Le "testament" de Lénine

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L'époque d'après-guerre a rendu courante la pratique de la biographie psychologique et les maîtres en cet art vont souvent jusqu'à déraciner complètement leur sujet de son milieu social. La personnalité, cette abstraction, est présentée comme la force motrice fondamentale de l'histoire. Le comportement de l'animal politique, selon la brillante définition de l'homme donnée par Aristote, est réduit à des passions et instincts personnels.

L'affirmation que la personnalité est une notion abstraite peut paraître absurde. Est-ce que ce ne sont pas les forces extra-personnelles de l'histoire qui sont essentiellement des notions abstraites ? Qu'est-ce qui peut être plus concret qu'un homme vivant ? Cependant, nous insistons sur notre affirmation. Si vous enlevez à la personnalité, même la plus douée, l'apport du milieu, de la nation, de l'époque, de la classe, du groupe, de la famille, il ne reste qu'un automate vide, un robot psycho-physiologique, une matière pour les sciences naturelles mais non pour les sciences sociales ou " humaines ".

Les causes qui expliquent qu'on néglige l'histoire et la société doivent, comme toujours, être recherchées dans l'histoire et la société elles-mêmes. Deux décades de guerres, de révolutions et de crises ont porté de rudes coups à la souveraineté de la personnalité humaine. Pour peser d'un poids quelconque sur l'histoire contemporaine en raison de son ampleur, tout doit se chiffrer par millions. C'est pour cela que la personnalité offensée cherche une revanche. Incapable de lutter à égalité avec la société elle lui tourne le dos. Incapable de se comprendre en partant du processus historique, elle essaye d'expliquer l'histoire en se prenant elle-même comme point de départ. C'est ainsi que les philosophes hindous construisirent des systèmes universels à partir de la contemplation de leur nombril.

L'ecole de la psychologie pure[modifier le wikicode]

L'influence de Freud sur la nouvelle école biographique est indéniable mais superficielle. Par nature, ces psychologues de salon sont portés à des bavardages irresponsables. Ils emploient, non pas tellement la méthode que la terminologie de Freud, et moins pour procéder à une analyse, qu'en guise d'ornement littéraire.

Dans ses récents ouvrages, Emil Ludwig, le représentant le plus connu du genre, a innové sur ces sentiers battus. Il a remplacé l'étude de la vie et des hauts faits de son héros par le dialogue. Derrière les réponses de l'homme d'Etat aux questions qu'on lui pose, derrière ses intonations et ses grimaces, l'écrivain découvre ses véritables mobiles. La conversation devient presque une confession. Dans sa technique, la façon nouvelle qu'adopte Ludwig pour approcher son héros rappelle celle qu'emploie Freud pour approcher son malade. Il s'agit d'amener la personnalité à s'ouvrir complètement avec sa propre participation. Mais en dépit de cette similitude extérieure, combien différentes dans leur essence sont ces méthodes ! Le travail de Freud ne devient fructueux qu'au prix d'une rupture héroïque avec toute sorte de conventions. Le grand psychanalyste est impitoyable. Quand il se met à l'œuvre, il est comme un chirurgien, presque comme un boucher, les manches retroussées. Prenez-le comme vous voudrez, mais il n'y a même pas un centième de diplomatie dans sa technique. Freud ne se soucie nullement du prestige de son malade ou de considérations de forme, ou de quelque autre espèce de fausses notes ou de fioritures. Et c'est pour cette raison qu'il ne peut mener son dialogue que face à face, sans secrétaire ou sténographe, derrière des portes calfeutrées.

Il n'en va pas de même pour Ludwig. Il engage la conversation avec Mussolini ou avec Staline pour doter le monde d'un portrait authentique de leurs âmes. Cependant, la conversation dans son ensemble suit un programme prévu d'avance. Chaque mot est pris par un sténographe. L'illustre patient sait très bien ce qui peut lui être utile dans ce processus et ce qui peut lui nuire. L'écrivain a suffisamment d'expérience pour distinguer les procédés de rhétorique et suffisamment de politesse pour ne pas les noter. Le dialogue qui se déroule dans de telles conditions, s'il offre quelques analogies avec une confession, ressemble à celle qu'on ferait devant un appareil de prise de son.

Emil Ludwig a toute sorte de bonnes raisons pour déclarer : " Je ne comprends rien à la politique ". Cela doit vouloir dire : " Je suis bien au-dessus de la politique ". En réalité, c'est une formule pure et simple de neutralité personnelle – ou, pour emprunter le jargon de Freud, c'est le censeur interne qui facilite au psychologue sa fonction politique. De la même façon les diplomates n'interviennent pas dans la vie intérieure du pays où ils sont en fonction, mais cela ne les empêche pas, à l'occasion, de soutenir des complots et de financer des actes de terrorisme.

La même personne placée dans des conditions différentes développe des côtés différents de sa politique. Combien y a-t-il d'Aristote qui gardent des cochons et combien de gardiens de cochons qui portent sur leur tête une couronne ? Mais Ludwig peut facilement résoudre même la contradiction entre le bolchevisme et le fascisme en la réduisant à une simple question de psychologie individuelle. Même le psychologue le plus pénétrant n'aurait pas pu impunément adopter une "neutralité" aussi tendancieuse. Se libérant du conditionnement social de la conscience humaine, Ludwig pénètre dans le royaume du caprice subjectif pur et simple. " L'âme " n'a pas trois dimensions, elle est par conséquent incapable de cette résistance qui est propre à tous les autres matériaux. L'écrivain perd le goût de l'étude. des documents et des faits. A quoi servent ces témoignages sans couleur quand ils peuvent être remplacés avantageusement par des conjectures brillantes ?

Dans son œuvre sur Staline, comme dans son livre sur Mussolini, Ludwig reste " en dehors de la politique ". Cela n'empêche pas le moins du monde ses travaux de devenir des armes politiques. Des armes pour qui ? Dans l'un des cas pour Mussolini, dans l'autre pour Staline et son groupe. La nature a horreur du vide. Si Ludwig ne s'occupe pas de politique, cela ne veut pas dire que la politique ne s'occupe pas de Ludwig.

Quand j'ai publié mon autobiographie, il y a quelque trois ans, l'historien soviétique officiel, Pokrovsky, aujourd'hui décédé, écrivait : " Nous devons répondre à ce livre immédiatement. Que nos jeunes savants se mettent au travail pour réfuter tout ce qui peut être réfuté, etc. " Mais il est frappant que personne, absolument personne, n'a répondu. Rien ne fut analysé, rien ne fut réfuté. Il n'y avait rien à réfuter et on ne put trouver personne capable d'écrire un livre susceptible de trouver des lecteurs.

Une attaque de front s'étant avérée impossible, il devint nécessaire de recourir à un mouvement tournant. Ludwig, naturellement, n'est pas un historien de l'école stalinienne. C'est un psychologue, un portraitiste indépendant. Cependant, même un écrivain complètement étranger à la politique peut devenir le moyen le plus approprié pour répandre des idées qui ne sauraient se passer de l'appui d'un nom connu. Voyons comment cela se présente dans les faits réels.

"six mots"[modifier le wikicode]

Citant un témoignage de Karl Radek, Emil Ludwig relate d'après celui-ci l'épisode suivant : Après la mort de Lénine, nous nous trouvions réunis ensemble, dix-neuf membres du Comité central et nous attendions anxieusement ce que notre chef disparu allait nous dire de sa tombe. La veuve de Lénine nous remit sa lettre. Staline la lut. Personne ne bougea pendant la lecture. Quand on en vint au passage relatif à Trotsky disant : " Son passé non bolchevik n'est pas accidentel ", celui-ci interrompit la lecture et demanda : " Qu'est-ce qu'il dit là ? " La phrase fut répétée. Ce furent les seules paroles prononcées en ce moment solennel. "

Et alors, en sa qualité d'analyste et non de narrateur, Ludwig fait de son propre chef la remarque suivante : " Un moment terrible où le cœur de Trotsky a dû cesser de battre. Cette phrase composée de six mots a déterminé le cours de sa vie ". Combien il semble simple de trouver la clé des énigmes de l'histoire ! Ces lignes pleines d'onction de Ludwig m'auraient révélé à moi-même le secret de ma destinée si... si cette histoire de Radek-Ludwig ne s'était pas trouvée fausse de A jusqu'à Z, fausse dans les grandes choses et dans les petites, dans ce qui a de l'importance et dans ce qui n'en a aucune.

Pour commencer, le testament fut écrit par Lénine, non pas deux ans avant sa mort, comme notre auteur l'affirme, mais un an. Il portait la date du 4 janvier 1923. Lénine mourut le 21 janvier 1924. Sa vie politique s'arrêta complètement en mars 1923. Ludwig parle comme si le testament n'avait jamais été publié in extenso. En réalité, il a été reproduit des douzaines de fois dans toutes les langues de la presse mondiale. La première lecture officielle du testament au Kremlin a eu lieu, non pas à une session du Comité central, comme l'écrit Ludwig, mais au Conseil des anciens du treizième Congrès du Parti, le 22 mars 1924. Ce n'est pas Staline qui a lu le testament, mais Kamenev, en sa qualité, permanente en ce temps là, de président des institutions centrales du Parti. Et enfin – ce qui est le plus important – je n'ai pas interrompu la lecture par une exclamation troublée pour la très bonne raison qu'il n'y avait absolument pas lieu de le faire.

Ces mots que Ludwig écrivit sous la dictée de Radek ne figurent pas dans le texte du testament. Ils sont une invention pure et simple. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce sont pourtant les faits.

