Le Cas du Professeur Pletnev

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Dans cette déclaration, nous utilisons exclusivement des données officielles empruntées à la Pravda de Moscou.

L’accusé Pletnev, professeur de médecine, a maintenant soixante-dix ans. Il était médecin du Kremlin presque depuis l'époque de l’insurrection d’Octobre. Il ne s’est jamais intéressé à la politique. Lénine, Kroupskaia et tous les responsables au Kremlin ont eu recours à lui. Pletnev a reçu de nombreuses distinctions. Plus d’une fois la presse soviétique l’a couvert de louanges. Mais la situation a brutalement changé à la mi-1937 : Pletnev a été accusé publiquement de viol et de sadisme. La Pravda du 8 juin 1937 a publié un long article, qui décrivait avec des détails inhabituels le viol abominable qu’il aurait prétendument commis sur une femme, « la patiente B. ». L’article citait une lettre de Mme B. à Pletnev, qui comportait ces lignes : « Soyez maudit, vil criminel, pour m’avoir transmis un mal incurable et avoir mutilé mon corps... » et ainsi de suite. La Pravda racontait que Pletnev, à la suite des plaintes de Mme B., avait voulu la faire enfermer dans un asile d’aliénés et qu’il aurait répondu à ses reproches : « Trouvez du poison et suicidez- vous! ». L’article en question produisit une impression d’autant plus choquante qu’il fut publié avant que Pletnev ait comparu devant un tribunal. Pour qui connaît les mœurs de l’actuelle bureaucratie soviétique, il est tout à fait clair qu’un article semblable contre un médecin dans une position élevée, ne pouvait avoir été publié dans la Pravda qu’avec l’accord de Staline ou directement sur son ordre. On en vint naturellement à soupçonner que cette affaire était liée à une intrigue souterraine contre Pletnev et que la mystérieuse « patiente B. » était selon toute probabilité un agent du G.P.U. Immédiatement, avant toute forme de procès, ce qu’on appelle l’ « opinion publique » fut mobilisée à partir d’un centre invisible, ou, plus précisément, les docteurs à Moscou, Kiev, Toula, Sverdlovsk etc. reçurent l’ordre d’adopter des résolutions exigeant « la sentence la plus sévère pour ce monstre ». Ces résolutions furent, bien entendu, publiées dans la Pravda : nous avons ces numéros sous la main. Les 17 et 18 juillet 1937, l’affaire Pletnev fut portée à huis clos devant un tribunal de Moscou. En U.R.S.S. on est souvent condamné à mort pour le vol d’un sac de farine. Il était donc d’autant plus sensé de s’attendre à une sentence impitoyable pour un sadique médecin qui avait transmis un « mal incurable » et « mutilé » le corps d’une patiente. Cependant, dans la même Pravda du 19 juillet, les lecteurs apprirent que Pletnev avait été condamné à « deux ans de privation de liberté avec sursis », c’est-à-dire en réalité que tout châtiment lui avait été épargné. La sentence semblait aussi inattendue que l’avait été auparavant l’accusation.

Sept mois plus tard, on retrouve le même Pletnev accusé d’avoir délibérément hâté la mort de Menjinsky, Kouibytchev et Maksim Gorky. Pletnev évidemment avoue qu’il est coupable. II semble qu'il ait commis ces crimes monstrueux « sur ordre » de Iagoda, l’ancien chef du G.P.U. Pourquoi a-t-il obéi à Iagoda? Par peur. Le médecin du Kremlin, qui connaissait tous les membres du gouvernement, avait peur de dénoncer le criminel, et il est devenu son instrument docile. Est-ce improbable? C’est en tout cas ce qu’il dit dans sa déposition. On n’entend plus rien sur Pletnev le sadique. « La patiente B. » n’est pas appelée à témoigner. Elle avait accompli sa tâche avant le procès. Le sadisme n’intéresse plus personne. Maintenant, on découvre que Pletnev, médecin depuis l’époque du tsar, était un agent terroriste du « bloc trotskyste-boukharinien », sous les ordres directs de Iagoda, l’ancien chef du G.P.U.

Peut-on douter qu’il existe une corrélation interne étroite entre ces deux procès ? Pour attribuer aux trotskystes des actions terroristes, il fallait les inventer. C’est pour cela que Iagoda, le bourreau des trotskystes, a été métamorphosé en agent des trotskystes et que le médecin a été métamorphosé en empoisonneur. L’accusation de sadisme n’avait été lancée il y a sept mois avec un tapage assourdissant que pour briser la volonté d’un vieux médecin, père de famille, et faire de lui un instrument docile entre les mains du G.P.U. pour le prochain procès politique. Pletnev risquait la mort quand on l’accusait d’avoir violé « la patiente B. ». Mais, en coulisses, on arriva à un accord dont le résultat fut que Pletnev fut condamné avec sursis. Tel était le prix de ses extravagants aveux au procès des vingt et un. L’affaire Pletnev est particulièrement instructive puisque tous les ressorts y sont mis au jour.