'Ivanovo-Vozneneusk, etc., entrèrent dans les unités qu'on venait de reconstituer et où les commissaires reçurent les premiers le tôle de chefs révolutionnaires et de représentants directs du pouvoir soviétique. Quelques sentences exemplaires des tribunaux révolution­naires avertissent tout le monde que la patrie soviétique est en danger de mort et qu'elle exige de chacun une soumission absolue. Il fallut pendant plusieurs semaines user de toutes les mesures de propagande, de discipline et de répression pour prendre le tournant indispensable. D'une masse vacillante, instable, dispersée, sortit une véritable armée. Kazan fut repris le 10 septembre 1918; le lendemain, ce fut Simbirsk. Ce moment est une date mémorable dans l'histoire de l'Armée Rouge. Tout d'un coup le sol s'affermissait sous nos pieds. Ce ne sont déjà plus les premières tentatives désespérées, désormais nous pouvons déjà et nous savons combattre et vaincre.

L'appareil militaire et administratif se crée sur ces entrefaites dans tout le pays, en combinaison étroite avec les soviets dans les provinces, les districts et les cantons. Rongé par les conquêtes ennemies mais cependant immense, le territoire de la République se divise en circonscriptions comprenant plusieurs provinces. Ce qui permet l'indispensable centralisation.

Les difficultés politiques et d'organisation furent incroyables. Le tournant psychologique que représentait la destruction de l'ancienne armée et et la création d'une nouvelle, ne fut atteint qu'au prix de tirail- lements incessants et de conflits intérieurs. L'ancienne armée avait fait élire des comités de soldats et un personnel de commandement qui dépendait en fait des comités. Cette mesure avait, bien sûr, un carac­tère non pas militaire, mais politico-révolutionnaire. Du point de vue de la conduite des troupes au combat et de leur préparation c'était inadmissible, monstrueux et meurtrier. Diriger des troupes au moyen de comités élus, d'élus soumis aux comités et de chefs révocables à n'importe quel moment n'était et ne pouvait être possible. De plus, l'armée ne voulait pas se battre.

Intérieurement elle soutenait la révo­lution sociale, rejetant le personnel de commandement composé de propriétaires fonciers et de bourgeois, créant une administration révolutionnaire autonome en la personne des soviets de députés des soldats. Ces mesures d'organisation politique étaient justes et néces­saires quand on pense au démembrement de l'ancienne armée. Mais elles ne firent pas naître spontanément une nouvelle armée apte au combat. Les régiments du tsarisme, après avoir traversé la période de Kérenski, se dispersèrent après Octobre pour se réduire à néant.

On tenta d'appliquer automatiquement les vieux procédés d'organisation à la nouvelle Armée Rouge, ce qui menaça de la miner à la base. L'élection du personnel de commandement dans les troupes tsaristes signifiait l'épuration de tous les agents possibles de la restauration. Mais le système de l'élection ne pouvait en aucun cas garantir à l'armée révolutionnaire un personnel de commandement compétent. L'Armée Rouge se créait d'en haut, selon les principes de la dictature de la classe ouvrière. Le personnel de commandement était choisi et contrôlé par les organes du pouvoir soviétique et du parti commu­niste. Les élections des chefs par des unités politiquement peu éduquées et constituées de jeunes paysans qu'on venait de mobiliser, seraient devenues inévitablement un jeu de hasard et auraient créé sûrement des conditions favorables aux manigances des intrigants et des aventu­riers isolés. De même l'armée révolutionnaire, en tant qu'armée d'action et non pas en tant qu'arène de propagande, était incompatible avec un régime de comités élus qui en pratique ne pouvait que ruiner le pouvoir central en laissant à chaque unité le soin de décider si elle était pour l'offensive ou pour la défensive. Les s.-r. de gauche pous­sèrent ce pseudo-démocratisme cahotique jusqu'à l'absurde, quand ils demandèrent aux régiments prenant corps de décider s'il fallait observer les conditions de l'armistice avec les Allemands ou passer à l'offensive. C'est ainsi que les socialistes-révolutionnaires de gauche tentèrent de soulever l'armée contre le pouvoir soviétique qui l'avait créée.

