Le Mythe d’Adam et d’Eve

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Etude de critique, religieuse

Il n’y a que ce qui peut être qui puisse être pensé.

PARMENIDE.

Les mythes sont des récits mensongers qui représentent la vérité.

ARISTOTE.

Les récits de la Loi sont le vêtement de la Loi... Il y a dés commandements qu’on pourrait appeler le corps de l’a Loi ; les récits des faits vulgaires qui s’y mêlent sont les vêtements dont le corps est recouvert.

ZO-HAR (deuxième partie de la KABBALE).

La France du dix-huitième siècle, qui, alors, était par excellence le pays de la critique et de l’irréligion, n’avait que deux, façons d’envisager les récits de la Bible : ou faire acte de foi et les accepter à la lettre, ou faire acte de libre-pensée et les rejeter comme des impostures. Les esprits philosophiques de notre époque ne se gaussent plus de leurs improbabilités, ni ne s’agenouillent devant leurs mystères: ils les interprètent et essayent de découvrir si leur enveloppe fantastique ne recèle pas des faits positifs. Ils imitent les médecins aliénistes, qui au lieu de nier certains phénomènes miraculeux, d’ailleurs indéniables, ramènent à des causes pathologiques ces faits extraordinaires, attribués à une intervention divine.

Tout ce que pense l’homme est vrai, même ce qui paraît invraisemblable. Il est, en effet, impossible d’admettre que l’intelligence humaine, qui ne s’exerce que sur des phénomènes réels, puisse concevoir rien d’absolument irréel : retournant le mot profond du philosophe grec, on peut, je crois, affirmer que tout ce que pense l’homme a été, est, ou peut être.

Mais les phénomènes se reflètent, se combinent et se transfigurent diversement dans le cerveau- humain d’après son degré de développement et de culture, comme les images des miroirs convexes se déforment d’après leur diamètre. L’intelligence évolue avec les époques historiques; aussi le mythe qui nous semble absurde a paru, au contraire, simple et naturel aux hommes primitifs qui l'ont imaginé et accepté; sans sortir de: notre propre expérience, est-ce que les modes et les préjugés d’il y ,a cinquante ans ne sont pas pour nous aussi ridicules et déraisonnables que les nôtres le seront pour une génération future ? Les mythes ne sont ni des impostures, ni d’oiseuses fantaisies; ils sont une des formes naïves et spontanées de la pensée humaine,.et nous ne parviendrons à connaître l’enfance de l’Humanité que lorsque ‘nous aurons reconquis le sens perdu qu’ils avaient pour les premiers hommes. Mais il nous est extrêmement difficile de nous retrouver dans leur mystérieux labyrinthe : plusieurs méthodes d’interprétation ont déjà été essayées, elles n’ont pas donné les résultats qu’on en espérait, si l’on en juge par la manière contradictoire dont le même mythe est expliqué par différents savants appliquant la même méthode. Depuis une douzaine d’années des mythologues anglais, qui s’intitulent modestement folklorists, ont adopté pour l’étude des légendes populaires une nouvelle et originale méthode.

Un spirituel et érudit folklorist, M- Andrew Lang, pour ne citer qu’un nom, a .eu l’heureuse idée de comparer, à la grande horreur des lettres, les mythes de la Grèce avec les légendes des sauvages, et, à leur grand désappointement, il a montré que les nègres d’Afrique et les -peaux-rouges d’Amérique avaient élaboré des mythes ressemblant à s’y méprendre à ceux des Hellènes, ces initiateurs de la civilisation européenne. Il est donc plus que probable qu’en, étudiant les mœurs et les coutumes des peuplades sauvages et barbares, on parviendra à reconstruire le milieu préhistorique dans lequel les religions primitives sont , nées et à surprendre les phénomènes qui ont concouru à l’élaboration de leurs, légendes et de leurs mythes. Déjà Goguet, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, et Chateaubriand, au commencement du dix-neuvième siècle, avaient signalé les étranges analogies qui existent entre les Frahks- des temps Mérovingiens, les Grecs Homériques et les Peaux-Rouges; les mœurs de ces derniers ont révélé à Morgan les formes épuisées de la famille. Les anthropologistes reconnaissent aujourd’hui que les sauvages, qui, par malheur, disparaissent si rapi-, dément au contact de nôtre brutale civilisation, revivent l’enfance de l’Humanité ; ils sont, selon l’énergique expression du Dr Letourneau, ..la préhistoire vivante.

Les folklorists se bornent à identifier les légendes, les superstitions et les mythes des différents peuples; et en qualité de respectable englishmen, ils n’abordent pas l’étude des narrations bibliques : il y a donc à aller plus loin, il y a à rechercher les phénomènes réels qui ont donné naissance aux mythes et à soumettre à la même méthode critique les légendes de l’Iliade et de la Théogonie d’Hésiode et les récits de là Genèse.

I. Les deux récits de la genèse[modifier le wikicode]

Les exégètes ont fait remarquer que la Genèse rapporte deux narrations de la Création de l’homme qui, loin de se compléter, se contredisent.

Le premier chapitre raconte qu’Elohim « créa l’homme à son image ; il les créa mâle et femelle » (§.27) et leur dit : « Voici que je vous ai donné toute herbe portant semence et tout arbre qui a en soi même des fruits d’arbre portant semence, et cela vous sera pour nourriture » (§ 29). Il leur permit donc de manger de tous fruits sans exception.

Le deuxième chapitre narre une autre histoire : « Iahvé-Elohim « forma de la poussière de la terre, Adam».(§ 7) dont le nom, en effet, signifie terre, le plaça dans le jardin de l’Eden et lui dit : « Tu mangeras librement de tout arbre du jardin ; — mais quant à l’arbre de la science du Bien et du Mal, tu n’en mangeras point; car dès le jour que tu en mangeras, tu mourras de mort » (§§ 16 et 17). Puis Iahvé Elohim tira des flancs d’Adam sa femme Eve, comme Zeus tira de sa cuisse Dionysos et de sa tête Athéné. Dans ce récit, l’homme n’est pas formé à l’image du créateur, mais dès qu’il a mangé du fruit défendu, Iahvé-Élohim dit : « Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous » (chap. III, § 22).

