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Le Moyen-Orient à la croisée des chemins
Auteur·e(s) | Jabra Nicola |
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Écriture | 10 septembre 1969 |
Le Moyen-Orient se trouve à la croisée des chemins. Les quatre grandes puissances se concertent pour tenter de parvenir à une « solution » qu’elles imposeront ensuite aux habitants de la région et qui, espèrent-elles, restaurera la stabilité ébranlée par la guerre de juin 1967 et ses conséquences. Notre objectif ici est d’analyser les dangers qui se profilent à ce carrefour et qui menacent l’avenir de la révolution au Moyen-Orient.
Un nouveau protagoniste important est apparu sur la scène politique du Moyen-Orient : les Palestiniens. Il est vrai qu’ils avaient agi par eux-mêmes quelques années avant la guerre de juin 1967, mais la véritable impulsion n'est venue qu’après cette guerre. Le facteur positif ici est que l’action palestinienne a transformé une lutte qui se déroulait autrefois entre gouvernements en une lutte de masse.
Pendant près de vingt ans, les Palestiniens ont été un objet de l’histoire, attendant passivement leur salut de la part des États arabes en général, ou des États arabes « progressistes », en particulier l’Égypte sous la direction d’Abdel Nasser. La guerre de 1948 a révélé la faillite de l'ancienne direction bourgeoise et liée à la rente foncière du mouvement national arabe. En conséquence, une nouvelle direction – petite-bourgeoise par sa nature de classe – est apparue au premier plan ; elle a renversé l’ancien régime dans plusieurs pays arabes et a remporté des succès considérables dans la lutte anti-impérialiste. Mais la guerre de juin 1967 a révélé les limites de ce leadership ; limites résultant de sa nature de classe et de son idéologie nationaliste. Entre autres choses, sa totale incapacité à résoudre la question palestinienne a été prouvée. Malgré le soutien soviétique, le nassérisme et le baathisme sont en faillite politique.
C'est dans ce contexte que l’émergence de la lutte de masse palestinienne peut être comprise. Comme mentionné ci-dessus, l’émergence de ce nouveau facteur est un phénomène positif. Mais on peut aussi y déceler une tendance négative et dangereuse. Certaines sections du mouvement palestinien ont adopté le point de vue selon lequel les masses palestiniennes peuvent et doivent « faire cavalier seul » et résoudre elles-mêmes leur problème, en dehors de la lutte révolutionnaire panarabe. Ceux qui soutiennent ce point de vue présentent le problème comme un problème uniquement palestinien, qui peut être résolu dans un cadre purement palestinien. Le bâton n’a pas été redressé, il a été tordu dans la direction opposée.
L’ancienne attitude passive, qui espérait le salut des autres, risque d’être remplacée par une attitude étroitement localiste. La seule aide demandée au reste du monde arabe est une aide au front palestinien lui-même. Cette attitude ne tient pas compte du lien entre la lutte palestinienne et la lutte dans le monde arabe dans son ensemble et prône donc la « non-intervention dans les affaires intérieures des États arabes ». Les gouvernements arabes encouragent cette attitude. La mobilisation des masses dans les pays arabes eux-mêmes – ne serait-ce que pour la cause palestinienne – menace les régimes existants. Ces régimes souhaitent donc isoler la lutte palestinienne et la laisser entièrement aux Palestiniens.
Les gouvernements arabes – à la fois les réactionnaires et les progressistes – tentent d’acheter la stabilité de leurs régimes en échange d’une rançon pour les organisations palestiniennes. De plus, les gouvernements veulent utiliser cette aide financière pour orienter la lutte palestinienne selon leurs propres lignes politiquement adaptées, pour la manipuler et l'utiliser comme un simple moyen de négocier une solution politique acceptable pour eux. Les gouvernements égyptien, syrien et jordanien sont principalement intéressés à reconquérir les territoires qu'ils ont perdus lors de la guerre de juin (et ainsi à retrouver le prestige perdu et à consolider leur autorité), tandis que la cause palestinienne n'est, de leur point de vue, qu'une cause secondaire, un moyen plutôt qu'un but. C’est ce que veulent dire les gouvernements arabes lorsqu’ils appellent à « liquider les résultats de l’agression ».