Le paysannat, abandonné à lui-même, n'est pas capable de former une armée centralisée. Il ne dépasse pas le stade des détachements locaux de partisans où une « démocratie » primitive sert géréralement de couverture à la dictature personnelle des atamans. Ces tendances du partisanisme, reflet de l'élément paysan dans la révolution, trou­vèrent leur expression parfaite chez les s.-r. de gauche et chez les anar­chistes, mais se manifestèrent aussi chez de nombreux communistes, surtout parmi les paysans, les anciens soldats et les sous-officiers.

Les premiers temps, le paysannat était un outil indispensable et les petits détachements indépendants suffisaient pour lutter contre les contre-révolutionnaires qui n'avaient pas encore eu le temps de reprendre leurs esprits et de s'armer. Pareille lutte exigeait de l'abné­gation, de l'initiative et de l'indépendance. Mais plus la guerre s'éten­dait, plus elle exigeait une organisation et une discipline régulières. les pratiques du partisanisme, avec ses buts négatifs, se retournèrent contre la révolution. Transformer les détachements en régiments, insérer les régiments dans les divisions, subordonner les chefs de division à l'armée et au front — de tels problèmes présentaient de grandes difficultés et ne se résolvaient pas toujours sans faire de victimes.

La révolte contre le centralisme bureaucratique de la Russie tsariste fût une partie intégrante caractéristique de la révolution. Régions, provinces, districts, villes voulaient à qui mieux mieux manifester leur indépendance. L'idée du « pouvoir sur place » prit dans la première période un caractère extrêmement chaotique. Pour l'aile s.-r. de gauche et anarchiste elle s'apparentait à la doctrine fédéraliste réac­tionnaire; pour les masses c'était une réaction inévitable et, dans ses sources mêmes, saine contre l'ancien régime qui perdait l'initiative. Cependant, à partir du moment où l'union des contre-révolutionnaires se resserrait et où les périls extérieurs augmentaient, les tendances autonomistes primitives devenaient de plus en plus dangereuses dans le domaine politique et encore davantage sur le plan militaire. Cette question va sans aucun doute jouer un grand rôle en Europe occiden­tale, plus spécialement en France où les préjugés autonomistes et fédéralistes sont plus ancrés que partout ailleurs. Faire triompher au plus vite le centralisme révolutionnaire-prolétarien est la prémice de la future victoire sur la bourgeoisie.

L'année 1918 et une grande partie de l'année 1919 se passent à lutter sans cesse et avec acharnement pour la création d'une armée centralisée, disciplinée, ravitaillée et dirigée par un centre unique. Dans le domaine militaire, cette lutte reflète, seulement dans les formes les plus accusées, le processus qui s'accomplit dans toutes les branches de l'édification de la République Soviétique.

Le choix et la création d'un personnel de commandement présentèrent une série d'énormes difficultés. Nous avions à notre disposition le reste de l'ancien corps des officiers, une grande partie des officiers du temps de guerre et enfin les chefs qui avaient été promus par la révolution elle-même lors de sa première phase, la phase par­tisane.

Parmi les anciens officiers, ceux qui restèrent avec nous furent, d'une part, les hommes de conviction qui avaient compris ou senti le sens de la nouvelle époque (c'était évidemment une minorité insignifiante); d'autre part, les fonctionnaires routiniers, dépourvus d'initiative, qui n'avaient pas eu le courage de suivre les blancs; restaient enfin de nombreux contre-révolutionnaires actifs pris au dépourvu.

Dès les premiers pas dans l'édification, la question des anciens offi­ciers de l'armée tsariste s'était posée de façon aiguë. Ils nous étaient indispensables en tant que représentants de leur corps de métier, en tant que porteurs de la routine militaire, et, sans eux, il nous aurait fallu tout reprendre à la base. Il est douteux que nos ennemis nous aient laissé dans de telles circonstances la possibilité d'atteindre seuls le niveau nécessaire. Nous ne pouvions pas construire un organisme militaire centralisé et une armée sans recruter de nombreux représen­tants de l'ancien corps des officiers. On les engagea alors dans l'armée, non pas en tant que représentants des anciennes classes dirigeantes, mais comme protégés de la nouvelle classe révolutionnaire. Beaucoup d'entre eux, il est vrai, nous trahissaient et passaient à l'ennemi, ils participaient aux révoltes mais, dans le fond, l'esprit de résistance de classe était brisé. Néanmoins la haine qu'ils inspiraient aux troupes était encore vive et fut une des sources de l'esprit partisan : dans les cadres d'une petite unité locale, on n'avait pas besoin de militaires qualifiés. Il fallait à la fois briser la résistance des éléments contre-révolutionnaire de l'ancien corps des officiers et garantir pas à pas aux éléments loyaux la possibilité d'entrer dans les rangs de l'Armée Rouge.

