La voie du socialisme et l'alliance ouvriers-paysans

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I. Nous sortons de la misère. Nous bâtissons notre économie sans grands propriétaires terriens ni gros capitalistes.[modifier le wikicode]

Depuis 1924, nous, la classe ouvrière et la paysannerie de l’ancienne Russie tsariste, nous avons commencé à sortir relativement vite d’un épouvantable délabrement, nous avons commencé à panser des plaies très graves, à mettre de l’ordre dans la confusion qui régnait toutes ces dernières années. Tout un chacun — amis et ennemis — voit désormais clairement que l’économie d’un immense pays est en train de reprendre pied. Quel que soit le secteur de production, nous observons partout un regain d’activité, un essor, une progression.

Dans notre pays, la base de toute l’économie est l'agriculture. L'industrie y est relativement faible, et son évolution dépend aussi de la croissance de l’agriculture. Cette dernière, dans nos conditions, est une économie paysanne qui compte plus de 20 millions de feux.

Pendant la guerre impérialiste, pendant la guerre civile, à l’époque du délabrement, cette économie paysanne a été minée, ruinée, appauvrie. Mais aujourd’hui chacun voit que peu à peu la campagne commence à reprendre des forces : il y a de plus en plus de labours, la production augmente, de nouvelles cultures sortent de terre, les paysans abandonnent l’assolement triennal pour la polyculture, par endroits, on peut voir des nouvelles machines et des tracteurs. En un mot, un mouvement en avant commence. Il est vrai qu’il y a encore un océan de misère et d’ignorance. Mais si l’on compare la situation d’aujourd’hui à l’époque de la guerre civile, il ne fait aucun doute que nous sortons de cette misère.

Rappelons-nous les dernières années. Dans les villes, la plupart des usines et des fabriques étaient réduites à l’immobilisme, les meilleurs ouvriers combattaient sur les fronts, il n’y avait dans les villes ni combustibles, ni matières premières, ni pain. D’immenses fabriques et usines demeuraient portes closes, les magasins étaient vides, les villes fondaient comme neige au soleil, le peuple les fuyait à la recherche d’un morceau de pain vers des villages lointains, pour être plus proches de la terre, pour se cacher, pour trouver d’une façon ou d’autre quelque part un morceau de pain ou un sac de pommes de terre. On peut dire que toutes les villes étaient alors en « haillons », elles étaient en quête de nourriture, elles s’écoulaient, éclaboussaient tout le pays.

Aujourd’hui, nous voyons les villes reprendre rapidement vigueur, les fabriques et les usines se ranimer, des maisons se construire, une vie urbaine bouillonner. La classe ouvrière, épuisée par la famine, commence à se remettre des épouvantables années du délabrement. Elle accroît la productivité du travail, ce qui lui permet de s’assurer une vie meilleure au fil des jours. Peu à peu, nous commençons à construire de nouvelles usines. Peu à peu, nous ouvrons des chantiers de nouvelles centrales électriques, et la lampe électrique n’est plus un hôte si rare, même sous les toits ruraux de chaume.

Les transports connaissent aussi un rapide développement. Il suffit de comparer, une fois encore, les années passées avec aujourd’hui. Nous nous rappelons tous les trains rares, aux fenêtres brisées où, telles des fourmis, étaient accrochées des foules humaines, un sac au dos. Tout le pays semblait alors brisé, et il était souvent quasi impossible de se rendre d’un point en un autre sans que cela demande un temps fou. Et les « cimetières de locomotives » étaient les témoins du chaos, de l’immense anarchie qui régnait alors dans nos transports.

Aujourd’hui, nous y avons mis bon ordre. Les transports ferroviaires et fluviaux accomplissent des performances de plus en plus notables, ils commencent à apporter un profit direct à l’Etat. Les années de délabrement sont vouées à l’oubli, et l’anarchie d’hier a disparu.

Rappelons-nous également le destin de notre monnaie soviétique. Rappelons-nous cette chute infinie de la valeur de notre monnaie, que l’on pesait en livres, comme des monceaux de vieux papier. Le trésor de l’Etat tenait au frêle fil de ces malheureuses unités monétaires soviétiques. C’était une époque où l’économie et le trésor étaient tout à fait proches de l’effondrement total.

Aujourd’hui, nous avons une monnaie forte, dans les villes et les villages circulent depuis longtemps des pièces de monnaie d’argent et de cuivre, et notre billet de dix roubles est solide. Le paysan, l’ouvrier, la famille rurale, l’usine, la fabrique, la mine peuvent désormais compter, établir des plans économiques, faire des prévisions de ce dont ils ont besoin et de ce qu’ils peuvent dépenser, de ce qu’il leur faudra payer. Le trésor de l’Etat peut calculer correctement ses recettes et ses dépenses, établir un plan correct dans son immense économie.

Par conséquent, nous progressons dans toutes les directions vers un avenir meilleur. Notre pays devient plus riche, nous commençons à porter le coup à la misère et à la pauvreté.

L’immense majorité de tout ce qui existe dans le pays appartient à la classe ouvrière et à la paysannerie. Il est vrai que nous tolérons le négociant privé, le marchand, l’entremetteur : nous avons autorisé par endroits — là où nous étions incapables de faire face — une entreprise capitaliste privée. Par endroits, nous avons donné en concession au grand capital étranger certaines entreprises, que nous n’avions pas la force de mettre sur pied nous- mêmes, et pour lesquelles le capital étranger nous paye un loyer. Mais si nous considérons notre économie dans son ensemble, nous observerons que la part de ces entreprises privées, en location ou en concession, aussi bien dans le commerce que dans l’industrie, est finalement infime[1]. La majeure partie des industries et des exploitations appartiennent à l’Etat ouvrier, ou aux paysans, ou aux artisans et aux gens de métier.

Que signifient avant tout ces faits ?

Ils signifient avant tout que les ouvriers et les paysans peuvent seuls, sans l’aide des capitalistes et des propriétaires terriens, sans les anciens patrons, sans les régisseurs de jadis, sans ceux qui ont commandé des dizaines et des centaines années durant, ceux-là — le simple peuple — peuvent construire leur économie nationale.

Ce fait revêt une importance des plus considérables. Jamais encore dans le monde il n’y a eu de révolution aussi importante que celle qui s’est produite chez nous en octobre 1917. Jamais nulle part, dans aucun pays, les masses travailleuses du peuple n’ont réussi à chasser de leurs fauteuils bien confortables les capitaines du régime bourgeois. Jamais nulle part encore les ouvriers et les paysans n’ont été en mesure de s’atteler eux-mêmes à une œuvre qui consiste à bâtir leur propre destin. Et les défenseurs du régime bourgeois, les défenseurs des propriétaires terriens et des capitalistes n’ont jamais cessé de nous bourdonner aux oreilles que les masses travailleuses — ouvriers et paysans — ne seraient pas en mesure, même s’ils le voulaient, de gérer une économie et d’administrer un pays. On a dit et écrit que le « simple » peuple, « ignorant », ne pourrait jamais assumer une œuvre aussi complexe. Et après la révolution d’Octobre, on nous a prédit presque à chaque heure, chaque jour, notre mort inévitable. Quelques jours à peine avant la révolution d’Octobre, le représentant le plus intelligent de la bourgeoisie russe, Milioukov, membre du parti cadet, écrivait que les bolcheviks n’oseraient jamais prendre le pouvoir. Et lorsque les bolcheviks, c’est-à-dire le parti de la classe ouvrière, prenant appui sur la paysannerie, se sont emparés de ce pouvoir, tous les ennemis des travailleurs ont attendu sa chute avec une joie mauvaise. Cela n’empêche que la classe ouvrière et la paysannerie ont été en mesure de se passer des propriétaires terriens, qui ont été à jamais balayés, extirpés de notre terre ; de se passer des grands manitous du capital, qui vivront leurs dernières années dans les capitales étrangères.

Le fait que les masses travailleuses se gouvernent elles-mêmes revêt une importance immense non seulement pour nous mais pour les travailleurs du monde entier. C’est là un exemple inouï, sans précédent, qui est une invite permanente aux travailleurs des autres pays à accomplir le grand repartage du monde, à le refaire. Cet exemple refute, par sa valeur d’expérience, les élucubrations, les fables des défenseurs de l’ordre bourgeois, qui proclament que l’on ne saurait se passer des capitalistes et des propriétaires terriens. Cet exemple insuffle vigueur et certitude à tous les combattants révolutionnaires, à tous les bâtisseurs de la société nouvelle.

II. Pourquoi avons-nous triomphé jusqu’à présent ? (l’alliance des ouvriers et des paysans)[modifier le wikicode]

Si jusqu’à présent nous avons été en mesure de faire face à toutes les difficultés, de nous tirer des situations les plus complexes, c’est essentiellement parce que dans notre pays il s’est créé face à l’alliance des propriétaires fonciers et des capitalistes une autre alliance : celle des ouvriers et des paysans.