Les chapitres III et IV sont remplis par la désobéissance d’Adam et d’Eve, par leur expulsion du paradis, par le meurtre d’Abel et par la généalogie de Caïn. Le chapitre V, qui reprend la narration interrompue au deuxième chapitre, ignore le jardin de l’Eden, la chute, la création d’Eve, la naissance d’Abel et de Caïn, mais reparle d’Adam mâle et femelle, qui, à l’âge de cent trente ans, « engendra un fils à sa ressemblance, selon son image (par conséquent bisexué) et le nomma Seth » (§ 3), et il termine son’récit en donnant la généalogie d’Adam jusqu’à Noé.

Les chapitres II, III et IV apprennent que la terre était habitée par d’autres hommes qu’Adam et sa progéniture, que des fleuves et diverses parties de la terre avaient reçu leurs noms avant la création d’Adam, que l’or, l’usage des métaux, la fabrication des épées, l’élève du bétail et la culture des terres étaient connus, toutes choses indiquant une civilisation très avancée ; cependant ils rapportent qu’Adam et Eve allaient nus comme les derniers des sauvages et n’avaient nulle conscience de leur nudité. Ils étaient donc incapables de comprendre ce que signifiait « la science du bien et du mal » qu’ils devaient acquérir en mangeant du fruit défendu : les voyageurs ont, en effet, constaté chez les sauvages, vivant dans un pareil état de nudité et d’innocence, l’absence des mots abstraits : science, bien, mal, justice et des idées correspondantes.

Les chapitres II, III et IV ont été interpolés et appartiennent à une autre période que les chapitres I et V, puisqu’ils font allusion à d’autres événements : au lieu de considérer les cinq premiers chapitres de la Genèse comme formant un tout, on doit les diviser en deux groupes et les étudier séparément; c’est ce que je ferai. Leur analyse, à la lumière des connaissances que nous possédons sur les peuples primitifs, va peut-être nous permettre d’entendre le sens de leurs mythes.

II. Le mythe d’Adam androgyne[modifier le wikicode]

Les chapitres I et V de la Genèse ne mentionnent pas l’existence de femmes ; Adam et ses descendants jusqu’à Noé, créés à l’image et ressemblance d’Elohim, sont mâles et femelles ; ils jouissent d’une longévité extraordinaire, n’engendrent que passé cent ans et meurent chargés de plusieurs siècles. Noé était vieux de cinq cents ans quand il eut ses trois fils ; il est le seul dont trois enfants sont désignés nominativement.

Les rabbins n’ont pas hésité à admettre l'androgynie d’Adam : au douzième siècle, Moïse Maïmonide, et au dix-septième siècle-, Manassé Ben Israël, deux des plus célèbres théologiens hébraïques, prétendaient que le corps d’Adam était mâle et femelle, comme celui d’Hermaphrodite, l’enfant d’Hermès et d’Aphrodite, et que leurs deux corps étaient joints par les épaules ; il faut en effet se faire une semblable représentation du premier couple, si l’on accepte à la lettre le récit biblique [1]. Platon aussi, a décrit une race d’êtres bisexués, ayant quatre jambes, quatre bras et deux têtes sur un, seul cou. Cette duplicité de membres leur donnait une force si colossale et une telle insolence qu’ils entreprirent la guerre contre les Dieux de l’Olympe. Zeus, après avoir songé à les exterminer, revint à de meilleurs sentiments et se contenta de les diviser en deux : chacune des parties conserva une forte inclination à se réunir à l’autre ; et voilà l’origine de l’Amour, selon Platon.

L’idée de la. bisexualité des premiers êtres humains se retrouve également dans: le Mithraïsme : il est dit que de l’arbre de vie, le Reiva, sortit un androgyne, qui, divisé en deux; forma l’homme Meschia et la femme Meschiana, les ancêtres du genre humain. On pourrait retrouver le mythe androgynique dans les légendes de bien d’autres peuples.

Un assyriologue moderne M. Ledrain, parce qu’il constate dans les religions de l’Asie antérieure de nombreux cas d’hermaphroditisme: divin, conclut que l’homme avait d’abord conçu la divinité ‘sous une forme bisexuée. Mais les Dieux androgynes, dont il a trouvé le souvenir sur les briques et les monuments de l’Asie, appartiennent non pas. a une nation sauvage, mais à des peuples d’une civilisation très avancée, vivant dans des cités, connaissant l’écriture, l’agriculture, Part de travailler les métaux, etc.; d’un autre côté, on sait que dans les Panthéons égyptien et grec, Neith et Zeus, pour lie pas mentionner d’autres Dieux, ne deviennent hermaphrodites qu’après avoir été longtemps adorés sous l’image, d’un sexe unique [2]. Les Dieux androgynes appartiennent, au contraire, à un cycle mythique postérieur à la conception de l’hermaphroditisme du premier Couple humain-. Il ne rentre pas dans le cadre de cet article de donner les raisons qui militent en faveur de cette opinion.

Ecartons les Dieux androgjmes et. posons-nous cette double question : Que signifie ce premier être humain bisexué et cet Adam doué d’une si étrange longévité ? — Y a-t-il une réalité sous ces irréalités et quelle est-elle ?

* * *

Morgan a démontré dans son livre, qui fait époque, que chez les sauvages les plus primitifs dont on ait conservé le souvenir les mariages avaient lieu dans le sein de la horde, qui, selon l’expression de Mac Lennan, était endogamique : il fallut une longue évolution avant que les, relations sexuelles fussent interdites entre les membres d’un même groupe. Mais afin de prévenir les unions entre mère et fils et père et fille dans les hordes endogamiques, on les subdivisait en quatre Couches génitrices : la couche des grands-parents, celle des parents,, celle des enfants et celle des petits-enfants. Les individus d’une niême couche se considéraient commefrères: et sœurs, comme enfants de la couche antérieure et comme- pères et mères de celle qui les suivait ; les relations sexuelles étaient permises entre frères et soeurs, mais elles étaient interdîtes d’une couche à l’autre [3]. Cependant, à une époque plus reculée, les unions entre mère et fils et père et fille ont dû se produire, ainsi que le témoignent certaines légendes et cérémonies religieuses : dans l’Inde, Brahma épouse sa fille Saravasti ; en Egypte, Ammon se glorifie d’être, le mari de sa mère ; dans les Eddas, Odin s’unit avec sa fille Frigga.; en Perse, les mages pratiquaient ce genre d’inceste pour procréer des grands-prêtres, et, dans la croyance populaire du moyen--âge, PAnté-Christ devait naître d’une semblable union.