De toute évidence, si les gouvernements arabes atteignent leur objectif (par exemple, par l'intermédiaire des quatre grandes puissances), ils seront prêts à abandonner les Palestiniens et même à prendre une part active à la liquidation politique et physique du mouvement palestinien. Les quatre puissances insisteront probablement sur ce point comme condition à un règlement politique. De même que les conséquences de la guerre de 1948 ont préparé le terrain pour la chute de l’ancienne direction nationale dans le monde arabe et pour l’émergence de la direction petite-bourgeoise, de même les conséquences de la guerre de 1967 ont préparé le terrain pour le remplacement de cette direction par une nouvelle, représentant une nouvelle classe.
Depuis que les classes possédantes se sont révélées incapables de résoudre les problèmes sociaux, politiques et nationaux du monde arabe, il est devenu évident que seules les masses exploitées elles-mêmes, sous la direction de la classe ouvrière, sont capables de résoudre leurs problèmes historiques. Mais l’existence de conditions objectives favorables ne signifie pas que cette nouveau direction émergera automatiquement. Car cela nécessite en outre un facteur subjectif – une organisation politique dotée d’une théorie révolutionnaire et d’une stratégie révolutionnaire panarabe.
Cependant, c’est précisément cette nécessité d’un travail politique et d’une stratégie révolutionnaire panarabe qui est explicitement rejetée par certains secteurs importants du mouvement palestinien. Ils prônent le confinement de la lutte au seul front palestinien et sa limitation aux opérations armées sans programme politique. L’équilibre des forces, ainsi que les considérations théoriques, montrent l’impossibilité de résoudre le problème palestinien dans un cadre palestinien séparé.
Quel est le rapport des forces ? Le peuple palestinien mène une bataille contre le sionisme, soutenu par l’impérialisme ; de l’arrière, ils sont menacés par les régimes arabes et par la réaction arabe, qui sont également soutenus par l’impérialisme. Tant que l’impérialisme aura un réel intérêt au Moyen-Orient, il est peu probable qu’il retire son soutien au sionisme, son allié naturel, et qu’il permette son renversement ; il le défendra jusqu’à la dernière goutte de pétrole arabe. D’un autre côté, les intérêts et la domination impérialistes dans la région ne peuvent être brisés sans renverser les partenaires juniors de l’exploitation impérialiste que constituent les classes dirigeantes du monde arabe. La conclusion qui doit être tirée n’est pas que le peuple palestinien doit attendre tranquillement que la domination impérialiste soit renversée dans toute la région, mais qu’il doit se rallier à la lutte plus large pour la libération politique et sociale du Moyen-Orient dans son ensemble.
Tout comme il est impossible en pratique de vaincre le sionisme sans renverser la domination impérialiste dans toute la région, de même il est théoriquement absurde de présenter des formules pour résoudre le problème sur le seul territoire palestinien. Si l’on part de la situation existant avant le renversement de l’impérialisme dans toute la région, alors la désionisation d’Israël et l’établissement d’une Palestine sans sionisme apparaissent tout à fait impossibles. Et si l’on pense à la situation d'après le renversement de l’impérialisme, quel est alors le sens d’une formule qui se réfère uniquement à la Palestine, sans prendre en compte les changements nécessaires qui auront eu lieu dans l’ensemble de la région ?
En dernière analyse, la formule qui se limite à la seule Palestine, malgré son apparence révolutionnaire, découle d'une attitude réformiste qui cherche des solutions partielles dans le cadre des conditions qui existent actuellement dans la région. En fait, des solutions partielles ne peuvent être mises en œuvre qu’à travers un compromis avec l’impérialisme et le sionisme. De plus, les solutions qui se limitent à la Palestine ne peuvent pas résoudre avec succès le problème national. Les formules qui parlent d’une « Palestine démocratique indépendante dont tous les citoyens, quelle que soit leur religion, bénéficieront de droits égaux » présentent deux défauts.
