Le Lénine de Trotski

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A certaines allusions qui ont été faites ici-même[1] et ailleurs, on a pu croire que d'un commun accord nous portions sur la révolution russe et sur l'esprit des hommes qui la dirigèrent un jugement assez peu favorable et que, si nous nous abstenions à leur égard de critiques plus vives, c'était moins par manque d'envie d'exercer sur eux notre sévérité, que pour ne pas rassurer définitivement l'opinion, heureuse de n'avoir à compter qu'avec une forme originale de libéralisme intellectuel, comme elle en a vu et toléré bien d'autres, d'abord parce que cela ne tire pas à conséquences, du moins à conséquences immédiates, ensuite parce que à la rigueur cela peut être envisagé, par rapport à la masse, comme pouvoir de décongestion. Il n'en est pas moins vrai que pour ma part je refuse absolument d'être tenu pour solidaire de tel ou tel de mes amis dans la mesure où il a cru pouvoir attaquer le communisme, par exemple, au nom de quelque principe que ce soit et même de celui, apparemment si légitime, de la non-acceptation du travail. Je pense en effet que le communisme, en existant comme système organisé, a seul permis au plus grand bouleversement social de s'accomplir dans les conditions de durée qui étaient les siennes. Bon ou médiocre, en soi défendable ou non au point de vue moral, comment oublier qu'il a été l'instrument grâce auquel ont pu être abattues les murailles de l'ancien édifice, qu'il s'est révélé comme le plus merveilleux agent de substitution d'un monde à un autre qui fût jamais ? Pour nous, révolutionnaires, il importe peu de savoir si le dernier monde est préférable à l'autre et, du reste, le moment n'est pas venu d'en juger. Tout au plus s'agirait-il de savoir si la révolution russe a pris fin, ce que je ne crois pas. Finie une révolution de cette ampleur, si vite finie ? Déjà les valeurs nouvelles seraient aussi sujettes à caution que les anciennes ? Allons donc, nous ne sommes pas assez sceptiques pour en rester à cette idée. S'il se trouve parmi nous des hommes qu'une pareille crainte laisse encore hésitants, il va sans dire que je m'oppose à ce qu'ils engagent avec eux, si peu que ce soit, l'esprit général dont nous nous réclamons, qui ne doit rester tendu vers rien tant que vers la réalité révolutionnaire, qui doit nous y faire parvenir par tous les moyens et à tout prix.

Libre, dans ces conditions, à Louis Aragon de faire savoir à Drieu La Rochelle, par lettre ouverte, qu'il n'a jamais crié : Vive Lénine ! mais qu'“ il le braillera demain puisqu'on lui interdit ce cri ” ; libre aussi à moi et à tout autre d'entre nous de trouver que ce ne serait pas une raison suffisante de se comporter ainsi, et que c'est faire la part trop belle à nos pires détracteurs, qui sont aussi ceux de Lénine, que de leur laisser supposer que nous n'agissons de la sorte que par défi. Vive Lénine ! au contraire, et seulement parce que Lénine ! On entend bien qu'il ne s'agit pas du cri qui se perd, mais de l'affirmation toujours assez haute de notre pensée.

Il serait fâcheux, en effet, que nous continuions en fait d'exemple humain à nous en rapporter à celui des Conventionnels français, et que nous ne puissions revivre avec exaltation que ces deux années, très belles d'ailleurs, après lesquelles tout recommence. Ce n'est pas dans un sentiment poétique, si intéressant soit-il, qu'il convient d'aborder une période même lointaine de révolution. Et j'ai peur que les boucles de Robespierre, le bain de Marat ne confèrent un prestige inutile à des idées qui, sans eux, ne nous apparaîtraient plus si clairement. Violence à part car c'est bien cette violence qui parle le plus éloquemment pour eux il est toute une part de leur caractère qui nous échappe ; aussi nous rattrapons-nous sur la légende. Mais si, comme je le crois, nous sommes avant tout à la recherche de moyens insurrectionnels, je me demande, en dehors de l'émotion qu'ils nous ont donnée une fois pour toutes, je me demande pratiquement ce que nous attendons.