Les hordes endogamiques sont androgynes, puisque leurs membres, pour trouver femmes ou maris, n’ont pas besoin de les chercher .hors de leur sein : ces mariages entre individus d’un même groupe sont imposés par les conditions de la vie sauvage.

Les membres mâles et femelles des hordes primitives, ainsi que les animaux vivant en troupeaux, ne se quittent jamais; ils voyagent, chassent, mangent, se couchent et se battent ensemble’; ils n’ont pas d’animaux domestiques, si ce n’est parfois le chien, et ignorent toute espèce de culture de la terre : vivant de chasse, de pêche et de la cueillette des fruits naturels, ils sont obligés de limiter leur nombre à quarante ou cinquante individus, pour pouvoir se procurer leur nourriture, comme le font les chevaux sauvages. Dès que ce nombre est dépassé, la horde se divise en deux, qui, à leur tour, se subdivisent à mesure qu’elles croissent; tous ces petits groupes formés par voie de segmentation conservent le même nom, additionné parfois d’un prénom, et ils se réunissent à des époques déterminées pour accomplir ensemble certaines cérémonies religieuses. Chaque horde de quarante et cinquante individus forme un tout, se mouvant comme un seul homme et comptant autant de têtes que d’individus et un nombre double de bras et de jambes; la mythologie grecque personnifia de semblables hordes par les Hécatonchires, ces géants aux cinquante têtes et aux cent mains, enfants de Gé et d’Ouranos, qui sont des divinités antérieures à Zeus et aux douze Dieux de l’Olympe, qu’Eschyle appelle des Dieux nouveaux. Cette particularité intellectuelle de personnifier en un être unique un groupe d’individus vivant ensemble est si naturelle que Guy Coquille, l’intelligent commentateur des coutumes de France, se représentait les communautés de paysans libres qui cultivaient les terres féodales, données en bourdeilages « comme un corps composé de plusieurs membres, bien que les membres soient séparés l’un de l’autre : mais par fraternité, amitié, liaison économique, font un seul corps. »[4]

Les talmudistes prétendent qu’Adam était fin géant que Dieu réduisit à de moindres proportions à la requête des anges, qui en avaient peur; Zeùs, selon Platon, avait dû recourir à des mesures analogues pour se protéger contre la force et l’insolence des géants bisexués. En tout cas, Adam se distinguait du commun des mortels par son hermaphroditisme et son extrême longévité, ainsi que les Titans et les Hécatonchires. L’opinion des deux savants rabbins, citée plus haut, n’est pas explicative, et, à ma connaissance, personne n’a essayé de fournir une interprétation rationnelle du mythe d’Adam androgyne ; cependant les hordes endogamiques de la Polynésie peuvent, je crois, donner la clef des passages inexpliqués du récit de la Genèse.

Les peuples sauvages emploient un nom singulier pour désigner une collectivité de personnes ; ainsi les Ainos, la race velue et sylvestre du Japon, disent indifféremment aino pour un individu ou un groupe d’individus. Au lieu de prendre le nom d’Adam pour celui d’une personne, on peut l’envisager comme celui d’une ou de plusieurs hordes de sémites sauvages; le récit biblique nous y autorise, car il dit qu’Elohim « créa l’homme à son image, il les créa mâle et femelle » (I, § 27) ; ils étaient nus et ne vivaient que de fruits, ainsi que les singes anthropomorphes.

La horde Adam, créée par Elohim, engendre à son tour, par voie de segmentation, la horde Seth, qui donne naissance à la horde Enos et ainsi de suite ; toutes ces hordes reconnaissent pour souche mère les Elohim, qui deviennent des divinités ancestrales; les individus qui les composent s’appellent les enfants d’Élohim, c’est-à-dire enfants des Dieux, par opposition aux autres humains qui ne sont que les fils des hommes (VI, §§ 1 et 2). ?

La horde Adam est endogamique, c’est-à-dire mâle et femelle, ainsi que la horde-mère des Elohim, qui l’a procréée selon sa ressemblance.; ainsi que la horde Seth, qu’elle forme « à son image ». Elle se segmente, par le procédé des nations sauvages, en petites hordes d’une quarantaine d’individus, qui portent comme nom générique celui d’Adam, et se réunissent à des époques déterminées pour célébrer des rites religieux; mais au bout d’un temps, computé par le nombre de ces réunions communes, les hordes Adam sont trop nombreuses ou trop disséminées pour s’assembler en un même lieu ; elles se décident alors à se scinder, à engendrer un nouveau groupe de hordes, qui porterait le nom de Seth, établirait un « nouveau culte » (IV, § 26) et tiendrait ses réunions dans un autre endroit. Les paroles sacramentelles prononcées lors de ces séparations, étaient probablement celles qu’Elohim dit à Adam : « Croissez et multipliez, remplissez la terre et l’assujettissez, dominez sur les poissons de la mer et les oiseaux des deux et sur toute bête qui se. meut sur la terre » (I, § 28). On doit remarquer qu’Elohimne donne à Adam pour nourriture que des végétaux (I, § 29). Les épithètes de mâle et de femelle, inadmissibles si on les suppose appliquées à un individu du nom d’Elohim ou d’Adam, sont au contraire d’une exacte et remarquable vérité, du moment qu’on les attribue à des hordes endogamiques portant les noms d’Elohim, d’Adam, de Seth, de Noé, etc.

Les sauvages ignorent leur âge, bien que parfois ils sachent suffisamment compter pour dire combien de fois un événement ou une cérémonie est revenu en un temps donné ; ils se souviennent des nombres en faisant des entailles sur un bâton ou des nœuds sur une corde d’écorce ou une lanière de cuir; un nœud est une unité, un double nœud est une douzaine ; le chapelet des catholiques est un souvenir des cordes mnémotechniques. Les membres des hordes Adam, Seth, Enos et Noé, bien que ne connaissant pas leur âge, savaient le nombre de leurs assemblées communes, qui devaient probablement se tenir plusieurs fois dans le cours de l’année, et chaque réunion était comptée pour une année. On a été très longtemps avant de savoir calculer le temps ; Pline l’Ancien dit « que l’on a compté l’été pour une année, et l’hiver pour une autre ; que les Arcadiens, chez qui les années étaient de trois mois, les mesuraient par le nombre des saisons, et que les Egyptiens les mesuraient par les lunes; voilà pourquoi plusieurs d’entre. eux sont cités comme ayant vécu mille ans » (liv. VII). C’est le nombre de ces réunions, revenant plusieurs fois dans l’année et analogues aux fêtes olympiques des Grecs, qui a été généreusement attribué, comme autant d’années d’existence, aux patriarches antédiluviens : ainsi s’explique rationnellement leur extraordinaire et déconcertante longévité.