Si Ludwig n'avait pas été aussi peu soucieux des fondements réels de ses échantillons psychologiques, il aurait pu, sans difficulté, entrer en possession du texte exact du testament, établir les faits et les dates nécessaires, évitant ainsi ces misérables erreurs dont son travail sur le Kremlin et les bolcheviks est malheureusement plein.

Le document appelé testament de Lénine a été écrit en deux temps séparés d'un intervalle de dix jours : le 25 décembre 1922 et le 4 janvier 1923. Au début deux personnes seulement en connaissaient l'existence. Le sténographe M. Volodicheva, qui l'écrivit sous la dictée, et la femme de Lénine, N. Kroupskaïa. Aussi longtemps que resta une lueur d'espoir de voir Lénine se rétablir, Kroupskaïa garda le document sous clé. Après la mort de Lénine, peu de temps avant le treizième Congrès, elle remit le testament au secrétariat du Comité central afin qu'à l'occasion du Congrès il fut porté à la connaissance du Parti auquel il était destiné.

En ce temps là, l'appareil du Parti se trouvait de façon semi-officielle entre les mains de la troïka, Zinoviev, Kamenev, Staline, en réalité déjà entre les mains de Staline. La troïka s'exprima d'une manière décisive contre la lecture du testament au cours du Congrès pour des motifs nullement difficiles à comprendre. Kroupskaïa insista. A cette étape, la discussion eut lieu dans les coulisses. La question fut portée devant une réunion des anciens du Congrès, c'est-à-dire des chefs des délégations des provinces. C'est là que les membres oppositionnels du Comité central, et moi-même parmi eux, apprirent pour la première fois l'existence du testament. Après qu'une décision eut été adoptée d'après laquelle personne ne devait prendre des notes, Kamenev commença à lire le texte à haute voix. Parmi les auditeurs la tension était extrême. Mais, dans la mesure où je puis revoir les choses de mémoire, je dois dire que ceux qui connaissaient déjà le contenu du document étaient, de loin, les plus anxieux.

La troïka fit présenter par un de ses hommes une résolution sur laquelle il y avait eu accord préalable avec les dirigeants des provinces : le document serait lu séparément à chaque délégation à une séance de travail, personne ne devrait se permettre de prendre des notes ; à la session plénière du Congrès, le testament ne serait pas mentionné. Avec l'insistance polie qui était un des traits de son caractère, Kroupskaïa soutint que c'était là une violation flagrante de la volonté de Lénine à qui on ne pouvait refuser le droit de soumettre au Parti ses derniers avertissements. Mais les membres du Conseil des anciens, liés par une discipline de fraction, s'obstinèrent ; la résolution de la troïka fut adoptée à une grande majorité.

Afin de saisir la signification de ces " six mots " mystiques et mythiques qui sont censés avoir déterminé mon destin, il est nécessaire de rappeler certaines circonstances passées et présentes. Déjà durant la période des discussions passionnées au sujet de la Révolution d'Octobre, certains " vieux bolcheviks " de l'aile droite avaient, plus d'une fois, souligné avec dépit qu'après tout, Trotsky était un bolchevik de fraîche date. Lénine s'était toujours élevé contre eux. Trotsky avait depuis longtemps compris qu'une union avec les mencheviks était impossible, disait-il, par exemple, le 14 novembre 1917 et " depuis il n'y a pas eu de meilleur bolchevik que lui ". Dans la bouche de Lénine, ces mots avaient un sens. Deux ans plus tard, expliquant dans une lettre aux communistes étrangers les conditions dans lesquelles s'était développé le bolchevisme, comment il y avait eu des désaccords et des scissions, Lénine faisait remarquer qu'au moment décisif, au moment de la prise du pouvoir et de la création de la République des Soviets, le bolchevisme s'était montré uni et avait attiré tout ce qu'il y avait de meilleur parmi les courants de la pensée socialiste qui lui étaient proches. Il n'existait, ni en Russie, ni à l'étranger, de courant plus proche du bolchevisme que celui que je représentais jusqu'en 1917. Ma jonction avec Lénine avait été prédéterminée par la logique des idées et la logique des événements. Au moment décisif, le bolchevisme attira dans ses rangs " tout ce qu'il y avait de meilleur " dans les tendances " qui lui étaient proches ". Telle était l'opinion de Lénine sur la situation. Je n'avais nulle raison de la contester.

Au temps de nos discussions – qui durèrent deux mois – sur la question des syndicats (hiver 1920-1921), Staline et Zinoviev avaient à nouveau essayé de faire courir des rumeurs sur le passé non bolchevik de Trotsky. En réponse, les dirigeants les plus impétueux du camp opposé rappelèrent à Zinoviev sa conduite durant la période de l'insurrection d'Octobre. Repensant à tout cela sur son lit de mort, et se demandant comment les relations allaient se cristalliser dans le Parti sans lui, Lénine ne pouvait manquer de prévoir que Staline et Zinoviev essaieraient d'utiliser mon passé non bolchevik pour mobiliser les vieux bolcheviks contre moi. Le testament s'efforce, entre autres, de parer également à ce danger. Voici ce qu'il dit immédiatement après sa caractérisation de Staline et de Trotsky. " Je ne vais pas critiquer les autres membres du Comité central en ce qui concerne leurs traits de caractère personnels. Je rappellerai seulement que l'épisode d'Octobre de Zinoviev et de Kamenev n'a évidemment pas été occasionnel, mais qu'il ne peut guère plus leur être personnellement reproché, que le non-bolchevisme au camarade Trotsky ".

Cette remarque que l'épisode d'Octobre n'a pas été occasionnel est faite dans un but nettement déterminé : mettre en garde le Parti qu'en des circonstances critiques, Zinoviev et Kamenev pourraient à nouveau manquer de fermeté. Toutefois, cette mise en garde n'est pas en relation avec la remarque qui concerne Trotsky. Quant à lui, il est simplement recommandé de ne pas utiliser son non bolchevisme passé comme argument ad hominem. Par conséquent, je n'avais pas de raison de poser la question que m'attribue Radek. Les hypothèses de Ludwig quant aux battements de mon cœur tombent également à l'eau. Le testament écrit pour guider le travail du Parti ne créait pas la moindre difficulté pour moi.

Comme nous le verrons plus loin, il poursuivait un but exactement opposé.

Les relations mutuelles de Staline et Trotski[modifier le wikicode]

La partie principale du testament qui comprend deux pages dactylographiées, est consacrée à caractériser les relations mutuelles entre Staline et Trotsky, les deux membres " les plus marquants du Comité central " actuel. Ayant noté " les capacités les plus éminentes " de Trotsky (l'homme le plus capable du présent Comité central), Lénine indique immédiatement le revers de ces qualités, " confiance excessive en lui-même " et " place excessive donnée au côté administratif des choses ". Mais quelque sérieux que ces défauts puissent être en eux-mêmes, ils n'ont aucun rapport – je le remarque en passant – avec " la sous-estimation des paysans " ou " le manque de confiance dans les forces internes de la Révolution " ou toute autre invention des épigones dans ces dernières années.

D'autre part, Lénine écrit : " Staline étant devenu secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir immense et je ne suis pas convaincu qu'il sache toujours en user avec suffisamment de prudence ". Il n'est pas question ici de l'influence politique de Staline qui était alors insignifiante, mais du pouvoir administratif qu'il avait concentré dans ses mains, " étant devenu le secrétaire général ". C'est là une formule très exacte et savamment pesée, nous y reviendrons tout à l'heure.

Le testament insiste sur la nécessité d'augmenter le nombre des membres du Comité central à cinquante, même à cent, afin que cette pression accrue puisse contrebalancer les tendances centrifuges du Bureau politique. Cette proposition organisationnelle a encore l'aspect d'une garantie de neutralité contre des conflits personnels. Mais dix jours plus tard seulement, elle sembla inadéquate à Lénine et il ajouta une proposition supplémentaire qui donna à l'ensemble du document sa physionomie finale : " ... Je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue du camarade Staline par une supériorité, c'est-à-dire qui soit plus patient, plus loyal, plus poli, et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. "

Dans les jours où le testament fut dicté, Lénine s'efforçait encore de donner à son appréciation critique de Staline l'expression la moins acerbe. Dans les semaines qui suivirent, le ton monta de plus en plus, jusqu'à sa dernière heure où sa voix s'éteignit pour toujours. Mais même dans le testament, il en dit assez pour motiver le déplacement du secrétaire général : Staline est accusé non seulement d'être capricieux et de manquer de politesse, mais aussi de manquer de loyauté. Sur ce point, la caractérisation devient une lourde accusation.

Comme on le verra plus loin, le testament n'a pas pu être une surprise pour Staline. Mais cela ne rendait pas le coup moins rude. Quand il prit pour la première fois connaissance du document, au secrétariat, au milieu de ses plus proches collaborateurs, Staline laissa échapper une phrase qui donnait libre cours à ses véritables sentiments envers l'auteur du testament. Les conditions dans lesquelles cette phrase se répandit dans de larges cercles et surtout la qualité inimitable de la réaction elle-même, sont à mes yeux une garantie incontestable de l'authenticité de l'épisode. Malheureusement, cette phrase ailée ne saurait être imprimée.