Les tendances oppositionnelles « de gauche », en fait celles de l'in­telligentsia paysanne, essayaient de se trouver une formule théorique qui exprimât leur façon de concevoir l'armée. Selon elles, l'armée centralisée est l'armée de l'Etat impérialiste. La révolution devait, conformément à son caractère, mettre une croix non seulement sur la guerre de positions, mais aussi sur l'armée centralisée. La révolution a été entièrement construite sur la mobilité, l'attaque audacieuse et la faculté de manœuvre. Sa force de combat est la petite unité indépen­dante, combinant toutes les armes et non rattachée à une base, qui s'appuie sur la sympathie de la population et peut attaquer librement les derrières de l'ennemi, etc. En un mot la tactique de la « petite guerre » se proclamait la tactique de la révolution. La terrible épreuve de la guerre civile opposa très vite un démenti à ces préjugés. Les avantages que représentaient une organisation et une stratégie centra­lisés par rapport à l'improvisation sur place, au séparatisme et au fédé­ralisme militaires, apparurent si vite et si clairement que maintenant les principes fondamentaux de l'édification de l'Armée Rouge sont en dehors de toute discussion.

L'institution des commissaires joua un rôle capital dans la création de l'appareil du commandement militaire. Ils se composaient d'ou­vriers révolutionnaires, de communistes et même pour une part, au début, de s.-r. de gauche (jusqu'en juillet 1918). Le commandement était donc en quelque sorte dédoublé. Le commandant conservait la la direction purement militaire. Le travail d'éducation politique était concentré entre les mains des commissaires. Mais le commissaire était surtout le représentant direct du pouvoir soviétique dans l'armée. Sans gêner le travail proprement militaire du commandant et sans diminuer en aucun cas l'autorité de ce dernier, le commissaire devait créer des conditions telles que cette autorité ne puisse pas se retourner contre les intérêts de la révolution. La classe ouvrière sacrifia à cette tâche les meilleurs de ses fils. Des centaines et des milliers d'entre eux moururent à leur poste de commissaire. Beaucoup devinrent par la suite des chefs révolutionnaires.

Dès le début, nous avions entrepris de créer un réseau d'écoles militaires. Les premiers temps, elles reflétèrent la faiblesse générale de notre organisation militaire. Une formation accélérée donna en réalité quelques mois plus tard non pas des chefs, mais des soldats rouges médiocres. Et, de même que bien souvent à cette époque la masse devait entrer dans le combat et manier le fusil pour la première fois, de même on confiait à des soldats rouges qui avaient reçu quatre mois d'instruction le commandement non seulement de groupes mais aussi de pelotons, et même de compagnies. Nous nous étions sincèrement efforcés de recruter les anciens sous-officiers de l'armée tsariste. Cepen­dant il faut considérer que, pour une bonne part, ils venaient alors des couches les plus aisées de la population des villes et des campagnes : c'était surtout les fils instruits des familles paysannes du type koulak; mais ils haïssaient toujours les « épaulettes dorées », c'est-à-dire les officiers de l'intelligentsia noble. Ces sentiments provoquèrent un schisme au sein de ce groupe : il donna beaucoup de chefs et de commandants remarquables dont un des plus brillants fut Boudienny ; mais il fournit aussi de nouveaux chefs aux soulèvements contre-révolutionnaires et à l'armée blanche.

La création d'un personnel de commandement est un problème très ardu. Et si un personnel de haut commandement se forma pendant les 3 ou 4 premières années de l'existence de l'Armée Rouge on ne peut pas en dire tout à fait autant, aujourd'hui encore, du commande­ment subalterne. Maintenant nous nous efforçons surtout d'assurer à l'armée des chefs indépendants qui répondent entièrement à la lourde responsabilité qui leur est confiée. L'instruction militaire peut s'enorgueillir d'immenses succès. L'enseignement et l'éducation du person­nel de commandement rouge ne cesse de s'améliorer.

On sait le rôle que la propagande a joué dans l'Armée Rouge. L'instruction politique qui précédait chacune de nos étapes sur la voie de l'édification (aussi bien dans le domaine militaire qu'ailleurs) nécessita la création d'un gros appareil politique auprès de l'armée.