Il n'en est pas de même des révolutionnaires russes, tels qu'enfin nous parvenons à les connaître un peu.

Voici donc ces hommes de qui nous avons tant entendu médire et qu'on nous représentait comme les ennemis de ce qui peut encore trouver grâce à nos yeux, comme les fauteurs de je ne sais quel encore plus grand désastre utilitaire que celui auquel nous assistons. Voici que dégagés de toute arrière-pensée politique, ils nous sont donnés en pleine humanité ; qu'ils s'adressent à nous, non plus en exécuteurs impassibles d'une volonté qui ne sera jamais dépassée, mais en hommes parvenus au faîte de leur destinée, et qui se comptent soudain, et qui nous parlent, et qui s'interrogent. Je renonce à décrire nos impressions.

Trotsky se souvient de Lénine. Et tant de claire raison passe par-dessus tant de troubles que c'est comme un splendide orage qui se reposerait. Lénine, Trotsky, la simple décharge de ces deux noms va encore une fois faire osciller des têtes et des têtes. Comprennent-elles ? Ne comprennent-elles pas ? Celles qui ne comprennent pas se meublent tout de même. Trotsky les meuble ironiquement de menus accessoires de bureau : la lampe de Lénine à l'ancienne Iskra, les papiers non signés qu'il rédigeait à la première personne et plus tard... enfin tout ce qui peut faire le compte aveugle de l'histoire. Et je jurerais que rien n'y manque, en perfection ni en grandeur. Ah ! certes, ce ne sont pas les autres hommes d'Etat, que par ailleurs se garde lâchement le peuple d'Europe, qui pourraient être vus sous ce jour !

Car la grande révélation de ce livre, et je ne saurais assez y insister, c'est que beaucoup des idées qui nous sont ici les plus chères et desquelles nous avons pris l'habitude de faire dépendre étroitement le sens moral particulier que nous pouvons avoir, ne conditionnent nullement notre attitude en ce qui regarde la signification essentielle que nous entendons nous donner. Sur le plan moral où nous avons résolu de nous placer, il semble bien qu'un Lénine soit absolument inattaquable. Et si l'on m'objecte que d'après ce livre, Lénine est un type et que les types ne sont pas des hommes, je demande quel est celui de nos raisonneurs barbares qui aura le front de soutenir qu'il y a quelque chose à reprendre dans les appréciations portées çà et là par Trotsky sur les autres et sur lui-même, et qui continuera à détester vraiment cet homme, et qui ne se laissera en rien toucher par son ton de voix qui est parfait.

Il faut lire les brillantes, les justes, les définitives, les magnifiques pages de réfutation consacrées aux Lénine de Gorki et de Wells. Il faut méditer longtemps sur le chapitre qui traite de ce recueil d'écrits d'enfants consacrés à la vie et à la mort de Lénine, en tout point dignes du commentaire, et sur lesquels l'auteur exerce une critique si fine et si désespérée : “ Lénine aimait à pêcher. Par une journée chaude il prenait sa ligne et s'asseyait sur le bord de l'eau, et il pensait tout le temps à la manière dont on pourrait améliorer la vie des ouvriers et des paysans. ”

Vive donc Lénine ! Je salue ici très bas Léon Trotsky, lui qui a pu, sans le secours de bien des illusions qui nous restent et sans peut-être comme nous croire à l'éternité, maintenir pour notre enthousiasme cet invulnérable mot d'ordre :

“ Et si le tocsin retentit en Occident et il retentira , nous pourrons être alors enfoncés jusqu'au cou dans nos calculs, dans nos bilans, dans la N.E.P., mais nous répondrons à l'appel sans hésitation et sans retard : nous sommes révolutionnaires de la tête aux pieds, nous l'avons été, nous le resterons jusqu'au bout. ”

  1. La Révolution surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925.