Les hordes, issues d’Elohim, restèrent endogamiques jusqu’au temps de Noé ; vers cette époque, il semble que la nécessité de nouvelles mœurs sexuelles se fit sentir ; « les enfants d’Elohim » commencèrent à chercher hors de leur propre horde des femmes parmi « les filles des hommes » (VI, § 2). Cette innovation était toute une révolution dans les coutumes et l’organisation des hordes; elle trouva des obstacles à son introduction; elle excita la colère des Dieux-Ëlohim, conservateurs des antiques usages ; ils se décidèrent « à exterminer les hommes qu’ils avaient créés ». Des luttes sanglantes durent se produire, qui amenèrent la désorganisation des anciennes hordes et leur reconstitution d’après un nouveau plan.

En effet, à partir de Noé commence une ère nouvelle : jusqu’alors Elohim, Adam, Seth, Énos, Kenan, Mahalaléel, Jered, Héhoc, Mathusalem et Lemec n’avaient engendrés qu’une lignée, dont la Bible conserve le nom ; Noé fait exception, il procrée trois lignées : Sem, Cam et Japhet, ce qui signifie que la horde Noé se segmenta en quatre, une qui conserva le nom Noé, tandis que les trois autres adoptaient des noms nouveaux : et précisément c’est par des multiples de deux que se subdivisent les hordes australiennes observées par Fison et Howitt, quand elles cessent d’être endogamiques et qu’elles s’organisent en clans matrimoniaux. Les individus d’un même clan n’ont plus de relations sexuelles entre eux, comme précédemment, mais les hommes d’un clan A, par exemple, ont pour épouses toutes les femmes d’un autre clan B, et celles-ci ont pour maris tous les hommes du clan A ; les clans A et B sont dits clans matrimoniaux. Toute femme australienne qui aurait des relations en dehors de son clan matrimonial commettrait un adultère collectif [5]. De cette ingénieuse façon, les sauvages sont parvenus à empêcher les mariages entre frères et sœurs utérins ; ce n’est que bien plus tard que les hommes arrivèrent à interdire les mariages entre enfants d’un même père.

Probablement c’est lorsque les relations sexuelles furent prohibées entre individus d’un même clan que l’imagination primitive enfanta • l’être androgyne, pour se représenter les groupes conservant les antiques mœurs endogamiques.

Les récits des chapitres I et V de la Genèse, ridiculisés par Voltaire, qui ne pouvait saisir leur sens mythique, recèlent sous leur enveloppe symbolique des faits réels qui nous reportent aux époques les plus reculées de l’évolution humaine ; tandis que ceux des chapitres II, III et IV, que nous allons analyser, transfigurent mythiquement des faits d’époques relativement plus récentes.

III. Le mythe d’Adam et d’Eve[modifier le wikicode]

Le mythe d’Adam et d’Eve, rapporté dans les chapitres II, III et IV et intercalé dans le cours du premier récit de la Genèse, est un composé de légendes formées à des époques successives et probablement recueillies en différents pays.

Le chapitre II, comme si on avait cherché à masquer l’interpolation, débute par un résumé du chapitre I ; il rappelle qu’Elohim, jugeant « toute son œuvre terminée », se reposa le septième jour, et à partir de ce moment Iahvé-Elohim entre en scène ; c’est lui seul qui maintenant parle et agit. Arrêtons-nous sur cette double appellation divine.

Les traducteurs de l’Ancien Testament rendent les mots Elohim, Iahvé-Elohim et Iahvé indifféremment par les mots Dieu et l’Eternel; cette erreur est aussi grave que serait celle que commettrait un. helléniste traduisant les noms d’Ouranos, Kronos et Zeus, qui appartiennent à trois générations divines successives, par le mot Dieu, comme s’ils désignaient un seul et unique personnage céleste. Iahvé est un singulier ; Elohim est le pluriel d’Éloah et signifie les forts, les puissants ; sa racine El veut dire homme fort, courageux, héros. Michel Nicolas fait remarquer que dans l’Ancien Testament les rois, les princes et les juges sont appelés des Elohim [6].

Cependant, dès 1753, le Dr Astruc se basait sur l’usage alternatif, dans la Genèse, des mots Elohim et Iahvé pour conclure que Moïse avait dû, réunir en un seul récit deux traditions distinctes : cette remarque fut le point de départ d’études importantes sur le texte du Pentateuqùe, Michel Nicolas pensait que l’élohisme était l’antique forme polythéiste de la religion israéliste, tandis que le jehovisme, ou plutôt le iahvéisme, était sa forme monothéiste plus récente et plus élaborée; il est positif, en effet, que le culte de Iahvé ;est postérieur, puisqu’il est expressément dit qu’il fut établi par Seth, fils d’Adam (IV, § 26). Iahvé, d’après des théologiens anglais, serait le Dieu national du peuple, juif, tandis que les Elohim. présageraient la pluralité et l’universalité des Dieux de la Trinité.

Aujourd’hui, je. crois qu’on peut se permettre d’avancer une opinion plus réaliste. En comparant quelques passages où le mot Elohim revient, on s’aperçoit qu’il est employé par les païens quand ils s’adressent aux Hébreux, et par ceux-ci quand ils parlent aux païens. Aux yeux de ces derniers, ce sont les Elohims qui ont délivré les israélites de l’esclavage d’Egypte (I, Samuel, IV, § 18) ; Joseph, s’adressant a Pharaon, parle des Elohims (Genèse, XLI, §’ 16) ; David, implorant la protection du-roi des Moabites pour sa famille, se sert du mot Elohim (I, Samuel, XXII, § 3), etc. L’usage du mot Elohim, dans ces cas spéciaux, semblerait indiquer que les Elohims, si justement comparés par Renan « aux esprits des sauvages », seraient des Dieux communs à toutes les tribus sémites, et que Iahvé serait l’Élohim ou plutôt l’Éloah d’une tribu particulière, par conséquent un Dieu tribal ou national, comme le pensent les théologiens anglais : en effet, dans les chapitres II et III de la Genèse, il est question de Iahvé-Elohim, d’un des Elohim ayant le prénom Iahvé, et, dans un passage du livre des Rois, les Syriens considèrent Iahvé comme un des Elohim (I, Rois, XX, §§23 et 28). Le mot Iahvé dérive du verbe être (hanah) et, comme il est pris substantivement, il signifie l’Être qui est, l’Étant; il est donc un Éloah, un homme fort et puissant qui survit, par conséquent un Dieu ancestral, dont le culte fut établi par Seth : Baal, avec qui il est constamment en lutte, devait pareillement être un Eloah transformé en Dieu ancestral par une tribu sémite rivale.

