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Le Gouvernement des Soviets et la conservation des œuvres d'art
Auteur·e(s) | Anatoli Lounatcharski |
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Écriture | novembre 1919 |
Parmi toutes les calomnies répandues sur le pouvoir des Soviets, il en est une dont je suis profondément indigné. Répandue par les journaux américains et parvenue jusqu'à nous par la Sibérie, elle nous accuse de vandalisme par rapport aux musées, aux palais, aux propriétés seigneuriales, aux églises qui constituent de magnifiques monuments de l'antiquité et représentent souvent des chefs-d'œuvre uniques de l'art.
Nous pouvons réfuter ces accusations avec certitude et orgueil et dire que nous avons accompli des miracles pour la sauvegarde de ces monuments. Je ne conteste certes pas que des trésors artistiques aient été anéantis au cours de la révolution. Nous savons qu'un certain nombre de châteaux ont été incendiés, que certaines bibliothèques ont été dévastées, que des collections ont été pillées, etc. Mais une perturbation aussi profonde que l'est une révolution sociale, ne peut s'accomplir sans quelques excès isolés et je me permettrai d'attirer ici l'attention de MM. les impérialistes sur le traitement qu'ont subi pendant la guerre universelle les trésors que l'humanité avaient accumulés au cours des siècles dans les contrées les plus « civilisées », occupées par les armées bourgeoises.
Ce ne fut en Russie qu'une calamité temporaire, qui dura tant que le nouveau pouvoir ne se fut pas affermi. Quant à présent, nous avons non seulement à Saint-Pétersbourg et dans ses environs, où se trouvent d'innombrables trésors artistiques, non seulement dans les domaines avoisinant Moscou, et qui possèdent des richesses uniques au monde, mais encore dans les coins les plus reculés des provinces, des agents qui, aidés des paysans et des ouvriers instruits, s'appliquent a entretenir et à conserver les richesses publiques ayant une valeur artistique.
Les journaux américains ont osé parler du pillage des palais impériaux par les bolcheviks. J'ai été fort heureux de pouvoir montrer à quelques étrangers ce qui se passe, en ce moment dans ces palais. Il est vrai que nous avons dû subir de dures, épreuves, lorsque les bandes étrangères ou russes étaient à Gatchina et à Tsarskoié-Selo, lorsque Pétersbourg était complètement dépourvu de forces organisées pour maintenir l'ordre. Dans ces conditions, il semblait impossible de garder quoique ce soit des richesses matérielles de ces palais, surtout si l'on ajoute que les caves étaient remplies de vins, - de cognac, de liqueurs variées. Nous dûmes nous hâter de détruire sans hésitation tous ces stocks afin d'éviter que les violences des bandes ivres n'atteignissent l'Ermitage et les salles du Palais d'Hiver ce qui eût abouti à un véritable désastre. Le vin exerce une attraction irrésistible. Je me souviens d'un brave soldat du régiment de Pavlovsk qui, préposé a la garde d'un stock de vins considérable s'excusait de n'avoir pu résister a la tentation, à l'exemple de ses camarades. Il me disait : « Confiez-moi des caisses ouvertes, pleines d'or, et je n'y toucherai pas. Mais du vin ! C'est chose impossible ! » Malgré tout, nous avons réussi en détruisant ce vin précieux à éviter la catastrophe dont nous étions menacés.
Si, en visitant le Palais d'Hiver ou le Palais de Gatchina on peut y remarquer quelques dégâts, soyez sûrs que ce sont des traces non effacées encore des ripailles des Cosaques et des junkers de Kérensky. Mais ces traces, à l'heure qu'il est, ne se voient presque plus ; nous sommes parvenus à les laver.
Quant aux musées, ils sont tenus dans un ordre très strict et administrés par les savants les plus distingués, ils se sont considérablement enrichis, grâce aux collections d'art et d'antiquités retirées des palais privés et des châteaux où elles étaient moins en sûreté.
Tandis que, selon les ordres de Kérensky, les plus précieux chefs-d'œuvre de l'Ermitage ont été transportés à Moscou, où ils sont encore emballés dans des caisses en attendant que nous puissions avec une parfaite sécurité les réintégrer à leurs places, les salles de l'Ermitage se sont remplies d'autres chefs-d'œuvre de l'art, les uns achetés, les autres transportés des demeures privées où ils étaient inaccessibles au public. Que de richesses sont à présent mises à la portée des masses populaires et des écoles dans les palais Youssoupoff, Stroganof, etc...!
