Le Pape des ouvriers

De Marxists-fr
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Dans la courte allocution qu’il a prononcée à Rome, dans la grande salle des Bénédictions, devant le pape et les premiers pèlerins ouvriers, M. de Mun a dit que la reconnaissance publique avait déjà appelé Léon XIII « le pape des ouvriers ». Qu’un pape, le père commun des fidèles, consente à être appelé au Vatican « le pape des ouvriers », c’est un signe des temps. Mais toutes les monarchies absolues, que ce soit dans l’ordre temporel ou dans l’ordre spirituel, sont incapables de travailler efficacement à l’émancipation sociale des humbles.

Il y a, dans le discours de Léon XIII, une inconsistance étrange et de surprenantes contradictions.

D’une part, en effet, le pape proclame que le salaire doit être « adéquat au travail ». C’est la formule même du socialisme le plus hardi, c’est la condamnation ex cathedra de l’économie politique traditionnelle et de l’ordre actuel des sociétés, qui livre le salaire à la loi de l’offre et de la demande. Nous attendons avec impatience que les commentateurs autorisés de la parole pontificale s’expliquent là-dessus, que les évêques et curés de France veuillent bien nous dire comment, en dehors de l’organisation socialiste, le salaire pourra être adéquat au travail. Surtout nous demanderons aux pèlerins ouvriers quel sens ils attachent eux-mêmes à cette parole libératrice. S’ils l’ont comprise dans toute son étendue, ils sont des socialistes, et tous les efforts de la papauté, pour les séparer de leurs camarades socialistes, n’aboutiront pas. S’ils l’ont acceptée, sans chercher à la comprendre, comme une parole mystique, c’est la condamnation formelle du socialisme catholique et pontifical, puisque, en laissant sommeiller les intelligences, il endort par là même les énergies viriles, sans lesquelles aucune réforme n’aboutira.

Si le pape s’en était tenu à cette formule, si courte, mais si décisive : « Le salaire doit être adéquat au travail », c’est le socialisme lui-même qui, en vêtement blanc, et porté sur la sedia gestatoria, eût fait le tour de la grande salle du Vatican, aux acclamations des ouvriers catholiques. Mais pourquoi le pape, après avoir ainsi prononcé la parole maîtresse du socialisme, a-t-il attaqué les socialistes ? Pourquoi a-t-il mis les ouvriers catholiques en garde contre eux ?

Les socialistes n’ont jamais demandé que cela. Et s’ils cherchent avec angoisse une organisation plus rationnelle, plus scientifique et plus juste du travail, c’est afin que pour tout homme le salaire soit adéquat au travail. Si donc le pape les condamne, c’est par des préoccupations tout à fait étrangères au problème social ; c’est parce que les ouvriers socialistes s’organisent en dehors de l’Église, de ses dogmes et de sa tutelle ; c’est qu’ils commencent par penser librement pour pouvoir un jour travailler librement ; c’est peut-être aussi que, dans leur ardeur pour la justice, dans leur amour de l’humanité une, il y a le principe secret d’un renouvellement religieux, qui achèvera la ruine de l’institution catholique ébranlée.

Voilà pourquoi le pape est condamné, dans la question sociale, à des demi-pensées, à des demi-mesures, à des audaces suivies de rétractations, à des contradictions perpétuelles. Il dit volontiers que les gouvernements l’abandonnent et qu’il veut aller vers les peuples, et il ne peut aller vers les peuples qu’en leur apportant certaines formules de justice sociale empruntées aux peuples eux-mêmes. Mais, en se rapprochant ainsi des peuples pour renouveler et fortifier l’Église, il se rapproche du socialisme, qui, étant l’affirmation du droit humain et la substitution de la justice à la charité, est, par là même, la négation de l’Église. Alors le pape recule, effrayé, et, après avoir risqué une formule socialiste, il rentre dans l’homélie banale et stérile d’où aucune réforme ne peut sortir.

On peut dire, sans exagération, que l’allocution prononcée par le pape devant les pèlerins ouvriers est, sinon un désaveu, au moins un affadissement de l’Encyclique. Dans l’Encyclique, le pape, tout en déterminant l’action légitime de l’État, reconnaissait que l’État peut et doit intervenir pour rétablir l’équilibre en faveur des faibles. Il disait même formellement : « L’État doit être la Providence de ceux qui travaillent. » Et, en fait, ceux qui veulent aboutir à des réformes effectives ne peuvent pas se passer du concours de l’État, c’est-à-dire de la force collective mise au service de la justice. Comment, en effet, un industriel pourrait-il réduire à huit ou neuf heures la journée de travail, si les autres industriels, ses rivaux, exigent douze ou quatorze heures de travail ? C’est ce que M. de Mun a démontré fort souvent, avec autant de force que d’éloquence, lorsqu’il demandait aux Chambres l’intervention du pouvoir législatif. Et le pape, dans l’Encyclique, lui avait donné raison. Il voulait que la loi intervînt pour fixer un minimum de salaire et pour donner sanction légale aux décisions corporatives réglant la journée de travail. L’Encyclique était une combinaison du régime corporatif et du socialisme d’État.

