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Special pages :
Le caractère de la révolution russe
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 22 août 1917 |
Source : « L’année 1917 », Petite collection Maspéro, 1976. Traduction de seconde main via l’anglais.
Les scribes et politiciens libéraux et S.R.-mencheviques se soucient beaucoup de la signification sociologique de la révolution russe. Est-ce une révolution bourgeoise, ou quelque autre type de révolution bourgeoise, ou quelque autre type de révolution ? À première vue, cette théorisation académique peut paraître un peu énigmatique. Les libéraux n’ont rien à gagner à révéler les intérêts de la classe qui sont derrière « leur » révolution. Quant aux « socialistes » petits-bourgeois, ils n’utilisent pas, en général, mais préfèrent invoquer le « sens commun », autrement dit médiocrité et l’absence de principes. Le fait est que le jugement de Milioukov-Dan, inspiré par Plékhanov, sur le caractère bourgeois de la révolution russe ne contient pas une once de théorie. Ni Yedinstvo, ni Rietch, ni Dieu, ni la Rabotchaia Gazeta ne se cassent la tête pour préciser ce qu’ils entendent par révolution bourgeoise. Le but de leurs manœuvres est purement pratique : il s’agit de démontrer le « droit » de la révolution bourgeoise à exercer le pouvoir. Même si les soviets représentent la majorité de la population politiquement formée, même si dans toutes les élections démocratiques, à la ville comme à la campagne, les partis capitalistes ont été balayés avec éclat, « puisque la révolution a un caractère bourgeois », il est nécessaire de préserver les privilèges de la bourgeoisie et de lui accorder au gouvernement un rôle auquel la configuration des groupes politiques dans le pays ne lui donne absolument pas droit. Si nous devons agir conformément aux principes du parlementarisme démocratique, il est clair que le pouvoir appartient aux sociaux-révolutionnaires, soit seuls, soit alliés aux mencheviks. Mais, comme « notre révolution est une révolution bourgeoise », les principes de la démocratie sont suspendus et les représentants de l’écrasante majorité du peuple reçoivent cinq sièges au ministère, alors que les représentants d’une infime minorité en obtiennent deux fois plus. Au diable la démocratie ! Et vive la sociologie de Plékhanov !
« Je suppose que vous voudriez une révolution bourgeoise sans la bourgeoisie ? », demande finement Plékhanov, appelant à la rescousse Engels et la dialectique.
« C’est exactement ça, interrompt Milioukov. Nous, les cadets, nous serions prêts à abandonner le pouvoir que le peuple, de toute évidence, ne veut pas nous donner. Mais nous ne pouvons pas nous dérober devant la science. » Et il se réfère au « marxisme » de Plékhanov comme autorité.
Puisque notre révolution est une révolution bourgeoise, expliquent Plékhanov, Dan et Potressov, nous devons former une alliance politique entre les travailleurs et les exploiteurs. Et, à la lumière de cette sociologie, la pitrerie de la poignée de mains entre Boublikov et Tsérételli se révèle dans toute sa signification historique.
Il n’y a qu’un ennui, c’est que ce même caractère bourgeois de la révolution, qui sert maintenant à justifier la coalition entre les socialistes et les capitalistes, a, pendant un bon nombre d’années, été considéré par ces mêmes mencheviks comme menant à des conclusions diamétralement opposées.
Puisque dans une révolution bourgeoise, avaient-ils l’habitude de dire, le gouvernement au pouvoir ne peut avoir d’autre fonction que de sauvegarder la domination de la bourgeoisie, il est clair que le socialisme n’a rien à faire avec lui, que sa place n’est pas au gouvernement mais dans l’opposition. Plékhanov considérait que les socialistes ne pouvaient à aucune condition participer à un gouvernement bourgeois, et il attaqué violemment Kautsky, dont la fermeté admettait, sur ce point, certaines exception. « Tempora legesque mutantur[1] », disaient les gentlemen de l’ancien régime. Et il semble que ce soit le cas pour les « lois » de la sociologie de Plékhanov, peu importe la contradiction entre les opinions des mencheviks et de leur leader Plékhanov, car, quand on compare leurs déclarations d’avant la révolution et celles d’aujourd’hui, une pensée unique domine les deux formules : c’est qu’on ne peut pas faire une révolution bourgeoise « sans la bourgeoisie ». À première vue, cela peut paraître une évidence. Mais c’est seulement une sottise.