Les palais mêmes servent à des buts différents. Seuls quelques-uns - n'offrant pas grand intérêt au point de vue historique et artistique, comme c'est par exemple le cas pour le palais Mariinsky ou pour le palais Anitchkoff - sont occupés à des fins utilitaires ; quant au Palais d'Hiver, il a été transformé en un Palais des Arts. Ses vastes et magnifiques salles, construites par le grand architecte italien Rastrelli et par ses élèves, sont presque tous les jours ouvertes à une foule qui vient y assister aux remarquables concerts des orchestres d'Etat ou à des spectacles choisis, ou encore à d'instructives séances cinématographiques. Des continuelles expositions s'y succèdent dont quelques-unes ont été véritablement grandioses par le nombre des exposants.
Nous tâchons de les organiser, ainsi que les musées, de façon à en faire réellement des sources de savoir, nous complétons leur enseignement par des conférences et nous faisons accompagner chaque groupe de visiteurs par un guide ou par un instructeur. Parfois nous consacrons des expositions spéciales à différentes branches de la science. Nous tirons alors des musées les objets exposés. Telle a été l'exposition d'art religieux bouddhique ou celle du culte des morts et des objets sacrés de l'ancienne Egypte. Nous créons ainsi un enseignement démonstratif qui éveille l'intérêt des masses et, bien que Pétersbourg soit à moitié dépeuplé, ces salles d'exposition reçoivent un très grand nombre de visiteurs.
Certains palais sont entièrement transformés en musées. Nous pouvons citer ici en premier lieu le vaste palais de l'impératrice Catherine et le palais Alexandre à Tsarskoié-Selo. Toute l'histoire du tsarisme passe ici devant les yeux des travailleurs et des étudiants qui se rendent en foule de Pétersbourg à Tsarskoié pour les visiter. Le public commence par une promenade à travers les anciens parcs : puis il visite les salles parfaitement entretenues des palais. Soucieux de préserver non seulement les murs, les meubles et les objets d'art, mais même les parquets décoratifs des salles, nous distribuons aux visiteurs lorsqu'ils affluent en grand nombre et là où les tapis ne suffisent point, des pantoufles en toile dont ils sont tenus de recouvrir leurs chaussures. Cette simple précaution inspire même aux plus incultes visiteurs le respect de ce milieu et habitue le public à l'idée de la responsabilité qui lui incombe, comme à l'Etat, dans la conservation des trésors appartenant au peuple.
Dans le palais de l'impératrice Catherine, on est d'abord en présence du lourd et splendide rococo du temps d'Elisabeth ; on voit ensuite la magnificence grandiose pleine d'harmonie et de confort du siècle de Catherine. Cette culture impériale et seigneuriale qui, de l'Occident attirait en Russie les plus célèbres architectes, les décorateurs les plus habiles, les maîtres de la porcelaine, du bronze, de la tapisserie, etc., atteint son apogée pendant le règne de Paul Ier dans l'incomparable perfection des œuvres du premier Empire.
Le palais voisin de Pavlovsk peut être considéré comme le monument le plus incontestable du goût de cette époque. Le choix exquis des objets d'art qui s'y trouvent réunis en harmonie avec l'ameublement et la belle ornementation des salles constitue un ensemble artistique incomparable dont il est difficile de trouver le pendant ailleurs en Europe.
On retrouve au grand palais de Tsarskoié-Sélo quelques traces de cette magnifique époque. Usant de la main-d'œuvre des serfs, les empereurs, soutenus par la noblesse savaient profiter des dons de la culture européenne ; ils remplaçaient l'opulence asiatique de leurs prédécesseurs moscovites par les œuvres les plus raffinées de l'art occidental.
Pendant le règne d'Alexandre Ier, le goût déroge quelque peu. L'Empire de cette époque a un caractère de raideur, non dépourvu cependant de grandeur. L'impérialisme de Napoléon exerçait son influence sur le travail des serfs de Russie.
Viennent ensuite les appartements d'Alexandre II, pleins de confort et de fashion dans le style bourgeois anglais ; aucun luxe éclatant des salons et des chambres d'intérieur, comme on peut les voir dans les habitations de quelques riches gentlemen d'outre-Manche. Et voici sans transition l'époque d'Alexandre III : un style baroque et lourd, pseudo-russe, d'une richesse toute matérielle.
Cette décadence du goût commença dès le règne de Nicolas Ier ; elle est marquée par l'apparition de bronzes massifs, produits parisiens de second ordre, échantillons de l'industrie du second Empire.
Le goût grotesque, quasi-russe d'Alexandre III prête à tout son entourage une nuance asiatique. C'est à peine si vous pouvez découvrir parmi les objets entassés en masse quelques véritables objets d'art. Toutes les pièces sont excessivement riches, d'une richesse criarde, témoignant une vanité grossière et recherchant l'effet vulgaire. L'on sent que la noblesse a survécu à sa propre grandeur et que les tsars ne sont plus des pionniers de la culture. Même dans l'acception purement matérielle au goût, ils s'arrangent pour vivre dans des appartements laids, dont le luxe est calculé exclusivement pour ébahir le commun des sujets. On a le sentiment que l'autocratie ne vit plus que d'une existence factice, qu'elle n'a plus de sécurité. On veut émerveiller la nation, mais les forces intellectuelles faisant défaut on a recours — expédient fâcheux — à des dimensions colossales et à un luxe purement matériel.
