Le "grand départ"

De Marxists-fr
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Le « grand départ » de la bourgeoisie s'écartant du gouvernement. La formation du gouvernement de coalition, l'entrée d'ex-socialistes dans le ministère étaient ainsi définies le dimanche par le rapporteur du Comité exécutif.

Les deux premiers mots de cette phrase sont les seuls justes. « Grand départ », l'expression s'applique parfaitement au 6 mai (formation du gouvernement de coalition). Le «grand départ » a vraiment commencé ou, plus exactement, c'est alors qu'il s'est manifesté avec le plus d'évidence. Seulement cela n'a pas été le grand départ de la bourgeoisie s'écartant du gouvernement, mais celui des chefs menchéviques et populistes s'écartant de la révolution.

Le congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats qui se tient en ce moment l'a montré avec un relief admirable, et c'est précisément ce qui en fait l'importance.

Le 6 mai a été pour la bourgeoisie une journée fructueuse. Son gouvernement était près de sa perte. Les masses lui étaient, manifestement et sans réserve, ardemment et irréductiblement hostiles. Il suffisait d'un seul mot des chefs populistes et menchéviques du Soviet pour que le gouvernement abandonnât sans condition le pouvoir, et Lvov dut en convenir franchement à la séance du palais Marie.

La bourgeoisie se livra à une habile manœuvre qui stupéfia les petits bourgeois russes et en général les grandes masses de la Russie, grisa les chefs à prétentions intellectuelles du menchévisme et du populisme, et qui partait d'une juste appréciation du caractère véritable de nos Louis Blanc. Rappelons que Louis Blanc, socialiste petit-bourgeois bien connu, entra au gouvernement français en 1848 et se rendit aussi tristement célèbre en 1871. Louis Blanc se considérait comme le chef de la « démocratie laborieuse » ou de la « démocratie socialiste » (ce dernier mot fut aussi souvent employé en France en 1848 qu'il l'est dans la littérature des socialistes-révolutionnaires[1] et des menchéviks en 1917), alors qu'il était en réalité à la remorque de la bourgeoisie et n'était qu'un jouet entre ses mains.

Près de 70 années se sont écoulées depuis, au cours desquelles la manœuvre qui semble en Russie une nouveauté, servit maintes et maintes fois à la bourgeoisie occidentale. Son principe consiste à mettre les chefs de la « démocratie socialiste » qui « se retirent » du socialisme et de la révolution, en posture de surnuméraires, inoffensifs pour la bourgeoisie, auprès d'un gouvernement bourgeois, à faire écran entre ce gouvernement et le peuple à l'aide de ministres pseudo-socialistes, à masquer la nature contre-révolutionnaire de la bourgeoisie sous la brillante et impressionnante enseigne du ministérialisme «socialiste ».

Ce procédé de la bourgeoisie, maintes fois mis à contribution dans les pays anglo-saxons et scandinaves, ainsi que dans bien des pays latins, a surtout été poussé à la perfection en France. Le 6 mai 1917 l'a introduit en Russie.

«Nos» ministres pseudo-socialistes se sont trouvés dans une situation telle que la bourgeoisie s'est mise à tirer les marrons du feu avec leurs mains, à faire par leur intermédiaire ce qu'elle n'aurait jamais pu faire sans eux.

Il n'était pas possible avec un Goutchkov d'entraîner les masses à la continuation de la guerre impérialiste, d'une guerre de conquêtes, d'une guerre pour le partage des colonies et des annexions en général. Avec Kérenski (et Tsérétéli, plus occupé à défendre Térechtchenko qu'à défendre les travailleurs des postes et télégraphes), la bourgeoisie y est parvenue, comme l'ont reconnu justement Milioukov et Maklakov, et a pu « arranger » la continuation d'une guerre qui porte précisément ce caractère.

