Le Rôle de Iagoda

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Peut-être l’élément le plus invraisemblable dans la série des fantasmagories judiciaires de Moscou est-il l’inclusion de Henrikh G. lagoda, longtemps chef du G.P.U., comme « conspirateur » du centre trotskyste-boukharinien. On pouvait s’attendre à tout, sauf à ça.

Staline avait dû manœuvrer longuement le bureau politique avant de réussir à faire de lagoda, son homme à tout faire de confiance, un homme haï, le chef du G.P.U. Depuis 1923, il concentrait dans ses mains la lutte contre toutes les fractions d’opposition. Il ne fut pas seulement le premier exécutant des falsifications et des impostures, mais aussi l’organisateur, dès 1929, des premières exécutions d’oppositionnels : Blumkine, Silov et Rabinovitch. Dans les pages du Biulleten Oppositsii que publiait à Paris Léon Sedov, le nom de lagoda revient toujours avec à peu près la même amertume et indignation que celles qui accompagnaient autrefois dans les publications révolutionnaires le nom du chef de l’Okhrana tsariste, Zoubatov. C’est lagoda en personne qui, la main dans la main du procureur Vychinsky, a préparé tous les procès à sensation depuis l’assassinat de Kirov, y compris celui de Zinoviev et Kamenev en août 1936. Les aveux généralisés d’hommes se frappant la poitrine passeront à l’histoire comme l’invention de Henrikh lagoda. Si l’on devait dire que Goebbels était un agent du pape de Rome, cela paraîtrait infiniment moins absurde que d’affirmer que lagoda était un agent de Trotsky.

Mais le fait est que, pour la nouvelle construction judiciaire, on n’avait plus besoin de lagoda comme architecte, mais comme matériel. Le sort du tout-puissant chef de la police secrète a été pesé et tranché là où l’on tranche de toutes ces questions : dans le bureau personnel de Staline. lagoda fut désigné pour occuper une place bien précise à ce procès, comme un pion sur un échiquier. Il restait un problème, l’obliger à accepter le rôle qu’on lui fixait. Mais ce n’était que la difficulté la moindre. Dans les premiers mois qui suivirent son arrestation, il n’y eut même pas un murmure au sujet de sa complicité dans la conspiration du maréchal Toukhatchevsky, des trotskystes et des droitiers. Ni lagoda ni l’opinion publique n’étaient encore mûrs pour un tel développement et il n’y avait encore aucune certitude que Vychinsky pourrait présenter au public son nouveau client. Les premières accusations mises en circulation dans la presse soviétique et la presse mondiale à son propos faisaient état de mœurs dissolues, de dilapidation de fonds publics, d’orgies. Ces accusations étaient-elles fondées ? En ce qui concerne lagoda, on est en droit d’accepter pleinement cette possibilité. Carriériste, cynique, petit despote, il n’était sûrement pas dans sa vie privée un modèle de vertu. Et l’on peut compléter le tableau en ajoutant que, s’il a permis à ses instincts malfaisants de gouverner sa vie jusqu’à la limite du crime, c’est seulement parce qu’il était convaincu de jouir d’une impunité totale. En outre, son mode de vie était depuis longtemps connu à Moscou de tout le monde, Staline compris. En fait, Staline rassemble avec un soin méticuleux et de façon très scientifique toutes les informations touchant à la vie privée des hauts fonctionnaires soviétiques, et elles sont à la base d’archives spéciales d’où on ne les extrait qu’une par une, en fonction de la nécessité politique. L’heure sonna quand il fallut briser moralement lagoda. Ce fut chose faite par les révélations de scandales concernant sa vie privée. Après ces coups bas, l’ancien chef du G.P.U. fut placé, pendant plusieurs mois, devant le choix d’être fusillé pour avoir dilapidé les fonds d’État ou d’avoir une chance de sauver sa tête comme prétendu conspirateur. lagoda fit son choix et fut inclus dans la liste des vingt et un. Et finalement, le monde apprit que lagoda n’avait fusillé les trotskystes que pour « camoufler » ses véritables sentiments et qu’en réalité il était leur allié et leur agent.

Mais à l’usage de qui et pourquoi était-il nécessaire d’ajouter cette complication supplémentaire, si invraisemblable et si compromettante, à un amalgame juridique déjà si confus sans elle? Le fait que le nom de Iagoda soit parmi ceux des accusés est un élément trop fantastique pour qu’on puisse l’expliquer et s’en débarrasser par des considérations générales. Il doit y avoir eu une raison assez impérieuse, directe et grave pour obliger Staline à ne pas reculer devant la perspective de faire de son agent n° 1 un agent de Trotsky. Cette raison est révélée maintenant par Iagoda lui-même.

Selon ses propres paroles (à la séance du 5 mars), il avait donné ordre à ses subordonnés de Leningrad, bien entendu « sur instructions de Trotsky », de ne pas empêcher l’attentat terroriste contre Kirov. Venant du chef du G.P.U., semblables instructions équivalaient à dire qu’il fallait organiser l’assassinat de Kirov. La supposition la plus naturelle est que Iagoda a assumé la responsabilité d’un crime avec lequel il n’avait aucun lien. Mais alors, pourquoi et à l’usage de qui l’aveu, sincère ou mensonger, de l’ancien chef du G.P.U. était-il nécessaire? Cui prodest?

