Laissez-nous en paix !

De Marxists-fr
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«Je vous demande, si vous êtes d'accord avec moi, quand vous en aurez discuté avec d'autres camarades députés, télégraphiez moi : "Soyez tranquille...".» (extrait de la lettre de Plekhanov au député Bourianov).

Idéologiquement et politiquement Plekhanov est mort pour le socialisme et pour notre parti. Mais il veut que chacun se souvienne qu'il a survécu physiquement à sa mort spirituelle.

Il veut apporter la plus grande confusion dans les rangs du parti ; en injectant le plus possible de poison dans la conscience des ouvriers les plus arriérés ; il lui semble évident, que sa chute spirituelle n'est pas si considérable que cela, dans ce chaos absurde qu'il créé autour de son nom.

En écrivant dans la presse chauvine italienne contre le parti socialiste, qu'il protégeait il y a peu encore du réformisme national italien ; une corde passée au cou, prenant le chemin de Canossa[1] du Kantisme pour la défense de la diplomatie tsariste, alors qu'il a lutté toute sa vie contre le Kantisme et le tsarisme ; en s'unissant avec les populistes nationalistes maintenant retournés contre la social-démocratie révolutionnaire ; en incitant — d'abord confidentiellement puis ouvertement — , nos députés, à la rupture contre le parti, Plekhanov semble se tourner frénétiquement dans la lutte contre son propre passé et semble essayer d'étouffer la protestation de sa conscience politique affaiblie par le débordement qui augmente lors de ses interventions.

Sachant parfaitement que nos députés voteront contre les crédits que déjà cinq d'entre eux ont subi la déportation pour leur fidélité à leur drapeau et que tout le prolétariat avancé est avec les députés sociaux-démocrates, Plekhanov essayer d'écarter l'un d'entre eux et l'impuissance misérable de ses arguments est complétée par des actes d'intimidation individuelle. En s'adressant personnellement à Bourianov il écrit que «le vote contre les crédits de guerre serait une trahison«. Pendant la guerre il lance l'accusation de trahison au parti révolutionnaire qui est pieds et poings liés par l'état de guerre.

Reprenez cette accusation, les chauvins libéraux, si cela ne vous rend pas malade, — cela s'adapte à la perfection : quand la social-démocratie vous lance l'accusation d'inciter ces forces qui ont préparé la guerre, vous ne vous justifiez pas, vous ne vous défendez pas non plus — vous répondez par l'accusation de trahison !

Et vous les arrivistes, vous les gens de Zemtchinié et autres repaires de la réaction, vous pouvez vous vanter des traîtres Petrovsky et Mouranov et crier au «taïaut» après Tchkeidze et Skobelev avec la bénédiction du père fondateur du marxisme russe.

Et vous messieurs les procureurs de la trempe des Chtcheglovitov et autres, gardez bien dans vos portefeuilles la lettre de Plekhanov : elle deviendra utile quand vous revêtirez l'uniforme de prisonnier de Bourianov ; ce même Bourianov que Plekhanov appelle «Cher camarade»...

On voudrait passer sans voir ce répugnant spectacle : le «père» du parti ivre de chauvinisme et spirituellement nu. Mais on ne peut pas : ce scandale est un fait politique.

Chaque nouveau discours de Plekhanov contre la social-démocratie russe est transmis immédiatement par télégraphe aux journaux bourgeois de chaque pays ; non parce que Plekhanov dit quelque chose d'extrêmement important — bien au contraire il serait difficile de concevoir une expression plus plate à des idées aussi banale, mais le cadavre spirituel du théoricien marxiste est toujours assez bon pour être utilisé comme une barrière à l'internationalisme prolétarien. Et par-dessus tout, l'intelligentsia «libérale» et «démocratique» se regarde dans le miroir de la chute de Plekhanov et découvre qu'en réalité il n'est pas si intellectuellement stérile, ni moralement si rabaissé que de n'importe quelle façon elle n'ose en son propre nom exiger que les socialistes se renient et les désigner comme des traîtres pour leur fermeté comme l'a fait Plekhanov... A Tver et à Novotcherkassk, à Odessa et à Irkoutsk, partout le fil télégraphique porte le message où Plekhanov a qualifié la conduite du groupe social-démocrate de «trahison». Quelle confusion pour les esprits des jeunes ouvriers, rentrant seulement en contact avec le socialisme ! Quelle victoire pour tous les renégats, pour ceux qui ont déjà vendu leur épées au début de la contre-révolution, et pour les déserteurs du dernier appel «patriotique»!

