La voix de Lénine

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Kollontaï, Alexandra Mikhaïlovna (1872-1952), fille d’un général, adhère au mouvement social-démocrate en 1899. De 1906 à 1915, penche vers les mencheviques mais adhère au parti bolchevique en 1915 pour ses positions face à la guerre impérialiste. De 1908 à 1917, en émigration en Norvège. Après la Révolution de Février 1917, membre du Comité exécutif du Soviet de Petrograd et du CC du Parti bolchevique. En juillet 1917, arrêtée par le Gouvernement provisoire. Après la Révolution d’Octobre, première femme à occuper un poste « ministériel » en tant que Commissaire du peuple à l’Assistance publique. Organise le 1er Congrès panrusse des femmes travailleuses. Dans les années 20, contribue à l’organisation du mouvement international des femmes. Dirigeante de l’Opposition Ouvrière en 1920-1921. En 1923, affectée à des fonctions diplomatiques, elle fut la première femme ambassadrice de l’Histoire en représentant l’URSS en Norvège, au Mexique et enfin en Suède.

Guerre impérialiste de 1914. La IIe Internationale trahit les préceptes de Marx et trompa la classe ouvrière. La social-démocratie allemande, principale force de la IIe Internationale, révéla son essence opportuniste. Elle tendit la main à sa propre bourgeoisie alors au pouvoir, et accepta que la paix la plus totale régnât entre les classes.

J’ai vu de mes propres yeux et vécu la honteuse abdication de la social-démocratie allemande, qui se refusa à la lutte de classe révolutionnaire. Le 4 août 1914, je me trouvais au Reichstag, et je pus voir l’odieux tableau de la déchéance des leaders de la social-démocratie allemande, j’assistais au vote du budget militaire [1], et je fus témoin de leur promesse de soutenir le gouvernement de Bethman-Hollweg[2].

La fumée de la guerre impérialiste avait grisé la plupart des gens. L’esprit de conciliation et l’hypnose de l’opportunisme avaient même contaminé certains émigrés politiques russes. Ils se hâtèrent de faire amende honorable et rentrèrent en Russie pour servir la patrie tsariste, soutenir la politique de Nicolas II [3] et de ses suppôts.

J’étais dans l’horreur et le désespoir. J’avais l’impression que tout s’était effondré. L’atmosphère était étouffante, un mur semblait se dresser devant moi et me barrer le chemin. Grâce à Liebknecht [4], je pus quitter l’Allemagne et me rendre à Stockholm. Je croyais qu’on pouvait encore activer la IIe Internationale et la lancer contre la boucherie mondiale. Mais quelle devait être notre politique, sur quoi devait-elle se baser, personne ne le savait et moi non plus. Nous étions comme égarés dans une forêt.

C’est à cet instant de désarroi et de délabrement complets de la IIe Internationale, au moment où les partis capitalistes bourgeois en liesse chantaient victoire et exaltaient l’unité des classes, que retentit la voix puissante de Lénine. Grâce à son analyse implacable, seul contre le monde entier, il montra distinctement l’essence de la guerre impérialiste et, chose encore plus importante, indiqua nettement les voies et les méthodes pour transformer cette guerre en guerre civile et en révolution. Quiconque veut la paix doit déclarer la guerre à l’opportunisme et rompre avec le coalitionnisme, avec la bourgeoisie.

A Stockholm, nous reçûmes de Suisse quelques numéros de l’organe central le « Social-Démocrate » [5], avec les directives de Lénine en ce qui concernait la guerre et nos tâches [6]. Ce fut le moment parmi les plus importants de ma vie. Les articles de Lénine démolirent de fond en comble le mur auquel je me heurtais. J’eus l’impression de remonter d’un puits profond et sombre, de me retrouver au soleil et je vis le chemin que je devais suivre. Il était clair et net. Il fallait rejoindre les colonnes de la classe ouvrière révolutionnaire et suivre Vladimir Ilitch.