La conclusion du testament montre sans équivoque possible où, de l'avis de Lénine, se situait le danger. Déplacer Staline – justement lui, rien que lui – signifiait le couper de l'appareil, lui retirer la possibilité d'appuyer sur le long manche du levier, le priver de tout ce pouvoir qu'il avait concentré dans ses mains à ce poste. Qui alors devait être élu secrétaire général ? Quelqu'un qui, tout en ayant les qualités positives de Staline, serait plus patient, plus loyal, moins capricieux. C'est cette phrase qui frappa le plus rudement Staline. De toute évidence, Lénine ne le considérait pas comme irremplaçable, puisqu'il proposait que nous cherchions pour ce poste quelqu'un de plus adapté. En donnant sa démission, par un geste de pure forme, le secrétaire général allait répétant, capricieusement : Bien, je suis grossier ; Illitch suggère que vous trouviez quelqu'un d'autre, qui différera de moi seulement par une politesse plus grande. Bon ! Vous n'avez qu'à le trouver !

" Ne t'en fais pas, répliqua la voix d'un de ses amis d'alors. La grossièreté n'est pas faite pour nous effrayer. Notre Parti entier est grossier, prolétarien ". Une conception mondaine de la politesse, était ainsi, de façon indirecte, attribuée à Lénine. Quant à l'accusation de manquer de loyauté, ni Staline, ni ses amis, n'en disaient rien. Il n'est peut-être pas dépourvu d'intérêt de noter que la voix du supporter de Staline était celle de A.P. Smirnov, le Commissaire du Peuple à l'Agriculture, actuellement banni comme oppositionnel de droite. Décidément, la politique est bien ingrate !

Radek, alors encore membre du Comité central, était assis à côté de moi, pendant la lecture du testament. Cédant facilement aux impulsions du moment et manquant de contrôle sur lui-même, Radek s'enflamma immédiatement en écoutant le testament et se penchant vers moi, me dit : " Maintenant ils n'oseront plus vous attaquer ". Je lui répondis : " Au contraire, ils le feront jusqu'à l'extrême limite, et, en outre, le plus rapidement possible ". Les jours même qui suivirent le treizième Congrès prouvèrent que mon appréciation était des plus justes. La troïka fut obligée d'aller au-devant des répercussions possibles du testament en plaçant au plus vite le Parti devant un fait accompli. La lecture même du document aux délégations locales sans que des " outsiders " soient admis, prit la forme d'une lutte ouverte contre moi. Les chefs des délégations en lisant, escamotaient quelques mots, soulignaient quelques autres, et faisaient des commentaires dans le sens que la lettre avait été écrite par un homme gravement malade et sous l'influence d'intrigues et de tromperies. La machine était déjà complètement sous contrôle. Le seul fait que les Trois aient eu l'audace de transgresser la volonté de Lénine en refusant de lire sa lettre au Congrès caractérise déjà, suffisamment la composition du Congrès et son atmosphère. Le testament n'a pas affaibli ou mis un terme à la lutte interne, mais bien au contraire lui a imprimé un rythme catastrophique.

L'attitude de Lénine envers Staline[modifier le wikicode]

La politique est obstinée. Elle oblige à la servir même ceux qui ostensiblement lui tournent le dos. Ludwig écrit : " Staline suivit Lénine avec ferveur jusqu'à sa mort ". Si cette phrase veut simplement exprimer la puissante influence de Lénine sur ses disciples, y compris Staline, il n'y a pas de question. Mais Ludwig veut dire quelque chose de plus. Il veut suggérer qu'une affinité de pensée particulière existait entre le maître et ce disciple. Comme témoignage d'une valeur exceptionnelle sur ce point, il cite les mots de Staline lui-même. " Je ne suis qu'un disciple de Lénine et mon but est d'être digne de mon maître ". C'est vraiment regrettable qu'un psychologue professionnel emploie, sans esprit critique, une phrase banale dont la modestie, purement conventionnelle, ne contient pas un atome de vérité. Ludwig devient un simple porte-parole de la légende officielle créée pendant les années récentes. Je doute qu'il ait la plus petite idée des contradictions où l'a mené son indifférence envers les faits. Si Staline avait vraiment suivi Lénine jusqu'à sa mort, comment alors expliquer que le dernier document dicté par Lénine, quelques lignes seulement, à la veille de sa seconde attaque, ait été une courte lettre à Staline rompant toutes relations personnelles et de camaraderie avec celui-ci ? Cet acte, unique en son genre dans la vie de Lénine, de rupture définitive avec un de ses collaborateurs les plus proches, doit avoir eu des causes psychologiques graves, et serait, pour ne pas dire plus, incompréhensible envers un disciple qui aurait suivi " avec ferveur " son maître jusqu'à la fin. Et cependant, pas un mot de tout cela chez Ludwig.

Quand la lettre de rupture de Lénine avec Staline fut largement connue parmi les dirigeants du Parti, du temps où la coalition des Trois se disloqua, Staline et ses proches amis n'eurent d'autre issue que de ressusciter la même vieille histoire sur le grave état de santé de Lénine. En réalité, le testament comme la lettre de rupture ont été écrits pendant ces mêmes mois (de décembre 1922 à mars 1923), durant lesquels Lénine, dans une série d'articles programmatiques, donna au Parti les fruits les plus mûrs de se pensée. La rupture avec Staline ne tomba pas du ciel. Elle découla d'une longue série de précédents conflits sur des questions de principes, comme sur des questions pratiques et elle éclaire d'une lumière tragique toute l'amertume de ces conflits.

Lénine, sans aucun doute, estimait hautement certains traits de Staline : sa fermeté de caractère, sa ténacité, son opiniâtreté, même sa cruauté et sa ruse, qualités nécessaires dans une guerre et par conséquent dans un état-major. Mais Lénine était loin de penser que ces dons, même poussés à l'extrême, étaient suffisants pour diriger le Parti et l'Etat. Lénine voyait en Staline un révolutionnaire, mais pas un homme d'Etat de grand style. La théorie avait trop d'importance pour Lénine dans la lutte politique. Personne ne considérait Staline comme un théoricien et lui-même, jusqu'en 1924, n'a jamais eu de prétentions de ce genre. Au contraire, la faiblesse de sa formation théorique n'était que trop connue dans un cercle restreint. Staline ne connaît pas l'Occident ; il ne parle aucune langue étrangère. Il n'a jamais participé à la discussion des problèmes du mouvement ouvrier international. Et pour finir – quoique ce soit là le moins important, bien que non dépourvu d'une certaine signification – Staline n'était ni un écrivain, ni un orateur au sens propre du mot. Ses articles, malgré la prudence de leur auteur, sont pleins, non seulement de maladresses théoriques et de naïvetés, mais aussi de fautes grossières contre la langue russe. La valeur de Staline aux yeux de Lénine s'exerçait dans la sphère administrative du Parti et dans les manœuvres de l'appareil. Mais même là, Lénine faisait des réserves importantes, qui se sont accrues durant la dernière période.

Lénine n'avait que mépris pour les moralistes idéalistes. Mais ceci ne l'empêchait pas d'être très rigoureux quant à la morale révolutionnaire – c'est-à-dire sur les règles de conduite qu'il considérait nécessaires au succès de la révolution et à la création de la nouvelle société. Dans le rigorisme de Lénine, qui découlait librement et naturellement de son caractère, il n'y avait pas trace de pédantisme, de bigoterie au de raideur. Il ne connaissait que trop bien les hommes et les prenait tels qu'ils étaient. Il combinait les défauts des uns avec les vertus des autres, et quelquefois même avec leurs défauts et ne cessait jamais d'étudier attentivement ce qui en résultait. Il savait également que les choses changent et nous avec elles. Le Parti avait fait un saut prodigieux de l'illégalité aux sommets du pouvoir. Ceci créait pour chacun des vieux révolutionnaires un changement extrêmement brusque, et quant à sa situation personnelle, et quant à ses rapports avec les autres. Ce que Lénine découvrit en Staline sous ces nouvelles conditions, il le dit avec prudence mais tout à fait clairement dans son testament : un manque de loyauté et une tendance à l'abus du pouvoir. Ludwig ne remarqua pas ces allusions. Et pourtant c'est en elles qu'on peut trouver la clé des relations entre Lénine et Staline durant la dernière période.

Lénine n'était pas seulement un théoricien et un technicien de la dictature révolutionnaire, mais aussi un gardien vigilant de ses fondements moraux. Toute allusion à l'usage du pouvoir pour des intérêts personnels faisait passer des éclairs menaçants dans ses yeux. " Comment cela peut-il prétendre être supérieur au parlementarisme bourgeois ? " demandait-il, exprimant d'une façon plus concrète son indignation. Et très souvent il ajoutait sur le parlementarisme une de ses frappantes définitions. Entre temps, Staline usait de plus en plus largement et sans discrimination des possibilités de la dictature révolutionnaire pour recruter des gens qui lui étaient obligés et personnellement dévoués. Partant de sa position de secrétaire général, il devint le dispensateur des faveurs et de la fortune. C'était là la base d'un conflit inévitable. Lénine, peu à peu, en vint à perdre sa confiance morale en Staline. Si vous comprenez ce fait fondamental, tous les épisodes particuliers de la dernière période prennent leur place respective et donnent une image réelle et non faussée de l'attitude de Lénine envers Staline.

Sverdlov et Staline comme types d'organisateur[modifier le wikicode]

Pour donner au testament sa véritable place dans le développement du Parti, il est nécessaire de faire une digression. Jusqu'au printemps de 1919, Sverdlov fut le principal organisateur du Parti. Il ne portait pas le titre de secrétaire général, terme qui n'avait pas encore été inventé, mais il l'était en réalité. Sverdlov mourut à l'âge de 34 ans en mars 1919, d'une maladie dénommée alors la grippe espagnole. Dans le feu de la guerre civile et de l'épidémie qui exerçaient leurs ravages, le Parti réalisa à peine l'importance de cette perte.