L’histoire de l’humanité n’a pas commencé avec la conférence de Moscou. Il y a eu des révolutions avant. À la fin du xviiie siècle, il y eut en France une révolution, qu’on appelle, et à juste titre, la « Grande Révolution ». C’était une révolution bourgeoise. Au cours d’une de ses phases, le pouvoir tomba aux mains des jacobins, qui étaient soutenus par les « sans-culottes », c’est-à-dire les travailleurs semi-prolétaires des villes, et qui interposèrent entre eux et les Girondins, le parti libéral de la bourgeoisie, les cadets de l’époque, le rectangle net de la guillotine. C’est seulement la dictature des jacobins qui a donné à la Révolution française son importance historique, qui a fait d’elle la « Grande Révolution ». Et pourtant cette dictature fut instaurée non seulement sans la bourgeoisie, mais encore contre elle et malgré elle. Robespierre, à qui il ne fut pas donné de s’initier aux idées de Plékhanov, renversa toutes les lois de la sociologie et, au lieu de serrer la main des Girondins, il leur coupa la tête. C’était cruel, sans aucun doute. Mais cette cruauté n’a pas empêché la Révolution française de devenir « Grande », dans les limites de son caractère bourgeois. Marx, au nom duquel on commet aujourd’hui tant de méfaits dans notre pays, a dit que « toute la Terreur en France ne fut rien d'autre qu'une méthode plébéienne d'en finir avec les ennemis de la bourgeoisie[2] » Et, comme cette bourgeoisie avait très peur de ces méthodes plébéiennes pour en finir avec les ennemis du peuple, les Jacobins non seulement privèrent la bourgeoisie du pouvoir, mais encore lui appliquèrent une loi de fer et de sang chaque fois qu’elle faisait une tentative quelconque pour arrêter ou « modérer » le travail des Jacobins. Il est clair par conséquent que les jacobins ont accompli une révolution bourgeoise sans la bourgeoisie.
À propos de la révolution anglaise de 1648, Engels a écrit : « Pour que la bourgeoisie puisse récolter tous les fruits parvenus à maturité, il fallait que la révolution dépasse de loin ses buts premiers, comme ce fut à nouveau le cas en France en 1793 et en Allemagne en 1848. C’est là certainement une des lois de l’évolution de la société bourgeoise[3]. » On voit que la loi d’Engels est diamétralement opposée à la construction ingénieuse de Plékhanov que les mencheviks ont adoptée et répandue partout comme étant du marxisme.