Dans tous les pays, les riches (banquiers, propriétaires d’usines et de fabriques, grands propriétaires fonciers, maîtres des chemins de fer, des mines, etc.) tiennent parce qu’ils asservissent la volonté d’une partie importante des masses travailleuses. Et l’heure dernière de l’Etat du capital et des propriétaires fonciers ne survient que lorsque la classe ouvrière échappe totalement à l’influence de la bourgeoisie et lorsqu’elle arrache de larges couches de la paysannerie à cette influence de la bourgeoisie, permettant ainsi à la paysannerie de s’en affranchir, qu’elle l’aide à s’engager dans un nouveau chemin autonome. Et lorsque, face aux capitalistes et aux propriétaires fonciers, face à cet alliance des classes riches, des classes non travailleuses, prend vigueur une alliance des classes travailleuses, l’alliance des ouvriers et des paysans, alors seulement une victoire sur le vieux régime est possible, et alors seulement on peut consolider le régime nouveau. Voilà une vérité qu’il ne faut jamais oublier un seul instant. Et tout ouvrier et paysan conscient doit parfaitement s’en imprégner parce que c’est à cette seule condition que nous pouvons espérer de nouveaux succès.

Cette vérité est confirmée avant tout par le déroulement de la révolution chez nous. Considérons notre victoire d’Octobre, et voyons comment nous avons été en mesure de vaincre. On n’aura aucune peine à se persuader que la victoire d’Octobre a été possible précisément grâce au fait qu’au cours même de la lutte l’ouvrier a tendu la main au paysan, lequel à son tour a tendu la main à l’ouvrier. Quelle était la grande revendication de la paysannerie ? La terre et la paix. Quelle était la grande revendication de la classe ouvrière ? Que les usines et les fabriques soient prises aux capitalistes pour devenir propriété du peuple ; et puis il y avait aussi la paix, et la revendication d’instaurer le pouvoir des Soviets. Les paysans ne pouvaient pas parvenir à leurs fins sans soutenir les ouvriers, et ces derniers, pour leur part, n’auraient rien pu obtenir s’ils n’avaient soutenu de toutes leurs forces les revendications des paysans. C’est ainsi que s’est créée, que s’est forgée cette union, ce « bloc » entre la classe ouvrière et la paysannerie, qui a finalement permis une victoire relativement facile au cours des grandes journées d’Octobre. L’affaire a été réglée grâce aux actions conjointes et extraordinairement unies des ouvriers et des soldats, ces derniers étant la substance même de notre paysannerie. Les soldats voulaient la paix, et les paysans aussi, les paysans voulaient la terre, et les soldats aussi, les paysans voulaient se débarrasser des propriétaires terriens, les soldats voulaient de même. Toutes ces revendications étaient soutenues, propagées, devenaient mots d’ordre de combat aux mains de la classe ouvrière et de son parti. Les revendications paysannes faisaient corps avec celles des ouvriers. Les revendications ouvrières faisaient corps avec celles des paysans. Et aucune force n’était en mesure de résister à cette pression conjointe de l’immense et écrasante majorité de la population de notre pays. Voilà les racines de la victoire d'Octobre.

Pourquoi, ensuite, avons-nous triomphé à l’issue de la guerre civile, qui a duré tant d’années ? Car après la victoire d’Octobre, les capitalistes étrangers s’étaient mobilisés contre nous, et s’étaient hâtés de voler au secours de la bourgeoisie russe. Car notre bourgeoisie et ses forces armées étaient soutenues par tous les moyens — militaires, politiques, financiers — par toute une pléiade de puissants Etats bourgeois. Plusieurs fois, notre pays des Soviets a été pris dans un anneau de fer, a été entouré, de tous côtés, par des troupes ennemies. Il y a eu des instants où la République soviétique n’était plus réduite qu’à quelques provinces, comprimées sous la forte pression des détachements ennemis. Il y a eu des instants où Petrograd, la ville phare de la révolution prolétarienne, a été sous la menace directe. Il fut un temps où Denikine était aux abords d’Orel, tandis qu’à Moscou des conjurés blancs avaient déjà formé leurs états-majors, leurs cadres officiers pour se venger des « chiens communistes ». Nous avons vécu maintes fois des mois entiers privés de pétrole, de charbon, de blé. De longues années durant, nous avons connu la situation d’une forteresse assiégée de tous côtés, et dans laquelle s’insinuaient déjà la famine et la mort. Et pourtant, nous sommes sortis vainqueurs de cette guerre civile sans précédent de par sa cruauté et de par sa tension entre les exploiteurs et les exploités, entre les propriétaires terriens et les capitalistes, d’une part, les ouvriers et les paysans, d’autre part. Où sont les racines de cette victoire ?

Premièrement, dans le fait que les masses travailleuses de l’Occident, consciemment parfois, mais n’écoutant parfois que la voix de leur instinct de classe, se sont rangées à nos côtés, ont résisté à leurs supérieurs, à leurs gouvernements, à leurs généraux, et ont empêché sous diverses formes ces gouvernements d’exécuter leurs basses œuvres d’étranglement de la révolution triomphante en Russie. Il est maintes fois arrivé que les détachements de troupes étrangères ont dressé le drapeau rouge et ont quitté nos fronts.

La deuxième raison — interne — de notre victoire, cela a été, une fois encore, une alliance militaire solide entre les ouvriers et les paysans de notre pays. Les paysans soutenaient les ouvriers dans leur lutte contre des ennemis qui les assaillaient de tous côtés. Cette alliance militaire entre la classe ouvrière et la paysannerie était le prolongement, le développement d’une alliance de combat de ces classes à l’époque de la révolution d’Octobre.

Bien entendu, cette alliance militaire ne sortait pas du néant, elle s’appuyait sur une communauté d’intérêts profonds. La paysannerie, en combattant l’ennemi, défendait la terre récemment conquise sur le propriétaire terrien. Les troupes ennemies entraînaient à leur suite toute une kyrielle de capitalistes, de grands propriétaires fonciers, de princes, de barons et de comtes chassés de leurs terres et assoiffés de retrouver leurs nids de gentilshommes familiaux, où ils étaient installés depuis les siècles. Et lorsque les fils des paysans, soldats de notre Armée Rouge, souffrant la faim et le froid, malades du typhus, pieds nus, défendaient les frontières du pays des Soviets et repoussaient l’ennemi à baïonnette, ils défendaient la grande œuvre de libération du joug des propriétaires fonciers. Ils voyaient qu’on ne pouvait consolider la terre conquise autrement qu’alliés à la classe ouvrière, laquelle avait envoyé sur les fronts ses meilleurs fils. Ils se soumettaient à la direction de la classe ouvrière parce qu’ils voyaient, dans cette empoignade de classes, dans cette bataille révolutionnaire, les fils des fabriques et des usines défendre héroïquement la cause de la révolution, sacrifiant tout au nom de la victoire sur l’ennemi. Ils voyaient également que seul le pouvoir soviétique était un appui sûr dans ce combat sans précédent. Pour sa part, la classe ouvrière voyait parfaitement que l’invasion des propriétaires fonciers aurait signifié une invasion des capitalistes, le retour de l’ancien régime dans son intégralité, la perte des fabriques et des usines conquises dans la bataille d’Octobre et l’anéantissement du pouvoir soviétique. L’alliance militaire de la classe ouvrière et de la paysannerie dans la guerre civile s’appuyait donc sur une communauté d'objectifs fondamentaux, à l’ordre du jour pour les deux classes laborieuses de notre pays. Il est vrai que la dureté de ce temps, où il fallait trouver tout ce qui était indispensable pour nourrir l’Armée Rouge, pour soutenir le front, pour sustenter les ouvriers demeurés dans des villes affamées, la dureté de ce temps à plus d’une fois fait hésiter certaines couches de la paysannerie. Plus d’une fois celles-ci, épuisées par la cruauté de la lutte, incapables de comprendre la nécessité de ces sacrifices colossaux, ont rallié l’ennemi, les blancs, les partisans de l’Assemblée constituante, les troupes de Koltchak. Mais l’austère expérience de la guerre civile leur a chaque fois montré que ce n’était pas dans le camp des blancs qu’il fallait chercher le salut, car c’était le camp des ennemis jurés non seulement de la classe ouvrière mais de la paysannerie. Les Koltchak, les Denikine par leur cruauté ne faisaient que renforcer la foi dans la justesse de l’œuvre bolchevique et la compréhension de la nécessité d’une coopération étroite avec la classe ouvrière. Cette expérience douloureuse, cette expérience acquise au prix du sang, a fait que la paysannerie de notre pays s’est persuadée de plus en plus de la nécessité de sacrifices au nom de la grande victoire sur l’adversaire. Ainsi s’est forgée une union solide entre la classe ouvrière et la paysannerie dans la lutte contre l’ennemi commun. C’est là que se trouve la seconde racine de notre victoire sur tous nos adversaires : les nôtres, les Russes et les étrangers. La victoire sur l’alliance des propriétaires fonciers et des capitalistes est une victoire de l’union des ouvriers et des paysans.