Dans deux discours prononcés à l'occasion de cette mort, Lénine fit l'éloge de Sverdlov, éloge qui jette aussi une lumière sur les rapports qu'il eut ultérieurement avec Staline. " Au cours de notre révolution, de nos victoires, disait Lénine, c'est à Sverdlov qu'échut l'honneur d'exprimer plus pleinement et plus amplement que tout autre l'essence même de la révolution prolétarienne. " Sverdlov fut " avant tout et par-dessus tout un organisateur ". Ce modeste ouvrier, travaillant dans l'illégalité, qui n'était ni un théoricien ni un écrivain, devint en peu de temps un organisateur ayant acquis une autorité indiscutable : un organisateur de tout le pouvoir des Soviets en Russie et un organisateur du travail du Parti qui comprit mieux que tous ce travail. Lénine n'avait aucun goût pour les exagérations des jubilés ou des oraisons funèbres. Son éloge de Sverdlov fut en même temps une caractérisation des tâches de l'organisateur : " C'est seulement grâce au fait que nous avons eu un organisateur comme Sverdlov que nous avons été capables en temps de guerre de travailler comme si nous n'avions pas eu un seul conflit digne d'être mentionné. "

Il en fut ainsi en réalité. Au cours de conversations avec Lénine pendant cette période, nous avons plus d'une fois remarqué, avec une satisfaction toujours croissante, une des principales conditions de notre succès : l'unité et la solidarité du groupe dirigeant. Malgré la pression terrible des événements et des difficultés, la nouveauté des problèmes et l'acuité des désaccords pratiques qui éclataient à l'occasion, le travail avançait sans interruption dans un climat d'extraordinaire harmonie et de camaraderie. En quelques mots nous évoquions certains épisodes des révolutions passées. " Non, nous faisons mieux. " " Cela seulement garantit notre victoire. " La solidité de la direction avait été préparée par toute l'histoire du bolchevisme et était maintenue par l'autorité incontestée des dirigeants et, avant tout, de Lénine. Mais le mécanisme interne de cette unanimité sans exemple avait eu comme principal technicien Sverdlov. Le secret de son art était simple : être guidé par les intérêts de la cause et uniquement par eux. Aucun des ouvriers du Parti n'avait à craindre des intrigues souterraines de l'état-major. La base de l'autorité de Sverdlov était sa loyauté.

Ayant passé en revue les qualités de tous les dirigeants du Parti, Lénine dans son discours tirait la conclusion suivante : " Jamais nous ne pourrons remplacer un tel homme, si par remplacer nous entendons trouver un camarade réunissant de si grandes qualités... Les taches qu'il remplissait à lui tout seul ne pourront être accomplies maintenant que par tout un groupe de camarades qui suivront son exemple et continueront son œuvre. " Ce n'était pas là une vaine formule de rhétorique, mais strictement une proposition pratique. Et la proposition fut acceptée. A la place d'un seul secrétaire, un comité de trois camarades fut élu.

Ces paroles de Lénine montrent, de toute évidence, même à ceux qui ne connaissent pas l'histoire du Parti, que du vivant de Sverdlov, Staline ne joua pas un rôle dirigeant dans l'appareil ni pendant la Révolution d'Octobre ni dans la période où furent posés les fondations et les piliers de l'Etat soviétique. Staline ne fit pas partie non plus du premier secrétariat qui remplaça Sverdlov.

Quand au 10ème Congrès, deux ans après la mort de Sverdlov, Zinoviev et quelques autres, non sans une secrète arrière-pensée en vue de la lutte contre moi, appuyèrent la candidature de Staline au poste de secrétaire général – c'est-à-dire le placèrent de jure à la position que Sverdlov avait occupée de facto. Lénine dans un cercle restreint parla contre ce projet, exprimant sa crainte de voir " ce cuisinier ne nous préparer que des plats épicés ". Cette seule appréciation, si on la met en parallèle avec le caractère de Sverdlov, nous montre toute la différence entre les deux types d'organisateurs : l'un apaisant inlassablement les conflits et facilitant le travail du comité, l'autre grand spécialiste des plats épicés ne craignant pas de les relever à l'occasion avec du vrai poison. Si en mars 1921 Lénine ne poussa pas son opposition jusqu'au bout – c'est-à-dire s'il ne fit pas appel ouvertement au Congrès contre la candidature de Staline – c'est que le poste de secrétaire même " général ", dans les conditions qui prévalaient alors, quand le pouvoir et l'influence étaient concentrés entre les mains du Bureau politique, avait une portée très limitée. Peut-être aussi Lénine, comme beaucoup d'autres, ne comprit-il pas toute l'importance du danger.

Vers la fin de 1921 la santé de Lénine devint très mauvaise. Le 7 décembre, quittant son travail sur les instances de son médecin, Lénine, quoique peu porté à se plaindre, écrivit aux membres du Bureau Politique : " Je pars aujourd'hui. Malgré la réduction de mon temps de travail et l'augmentation de mon temps de repos, ces derniers jours l'insomnie a pris des proportions effrayantes. Je crains de ne pouvoir parler ni au Congrès du Parti, ni au Congrès du Soviet ". Ses médecins et ses amis le forçant à abandonner en partie son travail, il traîna pendant cinq mois dans une continuelle inquiétude à propos des affaires du Parti, luttant sans cesse contre la maladie. En mai survint la première attaque. Pendant deux mois Lénine fut incapable de parler, d'écrire, de bouger. En juillet il commença lentement à aller mieux. Tout en restant à la campagne il se mit peu à peu à entretenir une active correspondance. En octobre il rentra au Kremlin et reprit officiellement son travail.

Il y a compensation à tout, écrit-il dans le brouillon d'un futur discours. Je suis resté tranquille pendant une moitié de l'année regardant les choses "de l'extérieur". Lénine voulait dire : avant j'étais trop rivé à mon poste et beaucoup de choses m'ont échappé ; cette longue interruption m'a maintenant permis de voir bien des questions avec des yeux neufs. Ce qui le tracassait le plus, sans aucun doute, c'était le développement monstrueux du pouvoir de la bureaucratie, dont le Bureau d'organisation du Comité Central était devenu le centre.

La nécessité de déplacer le chef qui s'était spécialisé dans les plats épicés devînt claire pour Lénine immédiatement après la reprise de son travail. Mais cette question personnelle était devenue très compliquée. Lénine ne pouvait manquer de remarquer à quel point son absence avait été utilisée par Staline à choisir unilatéralement des membres de l'appareil, souvent au détriment total des intérêts de la cause.

Le secrétaire général s'appuyait maintenant sur une puissante fraction liée par des liens qui pour n'être pas des liens idéologiques n'en étaient pas moins solides. Un changement des dirigeants de l'appareil du Parti était déjà devenu impossible sans la préparation préalable d'une forte attaque politique. C'est à ce moment qu'eut lieu la conversation " conspirative " entre Lénine et moi en vue d'une lutte combinée contre la bureaucratie du Parti et des Soviets et sa proposition d'un " bloc " contre le Bureau d'Organisation, bastion principal de Staline à cette époque. La conversation elle-même et son contenu trouvèrent bientôt leur prolongement dans des documents et ils constituent un épisode indéniable – et que personne ne nie – de l'histoire du Parti.

Cependant, à peine quelques semaines plus fard, la santé de Lénine déclina à nouveau. Pas seulement le travail continu, mais même des conversations importantes avec les camarades étaient encore une fois interdites par les médecins. Il se trouvait réduit à réfléchir à d'autres moyens de lutte, tout seul entre quatre murs. Pour contrôler les activités souterraines du Secrétariat, Lénine prépara quelques mesures organisationnelles d'ordre général. C'est ainsi que naquit le projet de créer un centre du Parti jouissant d'une haute autorité, sous la forme d'une Commission de Contrôle composée de membres du Parti sûrs et expérimentés. Ceux-ci complètement indépendants du point de vue de la hiérarchie, c'est-à-dire ni administrateurs ni employés, auraient eu qualité pour intervenir si la légalité et la démocratie dans le Parti et les Soviets étaient violées et si des atteintes à la moralité révolutionnaire se produisaient. Ils pourraient agir contre tout fonctionnaire sans exception, non seulement ceux du Parti, y compris les membres du Comité Central, mais aussi par l'intermédiaire de l'inspection ouvrière et paysanne contre les hauts fonctionnaires de l'Etat.

Le 23 janvier Lénine envoya par Kroupskaïa à la " Pravda " pour publication un article sur la réorganisation proposée par lui des institutions centrales. Redoutant à la fois quelque reprise traîtresse de sa maladie et une réponse non moins traîtresse du Secrétariat, Lénine exigea que son article parut immédiatement dans la " Pravda " : cela comportait un appel direct au Parti. Staline répondit à Kroupskaïa par une fin de non-recevoir sous prétexte qu'il était nécessaire de discuter de la question au Bureau Politique. Formellement parlant, cela signifiait simplement un retard d'un jour. Mais la procédure même d'en référer au Bureau Politique ne présageait rien de bon. Sur les directives de Lénine, Kroupskaïa s'adressa à moi pour l'aider. J'exigeai une réunion immédiate du Bureau Politique. Les craintes de Lénine furent complètement confirmées. Tous les membres et suppléants présents à la réunion, Staline, Molotov, Kuybichev, Rykov, Kalinine et Boukharine ne furent pas seulement contre la réforme proposée par Lénine, mais aussi contre l'impression de son article. Pour calmer le malade à qui toute émotion violente risquait d'être fatale, Kubitschek, le futur dirigeant de la Commission Centrale de Contrôle, proposa d'imprimer une édition spéciale de la " Pravda " contenant l'article de Lénine, mais tirée à un seul exemplaire. Voilà la " ferveur " que ces gens montraient à l'égard de leur maître. Je rejetai avec indignation la proposition de duper Lénine, je parlai surtout en faveur de la réforme qu'il proposait et je demandai la publication immédiate de son article. Je fus soutenu par Kamenev qui était arrivé avec une heure de retard. La majorité, à la fin, renonça à sa position, impressionnée par l'argument suivant : Lénine de toute façon ferait circuler son article, il serait dactylographié et lu avec d'autant plus d'attention et viserait ainsi encore plus directement le Bureau Politique.