On peut bien sûr objecter que les Jacobins appartenaient eux-mêmes à la bourgeoisie, la petite bourgeoisie. C’est tout à fait vrai. Mais n’est-ce pas aussi le cas de la prétendue « démocratie révolutionnaire » dirigée par les S.R. et les mencheviks ? Entre le parti cadet, qui représente les intérêts des propriétaires plus ou moins grands, et les sociaux-révolutionnaires, il n’y a eu aucun parti intermédiaire, dans aucune élection que ce soit, à la ville ou à la campagne. Il s’ensuit avec une certitude mathématique que la petite bourgeoisie doit avoir trouvé sa représentation politique dans les rangs des sociaux-révolutionnaires. Les mencheviks, dont la politique ne diffère pas d’un cheveu de celle des S.R., reflètent les mêmes intérêts de classe. Cela n’est pas contradictoire avec le fait qu’ils sont aussi soutenus par une fraction des travailleurs les plus arriérés et les plus conservateurs et privilégiés. Pourquoi les S.R. ont-ils été incapables d’assumer le pouvoir ? Dans quel sens et pourquoi le caractère « bourgeois » de la révolution russe (si on suppose que tel est le cas) obligerait-il les S.R. et les mencheviks à remplacer les méthodes plébéiennes des Jacobins par le procédé bien élevé d’un accord avec la bourgeoisie contre-révolutionnaire ? Il faut évidemment en chercher la raison non dans le caractère lamentable de notre démocratie petite-bourgeoise. Au lieu d’utiliser le pouvoir qu’elle a en main comme organe de la réalisation des exigences essentielles de l’histoire, notre démocratie frauduleuse a respectueusement repassé tout le pouvoir réel à la clique contre-révolutionnaire et militaro-impérialiste, et Tsérételli, à la conférence de Moscou, a même pu se glorifier de ce que les soviets n’avaient pas abandonné le pouvoir de force, après une défaite dans une lutte courageuse, mais de son plein gré, comme preuve d’auto-effacement politique. Ce n’est pas avec la douceur du veau qui tend le cou au couteau du boucher qu’on peut conquérir de nouveaux mondes.
La différence entre les terroristes de la Convention et les capitulards de Moscou, c’est la différence entre des tigres et des veaux : une différence de courage. Mais cette différence n’est pas fondamentale. Elle ne fait que masquer une différence décisive dans le personnel de la démocratie lui-même. Les Jacobins trouvaient leur base dans le classes de petits possédants ou les non-possédants, incluant l’embryon de prolétariat industriel est sorti de la démocratie imprécise pour occuper dans l’histoire une position où il exerce une influence de première importance. La démocratie petite-bourgeoise perdait ses qualités révolutionnaires les plus précieuses à mesure que ces qualités se développaient dans le prolétariat qui se dégageait de la tutelle petite-bourgeoise. Ce phénomène à son tour est dû au degré incomparablement plus élevé de développement capitaliste en Russie par rapport à la France de la fin du xviiie siècle. Le pouvoir révolutionnaire du prolétariat russe, qui ne peut absolument pas être mesuré d’après son importance numérique, est fondé sur son pouvoir productif immense, qui apparaît plus clairement que jamais en temps de guerre. La menace d’une grève des chemins de fer nous rappelle à nouveau, aujourd’hui, combien tout le pays dépend du travail concentré du prolétariat. Le parti petit-bourgeois-paysan, au tout début de la révolution, était soumis au feu croisé des groupes puissants formés par les classes impérialistes d’un côté et le prolétariat révolutionnaire et internationaliste de l’autre. Dans sa lutte pour exercer une influence propre sur les travailleurs, la petite bourgeoisie n’a cessé de se vanter de son « talent à gérer l’État », de son « patriotisme », et elle est ainsi tombée dans une dépendance servile par rapport aux groupes capitalistes contre-révolutionnaires. En même temps, elle a perdu toute possibilité de liquider ne serait-ce que l’ancienne barbarie qui imprégnait les secteurs de la population qui lui étaient encore attachés. La lutte des S.R. et des mencheviks pour influencer le prolétariat cédait de plus en plus la place à une lutte du parti prolétarien pour obtenir la direction des masses semi-prolétariennes des villes et des villages. Parce qu’ils ont « de leur plein gré » transmis leur pouvoir aux cliques bourgeoises, les S.R. et les mencheviks ont été obligés de transmettre intégralement la mission révolutionnaire au parti du prolétariat. Cela seul suffit à montrer que la tentative pour trancher les questions tactiques fondamentales par une simple référence au caractère « bourgeois » de notre révolution peut seulement réussir à semer la confusion dans l’esprit des travailleurs arriérés et à tromper les paysans.