Lorsque les derniers détachements des armées de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers ont été rejetés à la mer et que, sous la bannière des Soviets, sous le drapeau rouge de la révolution, notre pays s’est rassemblé, sur des bases nouvelles, sur l’assise d’une cohabitation pacifique et bénévole de nombreux peuples laborieux, alors a commencé une époque nouvelle, et de nouvelles tâches se sont imposées. Nous avions cessé d’être une forteresse assiégée, combattante, repoussant les assauts. La guerre civile touchait à sa fin. Il fallait au plus vite se mettre au travail dans la paix. Il fallait remettre sur pied une économie ébranlée. Pour cela, il fallait une autre politique économique, conforme à cette époque nouvelle, à ces tâches nouvelles qui se posaient impérieusement aux classes travailleuses île notre pays. Les prélèvements de denrées agricoles étaient nécessaires pour nourrir à tout prix l’armée et les restes d’une classe ouvrière affamée, sans laquelle se serait effondrée toute l’œuvre de la révolution. Mais les prélèvements et l’interdiction du commerce n’avaient strictement aucune valeur à une époque où il fallait accroître les forces productives de l’agriculture et développer notre industrie. D’où la transition à la nouvelle politique économique. Peu à peu, on a vu s’éloigner au second plan puis disparaître tout à fait les dernières séquelles de lutte armée contre les puissances capitalistes qui nous avaient attaqués. Notre économie a commencé à se relever. Nous avons commencé à commercer de plus en plus avec les Etats capitalistes qui, après quelques hésitations, ont fini bon gré mal gré par reconnaître l’un après l’autre le pouvoir soviétique comme pouvoir « légitime » sur les terres de l’ancien empire tsariste. C’est alors que s’est posée à nous, sous une forme nouvelle, cette question : comment assurer définitivement notre victoire, comment consolider le pouvoir des travailleurs, garantir notre croissance économique, bâtir une société nouvelle, établir un ordre, des relations nouveaux ? A cette question, il nous faut répondre que nous ne triompherons définitivement, nous ne vaincrons totalement, nous n’organiserons effectivement une société nouvelle, celle des travailleurs, que lorsque, dans ces conditions nouvelles de paix et non de guerre, nous saurons consolider une fois de plus cette alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie qui nous a garanti la victoire durant toute la révolution. Voilà pourquoi nous devons maintes et maintes fois nous poser la question de l’alliance entre le prolétariat et la paysannerie. Ce n’est pas simple répétition d’une question ancienne, parce qu’il s’agit de conditions nouvelles, plus complexes qu’auparavant. Nous grandissons, nous sommes plus forts économiquement au fil des jours. Par contre, on ne voit pas notre ennemi commun aussi nettement qu’à l’époque de la guerre civile. Il faut donc analyser tous les dangers qui se dressent sur notre route, pour ne pas faire de faux pas, pour ne pas nuire à la cause au nom de laquelle nous nous sommes battus tant d’années.

III. La classe ouvrière et la paysannerie[modifier le wikicode]

Dans l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, cette alliance grâce à laquelle nous avons tenu dans la bataille contre l’ennemi et qui nous a permis de relever l’économie de notre pays, le rôle dirigeant appartient à la classe ouvrière. Dans notre pays, celle-ci ne constitue pas la majorité de la population laborieuse. L’immense majorité de cette population laborieuse est composée de paysans. Néanmoins, la classe ouvrière fut et demeure une force dirigeante. Pour comprendre pourquoi il en est ainsi, et pourquoi c’est nécessaire pour vaincre les propriétaires terriens et les capitalistes, il faut analyser en détail la situation de ces classes dans la société capitaliste.

Sous le capitalisme, sous la domination de la bourgeoisie dans tous les pays, y compris le nôtre, la ville a toujours été une sangsue par rapport à la campagne. Toutes les réalisations techniques et scientifiques, tous les acquis de la culture étaient concentrés essentiellement dans les villes. La campagne, l’agriculture étaient et sont encore reléguées au second plan. Le développement de l’une et de l’autre retardait fortement sur celui de la ville. Cette dernière attirait les meilleures forces, les gens les plus énergiques, les plus industrieux et les plus capables. La campagne se vidait peu à peu, donnant à la ville toute sa sève. La ville concentrait la culture, l’éducation de la société moderne. La ville focalisait tout ce qui se passait dans les différents coins du globe terrestre. C’est en ville que se trouvaient et que se trouvent les principaux éléments de l’appareil de l’Etat, les institutions gouvernementales, tous les instruments des Etats bourgeois forts et puissants. La campagne était inéluctablement condamnée à une existence en vase clos, elle accusait un retard séculaire dans le domaine des connaissances, elle était moins instruite que la ville.

Cette différence fondamentale a marqué de son sceau les ouvriers, d’une part, les paysans, d’autre part. Mais le problème n’est pas uniquement là. La classe ouvrière des fabriques et des usines n'est liée à aucune propriété. En société capitaliste, elle vend sa force de travail à un patron. Elle voit à chaque jour, à chaque heure, qu’elle travaille pour un patron. Elle commence à haïr la bourgeoisie à laquelle elle ne croit plus. Mais par ailleurs, tout ouvrier est habitué à travailler au côté d'autres ouvriers semblables. Les ouvriers vivent et travaillent, masse immense, dans des usines et des fabriques gigantesques, dans des mines. Non seulement ils apprennent à haïr la bourgeoisie, à ne plus la croire, à percevoir qu’elle les trompe, ils apprennent aussi à lui résister en commun. Ils s’habituent en permanence à l’idée que ce n’est qu'ensemble que l’on peut triompher de l’ennemi, que ce n’est qu’ensemble que l’on peut, après avoir renversé cet ennemi, gérer l’économie de façon nouvelle, gouverner de façon nouvelle un pays conquis sur la bourgeoisie. La culture urbaine met à leur disposition, malgré tout, quelques moyens qui permettent aux ouvriers d’organiser leurs rangs, de construire une armée, laquelle s’engage dans le combat contre la domination des propriétaires terriens et des capitalistes, devinant toutes les ruses de l’ennemi. Il n’en va pas de même avec la paysannerie. Le paysan travaille seul, mettant à contribution sa propre exploitation, sa famille, son foyer. Il n’a pas d’habitude, à de rares exceptions près (par exemple, la fauchaison, etc.), de travailler conjointement avec ses covillageois. Il a son exploitation propre, individuelle, et il voit avant tout les intérêts de sa petite exploitation. Les conditions de la vie paysanne le conduisent rarement au-delà de la lisière de son village. Il y a aujourd’hui encore des paysans qui ne sont jamais allés au chef lieu de district ; il y en même qui n’ont jamais pris un train.

Bien entendu, ce n’est pas la « faute » du paysan, c’est son malheur. Néanmoins, c’est un fait, une réalité dont il faut tenir compte.

La paysannerie, de plus, est très hétérogène. Paysan, dit-on, le tavernier repu, l’usurier de village, le koulak ; paysan, dit-on, cet exploitant trapu qui a plusieurs valets de ferme, qui pompe ses revenus sur leur travail et qui les tient en bride ; paysan, dit-on, ce petit cultivateur laborieux qui travaille avec sa famille pour lui-même, et ne vit pas du travail d’un autre ; paysan, dit-on, ce miséreux, sans cheval, qui joint avec peine les deux bouts, et qui est souvent contraint d’aller gagner sa vie ailleurs ; paysan, enfin, dit-on, ce semi-brassier, ce semi-ouvrier pour lequel l’exploitation paysanne n’est qu’une source auxiliaire de subsistance.

En régime capitaliste, l’immense majorité des paysans est au fond condamnée à une existence telle que les hommes joignent avec peine les deux bouts. Mais tout paysan ayant son exploitation, sa propriété cherche essentiellement une issue : en accroissant son exploitation, sa propriété, il veut franchir un degré dans la condition paysanne, et se hausser ainsi de degré en degré. Possédant son bien propre, espérant l’accroître (même si ses espoirs, au fond, sont vains dans la grande majorité des cas) ce paysan éprouve donc un certain respect, une certaine confiance pour des propriétaires plus importants et, par voie des conséquences, pour le bourgeois. Il n’apprend donc pas à haïr la classe des riches de la même haine qui le distingue de la classe ouvrière, laquelle est confrontée au capital. Une partie des paysans éprouve même du respect pour les grands propriétaires, et il faut l’expérience de la lutte des classes et des affrontements directs avec l’adversaire pour révéler au paysan ses ennemis de classe. C'est pourquoi les capitalistes et les propriétaires fonciers peuvent plus facilement tromper le paysan que l'ouvrier.

Mais par ailleurs, le paysan, qui n’a pas l’habitude d’un travail en commun permanent, peu accoutumé à se battre avec ses semblables, n’est pas en mesure de donner une riposte systématique et continuelle à ses adversaires. La paysannerie, dispersée dans les villages et dans les hameaux, morcelée, à l'image du sable des cours d'eau, ne pouvait s'imaginer en tant qu'armée cohérente, organisée, telle qu'a pu la mettre sur pied l'ouvrier des villes.