Un exemple historique, pris dans les généalogies romaines, va préciser le sens de l’accouplement des mots Iahvé-Elohim. La gens Cornélia se subdivisait en quatre branches, se distinguant entre elles par les noms de Scipio, Lentulus, Cossus et Sylla; —on s’appelait par exemple Publius Cornélius Scipio : Cornélius était le nom de la gens et correspondait au nom générique Elohim ; Scipio était le’ nom d’une des quatre lignées et correspondait à celui de Iahvé, un des Elohim, et Publius était un prénom individuel. Chaque lignée de la gens Cornélia avait son ancêtre et son culte ancestral particulier ; mais les quatre branches reconnaissaient un ancêtre commun et se réunissaient pour célébrer ensemble les cérémonies de son culte. Les Elohim étaient les ancêtres communs de tous les Sémites, tandis que Iahvé n’était reconnu personnage divin que par une des lignées de la grande famille Sémite.

Les membres de la lignée Iahvé-Elohim, au moment que le mythe commence, étaient déjà parvenus à un degré de développement matériel et intellectuel relativement très développé ; ils possédaient du côté de l’Orient un jardin délicieux, planté d’arbres, peuplé d’animaux domestiques et arrosé par un grand fleuve, mais « ils n’avaient pas d’hommes pour labourer la terre » (ch. H, § 5). Afin de se procurer des travailleurs, ils s’adressèrent à Adam, c’est-à-dire à la lignée des Elohims qui, restée sauvage, menait encore la vie sylvestre de leurs premiers ancêtres ; ces Adams leur paraissaient aussi vils que « la poussière », dont ils s’enduisaient probablement, comme le font les Australiens de nos jours : les seigneurs féodaux du moyen-âge, bien que se proclamant chrétiens et fils d’Adam, se croyaient cependant d’une autre nature que les bourgeois et les serfs ; les Iahvé-Élohim nourrissaient de pareils sentiments pour leurs parents demeurés sauvages. Ils les introduisirent dans leur jardin en qualité d’esclaves, leur firent passer une inspection des arbres et des animaux qu’ils « auraient à cultiver et à garder » (ch. II, § 15) ; leur permirent de mander de tous les fruits, à l’exception de ceux de « l’arbre de la science du bien et du mal » (ch. II, § 17). Quand Adam et Eve désobéissent et mangent du fruit défendu, les Iahvé-Elohim craignent qu’ils ne touchent également à « l’arbre de vie et ne vivent toujours » (ch. III, § 22).

L’interdiction de goûter aux fruits de l’arbre de science et la crainte qu’Adam ne mange de ceux de l’arbre de vie réclament deux explications différentes.

Les clans des sauvages portent des noms d’animaux et de plantes qui sont considérés comme des ancêtres et sont sacrés pour leurs membres : pour cette raison, il était interdit, en Egypte, dans un dème de manger tel animal ou telle plante, qui ailleurs était bel et bien mis à la casserole. L’image de la plante ou de l’animal ancestral était peint ou sculpté sur les demeurés et les tombeaux des membres du clan et parfois tatoué sur leur peau. M. Robertson Smith, le savant professeur de langue arabe à l’Université de Cambridge, donne, dans son ouvrage sur la parenté des Arabes, une longue suite de tribus arabes qui, même dans les temps historiques, portaient des noms d’animaux et de plantes dont elles prétendaient descendre [7]. L’arbre de vie de la Genèse était sans doute une plante ancestrale, comme le Reiva, l’arbre qui, dans le mithraisme, donne naissance à l’espèce humaine ; sur les tombeaux chaldéens on trouve souvent l’image sculptée d’un arbre ; les Babyloniens et les Assyriens adoraient le cyprès, que les monuments représentent gardé par deux génies, comme « l’arbre de vie » (ch. III, § 24) après l’expulsion d’Adam du Paradis terrestre. Les Iahvé-Elohim, à qui appartenaient le jardin de l’Eden, ne mangeant pas du fruit de l’arbre de vie à cause de son caractère généalogique, en interdirent naturellement l’usage à leurs ilotes.

L’arbre de la science du bien et du mal a une autre signification. En Australie, quand la récolte des fruits de l’arbre à pain s’annonce mauvaise, on taboue les ignames et les bananes sauvages, c’est à-dire que l’on interdit leur usage ; on taboue également les poules et les porcs quand il y a disette ; on taboue une baie quand le poisson s’y fait rare. Mais le tabou, qui, comme le carême des catholiques, est une interdiction de manger de certains animaux et plantes, prise dans un intérêt général, sert aussi à créer des privilèges entre les âges, les sexes et les classes : ainsi il est défendu aux jeunes Australiens, non encore élevés à la dignité de guerrier et de chasseur, de manger de Pémou ; les femmes, dans certaines îles polynésiennes, ne devaient jamais goûter la chair de porc, ni la chair d’homme servie aux festins anthropophagiques, elles étaient des délicatesses exclusivement réservées aux mâles. J. King, dans le Voyage de l’Astrolabe, rapporte avoir vu tuer un jeune esclave qui avait osé manger des patates douces tabouées. Les prêtres polynésiens décrétaient le tabou au nom des Dieux, les Eaoutas : cette interdiction religieuse inspirait une telle terreur, que celui qui l’enfreignait par mégarde se condamnait parfois à la mort par la faim. Le tabou existait chez les juifs : M. R. Smith dit que les mets interdits, dans le Pentateuque et le Lévitique, comme « souillés » n’impliquent pas qu’ils avaient une souillure physique ; car le mot hébreux tâmé n’est pas celui employé pour désigner les objets physiquement souillés, mais un terme du rituel religieux qui correspond exactement à l’idée du tabou.