Nous sûmes beaucoup plus tard que le Bureau du Comité central, en Russie, appliquait déjà les directives de Vladimir Ilitch.

J’eus ces jours-là l’impression que Lénine se dressait au-dessus de l’humanité et qu’il savait, par la puissance extraordinaire de sa pensée, distinguer ce que nous ne pouvions pas voir. Je compris alors que son courage moral et spirituel était sans bornes. Plus les opportunistes, Kautsky [7] et ses adeptes les plus proches, tombaient bas et plus haut se dressait, implacable et courageux, celui qui, dans ce chaos sanglant, montrait le chemin à suivre.

En octobre, j’écrivis ma première lettre à Vladimir Ilitch. En réponse, je reçus, par l’intermédiaire d’un camarade russe, une directive m’invitant à me mettre immédiatement au travail et à entrer en relation avec des socialistes de Scandinavie ; ces derniers devaient aider à réaliser la politique de lutte de la classe ouvrière, mise au point par Lénine. Depuis ce jour, je travaillais sous la direction immédiate de Vladimir Ilitch.

Le camarade C. [8] et moi reçûmes en même temps la tâche d’organiser en Scandinavie une liaison permanente entre Lénine et le Bureau du Comité central en Russie. Cette liaison fut établie et fonctionna jusqu’au moment où le gouvernement conservateur suédois de Hammerskjöld décida de supprimer le « Centre bolchevique »›.

Je fus arrêtée, on m’emprisonna à Kungsholmen, puis on m’expulsa de Suède. Grâce à des amis norvégiens, je pus m’installer à Holmenkollen près d’Oslo, en Norvège. De la maisonnette rouge au-dessus du fjord, j’envoyais mes questions ainsi que les brochures et les articles qu’on m’avait commandés pour Vladimir Ilitch.

Dans cette même maisonnette, je décachetais les lettres que m’adressait Vladimir Ilitch et que je recevais par l’intermédiaire de mes amis. C’est encore dans cette maisonnette rouge à Holmenkollen que nous élaborâmes la résolution de la gauche norvégienne ; cette résolution soutenait la gauche de Zimmerwald [9] et fut approuvée par Vladimir Ilitch.

Quand à cette époque-là, je pensais à Vladimir Ilitch, je ne me le représentais pas comme un homme ordinaire mais comme l’incarnation d’une force cosmique qui remuait les stratifications sociales et économiques millénaires. Le plan d’un immense bouleversement des rapports sociaux et d’un remaniement de la société sur des bases nouvelles s’annonçait.

C’était la guerre impérialiste, mais aussi, grâce à Lénine, des fissures avaient commencé à apparaître dans la structure de la société. La IIe Internationale avait été brisée, mais des pousses nouvelles apparaissaient déjà.

En 1915 et 1916, Vladimir Ilitch m’assigna la tâche de choisir les meilleurs jeunes socialistes-révolutionnaires au sein de la IIe Internationale qui s’était déshonorée et de les grouper autour de la gauche de Zimmerwald ; cette tâche s’avéra plus facile que nous ne l’avions pensé.

A deux reprises, je traversai l’océan Atlantique pour rassembler de Boston à San Francisco et de

Philadelphie à Seattle les forces qui serviraient à combattre la boucherie impérialiste et à soutenir la plate-forme de la gauche de Zimmerwald.