Et si l’on veut bien se rappeler que la vie dans les villes a donné et donne aux citadins bien davantage de connaissances de toute sorte : elle lui a appris à lire et à écrire, à reconnaître les ruses des ennemis, etc., on imaginera sans peine que dans le bloc ouvriers-paysans, la direction ne peut manquer d'être assurée par la classe ouvrière. En effet, de tout ce que nous venons de voir, il découle qu’elle est une force beaucoup plus consciente, beaucoup mieux organisée, beaucoup plus capable d’entraîner derrière elle les larges couches de la population travailleuse. Une fois encore, soulignons que l’on ne peut imputer aux paysans d’avoir une conscience moindre ; c’est son malheur. Mais il est bien clair également que la direction qu’exerce le prolétariat ne sera pas profitable à lui seul, mais aussi à la paysannerie. Sans cette direction, non seulement les ouvriers seraient perdant mais aussi les larges couches de la paysannerie.

Voilà comment se présentent les choses, si nous analysons la question de l’époque où la classe ouvrière et la paysannerie se lancent à l’assaut de l’alliance des propriétaires fonciers et des capitalistes. Mais qu’en est-il lorsque, après avoir renversé la domination de ces propriétaires fonciers et de ces capitalistes, il faut gouverner l’Etat, assumer toute l’économie d’un pays conquis à la bourgeoisie et aux propriétaires fonciers ?

Une fois encore, cette question demande une analyse des plus attentives. La classe ouvrière et la paysannerie ne tombent pas du ciel, lorsqu’elles prennent pour la première fois le pouvoir. L’une et l’autre sont issues des entrailles de la société capitaliste. Dans cette société, la classe ouvrière et la paysannerie étaient réduites à la condition de classe opprimée. Même la classe ouvrière n’était pas en mesure, en régime capitaliste, de s’élever au point d’apprendre à gouverner. Car tout l’enseignement supérieur était aux mains de la bourgeoisie, tous les postes clés au gouvernement, dans l’armée, dans l’économie, dans la science, etc., étaient aux mains des classes dominantes. Aussi la classe ouvrière ne pouvait-elle aucunement, dans les cadres de la société capitaliste, forger en son sein les forces nécessaires pour mettre sur pied elle-même, exclusivement par ses propres forces, l’immense et complexe appareil étatique et économique du pays. Lorsque les masses travailleuses s’affranchissent de la domination des propriétaires fonciers et des capitalistes, elles éprouvent aussitôt tout le poids des pesanteurs qu’elles n’éprouvaient pas auparavant. La classe ouvrière, et plus généralement les masses travailleuses, doivent désormais songer, résolument, à tous les domaines de l’économie et de la gestion. Ils ont besoin de techniciens et d’ingénieurs, de chimistes et d’agronomes, de juges et d’administrateurs, de savants et d’enseignants, en un mot de toutes les forces sans lesquelles on ne peut conduire un pays dans le chemin du progrès économique et autre. Mais comme la classe ouvrière ne disposait pas et ne pouvait disposer de forces propres de ce genre, tout naturellement, aussitôt après que les masses travailleuses ont conquis le pouvoir, se pose à elles la question de l'utilisation de ses nombreuses forces qui, auparavant, d’une façon générale, étaient dévouées, corps et âme en toute conscience, au vieux régime bourgeois désormais renversé. Par conséquent, les masses travailleuses sont confrontées à une tâche d’une complexité nouvelle, qui consiste à subordonner à leurs objectifs, à transformer toutes ces forces, à les remodeler dans l’esprit qu’il faut pour consolider le nouveau régime.

Si la classe ouvrière n’a pas d’emblée les forces suffisantes, si elle est contrainte, en combattant l’ennemi, en s’appliquant inlassablement à briser sa résistance cachée et déclarée, d’utiliser des forces qui, au départ, lui sont totalement ou en partie hostiles et qui ne la rejoignent que par la suite, la paysannerie a d’autant moins de forces. Nous avons vu en effet qu’auparavant, en régime capitaliste, la paysannerie affiche un retard beaucoup plus accusé, elle est beaucoup moins capable de discerner les desseins de l’ennemi et d’adopter une politique juste.

Pourtant, la classe ouvrière, bien qu’opprimée en société capitaliste, est capable de diriger une politique générale, d’imprimer une orientation générale à cette politique, et même si elle ne peut manquer de commettre certaines fautes, elle apprend finalement à triompher des difficultés qu’elle rencontre sur sa voie nouvelle.

Bien entendu, tôt ou tard, la paysannerie se familiarisera de plus en plus, grâce à l’expérience, avec l’édification économique et politique. Mais si à l’époque où la tâche des classes travailleuses n’était que de renverser l’alliance des propriétaires fonciers et des capitalistes; si, à l’époque, le rôle dirigeant du prolétariat était indispensable dans l'union des ouvriers et des paysans, après la conquête du pouvoir, cette direction n'est absolument pas superflue, elle est tout aussi indispensable. Au contraire, on peut dire que c’est tout particulièrement à la première période, au tout début de consolidation et du développement du nouveau régime, lorsqu’apparaissent des immenses tâches nouvelles et extraordinairement complexes, que cette direction doit être assurée à tout prix. Il ne s’agit que la classe ouvrière « veuille » absolument avoir la primauté. La question est que, quoiqu’en pensent certaines couches de la paysannerie, cette direction est indispensable dans l'intérêt même des larges masses paysannes. Si la classe ouvrière, en vertu de causes quelconques, ne pouvait plus assurer sa direction de la paysannerie, les choses aboutiraient inévitablement à la victoire de la bourgeoisie.

La direction du prolétariat est donc la condition la plus nécessaire de la victoire de la cause ouvrière et paysanne. Mais la question est encore plus complexe qu’il ne le paraît au premier regard. Le problème est que la classe ouvrière elle-même est hétérogène. Elle affiche différentes composantes internes qui, bien que ne se distinguant pas fortement l’une de l’autre, comme c’est le cas entre les diverses couches, groupes et classes de la paysannerie, doivent pourtant être pris en compte. Considérons par exemple une couche de la classe ouvrière comme les ouvriers agricoles : les valets de fermes. Ce sont des salariés pour la plupart, ils ne sont attachés à aucune propriété, mais dans le même temps leurs conditions générales de travail (la campagne et les conditions rurales en général, le retard culturel et politique que cela implique, une grande dispersion dans le travail, une grande similitude des conditions de travail dans l’exploitation paysanne, etc.) rendent on ne peut plus difficile une prise de conscience, par rapport aux ouvriers des villes, qui vivent en masses ouvrières dans les centres culturels du pays. Si nous considérons la classe ouvrière dans son ensemble, nous y trouverons des ressortissants de la paysannerie, des gens venant du monde de l’artisanat, des petits commerçants, etc. Par ailleurs, il y a des ouvriers de souche, de seconde ou de troisième génération, et qui, avec le lait maternel, se sont imprégnés d’un mode de pensée prolétarien, d’habitudes, de points de vue prolétariens. Toute une série d’autres conditions influent de façon diverse sur les différentes couches de la classe ouvrière. Il ne faut donc pas s’étonner que, de par son niveau de conscience, la classe ouvrière n’ait jamais été et ne soit pas encore parfaitement homogène. Les ouvriers les plus conscients, qui plus clairement, mieux que d’autres voient et comprennent les voies et les intérêts fondamentaux des masses travailleuses, se rassemblent dans l’organisation la plus avancée des travailleurs, le parti communiste, un parti qui, de la manière la plus conséquente et la plus intelligente, lutte pour l’anéantissement du pouvoir du capital et pour la construction de la future société nouvelle. Si le parti regroupe la masse la plus consciente du prolétariat, il est parfaitement évident qu’au sein même de ce prolétariat ce parti doit avoir un rôle dirigeant. Nous pouvons tout à fait dire ici que, bien entendu, ce n’est pas la faute des couches ouvrières les plus attardées d’être attardées précisément, de le céder, au niveau de la prise de conscience, à d’autres couches de la classe ouvrière. Ce n’est pas leur faute, mais leur « malheur ». Par ailleurs on conçoit parfaitement que si le parti perdait son rôle dirigeant, si ce rôle était d'une façon ou d'une autre réduit à néant, ce serait au plus haut point préjudiciable pour toute la classe ouvrière. En effet, cela signifierait que la fraction la plus consciente, la plus avancée, la plus organisée de la classe ouvrière perdrait son rôle dirigeant.

A quelle conclusion avons-nous abouti ? A ceci que pour assurer la victoire de la cause ouvrière et paysanne, de la cause des masses travailleuses, les conditions fondamentales suivantes sont nécessaires : d’abord, il faut une alliance entre les ouvriers et les paysans, qui doivent constituer un bloc ; deuxièmement, dans cette alliance, le rôle dirigeant doit appartenir à la classe ouvrière ; troisièmement, au sein même de la classe ouvrière, le rôle dirigeant doit être assuré par le parti communiste. Si celui-ci perd son rôle dans la classe ouvrière, ou bien si cette dernière ne peut plus assumer son rôle dirigeant à l’égard de la paysannerie, c’est inévitablement l’éclatement de la cause ouvrière et paysanne, et alors, inéluctablement, triomphent les ennemis jurés de la classe ouvrière et de la paysannerie.