Quelle chute !

On pourrait faire un récit psychologiquement instructif de la tragédie personnelle de l'homme qui a défendu durant trois décennies une politique de classe sans contact avec ladite classe, qui a défendu les principes de la révolution dans le coin de l'Europe le moins révolutionnaire et qui était un propagandiste fanatique dans l'atmosphère on ne peut moins marxiste de la pensée française. On pourrait faire un essai de la vie du révolutionnaire, qui au cours d'un tiers de siècle — complètement armé de la théorie marxiste — attendait et appela la révolution russe mais qui quand celle-ci est arrivée ne put trouver dans son arsenal intellectuel, ni dans l'analyse de ses forces motrices ou des plus grandes généralisations historiques, ni enfin ne serait-ce qu'un seul mot lucide ou fort : rien excepté un bougonnement philosophique démodé et éventé sur la tactique.

On pourrait écrire une caractérisation de ce puissant et brillant esprit purement dogmatique et formel — logique — et on pourrait expliquer pourquoi, — dans les conditions de la misère sociale de la Russie —, l'histoire a confié à un tel esprit la défense de la propagation du marxisme — la doctrine la moins dogmatique, la moins formelle où au travers du tissu des généralisations apparaissent la chair vivante et le sang chaud de la lutte sociale et de ses passions : là où la doctrine restait sans corps social, blottie dans la conscience des intellectuels là devait se présenter comme son messager le polémiste, le logicien et — hélas — souvent le sophiste. Et dans cette contradiction entre le caractère de la perspective mondiale et l'éducation intellectuelle individuelle d'un côté et les tâches et les conditions de vie d'un autre côté se trouve la source des toutes dernières hésitations et des erreurs qui se terminent maintenant dans une chute irréversible.

Mais il n'est pas temps d'écrire des études psychologiques. Le cas de Plekhanov n'est pas seulement une tragédie personnelle, c'est un fait politique. Alors qu'auprès de Plekhanov dans son proche entourage de nullités, il n'en est pas un qui puisse le forcer à comprendre que ses interventions non seulement le tuent, mais encore assombrissent désespérément le patrimoine historique du parti, nous laissant non seulement le devoir mais le droit d'être méprisant.

Lui, Plekhanov, conjure le groupe de lui dire «soyez tranquille» — un acte de reniement politique — mais de la part du groupe qui veut rester à son poste et du parti à la force suffisante pour enjamber le cadavre spirituel de son fondateur, Plekhanov doit obtenir la réponse suivante :

«Nous ne nous soucions pas de savoir que soyez tranquille ou pas ; mais nous vous demandons une fois pour toute de nous laisser en paix !»

Nache Slovo n° 216 - 15 octobre 1915.

  1. «Chemin de Canossa»

    Episode de La querelle des Investitures. La querelle des Investitures constitue la première tentative de la papauté pour imposer sa théocratie. Elle éclate suite à la décision prise, en 1076, par le pape Grégoire VII de nommer les évêques et les abbés, charge qui appartenait jusque-là aux souverains.

    En réaction l'empereur Henri IV décide de faire déposer le pape, qui réplique en l'excommuniant et en le déposant. Il se trouve dès lors en butte à l'hostilité des princes allemands et est contraint de faire la paix avec Grégoire VII.

    Celle-ci est conclue à Canossa, localité d'Italie, près de Reggio, où se trouvait le château de la comtesse Mathilde de Toscane, qui servait de refuge au pape Grégoire VII. L'empereur Henri IV s'y rend et se présente en tenue de pénitent, tête et pieds nus, une corde attachée autour du cou, pour solliciter le pardon du souverain pontife.

    Mais, très vite, le conflit reprend. Henri IV s'empare de Rome et fait élire l'antipape Clément III, qui le couronne empereur. La querelle des Investitures ne prend fin qu'en 1122, lorsque le concordat de Worms est signé par le pape Calixte II et l'empereur Henri V. L'investiture spirituelle revient au pape, tandis que l'empereur conserve la charge de l'investiture temporelle.

    Cet épisode historique a donné naissance à l'expression «aller à Canossa», c'est-à-dire faire amende honorable, s'humilier devant son adversaire.

    (Source encyclopédie Yahoo )