L'article parut dans la " Pravda " le matin suivant, le 25 janvier. Cet incident a aussi laissé des traces, en temps voulu, dans les documents officiels à l'aide desquels il est ici relaté.

De façon générale, je considère nécessaire de souligner ce fait : comme je n'appartiens pas à l'école de la psychologie pure et comme j'ai l'habitude de me fier à des faits solidement établis plutôt qu'aux traces affectives qu'ils laissent dans la mémoire, je tire toute la matière de cet article, à l'exception d'épisodes spécialement indiqués, de documents qui se trouvent dans mes archives, après avoir soigneusement vérifié les dates, les témoignages et les circonstances dans leur ensemble.

Les désaccords entre Lénine et Staline[modifier le wikicode]

La lutte de Lénine contre Staline ne fut pas menée uniquement sur le plan organisationnel. Le Plénum du Comité Central de novembre (1922) qui se tint, sans Lénine et sans moi, introduisit, contre toute attente, un changement radical dans le système du commerce extérieur, minant la base même du monopole d'Etat. Au cours d'une conversation avec Krassine qui était alors Commissaire du Peuple au Commerce Extérieur, je m'exprimai sur cette résolution du Comité Central à peu près de la façon suivante : " Ils n'ont pas encore défoncé le tonneau, mais ils y ont fait plusieurs trous ". Lénine en entendit parler. Il m'écrivit le 19 décembre : " Je vous engage, très sérieusement, à prendre au prochain Plénum la défense de notre point de vue commun, sur la nécessité inconditionnelle de préserver et de renforcer le monopole... Le Plénum précédent a voté une résolution en cette matière, en opposition flagrante – avec le monopole du commerce extérieur. " Se refusant à toute concession sur cette question, Lénine insista pour que j'en appelle au Comité Central et au Congrès. Le coup était dirigé principalement contre Staline, responsable, en sa qualité de secrétaire général, des questions présentées aux Plénums du Comité Central. Cette fois là, toutefois, la chose n'alla pas jusqu'à la lutte ouverte. Sentant le danger Staline céda sans combat, et ses amis avec lui. Au Plénum de décembre la résolution de novembre fut abrogée. " Il paraît que nous avons pris la place sans un coup de feu, simplement par des manœuvres ", m'écrivit Lénine en plaisantant le 21 décembre.

Les désaccords dans la sphère de la question nationale étaient encore plus aigus. En automne 1922, nous nous préparions à transformer l'Etat soviétique en une Union fédérative de Républiques nationales. Lénine croyait nécessaire d'aller aussi loin que possible pour satisfaire les revendications et exigences des nationalités qui, ayant longtemps vécu sous l'oppression, n'en étaient pas encore remises. Staline d'autre part, qui de son poste de Commissaire du Peuple aux Nationalités dirigeait le travail préparatoire, menait sur ce plan une politique de centralisme bureaucratique. Lénine, en convalescence dans un village près de Moscou, engagea une polémique avec Staline dans des lettres adressées au Bureau Politique. Dans ses premières remarques sur le projet de Staline pour une union fédérative, Lénine fut extrêmement conciliant et modéré. Il espérait encore, à ce moment-là – vers la fin de septembre 1922 – régler la question par l'intermédiaire du Bureau Politique et sans conflit ouvert. Les réponses de Staline, d'autre part, dénotaient une irritation marquée. Il reprochait à Lénine " sa hâte " et aussi l'accusait de " libéralisme " national, c'est-à-dire d'indulgence envers les nationalistes. Cette correspondance, bien qu'offrant un très grand intérêt politique, est encore cachée au Parti.

La politique nationale bureaucratique avait déjà, à cette période, provoqué une forte opposition en Géorgie, unissant contre Staline et son principal lieutenant Ordjonikidze, toute la fleur des bolcheviks de Géorgie. Par l'intermédiaire de Kroupskaïa, Lénine entra en rapport avec les dirigeants de l'opposition géorgienne (Mdivani, Makharadze, etc.) contre la fraction de Staline, Ordjonikidzé et Dzerjinski. La lutte dans les territoires éloignés était trop aiguë et Staline s'était lié trop étroitement à certains groupes, pour céder silencieusement, comme il l'avait fait sur la question du monopole du commerce extérieur. Dans les semaines qui suivirent, Lénine commença à être convaincu qu'il deviendrait nécessaire d'en appeler au Parti. A la fin de décembre il dicta une longue lettre sur la question nationale, destinée à remplacer son discours au Congrès du Parti si la maladie l'empêchait d'y assister.

Lénine accusait Staline d'improvisation administrative et de rancune contre un prétendu nationalisme. " La rancune en général, écrivait-il en termes modérés, joue d'habitude le rôle le plus néfaste en politique ". La lutte contre les justes revendications des nationalités précédemment opprimées, si exagérées que ces revendications aient pu être, Lénine la considérait comme une manifestation de bureaucratisme grand-russien. Pour la première fois il donnait les noms de ses adversaires. " Il est nécessaire, naturellement de tenir Staline et Dzerjinsky pour responsables politiquement de toute cette campagne due purement et simplement au nationalisme grand-russien ". Que le grand russe Lénine ait accusé le géorgien Djougachvili et le polonais Dzerjinsky de nationalisme grand-russe peut paraître paradoxal : mais ce qui est en question ici, ce ne sont pas des sentiments et des partialités nationales mais deux systèmes politiques dont les différences se révèlent dans tous les domaines, y compris la question nationale. Condamnant impitoyablement les méthodes de la fraction stalinienne, Rakovsky écrivait quelques années plus tard : " Sur la question nationale comme sur toutes les autres questions la position de la bureaucratie part d'un point de vue de convenances et de règlements administratifs ". On ne pourrait mieux dire.

Les concessions verbales de Staline ne tranquillisèrent pas Lénine le moins du monde, mais au contraire éveillèrent davantage ses soupçons. " Staline va faire un compromis pourri, m'avertissait Lénine par l'intermédiaire de sa secrétaire, et ensuite il nous trompera ". Et c'était justement le jeu de Staline. Il était prêt à accepter au prochain congrès n'importe quelle formulation théorique de la politique nationale à condition qu'elle n'affaiblisse pas les bases de sa fraction dans le centre et dans les territoires éloignés. Bien entendu Staline avait toute sorte de bonnes raisons pour craindre que ses plans ne fussent transparents pour Lénine. Mais d'autre part, l'état du malade allait en s'aggravant. Froidement Staline faisait intervenir aussi ce facteur, non dépourvu d'importance, dans ses calculs. La politique pratique du Secrétaire Général devenait plus décidée à mesure qu'empirait la santé de Lénine. Staline s'efforçait d'isoler ce censeur gênant, le privant de toute information susceptible de lui donner des armes contre le Secrétaire et ses alliés. Cette politique de blocus était naturellement dirigée contre les gens les plus proches de Lénine. Kroupskaïa faisait tout ce qu'elle pouvait pour protéger le malade contre les machinations hostiles du Secrétariat. Mais Lénine était capable de deviner toute une situation à partir de signes accidentels. Il connaissait très bien les activités de Staline, ses motifs et ses calculs. Il n'est pas difficile d'imaginer les réactions qu'ils faisaient naître dans son esprit. Nous devons nous rappeler qu'en ce moment il y avait déjà sur le bureau de Lénine, à côté du testament réclamant avec insistance le déplacement de Staline, ces documents sur la question nationale que les secrétaires de Lénine, Fotieva et Gliasser, reflétant l'état d'esprit de leur chef, décrivaient comme "une bombe contre Staline ".

Six mois de lutte[modifier le wikicode]

Lénine développa son idée sur le rôle de la Commission Centrale de Contrôle ; il la considérait comme la gardienne des statuts et de l'unité du Parti et liait son activité à la réorganisation de l'Inspection Ouvrière et Paysanne (Rabkrin) à la tête de laquelle pendant plusieurs années avait été Staline. Le 4 mars la " Pravda " publiait un article fameux dans l'histoire du Parti " Moins mais mieux ". Lénine s'y était repris à plusieurs fois pour composer ce travail. Il n'aimait et ne pouvait pas dicter. Il avait eu de la difficulté à écrire cet article. Le 2 mars il l'écouta avec satisfaction : enfin il semblait être au point. Cet article concernait la réforme des institutions dirigeantes du Parti en relation avec une large perspective politique aussi bien nationale qu'internationale. Mais nous ne saurions nous arrêter ici sur ce côté de la question. Hautement importante pour notre sujet est cependant l'estimation verbale que Lénine donna de l'Inspection Ouvrière et Paysanne : " Parlons franchement, le Commissariat du Peuple à l'inspection Ouvrière et Paysanne ne jouit pas actuellement d'une ombre d'autorité. Tout le monde sait qu'il n'existe pas d'institution plus mal organisée que l'institution de l'inspection Ouvrière et Paysanne et que dans les conditions présentes on ne peut rien demander à ce commissariat ". Cette allusion extraordinairement mordante du chef du gouvernement à une des plus importantes institutions de l'Etat, était une attaque directe et implacable contre Staline en tant qu'organisateur et dirigeant de cette inspection. La raison de cette attaque doit maintenant être claire. L'inspection devait principalement servir d'antidote aux déviations bureaucratiques de la dictature révolutionnaire. Cette fonction responsable ne pouvait être remplie avec succès qu'à condition d'une loyauté parfaite de sa direction et c'était justement cette loyauté, qui manquait à Staline. Il avait réduit l'inspection tout comme le Secrétariat du Parti en un instrument d'intrigues de l'appareil, de protection de " ses hommes " et de persécution des opposants.