On peut aussi, cependant, poser la question d’une situation où les intérêts de la classe ouvrière et de la paysannerie sont non coïncidents, voire même contradictoires. On peut par exemple dire que le paysan vend son blé, et que l’ouvrier achète ce blé. Le premier a donc tout intérêt à le vendre à un prix plus fort; le second, à l’acheter à un prix plus bas. Cette contradiction existe dans la réalité. Mais nous n’avons jamais dit que la classe ouvrière et la paysannerie constituaient une seule et même classe. Nous n’avons nullement dit qu’il n’y avait aucune différence entre la classe ouvrière et la paysannerie. Il faut regarder la vérité en face et ne rien estomper par de vains bavardages. Ces différences entre la classe ouvrière et la paysannerie existent, mais elles passent au second plan derrière des intérêts et des questions qui ont une signification beaucoup plus fondamentale pour les deux classes. De la même façon, les propriétaires terriens et les capitalistes n’ont jamais constitué une seule et même classe. Il y avait entre eux de très importantes contradictions d’intérêts : la bourgeoisie urbaine achetait de la même façon du blé et des matières premières aux propriétaires terriens qui vendaient ce blé et ces matières premières ; inversement, la bourgeoisie vendait aux propriétaires terriens des produits de son industrie et les propriétaires terriens les lui achetaient. Néanmoins, malgré cette contradiction relativement importante, l’alliance des capitalistes et des propriétaires terriens, notamment ces derniers temps, était un fait fondamental de la vie sociale et partout le bloc des propriétaires terriens et des capitalistes sous la direction de la bourgeoisie, autrement dit, sous la direction de ces mêmes capitalistes, était la force dominante que devaient et que doivent combattre la classe ouvrière et la paysannerie. Tout comme les propriétaires fonciers et les capitalistes, sans constituer une même classe mais affichant leurs différences, consentaient à faire bloc, à faire une alliance, à se regrouper de plus en plus dans la vie économique et dans la lutte des classes contre la classe ouvrière et la paysannerie, de même le prolétariat, sans constituer une même classe avec la paysannerie, doit pourtant faire bloc avec cette dernière ; quant à celle-ci, pour sa part et au nom de ses intérêts propres, elle doit soutenir le prolétariat, faire alliance avec lui, consentir de son plein gré au rôle dirigeant de la classe ouvrière, car seules ces conditions permettent la victoire commune de la cause ouvrière et paysanne.

IV. La lutte de la classe ouvrière contre la bourgeoisie, pour la paysannerie[modifier le wikicode]

Le fait que le développement du monde rural affiche un retard inévitable sur celui de la ville aboutit à un phénomène très important. Nous voulons dire que la paysannerie n’est pas en mesure, ordinairement, de jouer un rôle parfaitement autonome : elle est sujette immanquablement à l'influence soit de la bourgeoisie, soit du prolétariat. Très souvent, la paysannerie oscille entre ces deux principales classes de la société capitaliste. Pour sa part la bourgeoisie, jouant de tous les avantages de sa situation, profitant de ses moyens financiers, de sa domination politique, de son monopole sur la science, l’enseignement, la presse, etc., bataille de façon systématique, acharnée, incessante, pour soumettre à sa domination, idéologique plus particulièrement, de larges couches de la paysannerie. Au reste, les vecteurs de cette influence bourgeoise sur la paysannerie sont ordinairement les couches paysannes plus aisées, qui sont naturellement portées vers la bourgeoisie.

A son tour, la classe ouvrière lutte pour soustraire la paysannerie à l’influence de la bourgeoisie, pour lui expliquer la nécessité de combattre le régime capitaliste, contraire aux intérêts fondamentaux de l’immense masse du peuple de la paysannerie pauvre, et en partie de la paysannerie moyenne. Selon que la paysannerie incline d’un côté ou d’un autre — vers le prolétariat ou vers la bourgeoisie — le bloc des propriétaires fonciers et des capitalistes est plus ou moins solide, ou au contraire, en danger, face au bloc des ouvriers et des paysans. L’exemple de notre révolution montre parfaitement comment la bourgeoisie a tenté de tirer parti de l’ignorance de la paysannerie, de sa confiance excessive envers les grands propriétaires qui ne voyaient en elle que chair à canon face au prolétariat. De même, l’exemple de notre révolution et de son développement illustre magnifiquement le fait qu’une politique juste du parti prolétarien peut soustraire la paysannerie, dans son intérêt propre, à l’influence de la bourgeoisie et faire de cette même paysannerie une force supplémentaire, puissante et significative, dont le tranchant est tourné contre la société capitaliste exploiteuse.

Immédiatement après la révolution de Février, la bourgeoisie a tenté de tromper la paysannerie à propos de la guerre. Jouant de l’ignorance des paysans et de leur attachement à la patrie, elle s’est évertuée à présenter la guerre impérialiste, qu’elle faisait sur injonction directe des impérialistes anglais et français et aiguillonnée par ces capitalistes, comme une guerre juste, non pas guerre de pillage, mais exclusivement défensive. La bourgeoisie a joué la fibre patriotique et possessive de la paysannerie, elle a voulu voir dans le parti le plus révolutionnaire de notre révolution, celui des bolcheviks, un ramassis d’espions allemands, d’agents allemands, qui s’étaient assignés pour objectif de vendre notre pays à l’impérialisme allemand.

Il faut bien dire que pour un temps, grâce à l’intoxication de l’ensemble de la presse bourgeoise, elle est parvenue à certains résultats, qu’elle a jugés bons. Notre parti et la classe ouvrière ont vécu des moments difficiles lorsque le parti petit-bourgeois des socialistes-révolutionnaires a pris la tête de la paysannerie pour s’engager tout entier, avec les mencheviks — un autre parti petit-bourgeois — dans une politique que leur dictait notre bourgeoisie. Il a fallu que notre parti œuvre très énergiquement, il a fallu l’expérience de la guerre et de la révolution, qui ont permis aux masses de se persuader progressivement que les bolcheviks avaient entièrement raison, pour que la tromperie bourgeoise, le mensonge bourgeois à propos de la guerre soient dénoncés jusqu’au bout.

La bourgeoisie a tenté, de la même façon, de tirer parti très habilement de certains préjugés des paysans à propos de la terre. Les masses paysannes souhaitaient ardemment obtenir (c’était le grand rêve de la campagne) les terres des hobereaux. Mais par ailleurs, certaines couches de la paysannerie, notamment parmi les plus aisées qui, d’une part, éprouvaient moins le besoin de récupérer les grandes propriétés foncières, mais qui, d’autre part, éprouvaient beaucoup de respect pour les grands propriétaires en général, affichaient, naturellement, des hésitations et de l’indécision. par l’entremise du parti de ses laquais, le parti s.-r., la bourgeoisie s’est évertuée à contenir l’aspiration naturelle de la paysannerie à s’emparer des propriétés foncières. On a clamé sur tous les tons qu’il ne pouvait être question de s’emparer de la terre « avant la convocation de l’Assemblée constituante », que l’on ne pouvait déposséder le hobebereau sans loi particulière; on brandissait l’épouvantail d’un carnage, d’un chaos foncier, qui ne manquerait pas de surgir si les paysans s’emparaient de ces terres « eux- mêmes », c’est-à-dire sans attendre aucune disposition venue d’en haut, s’ils se mettaient à chasser les propriétaires fonciers, à agir avec eux comme ils le méritaient. Seul un parti, celui des bolcheviks, le parti de la classe ouvrière, prônait la confiscation immédiate des propriétés foncières, des hobereaux, elle proclamait aux paysans, dans tous les meetings et dans toutes les assemblées, qu’ils devaient, sans rien attendre et sans écouter personne, s’emparer eux-mêmes de cette terre seigneuriale. Nous n’avons pas oublié l’époque où les représentants de la bourgeoisie cohabitaient au gouvernement avec ceux des socialistes-révolutionnaires ; l’époque où ce gouvernement lançait des mandats d’arrêt contre les comités fonciers paysans, les accusant d’indélicatesse à l’égard des terres seigneuriales. Au contraire, notre parti a travaillé très énergiquement à expliquer aux paysans toute la nécessité de réduire à néant le hobereau, de le chasser de sa terre. Car ce n’est qu’après avoir libéré l’énergie révolutionnaire de la paysannerie (ce que l’on ne pouvait faire avant tout qu’à propos de la terre), que nous avons pu établir des garanties effectivement durables d’une victoire de la révolution. Le plan conjoint de la bourgeoisie, des s.-r., des mencheviks, etc., un plan qui consistait à faire traîner en longueur la solution de la question foncière, un plan qui, en réalité, n’était rien d’autre qu’un soutien accordé au vieux régime tout entier, ce plan a fait fiasco parce que à propos de la terre la paysannerie a suivi non pas la bourgeoisie, mais la classe ouvrière ; elle a repris non pas les mots d’ordre modérés de la bourgeoisie et des partis conciliateurs, mais les mots d’ordre révolutionnaires conséquents lancés par le parti de la classe ouvrière.