Les organes les plus importants de ce travail sont les commissaires que nous connaissons déjà. La presse bourgeoise européenne fausse la vérité en présentant la propagande comme quelque diabolique inven­tion des bolcheviks. La propagande joue un rôle énorme dans toutes les armées du monde. L'appareil politique de la propagande bourgeoise est beaucoup plus puissant et beaucoup plus riche en techniques que le nôtre. C'est dans son contenu que se situe l'avantage de notre propagande. Celle-ci a invariablement resserré les rangs de l'Armée Rouge, démoralisant l'armée ennemie sans faire appel à aucun procédé ni moyen technique particulier mais par la seule « idée communiste » qui est la clé de cette propagande. Ce secret militaire, nous le dévoilons sans craindre le moindre plagiat de la part de nos ennemis.

La technique de l'Armée Rouge reflétait et reflète l'ensemble de la situation économique du pays. Au début de la révolution, nous dis­posions de l'héritage matériel de la guerre impérialiste. Il était colos­sal dans son genre, mais complètement désorganisé. D'une part, il y avait trop, de l'autre, pas assez; en plus nous ne savions pas ce que nous possédions. Les principaux services de ravitaillement nous cachaient avec soin le peu dont ils connaissaient l'existence. Le « pou­voir sur place » mettait la main sur tout ce qui se trouvait sur son territoire. Les chefs partisans révolutionnaires se munissaient de tout ce qui leur tombait sous la main. Les conducteurs des trains détournaient habilement de leur destination des wagons d'équipe­ment et des trains entiers. Il y eut ainsi, au début de la révolution, un gaspillage épouvantable des provisions que nous avait laissées la guerre impérialiste. Des régiments traînaient derrière eux des chars et des avions alors qu'ils n'avaient pas de baïonnettes pour les fusils, voire de cartouches. Le travail de l'industrie de guerre s'arrêta dès lu lin de 1917. Ce n'est qu'en 1919, lorsque les vieilles réserves furent presque épuisées, qu'on commença à ressusciter une industrie de guerre. Dès 1920, presque toute l'industrie travaille pour la guerre. Nous n'avions aucune réserve. Chaque fusil, chaque cartouche, chaque pu ire de bottes qui sortait de la machine, du métier, était expédié directement au front. Il y eut des périodes, qui pouvaient durer des semaines, où chaque cartouche comptait, ou le retard d'un train spécial de munitions provoquait au front la retraite de divi­sions entières sur plusieurs dizaines de verstes.

Bien que l'évolution de la guerre civile provoquât le déclin de l'économie, l'approvisionnement de l'armée devint de plus en plus régulier grâce, d'une part à l'intensification de la puissance industrielle, d'autre part et surtout grâce à l'amélioration croissante de l'organisation de l'économie de guerre.

La création d'une cavalerie occupe une place particulière dans le développement de l'Armée Rouge. Sans parler ici du rôle qu'elle aura dans l'avenir, on peut constater que ce sont les pays les moins déve­loppés qui ont la meilleure cavalerie : la Russie, la Pologne, la Hongrie et avant tous la Suède. Il faut à la cavalerie des steppes, de grands espaces libres. Et c'est naturellement dans le Kouban et sur le Don qu'elle se crée, non pas autour de Petersbourg et de Moscou. Dans la guerre de Sécession, c'était les planteurs du Sud qui avaient l'avantage de la meilleure cavalerie. Ce n'est que dans la deuxième moitié de la guerre que les Nordistes purent utiliser ce genre d'arme. Le même phénomène se répéta chez nous. La contre-révolution s'était retranchée dans la lointaine périphérie et s'efforçait, en attaquant de là, de nous enfermer au centre, autour de Moscou.

C'étaient les cosaques et la cavalerie qui constituaient l'arme principale de Denikine et de Wrangel. Leurs raids audacieux nous créèrent souvent au début d'immenses difficultés. Cependant, cet avantage pris par la contre-révolution — l'avantage du recul — se révéla accessible aussi à la révolution quand elle comprit ce que signifiait une cavalerie dans une guerre civile de mouvement, et se fixa pour but d'en avoir une quoi qu'il arrive. Le slogan de l'Armée Rouge en 1919 devint : « Prolétaire, en selle ! » Au bout de quelques mois, notre cavalerie se comparait à celle de l'ennemi, avant de prendre définitivement en main l'initiative.