L’arbre de la science du bien et du mal était taboue à cause de la rareté ou de la délicatesse de ses fruits, qu’Eve trouvait « agréables à la vue et bons à manger » et qui étaient exclusivement réservés-aux maîtres de l’Eden, aux Iahvé-Elohim; en manger, c’était attenter à leurs privilèges, se placer à leur niveau, devenir leur égal; aussi quand Adam eut cueilli le fruit de l’arbre de la science, ils dirent : « Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous » (ch. III, § 22). Le pronom nous, employé dans ce verset, indique bien que Iahvé-Elohim n’est pas un individu, mais une collectivité, de personnes, un clan. Eve et Adam crurent pareillement être devenus les égaux de leurs maîtres : ils rougirent de leur nudité, qui jusqu’alors leur avait semblé naturelle ; ils voulurent être vêtus comme l’étaient les Iahvé-Elohim. Le vêtement est le signe visible de la différence des conditions. On a dernièrement transporté, de la Vallée du Nil au British Muséum, d’antiques peintures murales, admirablement conservées, représentant des dames égyptiennes, vêtues et parées, servies par des femmes esclaves, absolument nues, comme Eve avant la désobéissance. Le premier souci d’un noir des colonies, lorsqu’il s’affranchissait, était de se vêtir et de singer les manières de ses anciens maîtres.

Il faut remarquer qu’Eve et Adam ne touchent pas au fruit taboue de leur propre mouvement; il faut qu’une tierce-personne intervienne pour leur en suggérer l’idée, pour lever en quelque sorte le tabou : ici commence le mythe du Serpent.

* * *

Le Serpent, bien qu’il soit un animal rampant, ou peut-être parce qu’il est à plat-ventre, joue un rôle considérable dans l’histoire humaine : il a été adoré un peu partout ; il était Dieu chez les Mexicains et les Egyptiens, mère du genre humain chez les Gallas d’Abyssinie ; des orientalistes prétendent que le bouddhisme n’est qu’une transformation du culte de cet animal ; les Athéniens nourrissaient un serpent sacré dans le temple d’Athéné, bâti sur l’Acropole; saint Augustin parle d’hérétiques chrétiens, les Ophites, qui entretenaient un serpent dans leurs églises ; à la voix du prêtre, il sortait de sa cachette et venait lécher les oblations avec lesquelles les fidèles communiaient. Lucien rapporte que les Grecs construisaient des temples, à Alexandre et lui offraient des sacrifices parce qu’il était le fils d’un serpent qui avait couché avec sa mère Olympias. Aux Indes, le serpent Ahi est l’ennemi d’Indra, le père du jour ; chez les Perses, Ahrimann, le Dieu du mal, se manifeste sous la forme d’un reptile : il est appelé le Serpent à deux pieds.

La Genèse dit que le « serpent est le plus fin des animaux » (ch. III, § 1) ; les Grecs lui attribuaient des talents divinatoires ; Cassandre et son frère Hélénus avaient reçu d’un serpent le don de prédire. L’historien Josèphe croyait, ainsi que ses compatriotes juifs, que le serpent avait l’usage de la parole et conversait fréquemment avec Adam, mais que Dieu le lui enleva. Paracelse pensait que la privation de la parole ne l’avait pas dépouillé de son intelligence et que tous les reptiles retenaient encore des connaissances sur les profonds mystères de la nature.

Toutes ces merveilleuses propriétés ont été prêtées, il est vrai un peu moins libéralement, aux autres animaux et même aux plantes. L’homme primitif anime naïvement de ses qualités tous les objets qui l’environnent ; il ne se distingue pas d’eux; il pense qu’ils vivent, sentent, raisonnent et agissent comme lui ; aussi il les prend pour ancêtres et, après sa mort, son esprit transmigre dans des plantes, des animaux et même dans des objets inanimés et s’y meut à l’aise. Ce n’est qu’à la suite d’une très longue évolution que l’homme parvint à s’isoler des animaux et à créer le genus homo ; — mais, par un curieux phénomène de mouvement en retour, le dernier progrès de la science naturelle est de le rattacher à la série animale, dont il est le résumé et le couronnement.

La plus simple et partant la plus rationnelle explication du mythe du Serpent est fournie par les naïfs enlumineurs des Bibles allemandes du temps de Luther; ils représentent Eve conversant avec un serpent à tête humaine. Moïse et les Hébreux, après leur sortie d’Egypte, étaient familiarisés avec de semblables images. Mais il n’était pas nécessaire qu’ils eussent vécu en Egypte pour accoupler ainsi l’homme et la bête. Les sauvages et les barbares qui choisissent pour ancêtre un animal portent son nom et revêtent, dans certaines cérémonies du culte, des masques qui en reproduisent la tête ou le corps : or, le serpent est un des animaux qui a été le plus fréquemment pris pour ancêtre.

M. R. Smith nous informe que plusieurs tribus arabes portaient différents noms de serpents ; probablement ce sont des individus du clan Serpent qui persuadèrent Eve et Adam de se révolter contre les Iahvé Elohim, leurs maîtres et les seigneurs de l’Eden. Il n’y a qu’une telle, supposition qui permette de donner un sens aux paroles que Iahvé Élohim adresse au Serpent : « Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta semence et la semence de la femme » (ch. III, § 15), c’est à dire je soufflerai la guerre entre vos deux clans.

Durant la captivité d’Egypte, des israélites ont dû souvent être sévèrement châtiés pour avoir touché à des fruits taboues par les prêtres égyptiens et réservés à leurs maîtres; quelques-uns ont dû être mis à mort, ainsi que le promettait la menace de Iahvé-Elohim à Adam (ch. III, § 3) ; d’autres, en guise de châtiment, ainsi que cela se pratiquait à Rome, ont dû être retirés des jardins de plaisance, où le travail était relativement léger, et envoyés dans les fermes, où il était autrement pénible. Aussi Iahvé-Elohim dit à Adam : « Tu mangeras des fruits par le travail de tous les jours de ta vie ; la terre te produira des épines et des chardons et tu mangeras l’herbe des champs ; tu mangeras le pain à la sueur de ton visage » (ch. III, §§ 17, 18 et 19). Sans doute une ou plusieurs de ces anecdotes de la captivité ont servi à former le noyau du mythe autour duquel se sont groupés lés autres détails : ce qui porterait à le supposer, ce sont les expressions abstraites de science du bien et du mal, qui appartiennent plutôt à des prêtres égyptiens qu’à des sémites barbares.