Cette lutte très âpre entre la classe ouvrière et la bourgeoisie pour une influence sur la paysannerie a perduré. Pour la bourgeoisie, le grand danger était évidemment que la classe ouvrière s'empare du pouvoir et le consolide. La bourgeoisie comprenait parfaitement que cela ne manquerait pas de se produire si au moment décisif la paysannerie apportait son soutien à la classe ouvrière. Notre bourgeoisie avait retenu la leçon de l’expérience que lui avait laissé en héritage le régime tsariste renversé ; elle n’avait pas oublié que le tsar avait réussi à briser les forces du peuple révolutionnaire, en 1905, précisément parce qu’à l'époque la classe ouvrière n'avait pas obtenu en temps opportun l'appui de la paysannerie : celle-ci a pris position beaucoup plus tard, mais alors, le détachement le plus avancé du mouvement révolutionnaire, la classe ouvrière des villes, avait été défait.

A l’époque, le tsarisme avait réussi à en finir avec la révolution précisément parce qu’il avait réussi à combattre l’armée révolutionnaire par parties. On comprend donc que la bourgeoisie ait tout mis en œuvre pour dissocier les ouvriers et les paysans. Juste à la veille des journées d’Octobre, et plus tard, au moment où le pouvoir soviétique a engagé le combat pour sa survie, la bourgeoisie a tenté, avec l’aide de ses agents s.-r. et mencheviks, de duper la paysannerie, lançant le mot d'ordre de « démocratie » : contre le pouvoir des Soviets, autrement dit, contre la direction du prolétariat, elle prônait le mot d’ordre de ce qu’elle appelait de la « démocratie » et de la « constituante ». Au fond, c’était un mot d’ordre de domination, de direction bourgeoise, pour une part directe, pour une part grâce aux s.-r. et aux mencheviks. La classe ouvrière était accusée d’avoir trahi le mot d’ordre d’« égalité », le mot d’ordre de « liberté », etc. Nous étions alors en temps de guerre. Il fallait à tout prix étrangler d’une main ferme, impitoyable et courageuse toutes les tentatives contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers. Dans notre pays, les uns et les autres avaient de multiples partisans en la personne, non seulement des mencheviks et des s.-r., mais aussi de couches très importantes de fonctionnaires, d’employés, de l’intelligentsia (médecins, avocats, maîtres d’école, professeurs, ecclésiastiques, etc.), sans même parler des officiers de l’ancienne armée tsariste qui, dans leur très grande majorité, étaient ouvertement favorables à une restauration de l’ancien régime. Et voilà qu’à cette époque où il fallait engager par tous les moyens une lutte impitoyable et désarmer l’adversaire, la bourgeoisie, les s.-r. et les mencheviks ont lancé le mot d’ordre d’« égalité» et de « liberté », autrement dit, de liberté pour les comploteurs d’accomplir leurs basses œuvres, de liberté pour les anciens propriétaires fonciers de duper les paysans, de liberté pour les capitalistes d’utiliser leur capital pour soudoyer et organiser leurs partisans, etc. Si les mencheviks et les s.-r. ne comprenaient pas tout à fait que dans un tel contexte revendiquer la « démocratie » contre le pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat ne signifiait en fait rien d’autre que revendiquer toute sorte de libertés pour la bourgeoisie, cette dernière comprenait parfaitement de quoi il retournait. Elle préparait la dictature militaire des généraux sanguinaires, mais ce qu’il lui fallait avant tout, c’était tromper ne fût-ce qu’une partie des larges masses populaires, détacher la paysannerie de la classe ouvrière, saper ainsi la solidité du Pouvoir soviétique, en lançant le mot d’ordre de « démocratie» et d’« Assemblée constituante». La bourgeoisie espérait à juste titre que si elle parvenait, grâce à ses hommes de paille, à renverser le Pouvoir soviétique, à anéantir la direction du prolétariat, elle n’aurait aucune peine à en finir « en deux coups de cuillère à pot » avec les s.-r. et les mencheviks, qui étaient absolument incapables de quelque direction ferme que ce soit.

L’expérience du combat réellement engagé a montré que là où une partie de la paysannerie s’est ralliée à ces mots d’ordre fallacieux, aux partisans de l’Assemblée constituante, l’évolution des événements a fait qu’au bout de très peu de temps un général tsariste a instauré un pouvoir sans partage. C’est ce qui s’est passé au sud (Denikine, Wrangel, etc.), et à l’est (Koltchak, etc.). Une fois convaincus, pour en avoir fait l’amère expérience de ce à quoi aboutissait la « démocratie » de la constituante, les paysans se sont retournés vers le Pouvoir soviétique, ils se sont arrachés à la direction de la bourgeoisie pour se ranger aux côtés du prolétariat, mais cette fois beaucoup plus fermement, résolument, et sans réserve. Et cette alliance retrouvée de la classe ouvrière et de la paysannerie a permis, une fois de plus, de véritables merveilles dans la lutte contre les forces conjointes des propriétaires terriens, des capitalistes et de la bourgeoisie étrangère.

Aujourd’hui encore, au fond, la classe ouvrière et la bourgeoisie s’affrontent toujours pour gagner de l’influence sur la paysannerie. Malgré notre essor économique, nous sommes confrontés à d’innombrables difficultés. L’héritage des destructions anciennes est un boulet très lourd à nos pieds. La classe ouvrière et l’industrie des villes ne peuvent pas fournir tout de suite et en suffisance les marchandises ù des prix assez bas. Le pouvoir soviétique et le parti dirigeant mettent tout en œuvre pour redresser aussi rapidement que possible la production, diminuer le prix de revient et diriger vers les campagnes les produits le meilleur marché possible. Mais il n’y a pas de miracle, aussi notre industrie d’Etat ne peut-elle que progressivement parvenir à résoudre ces problèmes.

La mise en place d’un immense appareil d’Etat, la nécessité d’assurer au pays le potentiel de défense dont il a besoin, l’organisation de la gestion, etc., exigent des dépenses considérables. Celles-ci suscitent à leur tour la nécessité d’une fiscalité, notamment pour la paysannerie. Ces impôts, qui viennent grever les exploitations paysannes ruinées et appauvries, pèsent d’un poids très lourd. La classe ouvrière ne peut que très progressivement, et non pas tout de suite, diminuer ces impôts ; elle ne peut que très progressivement améliorer le système fiscal, compte tenu de l’expérience qui lui dira quelle est la meilleure façon d’alléger le sort de la paysannerie.

Au tout début, le jeune Etat manquait de gens habiles et instruits, dévoués à l’œuvre de la révolution; jamais auparavant la classe ouvrière et la paysannerie n’avaient appris à administrer un Etat. Il n’est donc pas étonnant que les ouvriers et les paysans engagés dans la mise en place d’un Etat aient commis un certain nombre d’erreurs qui ont eu des répercutions graves sur la paysannerie. Il est extrêmement difficile de former en quantité voulue des gens capables de gouverner un pays aussi immense que le nôtre. Les classes qui dominaient auparavant, ont distillé les hommes dont elles avaient besoin pendant des centaines d’années, et au fil de multiples générations. Quant au Pouvoir soviétique, pouvoir des travailleurs, il compte quelques années à peine d’existence dans notre pays. D’où des défauts inévitables dans notre système de gouvernement, d’où toute une série de phénomènes affligeants, et de « déficiences de la machine », comme on dit.

Or les tenants de la bourgeoisie en tirent parti pour enfoncer un coin entre la classe ouvrière et la paysannerie, pour faire voler en éclats, pour briser l’union des ouvriers et des paysans, pour arracher ces derniers à la direction du prolétariat, et établir au moins sur une bonne partie d’entre eux la direction et l’influence idéologique de la bourgeoisie.

Il faut aussi se rappeler que la lutte pour l’influence sur la paysannerie, cette lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie, prend aujourd’hui dans notre pays une forme tout à fait particulière et originale, à savoir la forme d'une lutte pour une alliance économique avec la paysannerie. Cette lutte est conduite par notre industrie d’Etat et notre commerce d’Etat contre le capital privé et le marchand privé qui, à leur tour, luttent âprement pour l’essor de leur influence économique sur la paysannerie, autrement dit, pour pouvoir réaliser une union économique avec cette dernière. Cette lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie emploie des moyens particuliers et le prolétariat ne peut en sortir vainqueur que pour autant qu’il réussira effectivement à développer son industrie, à mettre au point un appareil commercial de bon niveau, bon marché, et à montrer à toute la paysannerie que l’économie d'Etat est en mesure de satisfaire les besoins économiques les plus urgents de la population paysanne, bien davantage que le capitaliste privé, le commerçant privé, l’intermédiaire privé.

V. Comment l’ancien régime peut-il revenir ?[modifier le wikicode]

La classe ouvrière, le pouvoir de l’Etat détiennent aujourd’hui toute la grande industrie, les transports et le commerce de gros. La nouvelle bourgeoisie et ce qui reste de l’ancienne possèdent des capitaux relativement peu importants. En revanche elles ont une immense expérience, de l’habilité, du flair, de la ruse. C’est avec ces moyens que le capital privé a engagé contre nous une lutte systématique, âpre, véritablement déchaînée. Elle ne prend aucunement la forme de combats sanglants, mais n’en revêt pas moins une signification majeure pour les destinées de notre pays. Aussi est-il essentiel que la classe ouvrière et la paysannerie comprennent quelles conditions garantissent la victoire de leur alliance, et lesquelles peuvent aboutir à la victoire de l’alliance des grands propriétaires terriens et des capitalistes.