Au cours de la révolution de 1848 en France, le prolétariat fait déjà des efforts héroïques pour agir de façon autonome. Mais il n’a encore ni théorie révolutionnaire claire ni organisation de classe reconnue. Son importance dans la production est infiniment moindre que la fonction économique actuelle du prolétariat russe. De plus, derrière 1848 il y avait une autre grande révolution, qui avait résolu à sa manière la question agraire, et il en résulta un isolement très net du prolétariat, surtout à Paris, par rapport aux masses paysannes. Notre situation à cet égard est infiniment plus favorable. Les hypothèques sur la terre, les obligations vexatoires en tout genre et l’exploitation rapace de l’Église s’imposent à la révolution comme des problèmes inéluctables, qui exigent des mesures courageuses et sans compromis. L’« isolement » de notre parti par rapport aux S.R. et aux mencheviks ne signifierait pas du tout un isolement du prolétariat par rapport aux masses opprimées des villes et des campagnes. Au contraire, une opposition politique résolue du prolétariat révolutionnaire à la défection perfide des leaders actuels du soviet ne peut qu’entraîner une différenciation salutaire parmi les millions de paysans, arracher les paysans pauvres à l’influence traîtresse des puissants moujiks social-révolutionnaires, et faire du prolétariat socialiste le leader véritable de la révolution populaire, « plébéienne ».
Enfin, une simple référence vide de sens au caractère bourgeois de la révolution russe ne nous dit absolument rien sur le caractère international de son milieu. Et c’est là un facteur de première importance. La grande révolution jacobine se trouva confrontée à une Europe arriérée, féodale et monarchiste. Le régime jacobin tomba, laissant la place au régime bonapartiste, sous le poids de l’effort surhumain qu’il dut fournir pour subsister contre les forces unies du Moyen Age. La révolution russe, au contraire, trouve devant elle une Europe qui l’a distancée de beaucoup et qui est parvenue au degré le plus élevé du développement capitaliste. Le massacre actuel montre que l’Europe a atteint le point de saturation capitaliste, qu’elle ne peut plus continuer à vivre et croître sur la base de la propriété privée des moyens de production. Ce chaos de sang et de ruines est l’insurrection furieuse des forces muettes et sombres de la production, c’est la révolte du fer et de l’acier contre la domination du profit, contre l’esclavage salarié, contre la misérable impasse de nos relations humaines. Le capitalisme, pris dans l’incendie d’une guerre qu’il a lui-même déclenchée, crie à l’humanité par la bouche de ses canons : « Sois victorieuse, ou je t’ensevelirai sous mes ruine quand je tomberai ! »
Toute l’évolution passée, les milliers d’années d’histoire humaine, de lutte des classes, d’accumulation culturelle sont concentrées maintenant dans l’unique problème de la révolution prolétarienne. Il n’y a pas d’autre réponse et pas d’autre issue. Et c’est là ce qui fait la force formidable de la révolution russe. Ce n’est pas une révolution « nationale », dans le royaume des hallucinations des xviiie et xixe siècles. Notre patrie dans le temps, c’est le xxe siècle. Le sort futur de la révolution russe dépend directement du cours et du résultat de la guerre, c’est-à-dire de l’évolution des contradictions de classes en Europe, auxquelles cette guerre impérialiste donne une nature catastrophique.
Les Kérensky et les Kornilov ont commencé trop tôt à parler le langage de dictateurs rivaux. Les Kaledine ont montré les dents trop tôt. Le renégat Tsérételli a saisi trop tôt le doigt méprisant que lui tendait la contre-révolution. Jusqu’à présent, la révolution n’a dit que son premier mot. Elle a encore des réserves formidables en Europe occidentale. Au lieu de la poignée de mains des chefs de gang réactionnaires et des bons à rien de la petite bourgeoisie viendra la grande étreinte du prolétariat russe et du prolétariat d’Europe.
- ↑ Les temps et les lois changent.
- ↑ Marx, La bourgeoisie et la contre-révolution.
- ↑ Engels, Socialisme utopique et Socialisme scientifique, Éditions sociales, Paris, 1951, p. 99. (N.d.T.)