Mais si nous observons les degrés de cette rapide décadence d'Alexandre Ier à Nicolas Ier et de lui à Alexandre II, puis à Alexandre III, lorsque nous passons dans les horribles appartements de Nicolas II, nous assistons à une véritable chute. Que ne voit-on ici ? Un calicot bigarré sur lequel sont fixées des photographies (on se croirait dans le boudoir de la première femme de chambre de quelque dame millionnaire). Voici dans un coin le réduit de Raspoutine surchargé d'icônes dorées. Des bains, des cuves extravagantes, des divans énormes et des cabinets de toilette bizarrement décorés témoignant d'un goût grossièrement sensuel, tout animal. Vous vous heurtez à des meubles de bazar d'un modèle barbare, tels que les achètent sans choix les parvenus enrichis, dépourvus de toute culture traditionnelle.
Et cependant c'est là la demeure des descendants des maisons impériales ! A la vue de cette dégradation on ne peut se défendre de constater la chute vertigineuse, morale et esthétique de la dynastie.
Nos artistes ont proposé de conserver intactes toutes les demeures de Nicolas II, comme des exemples de mauvais goût ! C'est ce que nous avons fait. Cette promenade à travers le passé rappelant la chute des Romanov — un passé encore si proche — accompagnée de commentaires utiles, illustre d'une façon particulièrement instructive l'histoire du tsarisme.
Le palais de Gatchina offrirait un thème excellent à mainte excellente leçon, mais je redoute que le général Youdénitch et ses alliés, les « Kulturträger » britanniques n'aient porté atteinte aux palais-musées que nous avions mis tant de soin à conserver, qui étaient si populaire parmi les masses.
Le Kremlin, à l'exception de quelques bâtiments occupées par des organes gouvernementaux, a été entièrement transformé en un immense musée, en y incluant les églises.
Les domaines des environs de Moscou sont gardés. Quand ils n'offrent pas un ensemble complet, nous en retirons, ainsi que des couvents, tout ce qui a une valeur historique ou artistique et nous transportons ces objets dans les musées qui se sont multipliés à Moscou. Ceux des domaines qui se distinguent par la pureté du style, (tels Arkhangelskoïe et Ostankino) sont, même en nos temps orageux, des lieux de pèlerinage pour les admirateurs des monuments du glorieux passé de notre noblesse, qui au prix de la vie de générations entières de serfs, savait au moins mener une existence élégante et choisir avec discernement les œuvres d'art qu'elle acquérait en Europe... Luxe acquis au prix de la sueur du peuple.
Dans un pays qui traverse des crises révolutionnaires, il était bien difficile de mettre à la disposition du public des locaux, entretenus avec amour et sollicitude, où le peuple puisse passer des heures de repos et de jouissance intellectuelle.
Dans un pays qui traverse une crise révolutionnaire, dans lequel les masses sont naturellement pleines de haine pour les tsars et les nobles, reportent involontairement cette haine sur leurs demeures, leurs biens, n'étant pas en mesure de plus d'apprécier leur valeur artistique et historique de par leur ignorance, dans laquelle ils ont été conservés en tout temps par ces mêmes nobles et tsars - dans ce pays, endiguer la vague de destruction, non seulement pour préserver les valeurs culturelles, mais pour commencer à les faire revivre, des momies du musée créer une beauté vivante, et des palais et domaines fermés domaines où, s'ennuyant, languissaient des dégénérés issus de lignées glorieuses, habitués à tout et ne remarquant rien, en faire des demeures publiques, défendues avec amour et donnant des heures de bonheur à de nombreux visiteurs, ceci, bien sûr, est affaire difficile.
Le Commissariat de l'Instruction Publique, et particulièrement la section de la Conservation des Monuments de l'Antiquité, peut à tout moment rendre compte à l'humanité éclairée de ses travaux dans cette direction, il soutient avec assurance que le prolétariat international — cette élite de l'humanité — rendra justice comme tout homme civilisé au travail colossal que nous avons déjà réussi à accomplir.
Les dévastations partielles ont peu d'importance. Des faits de destruction auraient pu se produire dans n'importe quel pays cultivé ; on peut seulement s'étonner que les excès d'un peuple criminellement retenu dans la barbarie n'aient pas atteint de plus grandes proportions. Maintenant une puissante organisation a été créée par les soins du gouvernement des ouvriers et des paysans qui a pour tâche la conservation des richesses appartenant au peuple.