Nous avons déjà dit que l’objectif de la classe ouvrière et de l’industrie des villes était de développer une production capable de satisfaire entièrement et à bas prix les besoins de la population paysanne. Sans quoi, si le chef d’entreprise privé, par exemple un petit fabricant, produit de meilleure qualité et meilleur marché que les usines d’Etat, il est bien évident que c’est lui qui peut effectivement s’allier à lu paysannerie, parce qu’aux yeux de cette dernière il accroît son poids économique, son autorité. Au contraire, dans ce cas, l’autorité économique des entreprises d’Etat et, avec elles, de l’ensemble de l’Etat diminue aux yeux de la paysannerie. Si notre commerce d’Etat, nos agents commerciaux vendent une marchandise plus cher, par inexpérience, parce que leur appareil coûte beaucoup trop cher, à cause de leur incurie à conduire les affaires, etc., cependant quo le négociant privé, habitué à tirer parti du moindre petit rien, vend meilleur marché, dans ce cas-là, une fois de plus, la paysannerie appréciera bien davantage le commerce privé que le commerce d’Etat. L’autorité économique du négociant privé sera bien supérieure à celle des administrations de l’Etat. C’est alors le capital privé qui réalisera une alliance économique, qui aura une influence réelle. Ceci pour dire que la bourgeoisie triomphera de la classe ouvrière dans un combat pour une influence économique sur la paysannerie.

Cette question, on peut le dire, se pose aujourd’hui ainsi : l’alliance de qui avec qui : du négociant privé et du capitaliste avec la paysannerie, ou bien de l’industrie prolétarienne avec cette même paysannerie ? C’est de la réponse à cette question que dépend l’issue de la lutte des classes. Peu importe que cette lutte prenne des formes pacifiques, qu’elle ignore le cliquetis des armes. Elle n’en a pas moins une signification colossale, parce qu’en réalité, elle décide de tout.

Si le négociant privé et le capitaliste conquièrent de plus en plus de positions dans notre vie économique et si ce sont précisément ces classes qui réalisent leur alliance économique avec la paysannerie, ce sera la rupture, la cassure dans les fondations qu’il faut aujourd’hui établir sous l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie. Si la bourgeoisie parvenait réellement à faire reculer de plus en plus, économiquement parlant, l’industrie et le commerce de l’Etat, cela aurait pour conséquence inévitable une influence politique croissante de cette même bourgeoisie sur la paysannerie. A l’heure actuelle, une fois la guerre civile terminée, et considérant que notre objectif majeur est de consolider l’économie, il est tout à fait clair que l’essor de l’influence politique de la classe ouvrière sur la paysannerie, un regain de confiance de cette paysannerie pour le Pouvoir soviétique ne peuvent être assurés que pour autant que ce dernier se montrera capable d’une direction économique de l’ensemble du pays. Sinon, si l’on se place dans l’optique contraire, on ne pourra éviter que le prolétariat perde son influence politique sur la paysannerie au profit de la bourgeoisie.

Si tel était le cas, si la paysannerie tombait sous la coupe de la bourgeoisie et du capital privé, cela entraînerait inéluctablement la chute du Pouvoir soviétique, un retour du régime bourgeois, en d’autres termes, l’établissement de la domination politique d’une nouvelle bourgeoisie et des restes de l’ancienne bourgeoisie, défaite pendant la grande révolution. Le premier acte d’un nouveau gouvernement de ce type consisterait à dénationaliser immédiatement, les fabriques et les usines reviendraient au privé, à savoir les patrons de fabriques privés ; on dénationaliserait immédiatement la terre, on autoriserait une totale liberté du commerce et de la spéculation foncière ; celle-ci deviendrait effrénée et l’on assisterait à des achats fébriles de terres détenues aujourd’hui par les paysans pauvres, et n’ayant pas assez d’instruments de travail. A très court terme on assisterait à une gigantesque dépossession foncière de la paysannerie, tandis que d’importantes superficies passeraient aux mains de spéculateurs habiles qui, pour une part, deviendraient eux-mêmes des nouveaux propriétaires fonciers qui, pour une autre part, après avoir vendu ces terres à des riches, contribueraient à générer une nouvelle couche de propriétaires fonciers. Ceux-ci, cela va de soi, commenceraient à louer leurs terres aux paysans, les contraignant à payer de plus en plus sous forme de bail. Nous en reviendrions donc à la restauration d’un régime au plus haut point semblable à celui qu’a balayé notre révolution, et pour l’extermination duquel se sont héroïquement battues la classe ouvrière et la paysannerie.

Les nouvelles classes dirigeantes devraient honorer entièrement toutes les dettes du gouvernement tsariste, toutes celles du gouvernement Kerenski, et pour être en mesure de payer ces sommes absolument gigantesques, elles seraient contraintes d’imposer de façon sans précédent la paysannerie, augmentant les taxes fiscales dans des proportions considérables, et pressant impitoyablement la classe ouvrière pour tenter, sur des principes économiques, de mettre en route une industrie privée. Il va de soi que non seulement il y aurait démantèlement total des organismes soviétiques, mais aussi que l’on empêcherait tout semblant d’ingérence de la classe ouvrière dans la production ; on verrait disparaître tous les comités de fabriques et d’usines, les syndicats seraient dépouillées de leurs droits, la classe ouvrière serait entièrement écartée de tout rôle de commandement dans la production. Très vite, la paysannerie comprendrait qu’elle est perdante, que la rupture de l'alliance entre la classe ouvrière et elle-même lui serait au plus haut point préjudiciable, et que cela ne ferait le jeu que des koulaks, des couches exploiteuses, autrement dit de la bourgeoisie agricole. Les masses se remettraient en mouvement, la paysannerie réaffûterait ses haches et porterait ses fourches contre les nouveaux propriétaires terriens, et toute l’histoire recommencerait, avec des pertes immenses, avec une classe ouvrière et une paysannerie sans forces, une bourgeoisie ayant bien davantage d’expérience, bénéficiant d’un soutien beaucoup plus considérable de la part du capital étranger, qui, contrairement à 1917, ne serait pas divisé par ses propres contradictions impérialistes.

Bien sûr, rien de tout cela ne se produira. Nous assisterons à tout autre chose. Notre industrie, notre commerce d’Etat, nos coopératives connaîtront un essor de plus en plus grand, ils évinceront de plus en plus le négociant privé, l’intermédiaire privé et, en fin de comptes, sur ce terrain-là la classe ouvrière attirera de plus en plus sous son influence et sa direction les larges masses paysannes, pour les faire participer activement à la construction du nouveau régime. Nous ne nous engagerons pas dans une voie capitaliste ordinaire, nous prendrons un itinéraire tout à fait autonome : ce sera notre voie socialiste propre et particulière. Ceci est possible puisque la classe ouvrière, soutenue par la paysannerie, a conquis et consolidé son pouvoir d’Etat.

VI. La grande voie du socialisme dans notre pays[modifier le wikicode]

Les ennemis de la classe ouvrière et de la paysannerie ont cherché à nous prouver que toute tentative de donner corps au régime socialiste ne signifiait en réalité rien d’autre qu’un appauvrissement général et une « égalité dans la misère ». Les ennemis de la classe ouvrière qui, pendant la guerre civile, étranglaient et torturaient notre pays, le réduisant à la misère et à la destruction, disaient que l’une et l’autre procédaient de la nature même du socialisme et du communisme. Tout cela est évidemment on ne peut plus absurde. L’objectif de notre parti consiste à porter à un niveau sans précédent la richesse de notre pays, puis du monde entier : non pas la richesse de certaines personnes ou d’un groupe de millionnaires, de capitalistes privés, de spéculateurs, de banquiers ou de courtiers en bourse, etc., mais la richesse de tout le peuple, de tous les travailleurs, la richesse du pays et des pays conquis sur les anciennes classes dominantes. Nous devons être les promoteurs des techniques de pointe, des meilleurs procédés de travail du sol, des meilleures méthodes d’organisation du travail. En un mot, notre rôle, notre signification à une époque où nous avons conquis le pouvoir sur les capitalistes et les propriétaires terriens se réduit au premier chef à être les promoteurs de tous les perfectionnements économiques. En ce qui concerne l’industrie, ces perfectionnements consistent à construire des usines nouvelles de plus en plus grandes, à passer à l’énergie électrique, à établir les bases de l’électrification pour faire fonctionner toute l’industrie, à introduire une organisation plus juste, plus planifiée de l’industrie et du travail ; à avancer vers un ordre des choses telle que l’industrie soit regroupée dans un plan général, tel que rien ne soit perdu, tel qu’il n’y ait pas de dépenses inutiles, et tel que, pour cette raison, les prix de revient de la production des marchandises diminuent de plus en plus. Pourtant, ce type d'économie planifiée dans l’industrie est impensable en soi : en effet, toute notre industrie fonctionne dans une très grande mesure pour le marché paysan, et les consommateurs de produits industriels sont au premier chef nos exploitations rurales. Pour qu’un plan précis soit mis en place dans l’industrie, il est indispensable de savoir ce que vont consommer les exploitations agricoles. Il faut donc calculer très strictement quelle quantité de produits, et quels produits vont faire l’objet d’une demande de la part de ces exploitations agricoles auprès de l’industrie d’Etat. Pour que l’industrie ait de plus en plus de possibilité de se développer, il faut que l'agriculture elle-même connaisse un essor ; par ailleurs, il est également indispensable que l’agriculture soit de mieux en mieux organisée, qu’elle soit constituée de telle sorte que telle petite exploitation, telle famille, s’engagent de plus en plus dans la voie de l’entraide. Très souvent, les paysans se plaignent de vivre dans des conditions plus désavantageuses que les ouvriers, de travailler bien davantage chaque jour, de ne pas pouvoir rêver à la journée de travail de huit heures, etc. Mais il est facile de comprendre que tout cela s’explique par l’effrayant retard de l’exploitation paysanne même, comparée aux fabriques et à la grande production. L’exploitation paysanne, c’est exactement le pendant, dans le domaine de la production industrielle, de la petite production artisanale ou de celle de l’homme de métier ; l’artisan aussi a sa petite affaire, il travaille nuit et jour, et pourtant ne soutient aucunement la comparaison avec une grande fabrique où il y a des machines de bien meilleure qualité, une meilleure organisation du travail, où l’on fait un meilleur usage du combustible, des matières premières, etc.