Dans son article " Moins mais, mieux", Lénine indiquait clairement que la réforme de l'Inspection qu'il proposait, à la tête de laquelle Tzurupa venait d'être placé il n'y avait pas longtemps, devait inévitablement se heurter à la résistance de la bureaucratie, de la bureaucratie aussi bien des Soviets que du Parti. " Remarquons entre parenthèses, ajoutait-il de façon significative, que nous avons une bureaucratie non seulement dans les institutions des Soviets mais aussi dans les institutions du Parti ". Ceci était un coup délibéré porté à Staline, en tant que Secrétaire Général.

Ainsi il ne serait pas exagéré de dire que les derniers six mois de la vie politique de Lénine, entre sa convalescence et sa dernière maladie, furent remplis, par une lutte contre Staline qui allait s'exacerbant. Rappelons encore une fois les dates principales : en septembre Lénine ouvrit le feu contre la politique de Staline sur la question nationale. Durant la première moitié de décembre, il attaqua Staline sur le monopole du commerce extérieur. Le 25 décembre, il écrivit sa lettre sur la question nationale (la bombe). Le 4 janvier il ajouta un post-scriptum à son testament sur la nécessité de déplacer Staline de son poste de secrétaire général. Le 23 janvier il dressa contre Staline une batterie lourde : son projet d'une Commission de Contrôle. Dans un article du 2 mars il porta un coup double à Staline en tant qu'organisateur de l'Inspection et secrétaire général. Le 5 mars il m'écrivit au sujet de son mémorandum sur la question nationale : " Si vous consentez à en prendre la défense, alors je pourrais être tranquille ". Ce même jour, pour la première fois, il s'allia avec les Géorgiens, ennemis irréconciliables de Staline, les informant dans une note spéciale qu'il suivait leur cause " de tout mon cœur " et qu'il préparait pour eux un document contre Staline, Ordjonikidzé et Dzerjinsky. " De tout mon cœur ", voilà une expression plutôt rare chez Lénine.

" Cette question (la question nationale) le préoccupait à un point extrême", confirme sa secrétaire Fotieva " et il se préparait à faire un discours sur ce thème au Congrès du Parti ". Mais un mois avant le Congrès, Lénine fut définitivement terrassé, avant même d'avoir donné des directives pour cet article. Un grand poids tomba des épaules de Staline. Dans une Assemblée des chefs de délégation au douzième Congrès il avait déjà eu l'audace de parler, dans le style qui le caractérisait, de la lettre de Lénine comme d'un écrit émanant d'un malade placé sous l'influence " des femmes " (c'est-à-dire Kroupskaïa et les deux secrétaires). Sous prétexte qu'il était nécessaire de trouver le véritable testament de Lénine, il fut décidé de mettre la lettre sous clé. Elle y est restée jusqu'à ce jour.

Les épisodes dramatiques qui viennent d'être relatés, aussi frappants qu'ils puissent être en eux-mêmes, ne donnent même pas une faible idée de l'ardente attention avec laquelle Lénine suivit les événements du Parti dans les derniers mois de sa vie active. Dans ses lettres et ses articles, il s'imposa à lui-même une censure sévère. Dès sa première attaque Lénine comprit très bien la nature de sa maladie. Après qu'il eut repris son travail en octobre 1922, les vaisseaux sanguins de son cerveau ne cessèrent de lui rappeler leur existence par des petits coups à peine distincts, mais de sinistre augure et de plus en plus fréquents, qui constituèrent de toute évidence les présages menaçants d'une rechute. Lénine évalua avec lucidité sa situation malgré les assurances tranquillisantes de ses médecins. Au début de mars, quand il fut obligé de renoncer à nouveau à son travail, du moins aux réunions, aux interviews et aux conversations téléphoniques, il emporta dans sa chambre de malade un certain nombre d'observations troublantes et de craintes. L'appareil bureaucratique était devenu, avec l'état-major fractionnel secret de Staline au secrétariat du Comité Central, un facteur indépendant dans la grande politique. Dans la question nationale où Lénine exigeait un doigté spécial, les crocs du centralisme impérialiste se montraient de plus en plus ouvertement. Les idées et principes de la Révolution s'inclinaient devant les intérêts et les combines des coulisses. L'autorité de la dictature servait de plus en plus souvent à couvrir les impératifs des fonctionnaires.

Lénine sentait profondément qu'une crise politique approchait et craignait que l'appareil n'étrangla le Parti. La politique de Staline devint pour Lénine, dans la dernière période de sa vie, l'incarnation du monstre grandissant de la bureaucratie. Le malade a dû plus d'une fois frémir à la pensée qu'il n'avait pas réussi à réaliser la réforme de l'appareil dont il m'avait parlé avant sa deuxième maladie. Un danger terrible, lui semblait-il, menaçait l'œuvre de sa vie entière.

Et Staline ? S'étant trop avancé pour reculer, éperonné par se propre fraction, craignant l'attaque massive dont les menaces provenaient toutes de la chambre de malade de son ennemi redouté, Staline fonçait déjà en avant, recrutant ouvertement des partisans par la distribution des postes du Parti et des Soviets, terrorisant ceux qui en appelaient à Lénine par l'intermédiaire de Kroupskaïa et faisant de plus en plus courir le bruit que Lénine n'était plus responsable de ses actions. Telle était l'atmosphère qui entraîna la lettre de Lénine rompant toute relation avec Staline. Non, elle ne tomba pas du ciel. Elle montra simplement que la coupe avait débordé. Non pas seulement chronologiquement, mais aussi politiquement et moralement, elle souligna une dernière fois l'attitude de Lénine envers Staline.

Est-il étonnant que Ludwig, répétant avec délices l'histoire officielle, sur le disciple fidèle à son maître " jusqu'à sa mort" ne dise pas un mot de cette dernière lettre, ou de toutes les autres circonstances qui ne concordent pas avec les légendes actuelles du Kremlin ? Ludwig aurait dû, au moins, connaître l'existence de la lettre, ne serait-ce que par mon autobiographie qu'il a connue dans le temps, car il en a donné une critique favorable.

Il est possible que Ludwig ait des doutes sur l'authenticité de mon témoignage. Mais ni l'existence de la lettre ni son contenu n'ont jamais été discutés par personne. De plus, ils sont attestés par des comptes rendus sténographiques du Comité Central. Au Plénum de juillet 1926, Zinoviev a dit : " Au commencement de 1923, Vladimir Illitch, dans une lettre personnelle à Staline, rompit toute relation de camaraderie avec lui ". (Rapport sténographique du Plénum, nº 4, page 32). D'autres orateurs et parmi eux M. I. Oulianava, la sœur de Lénine, parla de la lettre comme d'un fait généralement connu dans les cercles du Comité Central. En cette période l'idée de contredire ce témoignage ne pouvait pas même passer par la tête de Staline. Et en vérité, autant que je puisse le savoir, il ne s'est pas aventuré même par la suite à le faire d'une façon directe. Il est vrai que les historiens officiels ont, ces dernières années, fait des efforts littéralement gigantesques pour effacer de la mémoire des hommes ce chapitre entier de l'histoire. Et en ce qui concerne la Jeunesse Communiste, ces efforts ont abouti à certains résultats. Mais les chercheurs existent, il me semble, justement pour détruire les légendes et rétablir les faits dans leurs vrais droits. Ou bien cela ne serait-il pas valable quand il s'agit de psychologues ?

L'hypothèse du "Duumvirat"[modifier le wikicode]

Nous avons indiqué ci-dessus une par une les étapes de la lutte finale entre Lénine et Staline. A toutes ces étapes Lénine rechercha mon aide et l'obtint. Des discours, articles et lettres de Lénine vous pouvez, sans difficulté, tirer des douzaines de témoignages suivant lesquels, après notre désaccord temporaire sur la question syndicale, Lénine ne laissa pas passer une occasion, pendant les années 1921 et 1922 ainsi qu'au début de 1923, sans souligner ouvertement sa solidarité avec moi, sans citer l'une ou l'autre de mes déclarations, sans soutenir telle ou telle orientation que j'avais prise.

Nous devons comprendre que ses motifs n'étaient pas d'ordre personnel, mais politique. En vérité, ce qui a dû l'alarmer et l'attrister dans les derniers mois, c'est que je ne l'ai pas soutenu assez activement dans ses mesures de lutte contre Staline. Oui, c'est là le paradoxe de la situation ! Lénine, redoutant pour l'avenir une scission provoquée par les rapports entre Staline et Trotsky, exigeait de moi une lutte plus énergique contre Staline. La contradiction cependant n'est qu'apparente. C'est dans l'intérêt de la stabilité future de la direction du Parti que Lénine voulait alors condamner Staline et le désarmer. Et ce qui me retenait, moi, c'est la crainte que tout conflit aigu au sein du groupe dirigeant, alors que Lénine luttait avec la mort, ne puisse être interprété par le Parti comme une lutte pour partager ses dépouilles. Je ne veux pas soulever ici la question de savoir si mes réserves en cette occasion, étaient justes ou non, ni la question – de portée bien plus grande – de savoir s'il eut été, possible alors de conjurer le danger par des réformes organisationnelles et des déplacements de personnes. Mais combien les véritables positions des protagonistes de ce drame étaient-elles éloignées de l'image, édulcorée, présentée par l'illustre écrivain allemand qui, avec tant de légèreté, nous donne la clé de toutes les énigmes !