Avec un Chingarev il n'était pas possible d'assurer le maintien de la propriété foncière, même jusqu'à l'Assemblée constituante (« l'assainissement de la Russie sera complet », a dit Maklakov, si l'offensive a lieu : c'est-à-dire que l'Assemblée constituante sera, elle aussi, « assainie »). On y arrivera avec Tchernov. On a persuadé les paysans - bien qu'ils ne s'y soient pas prêtés très volontiers - qu'affermer les terres des propriétaires fonciers en accord avec ces derniers, c'est l'« ordre », tandis qu'abolir sur l'heure la propriété foncière et recevoir les anciens grands domaines à bail des mains du peuple, jusqu'à l'Assemblée constituante, c'est de l'« anarchie ». Nul autre que Tchernov n'aurait pu faire prévaloir cette idée de grand propriétaire foncier, cette idée contre-révolutionnaire.

Avec un Konovalov, il n'était pas possible de faire triompher la défense (et l'augmentation : voir ce que dit le journal ministériel Rabotchaïa Gazéta à propos des propriétaires des houillères) des scandaleux bénéfices des fournisseurs de guerre. Par l'intermédiaire de Skobélev ou avec son concours, on peut mener cette défense à bien en prétendant maintenir l'état de choses antérieur, en niant d'une manière pseudo-marxiste la possibilité d'« instaurer » le socialisme.

On ne peut pas instaurer le socialisme : aussi peut-on dissimuler au peuple et conserver quelque temps encore les bénéfices scandaleux réalisés par les capitalistes non dans leurs entreprises purement capitalistes, mais sur les fournitures faites à l'armée, au Trésor ! Voilà l'admirable raisonnement à la Strouvé qui réunit Térechtchenko, Lvov et le « marxiste » Skobélev.

Avec Lvov, Milioukov, Térechtchenko, Chingarev et Cie, on ne peut pas influencer les assemblées populaires et les Soviets. Avec Tsérétéli, Tchernov et Cie, on peut les influencer dans le même sens bourgeois, on peut les orienter vers la même politique impérialiste bourgeoise à l'aide de phrases d'une «agréable» sonorité et d'un effet particulièrement « heureux » ; on peut les amener jusqu'à la négation du droit démocratique élémentaire d'élire les autorités locales et de ne point tolérer qu'elles soient nommées ou agréées par les autorités supérieures.

Par la négation de ce droit, Tsérétéli, Tchernov et Cie, cessant d'être des ex-socialistes, sont devenus en réalité, sans s'en rendre compte, des ex-démocrates.

« Grand départ », en vérité !

  1. Socialistes-révolutionnaires (.s.-r.), parti petit-bourgeois né en Russie fin 1901-début 1902 de l'union des divers groupes et cercles populistes. Leurs conceptions étaient un mélange éclectique d'idées populistes et révisionnistes. Pendant la première guerre mondiale la majorité des socialistes-révolutionnaires adopta les positions du social-chauvinisme. Après la victoire de la Révolution démocratique bourgeoise de Février 1917, les socialistes-révolutionnaires furent, avec les menchéviks et les cadets, le principal appui du Gouvernement provisoire contre-révolutionnaire des bourgeois et propriétaires fonciers. Quant aux leaders du parti (Kérenski, Avksentiev, Tchernov), ils firent partie dudit gouvernement. Le parti socialiste-révolutionnaire refusa de soutenir les paysans qui réclamaient la liquidation de la propriété foncière et s'affirma en faveur du maintien de la propriété seigneuriale. Les ministres socialistes-révolutionnaires du Gouvernement provisoire envoyèrent des expéditions punitives contre les paysans qui s'étaient emparés des terres des propriétaires fonciers. Fin 1917, l'aile gauche créa le parti indépendant des socialistes-révolutionnaires de gauche. Désireux de conserver leur influence sur les masses paysannes, les socialistes-révolutionnaires de gauche reconnurent officiellement le pouvoir soviétique et s'entendirent avec les bolchéviks, mais engagèrent peu après la lutte contre le pouvoir des Soviets. Durant les années de l'intervention étrangère et de la guerre civile, les socialistes-révolutionnaires se livrèrent à une activité subversive, soutinrent activement les interventionnistes et les gardes blancs, trempèrent dans des complots contre-révolutionnaires, organisèrent des actions terroristes contre les dirigeants de l'Etat soviétique et du Parti communiste. La guerre civile terminée, ils poursuivirent leur activité hostile à l'Etat soviétique à l'intérieur du pays et dans le camp de l'émigration blanche. [N.E.]