D’une part, ils impliquent la création d’une nouvelle nation palestinienne distincte dont les membres ne diffèrent pas les uns des autres sur le plan national mais uniquement sur le plan religieux. Les auteurs de ces formules sont eux-mêmes conscients de l’absurdité de séparer les Palestiniens de la nation arabe en général ; ils s’empressent donc d’ajouter que « la Palestine fait partie de la patrie arabe ». Cela ressemble étrangement au vieux slogan de la « Palestine arabe » habillé d’une nouvelle tenue – et plus nébuleuse.
Cette attitude résulte d'une mauvaise compréhension du problème national en général et de la réalité israélienne en particulier. Il est vrai que les Juifs vivant en Israël sont venus s’installer ici sous l’influence et la direction sioniste et qu’ils – en tant que communauté – ont opprimé et oppriment encore les Palestiniens. Mais il est impossible d’ignorer le fait évident qu’aujourd’hui cette communauté constitue une entité nationale (qui diffère de la communauté juive mondiale d’une part et des Arabes palestiniens d’autre part), possédant sa propre langue et sa propre vie économique et culturelle. Afin de résoudre le problème palestinien, cette communauté (ou du moins une partie substantielle de celle-ci) doit être séparée de l'influence du sionisme et attirée vers une lutte commune avec les forces révolutionnaires du monde arabe pour la libération nationale et sociale de la région entière. Mais cela ne peut évidemment pas être réalisé en ignorant l’existence de cette communauté en tant qu’entité nationale.
Ce problème ne peut être résolu dans le cadre étroit de la Palestine. Si l’on pense à un État démocratique pur et simple – « un homme, une voix » – alors ce sera en fait un État à majorité juive, et rien n’empêche qu’il ressemble à l’État actuel d’Israël, mais simplement ayant un territoire plus grand et une plus grande minorité arabe. Si l’on envisage un État binational, ce sera alors une création artificielle séparant les Arabes palestiniens du reste du monde arabe et du processus révolutionnaire qui s’y déroule. En outre, dans une structure binationale, il n’existe aucune garantie inhérente que l’un des deux groupes nationaux ne dominera pas l’autre. Tout cela fait référence à des solutions proposées qui peuvent être considérées comme réalisables dans la situation actuelle du Moyen-Orient, c'est-à-dire qui ne présupposent pas une révolution sociale globale.
D’un autre côté, si l’on considère la situation qui existera après une révolution sociale victorieuse, après la défaite de l’impérialisme et du sionisme, il n’y existera pas de problème palestinien séparé, mais plutôt le problème des différents groupes nationaux vivant dans le monde arabe. (Kurdes, juifs israéliens, sud-soudanais). Ce problème ne pourra être résolu qu’en accordant à ces nationalités le droit à l’autodétermination. Bien entendu, la reconnaissance du droit à l’autodétermination ne signifie pas un encouragement à la séparation ; au contraire, elle fournit une base correcte pour une intégration sans contrainte ni répression. De plus, l'autodétermination au Moyen-Orient est impossible tant que cette région est sous domination impérialiste directe ou indirecte, mais elle n'est possible qu'après avoir été libérée de toute influence impérialiste, c'est-à-dire après une révolution socialiste victorieuse. Cette situation présuppose notamment le renversement du sionisme.
En résumé : les conditions objectives existantes permettent et exigent la création d'un mouvement de masse révolutionnaire, dirigé par la classe ouvrière, guidé par une théorie marxiste révolutionnaire et agissant selon une stratégie panarabe, qui reconnaîtra les droits nationaux des nationalités non-Arabes vivant au sein du monde arabe et se révélant capable de les attirer vers une lutte commune pour la libération nationale et sociale de toute la région.