Nous avons appris par lui que le testament "décida du sort de Trotsky ", c'est-à-dire qu'il fut cause que Trotsky perdit le pouvoir. D'après une autre version de Ludwig, exposée parallèlement à celle-ci et sans même un effort pour concilier les deux, Lénine aurait souhaité un duumvirat de Trotsky et de Staline. Cette dernière version qui, sans doute, a aussi été suggérée par Radek, est une excellente preuve que, même maintenant, même dans les cercles les plus proches de Staline, même lorsqu'il s'agit de manœuvrer de façon adéquate un écrivain étranger invité à un " entretien ", personne n'ose avancer que Lénine considérait Staline comme son successeur. Pour ne pas entrer en contradiction trop flagrante avec le texte du témoignage et avec toute une série d'autres documents, il est nécessaire de mettre en avant ex post facto, cette idée d'un duumvirat.

Mais comment faire concorder cette histoire avec le conseil de Lénine : remplacer le secrétaire général ? Ceci aurait signifié désarmer Staline et le priver de toute influence. On ne traite pas de cette manière le candidat à un duumvirat. Non, de plus, cette seconde hypothèse de Radek-Ludwig, bien que plus prudente, ne saurait trouver une base dans le texte du testament. Le but du document fut défini par son auteur : garantir la stabilité du Comité Central. Lénine chercha la voie vers ce but, non pas dans la combinaison artificielle d'un duumvirat, mais dans le renforcement du contrôle collectif sur l'activité des dirigeants. Comment, pour y parvenir concevait-il l'influence respective des membres individuels de la direction collective ? Sur ce point le lecteur est libre de tirer ses propres conclusions en se basant sur les citations du testament ci-dessus. Il ne devrait pas perdre de vue, seulement, que le testament n'est pas le dernier mot de Lénine et que son attitude envers Staline devint de plus en plus sévère à mesure qu'il sentait le dénouement approcher.

Ludwig n'aurait pas commis une erreur aussi capitale dans son appréciation du sens du testament et de son esprit, s'il s'était intéressé un tout petit peu à son futur sort. Caché au Parti par Staline et son groupe, le testament fut imprimé et publié seulement par l'Opposition – en secret, bien entendu. Des centaines de mes amis et partisans furent arrêtés et exilés pour avoir recopié et distribué ces deux petites pages. Le 7 novembre 1927 – dixième anniversaire de la Révolution d'Octobre – les membres de l'Opposition de Moscou participèrent à la manifestation anniversaire avec des pancartes portant le mot d'ordre : " Exécutez le testament de Lénine ". Des troupes de staliniens spécialement choisies à cet effet firent irruption dans les rangs de la manifestation et se saisirent du placard criminel. Deux années plus tard, au moment de mon bannissement à l'étranger, on inventa une histoire sur une prétendue insurrection des trotskystes le 7 novembre 1927. Sommer la fraction stalinienne d'appliquer le testament de Lénine fut interprété par elle comme un appel à l'insurrection. Et même maintenant, la publication du testament est interdite dans toutes les sections de l'Internationale Communiste. L'Opposition de Gauche, au contraire, réimprime le testament dans tous les pays à chaque occasion. Politiquement parlant, ces faits épuisent la question.

Radek en tant que source d'information[modifier le wikicode]

Mais voyons d'où vient cette fantastique histoire sur la façon dont j'aurais sauté de mon siège à la lecture du testament, ou plutôt des "six mots" qui ne figurent pas dans le texte en demandant : " Qu'est-ce qu'il dit là ? ". De cela je ne puis donner qu'une explication hypothétique. Dans quelle mesure elle peut être correcte, c'est au lecteur d'en juger.

Radek appartient à la tribu des diseurs de bons mots professionnels et des conteurs d'histoires. Je ne veux pas dire par là qu'il ne possède pas d'autres qualités. Il suffit de rappeler qu'au septième Congrès du Parti, le 8 mars 1918, Lénine qui, en général, était très prudent dans ses commentaires sur les gens, se permit de dire : "Je reviens au camarade Radek et je veux faire observer ici qu'il a, par hasard, réussi à formuler une remarque sérieuse... " Et encore plus loin : " Cette fois il est arrivé que nous ayons entendu une remarque tout à fait sérieuse de Radek... ". Des gens qui parlent sérieusement seulement par exception ont une tendance organique à embellir la réalité, car dans sa forme brute la réalité ne se prête pas toujours à leurs histoires. Mon expérience personnelle m'a appris à avoir une attitude très prudente envers les témoignages de Radek. Il a l'habitude, non de raconter des événements mais de s'en servir comme autant d'occasions de mots d'esprit. Comme tout art, même l'anecdote aspire à une synthèse. Radek est porté à réunir des faits différents ou les traits les plus brillants de différents épisodes, même s'ils ont eu lieu en des temps et des endroits divers. Il ne met pas de malice à cela. C'est une des ficelles du métier.

C'est ce qui arriva, de toute évidence, cette fois-là aussi. Radek, selon toute apparence, combina une session du Conseil des anciens du treizième Congrès avec une session du Plénum du Comité Central de 1926, bien qu'un intervalle de plus de deux ans existât entre les deux. A ce Plénum aussi des manuscrits secrets furent lus, et parmi eux le testament. Cette fois ce fut vraiment Staline qui en donna lecture et non Kamenev qui était venu s'asseoir à mes côtés, sur les bancs de l'Opposition. La lecture avait été provoquée par le fait qu'à ce moment des copies du testament, de la lettre de Lénine sur la question nationale ainsi que d'autres documents gardés sous clé, circulaient déjà assez largement dans le Parti. L'appareil du Parti s'énervait et voulait savoir ce que Lénine avait dit vraiment. " L'Opposition est au courant et nous pas ", disaient-ils. Après une résistance prolongée, Staline se trouva obligé de lire les documents interdits à une session du Comité Central, les faisant ainsi figurer automatiquement dans les compte-rendus sténographiques du Comité Central et imprimer dans des notes secrètes pour les dirigeants de l'appareil du Parti.

Cette fois-là non plus, il n'y a pas eu d'exclamations pendant la lecture du testament, car le document, depuis longtemps déjà, n'était que trop connu des membres du Comité Central. Mais j'ai interrompu Staline pendant la lecture de la correspondance sur la question nationale. L'épisode en lui-même n'est pas tellement important, mais il est possible qu'il puisse être de quelque usage pour les psychologues pour certaines de leurs déductions.

Lénine était extrêmement bref quand il écrivait. Dans sa correspondance avec ses proches collaborateurs, il employait un langage télégraphique. Il commençait toujours une lettre par le nom de son destinataire suivi de la lettre T. (Tovarich : Camarade) et il signait toujours " Lénine ". Des explications compliquées étaient remplacées par des mots séparés, soulignés deux ou trois fois, des points d'exclamation supplémentaires, etc... Nous connaissions bien tous les particularités de la façon de faire de Lénine et, par conséquent, la plus petite dérogation à son laconisme habituel attirait l'attention. Quand il envoya sa lettre sur la question nationale, Lénine m'écrivit le 5 mars : " Estimé Camarade Trotsky. Je vous demande instamment d'assumer vous-même la défense de l'affaire géorgienne au Comité Central du Parti. La chose est maintenant à l'étude entre les mains de Staline et de Dzerjinsky et je ne peux pas me fier à leur impartialité. En vérité, c'est tout le contraire. Si vous consentiez à prendre sur vous cette défense, je serais tranquille ; si pour quelque raison vous n'y consentez pas, alors renvoyez-moi toute l'affaire. Je considérerai cela comme un signe de votre désaccord. Avec mes meilleures salutations fraternelles. Lénine. le 5 mars 1923 "

Et le contenu et le ton de ce court billet dicté par Lénine les derniers jours de sa vie politique, n'étaient pas moins pénibles pour Staline que le testament. Un manque "d'impartialité" – cela n'implique-t-il pas en réalité le même manque de loyauté ? La dernière chose qu'on pourrait déduire de cette note est une confiance quelconque en Staline – "assurément tout le contraire" – tandis que ce qu'elle montre avec éclat, c'est de la confiance en moi. La confirmation d'une union tacite entre Lénine et moi, contre Staline et sa fraction, devenait évidente. Staline se contrôla avec peine pendant la lecture. Arrivé à la signature il hésita, "avec mes meilleures salutations fraternelles ", ceci voulait dire trop de choses dans le style de Lénine. Staline lut : "Avec des salutations communistes", cela était plus sec et officiel. A ce moment je me levai de mon siège et demandai : " Qu'est-ce qu'il est écrit là ? ". Staline fut obligé, non sans embarras, de lire le texte authentique de Lénine. Un de ses proches amis me cria que je chicanais sur des détails, alors que j'avais seulement cherché à vérifier un texte. Ce petit incident fit impression. On en parla dans la direction du Parti ; Radek qui, en ce temps-là, n'était plus membre du Comité Central, en entendit parler au Plénum par d'autres, peut-être par moi. Cinq ans plus tard, quand il était déjà avec Staline et qu'il n'était plus avec moi, sa mémoire souple l'aida de toute évidence à composer cet épisode synthétique qui provoqua chez Ludwig une conclusion si tendancieuse et si erronée.