  1. Le 4 août 1914, la fraction parlementaire social-démocrate du Reichstag a voté avec les députés bourgeois les crédits de guerre demandés par le gouvernement du Kaiser, approuvant ainsi la guerre impérialiste de Guillaume II. L’aile gauche des députés socialdémocrates, dont Karl Liebknecht, était contre la guerre mais s’est finalement soumise à la discipline de vote de la majorité de la fraction. Le même jour, les partis socialistes de France et de Belgique publiaient chacun un manifeste exprimant leur soutien à la guerre menée par leurs gouvernements respectifs.
  2. Bethman-Hollweg, Theodor von (1856-1921), Chancelier impérial entre 1909 et 1917.
  3. Romanov, Nikolaï (Nicolas II) (1868-1918), dernier empereur de Russie (1894-1917).
  4. Liebknecht, Karl (1871–1919), membre du Parti social-démocrate allemand (SPD) depuis 1900. Un des principaux dirigeants des jeunesses du parti, puis de l’aile gauche de ce dernier. Président de l’Internationale socialiste de la jeunesse (1907-1910). Député au Reichstag (1912-1916). Emprisonné entre 1916 et 1918 pour ses positions contre la guerre impérialiste. En 1916, avec Rosa Luxembourg, participe à la fondation de la Ligue Spartakiste, aile gauche anti-militariste du SPD, puis en décembre 1918, du Parti communiste allemand (KPD), dont il devient le premier président. Participe activement à la Révolution de Novembre (1918) puis à l’insurrection spartakiste de janvier 1919. Arrêté et exécuté par des soldats le 15 janvier 1919.
  5. « Sotsial-Demokrat », journal clandestin, organe central du POSDR (bolchevique) publié de février 1908 à janvier 1917, avec un total de 58 numéros. Le premier numéro a été imprimé en Russie, par la suite la publication fut transférée à l’étranger, d’abord à Paris et ensuite à Genève.
  6. Le manifeste « La Guerre et la Social-démocratie russe », rédigé par Lénine, fut le premier document officiel du CC du POSDR exprimant la position du parti bolchevique face à la guerre impérialiste mondiale. Il a vu le jour en novembre 1914 comme article de fond du n°33 du journal « Sotsial-Demokrat » et fut envoyé au Bureau Socialiste Internationale (organe exécutif de la IIe Internationale) et à plusieurs journaux socialistes d’Angleterre, d’Allemagne, de France, de Suisse et de Suède, en tant que document officiel exposant l’attitude du POSDR sur la guerre.
  7. Kautsky, Karl (1854–1938), dirigeant et théoricien réformiste-centriste de la social-démocratie allemande et de la IIe Internationale. Rédacteur en chef de la revue théorique « Neue Zeit » (1883-1917).
  8. Chliapnikov, Alexandre Gavrilovitch (1885-1937), ouvrier métallurgiste. Membre du POSDR en 1901, bolchevique en 1903. Dans l’émigration entre 1908-1916. Travaille dans des usines en France, Allemagne et Grande-Bretagne. Avec Kollontaï, organise en Scandinavie les liaisons entre Lénine et le parti en Russie. Un des organisateurs du Soviet de Petrograd en février 1917, du Comité central et de la « Pravda » bolchevique avant le retour de Staline et Kaménev. Organise l’accueil de Lénine à son retour d’exil. Président du syndicat pan-russe des métallos. Commissaire du peuple au Travail (1917). S’oppose à la militarisation des syndicats (1919). Dirigeant de l’Opposition ouvrière (1920-1922). Membre de l’ambassade soviétique à Paris (1924-1925). Membre l’Opposition Unifiée, capitule en 1926. Membre de la direction du Gosplan (1932-1933). Exclu du Parti en 1933, déporté en 1934, arrêté en 1935 et exécuté en 1937.
  9. Zimmerwald et Kienthal sont les noms des villages suisses où eurent lieux des conférences socialistes internationales contre la guerre, respectivement les 5-8 septembre 1915 et les 24-25 avril 1916. L’objectif de ces conférences était de regrouper les courants socialistes internationalistes et pacifistes européens à la suite du naufrage de la IIe Internationale au début de la Première guerre mondiale, majoritairement dominée par les courants « social-patriotes ». Lénine anima l'« aile gauche » de l’Union Zimmerwald, dont les membres formeront pour la plupart les cadres de la future IIIe Internationale.