L'unité de l'armée et sa confiance en elle se renforçaient sans cesse. Au début, non seulement les paysans mais les ouvriers refusaient de s'engager. Seul un petit nombre de prolétaires pleins d'abnégation participaient volontairement à la création des forces armées de la République Soviétique. Et ces éléments supportèrent tout le poids de la période la plus difficile.

L'état d'esprit des paysans changeait sans cesse. Au début, des régiments entiers de paysans qui, il est vrai, dans la majorité des cas, n'étaient nullement préparés ni politiquement ni techniquement, se rendaient sans opposer de résistance. Mais quand c'était les blancs qui les prenaient sous leurs drapeaux, ils revenaient de notre côté. Quelquefois la masse paysanne essayait de faire preuve d'indépendance et quittait blancs et rouges pour se réfugier dans les forêts et créer ses détachements « verts ». Mais leur isolement et le manque de soutien politique les vouaient d'avance à la défaite. Ainsi c'est sur les fronts de la guerre civile que l'on distinguait le plus clairement le « rapport fondamental des forces n de la révolu­tion : la masse paysanne que la contre-révolution des propriétaires fonciers, des bourgeois et de l'intelligentsia dispute à la classe ouvrière, hésitera sans cesse entre l'une et l'autre, pour, en fin de compte, soutenir la classe ouvrière. C'est dans les provinces les plus reculées comme celles de Koursk et de Voronej où ceux qui refusaient de se plier à l'obligation militaire se comptaient par milliers, que l'appari­tion des troupes des généraux sur leurs frontières créait un changement d'opinion radical et aiguillait ces masses de déserteurs dans les rangs de l'Armée Rouge. Le paysan soutenait l'ouvrier contre le propriétaire foncier et contre le capitaliste. C'est dans ce fait social que prend racine la cause première de nos victoires.

L'Armée Rouge se créa sous le feu, souvent sans ligne de conduite bien définie et sous la forme d'improvisations assez désordonnées. Son appareil était extrêmement encombrant, et dans beaucoup de cas niai commode. Nous profitions de chaque trêve pour resserrer, consolider et préciser notre organisation militaire. A cet égard, des progrès indubitables ont été accomplis au cours des deux dernières années. En 1920, au moment de notre lutte contre Wrangel et la Pologne, l'Armée Rouge comptait dans ses rangs plus de 5.000.000 d'hommes Aujour­d'hui en comptant la flotte elle atteint environ 1.500.000 hommes et continue de se réduire[3]. La réduction va moins vite que nous ne l'aurions voulu, parce qu'elle est menée de front avec l'amélioration de la qualité. La réduction des arrières et des services auxiliaires est incomparablement plus importante que celle des unités de combat. En se réduisant l'armée ne s'affaiblit pas ; au contraire, elle se ren­force. Sa capacité à se déployer en cas de guerre ne cesse de grandir. Son dévouement à la cause de la révolution sociale n'est pas douteux.

21 mai 1922. Moscou.

  1. L'organisation militaire de notre parti a été créée en 1905 et a joué un rôle consi­dérable dans le développement du mouvement révolutionnaire dans l'armée. A la fin de mars 1906, une première tentative est faite pour coordonner le travail des cellules du parti dans l'armée et une conférence des « Organisations militaires » est convoquée à Moscou. Après l'arrestation de ses participants, cette conférence se réunit à Tammerfors pendant l'hiver de 1906. Après la révolution de février 1917, l'Organisation militaire étend son influence, au début à Pétrograd, puis au front (surtout au front du Nord et dans la flotte de la Bal­tique). Le 15 avril, paraît le premier numéro du journal la Vérité du soldat, qui devient l'organe central de l'organisation. Au Congrès des Organisations militaires, tenu le 16 juillet à Pétrograd, 500 unités sont représentées, comptant jusqu'à 30. 000 bolcheviks. L'Organisation militaire dirige les préparatifs de l'insurrection et désigne des camarades actifs au Comité militaire révolutionnaire de Pétrograd et ensuite au travail dans l'admi­nistration militaire (Podvoïski, Mekhonochine, Krylenko, Dzevaltovskiï, Raskolnikov et beaucoup d'autres).
  2. Le corps tchécoslovaque fut constitué en Russie tsariste de prisonniers tchèques ; après la révolution d'Octobre, il voulut « rentrer dans ses foyers » par la route de Sibérie et Vladisvostok.
  3. Vers mai 1922.