Bien que Lénine, comme nous l'avons vu, ne jugeât pas nécessaire de déclarer dans le testament, que mon passé non bolchevik "n'était pas accidentel", je suis cependant prêt à adopter cette formule de ma propre autorité. Dans le monde de la pensée, la loi de la causalité est aussi inflexible que dans le monde physique. Dans ce sens général mon orbite politique n'était certes "pas accidentelle", mais aussi le fait que je devins un bolchevik n'était pas accidentel non plus. La question de savoir de quelle manière sérieuse et permanente je suis passé au bolchevisme ne peut être établie ni par un simple exposé chronologique ni par des élucubrations de la psychologie littéraire. Une analyse théorique et politique est nécessaire. Ceci bien entendu est un sujet trop vaste et tout à fait en dehors du cadre de cet article. Pour ce qui nous occupe, il suffit de noter que Lénine, qualifiant la conduite de Zinoviev et Kamenev en 1917 de "non accidentelle", ne faisait pas une référence philosophique aux lois du déterminisme, mais donnait un avertissement pour l'avenir. C'était exactement pour cette raison que Radek jugea nécessaire, à travers Ludwig, de transférer cet avertissement de Zinoviev et Kamenev à moi.

La légende du Trotskysme[modifier le wikicode]

Rappelons les principales étapes de cette question. De 1917 à 1924 pas un mot n'a été dit d'un contraste entre le trotskysme et le léninisme. C'est pendant cette période qu'ont eu lieu la Révolution d'Octobre, la guerre civile, la construction de l'Etat soviétique, la création de l'Armée Rouge, l'élaboration du programme du Parti, la fondation de l'Internationale Communiste, la formation de ses cadres et l'élaboration de ses documents fondamentaux. Après le départ de Lénine, de graves désaccords se développèrent au sein du noyau du Comité Central. En 1924, le spectre du " trotskysme " – après une préparation minutieuse dans les coulisses – fut porté sur la scène. Depuis lors toute la lutte intérieure du Parti fut menée dans le cadre d'un contraste entre le léninisme et le trotskysme. En d'autres termes, les désaccords créés par des circonstances et des taches nouvelles entre les épigones et moi étaient présentés comme la continuation de désaccords anciens avec Lénine. Toute une littérature fut créée sur ce thème. Ses propagandistes étaient toujours Zinoviev et Kamenev. En leur qualité de vieux et très proches collaborateurs de Lénine, ils furent à la tête de la "Vieille Garde bolchevique" contre le trotskysme. Mais sous la pression de processus sociaux profonds, ce groupe lui-même se disloqua. Zinoviev et Kamenev se trouvèrent obligés de reconnaître que ce qu'on appelait le " trotskysme " avait eu raison sur les questions fondamentales. De nouveaux milliers de vieux bolcheviks adhérèrent au " trotskysme ".

Au Plénum de juillet 1926, Zinoviev annonça que sa lutte contre moi avait été la plus grande erreur de sa vie, " plus dangereuse que l'erreur de 1917 ". Ordjonikidze n'avait pas complètement tort quand il lui cria de sa place : " Pourquoi avez-vous dupé tout le Parti ? " (Voir compte-rendu sténographique déjà cité). A cette interpellation accablante, Zinoviev ne trouva rien à répondre. Mais il donna une explication non officielle à la Conférence de l'Opposition d'octobre 1926 : " Vous devez comprendre, dit-il en ma présence à ses proches amis, quelques ouvriers de Léningrad qui croyaient honnêtement à la légende du trotskysme, vous devez comprendre qu'il s'agissait d'une lutte pour le pouvoir. Tout l'art consistait à greffer sur les vieux désaccords les nouvelles questions. C'est dans cette intention que le trotskysme fut inventé... "

Pendant les deux années qu'ils restèrent dans l'Opposition Zinoviev et Kamenev s'appliquèrent à dévoiler tous les ressorts du mécanisme de la période précédente, où avec Staline ils avaient créé par des méthodes de conspirateurs la légende du trotskysme. Un an plus tard, quand il devint finalement très clair que l'Opposition serait obligée de nager longtemps et opiniâtrement contre le courant, Zinoviev et Kamenev se rendirent à la merci du vainqueur. Comme condition première de leur réhabilitation dans le Parti, on exigea d'eux qu'ils rétablissent la légende du trotskysme. Ils acceptèrent. Je décidai alors de renforcer leurs propres déclarations antérieures sur cette question par une série de témoignages autorisés. C'est Radek, nul autre que Karl Radek, qui donna le témoignage écrit suivant " J'ai été présent à une conversation avec Kamenev ayant pour objet que Kamenev raconte au Plénum du Comité Central comment eux deux (c'est-à-dire Kamenev et Zinoviev) avec Staline décidèrent de faire usage des anciens désaccords entre Trotsky et Lénine dans l'intention, après la mort de Lénine, de tenir Trotsky éloigné de la direction du Parti. De plus j'ai souvent entendu de la bouche de Zinoviev et Kamenev comment ils ont "inventé" le trotskysme comme mot d'ordre pour leur lutte. K. Radek, le 25 décembre 1927".

Des témoignages similaires ont été donnés par Preobrajensky, Piatakov, Rakovsky, Eltzin. Piatakov, actuellement directeur de la Banque d'Etat, résuma le témoignage de Zinoviev de la façon suivante : " Le trotskysme fut inventé dans le but de remplacer les vrais désaccords par de prétendus désaccords, c'est-à-dire des désaccords passés n'ayant plus aucun sens maintenant, mais artificiellement ressuscités dans le but que nous venons de dire". Ceci est assez clair, n'est-ce pas ? "Pas un seul, écrivait V. Eltzin, un des représentants de la jeune génération, pas un seul des zinoviévistes présents alors ne fit d'objection. Ils acceptèrent tous cette communication de Zinoviev comme un fait, connu de tout le monde".

Le témoignage de Radek cité ci-dessus a été présenté par lui le 25 décembre 1927. Quelques semaines plus tard, il était déjà exilé, et quelques mois après sur le méridien de Tomsk il commença à être convaincu de la justesse de la position de Staline, chose dont il ne s'était pas aperçu auparavant à Moscou. Mais de Radek également, le pouvoir exigea comme condition sine qua non qu'il reconnaisse la réalité de la même légende du trotskysme. Quand Radek y consentit, il ne lui restait rien d'autre à faire que de répéter la vieille formule de Zinoviev, que ce dernier avait lui-même démasquée en 1926, uniquement pour y revenir en 1928. Radek est allé encore plus loin. Au cours d'une conversation avec un étranger crédule, il a amendé le testament de Lénine pour y trouver une base à cette légende des épigones : l'existence du " trotskysme ".

De ce court exposé historique qui repose exclusivement sur des documents, on peut tirer un grand nombre de conclusions. L'une d'entre elles est que la révolution est un rude processus et qu' elle n'épargne pas les vertèbres humaines.

Le cours des événements qui eurent lieu par la suite au Kremlin et en Union soviétique fut déterminé non pas par un seul document, fut-il le testament de Lénine, mais par des causes historiques d'un ordre beaucoup plus profond. Après l'énorme effort des années de l'insurrection et de la guerre civile, une réaction politique était inévitable. Le concept de réaction doit être ici strictement distingué de celui de contre-révolution. La réaction n'implique pas nécessairement un renversement social, c'est-à-dire un transfert du pouvoir d'une classe à une autre. Même le tzarisme avait ses périodes de réformes progressives et ses périodes de réaction. Les procédés et l'orientation de la classe dirigeante changent selon les circonstances. Ceci est vrai également pour la classe ouvrière. La pression des petits bourgeois sur le prolétariat, las du bouleversement, détermina une renaissance de tendances petites bourgeoises dans le prolétariat même et une première vague de réaction profonde, au sommet de laquelle l'actuel appareil buraucratique dirigé par Staline se hissa au pouvoir. Les qualités que Lénine appréciait en Staline – opiniâtreté de caractère et ruse – étaient toujours là. Mais elles trouvèrent un nouveau champ d'action et un nouveau point d'application. Ces traits de caractère qui, dans le passé, avaient été les aspects négatifs de la personnalité de Staline – étroitesse des perspectives, manque d'imagination créatrice, empirisme – maintenant prenaient dans les faits une signification importante au plus haut point. Elles permirent à Staline de devenir l'instrument semi-conscient de la bureaucratie soviétique, et elles incitèrent la bureaucratie à voir en lui son leader inspiré. Ces dix années de lutte entre les dirigeants du Parti bolchevik ont prouvé sans aucun doute possible, que, dans les conditions de cette nouvelle étape de la révolution, Staline a développé jusqu'à leur extrême limite ces mêmes traits de caractère politique, auxquels Lénine dans la dernière période de sa vie déclara une guerre implacable. Mais cette question, qui encore maintenant est au centre de la politique soviétique, nous mènerait bien au delà des limites de notre sujet.

Bien des années ont passé depuis les événements que nous avons relatés. Si, il y a dix ans, des forces étaient en action qui se sont avérées bien plus puissantes que les conseils de Lénine, il serait complètement naïf aujourd'hui d'en appeler au testament comme à un document politique qui pourrait être efficace. La lutte internationale entre les deux groupes issus du bolchevisme a dépassé depuis longtemps la question du sort des individus. La lettre de Lénine connue sous le nom de testament a désormais un intérêt historique. Mais l'Histoire, nous pouvons bien le penser, a aussi ses droits qui, de plus, ne sont pas toujours contraires aux intérêts de la politique. La plus élémentaire des exigences scientifiques – établir correctement les faits et vérifier les rumeurs par les documents – peut au moins être recommandée à l'homme politique comme à l'historien. Et cette exigence pourrait même être étendue jusqu'au psychologue.