Aujourd’hui, au contraire, le pape, dans son allocution aux pèlerins, laisse absolument dans l’ombre l’État et le socialisme d’État, et il semble bien qu’il ne fasse plus appel qu’à l’initiative des catholiques. Agissez, leur dit-il, et agissez au plus vite ; il est temps que les œuvres remplacent les paroles.

A la bonne heure ! et cela est bien vrai. Mais que peuvent-ils faire sans le concours de l’État, sans l’intervention de la loi ? Fonder des cercles catholiques ? Mais ils existent déjà très nombreux, et, s’ils sont un moyen d’action, ils ne sont pas une solution du problème social. Organiser des corporations mixtes de patrons et d’ouvriers ? Mais, outre que l’entreprise est sans doute chimérique, on n’y pourrait réussir quelque peu qu’avec un programme social déterminé, qui pût vaincre la défiance des uns et des autres. Mais ce programme social, qui commençait à être défini par l’Encyclique et qui supposait l’intervention de l’État, se dérobe et disparait dès que l’intervention de l’État s’évanouit. Et l’allocution pontificale est la négation de l’Encyclique pontificale.

L’attitude et le discours de M. de Mun en sont bien la marque. Au lendemain de l’Encyclique, il était un vainqueur ; l’autre jour, au Vatican, il avait presque l’attitude timide et la parole embarrassée d’un homme à demi vaincu. Lui, qui a tant réclamé à la tribune, dans ces dernières années, l’intervention de l’État en faveur des faibles, dans son petit discours au Vatican il passe l’État sous silence, ou, même, il lui signifie tristement congé. Il ne parle plus que des corporations qui doivent fonctionner « sous la protection de l’État, mais en dehors de son ingérence ». C’est pour la pensée de M. de Mun un recul évident.

Ce n’est pas par de pareilles incertitudes et une politique aussi fuyante que la papauté ressaisira le cœur des peuples. Elle ne pouvait les rappeler à soi que par une grande audace sociale, persévérante et obstinée. Et, au contraire, c’est une diplomatie changeante et flottante qui essaie, mais en vain, de séduire les multitudes, sans rompre avec les catholiques conservateurs.

Chose curieuse : Léon XIII n’a pas réussi par son Encyclique à entraîner le clergé : les théologiens ont démontré doctement que le pape, dans l’Encyclique, n’avait pas parlé précisément comme pape, et que les fidèles n’étaient pas tenus à le suivre ; les évêques ont fait le silence, autant qu’il était en eux, sur l’Encyclique, et le plus militant d’entre eux, M. Freppel, en a été l’adversaire public avant sa promulgation, et, depuis, l’adversaire secret, mais agissant. M. de Mun, après l’Encyclique, l’emportait sur M. Freppel, et maintenant, c’est M. Freppel qui a raison, au moins pour un temps, de M. de Mun. Il n’y avait pas d’évêques au pèlerinage ouvrier.

C’est ainsi qu’entre les résistances sourdes du clergé et des conservateurs catholiques que toute parole novatrice effraie, et les aspirations puissantes des peuples qui ne se contentent pas d’un demi-vouloir et de finesses diplomatiques, la tentative sociale de la papauté est vouée à un échec à peu près certain. Mais elle aura servi le socialisme de deux manières.

D’abord, la papauté ayant une première fois affirmé et décrit en traits de feu l’iniquité de l’ordre social actuel et ayant prononcé quelques-unes des formules les plus hardies du socialisme, la force de résistance des partis conservateurs et des consciences catholiques à l’idée socialiste est forcément diminuée.

Et puis, par l’avortement même des tentatives des puissances impériale ou pontificale pour leur donner la justice, par les incohérences de Guillaume II suivies des réticences et des atténuations subtiles de Léon XIII, les peuples seront avertis qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, c’est-à-dire sur l’organisation des travailleurs, pour l’émancipation attendue.

La papauté, par son intervention, n’aura donc fait qu’exciter le problème social sans le résoudre, et puisqu’il est permis, à propos d’un pape lettré et qui connaît nos classiques, de citer l’admirable vers de Crébillon, Léon XIII pourra se dire. pour résumer son œuvre sociale :

Des cris de l’univers j’ai grossi la tempête.