Rappelons brièvement les faits les plus importants. Kirov a été assassiné le 1er décembre 1934 par un [homme] inconnu alors, Nikolaiev. Le procès de l’assassin et de ses prétendus complices a été mené à huis clos. Les quatorze accusés ont été fusillés. Le texte de la sentence, publié en partie dans la presse soviétique, nous apprenait qu’un consul letton, Georg Bissenieks, avait donné 5 000 roubles à Nikolaiev pour payer cet acte terroriste, lui réclamant en échange une « lettre de Trotsky ». Le 30 décembre 1934, je disais avec assurance dans la presse que Bissenieks était un agent de Iagoda (Biulleten Oppositsii, 19 janvier 1935). Je ne suggérais pas, et je ne suggère toujours pas, que le G.P.U. avait réellement l’intention d’assassiner Kirov. Ce qu’on voulait, c’était préparer un « complot » impliquant l’Opposition et moi-même, et, au dernier moment, révéler la tentative d’assassinat. En moins d’un mois, cette hypothèse fut confirmée officiellement. Le 23 janvier 1935, le tribunal militaire condamna douze responsables importants du G.P.U. de Leningrad, leur chef Medved en tête, à des peines de deux à dix ans de prison. Les termes exacts de la sentence publiée étaient les suivants : « Ils possédaient des informations sur la préparation de l’attentat contre Kirov [...], mais se montrèrent [...] d’une négligence criminelle [...] et ne prirent pas les mesures de protection nécessaires ». On ne pouvait rêver d’une plus grande franchise, La « négligence criminelle » ne signifie rien moins que la participation directe du G.P.U. à l’assassinat de Kirov. Et, si on se souvient du rôle de Bissenieks, il devient clair que Nikolaiev n’a été qu’un instrument entre les mains d’agents provocateurs officiels. Mais l’instrument se révéla avoir une volonté propre. Pour des raisons personnelles, Nikolaiev prit son rôle au sérieux, utilisa un moment propice et abattit Kirov avant que Iagoda ait obtenu une « lettre de Trotsky ».

L’impérieuse nécessité de faire connaître à l’attention du monde entier que les douze hauts responsables du G.P.U. étaient informés à l’avance du complot tramé pour assassiner Kirov ne peut s’expliquer que par le fait qu’il fallait à tout prix établir des alibis pour certains responsables très haut placés. Les circonstances de l’assassinat de Kirov ne pouvaient manquer de susciter des murmures dans l’aristocratie des cercles gouvernementaux sur le fait que, dans sa lutte contre l’Opposition, le « chef » commençait à jouer avec les têtes de ses collaborateurs les plus proches. Aucune personne informée ne doutait que Medved, chef du G.P.U. de Leningrad, avait fait quotidiennement rapport à Iagoda sur le progrès des opérations, de même que Iagoda faisait rapport à Staline et recevait de lui des instructions. Pour apaiser ces rumeurs extrêmement dangereuses, il n’y avait rien à faire d’autre que de sacrifier les exécutants à Leningrad du plan élaboré à Moscou.

Le 26 janvier 1935, j’écrivais : « Sans l’accord direct de Staline – plus exactement, sans qu’il prenne lui-même l’initiative – ni Iagoda ni Medved ne se seraient jamais décidés à monter une entreprise aussi risquée ».

La mort de Kirov est devenue le point de départ de l’extermination systématique de la génération des Vieux-Bolcheviks. Mais plus le G.P.U. organisait de procès autour du cadavre de Kirov, plus insistante la question se posant dans l’esprit de tous : Cui prodest ? A qui cela sert-il ? L’extermination de la vieille Garde est un objectif clair et évident de Staline. Les dirigeants de Moscou ne doutèrent pas un instant que Iagoda n’aurait pu agir sans instructions de Staline. Les soupçons se répandirent dans des milieux plus larges encore, devenant des certitudes. Il était maintenant nécessaire pour Staline de désavouer Iagoda, de creuser entre lui-même et Iagoda un profond fossé et, si possible, d’y jeter le cadavre de Iagoda.

On pourrait apporter des dizaines de faits, de citations, de considérations supplémentaires (qui se trouvent actuellement dans les archives de la commission John Dewey) et qui confirment notre conclusion, de façon irréfutable. L’assassinat de Kirov n’a été que le sous-produit d’un amalgame policier échafaudé par Staline et Iagoda pour accuser de terrorisme les chefs de l’Opposition. Pour camoufler cette collaboration, Staline essaya d’abord de ne livrer à l’opinion publique que ses agents de second plan (Medved et autres), mais l’accumulation des révélations et la logique interne des faits eux-mêmes forcèrent Staline à sacrifier finalement son collaborateur n° 1. Ainsi peut-on comprendre la plus profonde énigme de ce procès : le témoignage de l’ancien chef du G.P.U. sur sa participation à l’assassinat de Kirov « sur instructions de Trotsky ». Qui comprend cela – le ressort le mieux dissimulé de tous dans ce procès – peut comprendre tout le reste sans difficulté.