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Le mythe de la désobéissance et de la chute peut être d’une extrême importance, au- point de vue religieux, pour expliquer l'origine des misères humaines, ainsi que celui de Cam, qui en est une répétition, pour autoriser l’esclavage d’une race; mais au point de vue historique, sa valeur est inférieure, à celle de certains détails qui ont moins attiré l’attention.

Le verset 24 du chapitre II dit : « L’homme laissera son père et sa mère et se joindra à sa femme », ce n’est donc pas la femme qui abandonne ses parents pour aller vivre dans la demeure de son mari ; elle ne se prosterne pas devant lui comme Ruth et ne dit pas « où tu iras, j’irai, ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu. » La femme ne dépendait pas encore de l’homme. Mais le verset 16 du chapitre III dénonce la transformation qui va s’accomplir dans la situation de la femme au sein de la famille ; Iahvé-Élohim l’avertit que dorénavant « ses désirs se rapporteront à son mari et qu’il dominera sur elle », c’est-à-dire que l’homme sera le chef de la communauté familiale.

Ces deux versets, quoique réunis dans un même récit, marquent deux périodes successives de l’évolution de la famille. Bachofen, en étudiant les mythes grecs, et Morgan, en observant les mœurs des Peaux-Rouges, ont trouvé que la famille patriarcale avait été précédée par une forme de famille dans laquelle la femme domine l’homme, dont tous « les désirs se rapportent à elle », selon l’expression biblique.

La femme demeure dans sa famille, dans son clan, et c’est l’homme qui quitte ses parents pour aller joindre son épouse. Avant la chute, Eve est la maîtresse, >, SsoTroroa, disaient les Spartiates, chez qui avaient persisté des coutumes de la famille matriarcale ; aussi c’est à elle que le tentateur s’adresse ; Adam « obéit à la parole d’Eve » ; elle commande et elle paie double la faute; elle perd son autorité sur l’homme et elle sera frappée dans son corps par les douleurs de l’enfantement. M. R. Smith trouve dans le nom d’Eve une preuve de la famille matriarcale; il dérive Haiimia, le nom hébreux d’Eve, par une variation phonétique avec terminaison féminine, du mot hayy, qui primitivement désignait la parenté par les femmes. D’ailleurs, dans la Bible on trouve d’autres traces de cette forme de famille : — Quand Abraham veut qu’on aille chercher une femme pour son fils Isaac, son serviteur lui fait observer qu’Isaac devra le quitter pour aller habiter dans le pays de sa femme (Genèse, XXIV, § 5). La femme de Samson, qui est Philistine, demeure avec son peuple et Samsonva la visiter (Juges, XV).

De nos jours, M. Duveyrier a retrouvé chez les Touareg la famille matriarcale parvenue à la dernière phase de son évolution.

La formation d’Eve d’une côte d’Adam est placée par anachronisme avant la chute ; car la création d’un pareil mythe n’est possible que lorsque la famille patriarcale a supplanté la famille matriarcale, que lorsque la femme entre dans la demeure du mari, non plus en égale, mais en inférieure, sur qui il a. droit de vie et de mort, ainsi que sur ses enfants ; la loi romaine compare la situation de la femme dans là famille à celle d’une fille, loco filioe, de sorte que par une fiction légale elle devenait la sœur de ses propres enfants. L’esprit sémite, pour bien marquer l’infériorité de l’épouse, avait besoin de quelque chose de plus plastique qu’une formule juridique, de même que l’enfant sortait du ventre de sa mère, de même l’épouse devait provenir des flancs de son mari.

Mais si l’épouse ne sortait pas du corps de son époux, elle était extraite de sa bourse : durant la première période du patriarcat, l’homme achetait sa femme, soit par des présents, comme Isaac, soit par des années de servitude, comme Jacob. — Homère donne à la jeune fille l’épithète de d&oeso-îSoia, trouveuse de bœufs, parce qu’on la troquait contre des bêtes à cornes ; dans plusieurs langues primitives, se fiancer signifie remettre un gage. Le père de famille ayant le droit de vie et de mort sur ses enfants, transmettait ce droit à l’acheteur de sa fille, au mari, qui alors possédait sur sa femme le pouvoir d’un père, et, pour expliquer cette -autorité, il adoptait son épouse, il l’admettait dans sa demeure comme sa fille; la formation costale d’Eve est sans’ doute un simulacre d’adoption, qui devait se pratiquer chez les sémites au début du patriarcat.

IV. Le mythe de Caïn et d’Abel[modifier le wikicode]

Ce mythe, un des thèmes favoris de la poésie romantique depuis Byron, présente une grande unité et ses détails ne sont pas d’importation étrangère ; ils appartiennent tous à la nation sémite, du moins à un peuple pasteur, réfractaire à la vie sédentaire et à la culture de la terre.

Diodore de Sicile rapporte que de son temps, les tribus des sémites Nabathéens défendaient sous peine de mort de semer du blé, de planter des arbres et de construire des maisons. Les Hébreux ont dû avoir, à un moment donné de leur histoire, cette haine intense pour le travail de la terre, qui rend impossible la vie nomade et qui interdit aux troupeaux l’accès des champs plantés et ensemencés ; toute culture est une restriction du droit de pâturage, le premier et le plus important des droits pour un peuple pasteur.

La Genèse nous dit qu’Abraham et Lot durent se séparer à cause des incessantes querelles de leurs pâtres au sujet des pâturages et des sources; Esaïe et Jacob durent aussi se quitter pour une 1 semblable raison (ch. XIII et XXXVI) ; les disputes et les luttes ont dû. être encore plus fréquentes entre les pâtres et laboureurs, quand ceux-ci eurent la prétention d’interdire aux bestiaux leurs champs cultivés. Le laboureur Caïn tua probablement dans une de ces rixes le pâtre Abel, dont les bêtes détruisaient ses clôtures et broutaient ses cultures. Le Kalevala, l’épopée populaire de la Finlande, raconte un fratricide qui reproduit sans doute dans leur sauvage brutalité les scènes que la Genèse n’a pas rapportées :

« La fière brebis d’Untano brouta l’avoine que Kalervo avait semé ; le chien farouche de Kalervo dévora la brebis d’Untano, — Untano entra en fureur et vociféra des menaces de mort contre Kalervo, son propre frère. Il jura d’abattre sa maison, d’y massacrer grands et petits, d’exterminer tous les habitants et de la brûler jusqu’à la cendre. — Et il arma ses hommes, il donna aux forts des glaives, aux faibles et aux enfants des épieux, et il marcha à un combat sanglant, à une guerre sans merci contre le fils de sa mère.— ... Ils sont arrivés... — Ils taillent en pièces la troupe de Kalervo, massacrent la grande race, brûlent son habitation et la rasent au niveau du sol aride. Une seule femme échappa au désastre, une femme portant un enfant dans son sein’-» (Chant XXXI).

Le Dieu d’un peuple pasteur ne pouvait s’empêcher de prendre parti pour le pâtre contre le laboureur, dans leurs disputes ; c’est ce que ne manqua pas de faire Iahvé; « il eut égard à Abel et à ses offrandes, mais il n’eut point d’égard à Caïn et à ses offrandes » .(ch. IV, §S 4 et 5)’.

Le meurtre d’Abel réclamait vengeance. Le talion, la première notion de justice rétributive qui apparaisse dans la tête humaine, ne s’exerce jamais dans toute sa rigueur, entre membres d’une même famille ou d’un même clan, lorsqu’il y a du. sang versé. Voici la raison de cette infraction à la simple et inflexible logique du sauvage et du barbare : tous les membres d’un clan se considèrent comme issus d’un même ancêtre; le même sang, coule dans leurs veines ; répandre ce sang est à leurs yeux le plus grand crime qui se puisse commettre. Un -sauvage, dans un accès de folle fureur, peut tuer un membre de sa famille, mais jamais, de propos délibéré, il ne consentira à se souiller du sang de son clan, même pour venger la mort d’un parent : l’exil est le seul châtiment que les nations primitives infligent à un homme qui a tué un membre de son clan ; c’est seulement quand le meurtrier est un étranger que le talion s’applique dans toute sa rigueur : sang pour sang, mort pour mort.

Mais l’exil est une punition terrible ; celui qui en est frappé est vagabond et fugitif; il devient « une tête de loup » wulf beofold, disaient les anciens Saxons ; il n’a aucune protection contre les clans qui entourent celui dont il vient d’être expulsé. Caïn tremble et pleure en apprenant son sort : « Ma peine est plus grande que je ne puis porter, s’écrie-t-il douloureusement je serai vagabond et fugitif et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera » (ch. IV, §§ 13 et 14).

Les peuples sauvages pourchassent comme une bête fauve tout individu rencontré sur leur territoire ; les Peaux-Rouges d’Amérique lui coupaient le nez et le renvoyaient dire aux chefs de son clan qu’à la prochaine occasion, ils le scalperaient. — Iahvé, à qui Caïn avait adressé sa plainte et qui, en cette circonstance, représente le conseil des anciens de son clan, lequel ne veut pas sa mort, lui donne « une marque, afin que quiconque le trouverait ne le tuât point » ; il menace même que « quiconque tuera Caïn sera puni sept fois davantage » (ch. IV, § 15). La marque de Iahvé lui sert de sauf-conduit et lui permet de traverser les-tribus avoisinantes et de gagner le pays de Nod, le pays de la fuite, situé vers l’Orient de l’Eden.

Parvenu au pays de Nod, Caïn s’arrête, bâtit une ville et commence une nouvelle lignée : plusieurs de ses descendants retournent par atavisme à la vie pastorale ; mais les autres persévèrent dans la voie qu’il avait ouverte. Un d’eux, Tubal-Caïn, invente Part de forger « les instruments d’airain et de fer ».

L’agriculture et Part de travailler les métaux et de bâtir des villes donnent .à, la race de Caïn une puissance si redoutable que Lemec, son cinquième descendant, se vante orgueilleusement de pouvoir se venger soixante-dix-sept fois d’une injure. Le pastoral Iahvé se contentait du simple talion, œil pour œil, blessure pour blessure ; et il ne promettait dans ses menaces que sept morts pour une mort.

Le mythe de Caïn, qui a fourni un thème aux grandiloquentes divagations des poètes du romantisme, symbolise le passage de la vie pastorale à la vie agricole.

Les récits des cinq premiers chapitres de la Genèse, qui scandalisent le philistin et son sens commun, interprétés à l’aide des connaissances que nous possédons sur les mœurs des peuples primitifs, font revivre pour nous des époques dont le souvenir se serait perdu, s’il n’avait été, pour ainsi dire, embaumé dans les symboles des antiques religions. Le mythe, cette forme naïve de la pensée, était le seul moyen que l’Humanité avait à son service pour préserver de l’oubli les phases de son enfance.

PAUL LAFARGUE.

  1. Albert le Grand et saint Thomas-d'Aquin ont agité cette question : Pourquoi Jésus-Christ n'a pas été hermaphrodite ? — En effet, il aurait dû l'être, puisqu'il était un des Élohim, et que l'Adam mâle et femelle avait été créé à leur image.
  2. Une des planches du Panthéon Égyptien, de Champollion le Jeune (1823), représente avec les organes masculins, Neith, la grande déesse de Sais, dont toute l'Egypte célébrait annuellement la fête. — La Galerie Mythologique, de Ch. Lenormânt (1850), reproduit, d'après dés médailles, un Zeus avec des mamelles ; et saint Augustin cite un' vieux poète latin qui appelle Jupiter ruminus (nourricier), le père et la mère des Dieux-, progenitorgenitrix quedeum.
  3. L'union entré sœur et frère a été la coutume générale chez tous les peuples; les Grecs nommaient mariage sacré, Upoz ydy.oz, le mariage de Hera avec son frère Zeus ; les Cretois, en souvenir de ces antiques coutumes, célébraient tous les ans la fête du mariage sacré.
  4. GUY Coquille. Questions et réponses sur les coutumes du Nivernais (§ 58. 1611). Bourdeilage était un contrat de culture analogue au métayage.
  5. FISON ET HOWITT. Kamilaroi and Kumai. Melbourne 1880.
  6. MICHEL NICOLAS. Études critiques sur la Bible, 1862.
  7. W. ROBERTSON SMITH. Kinship and mariage in earley Arabia, 1885.