Par conséquent, si la paysannerie veut parvenir à des améliorations sérieuses et durables de sa vie, elle doit se regrouper. Bien entendu, il n’est pas question d’imaginer, quand bien même il serait imaginable qu’il vaille la peine de le faire, que l’on puisse convaincre la paysannerie de regrouper immédiatement ses parcelles. Les vieilles habitudes, les vieux modes de culture sont à ce point ancrés chez les gens qu’il n’est pas possible d’en faire litière. Néanmoins, la paysannerie, compte tenu des intérêts de son exploitation privée, de son petit feu particulier, s'engagera inéluctablement dans la voie de son regroupement et, partant, s'alliera toujours davantage avec l'industrie prolétarienne d’Etat.

Comment peut-on imaginer cette évolution ? Ce sera par le biais de la coopération. Toute exploitation paysanne a intérêt à écouler mieux et le plus avantageusement possible ses produits ; toute exploitation paysanne a intérêt à acheter meilleur marché les produits de l’industrie des villes qui lui sont indispensables : qu’il s’agisse des biens de consommation (achat de produits manufacturés, de chaussures et autres produits similaires de consommation immédiate) et des biens de production (achat de moyens de production divers comme des semences améliorées, de l’outillage agricole, etc.). De la même manière, toute petite exploitation paysanne a intérêt à bénéficier, en cas de besoin, du crédit le meilleur marché possible. Cette circonstance, qui non seulement n’est pas contraire aux intérêts de l’exploitation privée mais qui découle même directement de ces intérêts, est dictée par ces intérêts et pousse la paysannerie à se regrouper en coopératives. C’est ce qui s’est passé partout, résolument partout, dans tous les pays du monde. Pour acheter le plus avantageusement possible les produits industriels ou les produits agricoles d’autres pays (par exemple, les meilleures semences ou les meilleures races de bétail, etc.), la paysannerie organisait des sociétés coopératives «l’achat. Certains paysans s’organisaient, créaient en commun des coopératives, élisaient une direction de leur coopérative, payaient une quote-part et pouvaient ainsi, parce que beaucoup mieux organisés, acheter les produits dont ils avaient besoin. Plutôt que des gens isolés, en tirant chacun à hue et à dia, à leur propre risque, une organisation cohérente agissait, mieux à même de savoir ce qu’il était avantageux d’acheter et où c’était le plus avantageux. Le vendeur faisait naturellement davantage confiance à cette organisation qu’à telle ou telle personne, aussi était-il prêt à lui consentir un certain crédit. Etant donné que, d’une part, cette organisation achetait bien davantage que telle ou telle personne, que tel paysan, et étant donné que les prix de gros étaient toujours meilleur marché que les prix de détail, il est parfaitement évident que dans ce genre d’achats coopératifs les paysans acheteurs faisaient d’importantes économies d’argent.

Si l’on considère que les transports et la distribution organisés sont plus profitables que si chaque paysan doit atteler sa haridelle, aller en ville, en ramener les produits qui lui sont nécessaires, on conçoit que ce type de dépenses est très fortement réduit dans le cadre d’achats coopératifs. Par conséquent, une exploitation paysanne, sans rien transgresser au mode de conduite ordinaire de son exploitation, en vienne à créer, sous l’influence de ces intérêts particuliers de petit exploitant, des organisations publiques à savoir des coopératives d’achats.

Considérons un autre exemple, et plus précisément la vente des produits agricoles : le lait, les œufs, la viande, le blé, etc. Une chose est qu’un paysan ou une paysanne se traîne avec son seau ou son bidon jusqu’au marché d’une ville. Mais si les paysans se regroupent en coopératives de vente, parce qu’ils connaîtront mieux la demande du marché, parce qu’ils bénéficieront d’une meilleure organisation des livraisons, parce qu’ils économiseront sur toutes les dépenses de facturation, de transport, de stockage, etc., ils seront inévitablement gagnants, et obtiendront bien davantage de revenus que s’ils agissent seuls et de façon inorganisée. L'écoulement en commun des produits, dans certains secteurs de production, aboutit assez rapidement à la mise sur pied de la production elle-même. Par exemple, dans presque tous les pays, notamment chez nous, on a pu observer et l’on observe que les paysans ayant des coopératives de vente de lait manifestent très rapidement un intérêt pour des ventes conjointes, par le biais de leurs coopératives, de toute une gamme de produits laitiers : fromage, beurre, etc. De là, il n’y a qu’un pas pour aborder l’organisation de coopératives de fabrication de beurre ou de fromage. Certaines exploitations paysannes mettent sur pied une fabrique du beurre, commandent et achètent ensemble les machines nécessaires : les écrémeuses, etc. C’est à ces usines que l’on achemine le lait provenant de leurs diverses exploitations, puis ces paysans tirent un revenu de la vente du beurre, du fromage, etc., organisée par la coopérative. Le produit de cette vente, défalcation faite de certains sommes destinées à l’entretien et au développement de la coopérative, va dans la poche de l’exploitation privée, et est bien supérieur aux revenus des producteurs non organisés en coopératives. Nous observons donc là le cas où, de l’organisation du commerce les paysans passent à l’organisation d'une production en commun.

C’est ce qui se passe dans les régions productrices de pomme de terre. Les paysans en viennent souvent à la nécessité d’organiser leurs propres usines de traitement de la pomme de terre: les usines de fabrication d’amidon. Ces entreprises coopératives conjointes existent dans d’autres secteurs: par exemple, la déshydratation des fruits et des légumes, la production coopérative de vin dans les régions vigneronnes, la production de conserves de poissons là où l’on pratique essentiellement la pêche, etc.

Enfin, les organisations coopératives de crédit ne contredisent pas le moins du monde les intérêts du paysan privé. Au contraire, à l’instar des coopératives d’achat, de vente et de mise sur pied de certains secteurs de production, les associations coopératives de crédit sont tout avantage pour ces exploitations paysannes. Ce n’est donc pas du tout un hasard si dans tous les pays la paysannerie s’est engagée dans cette voie.

Il y a toutefois une différence essentielle, véritablement gigantesque, entre les conditions de développement des coopératives agricoles dans les pays capitalistes, d'une part, et dans notre Union Soviétique, d'autre part. En régime capitaliste, tous les types de coopération agricole tombent inéluctablement sous la coupe de l’économie capitaliste. Une industrie puissante est aux mains de la bourgeoisie, un système du crédit puissant, dirigé par des banques extrêmement fortes, appartient à une poignée de gros capitalistes ; les transports, les voies ferrées sont également aux mains soit de capitalistes privés soit de l’Etat bourgeois. C’est la bourgeoisie qui, au fond, est maîtresse de la ville, laquelle exerce sur la campagne, où font la loi d’ailleurs des propriétaires fonciers capitalistes qui possèdent d’immenses domaines, une influence décisive.

Si, dans ce contexte, les organisations coopératives se développent, elles tombent inévitablement sous la coupe économique de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers, elles font peu à peu corps avec les organisations économiques de ces capitalistes et de ces propriétaires fonciers, et tendent pour une grande part à devenir elles-mêmes un genre particulier d’organisations capitalistes, qui s’appuient sur l’utilisation et l’exploitation du travail salarié. De fait, imaginons qu’une coopérative agricole, peu importe laquelle, dispose d’un capital libre qui va grossissant, et non dépérissant, pour peu que cette coopérative se développe. Il est évident que dans de nombreux cas — et plus cela va, plus ils sont nombreux — ce capital est déposé directement ou indirectement dans différents établissements bancaires (banques privées ou banques d’Etat, aux mains de l’Etat bourgeois). Dans ce cas, il y a « fusion » entre l’organisation coopérative et la banque bourgeoise. La coopérative est inévitablement dépendante de cette banque, et par le biais de ce lien économique, elle est soumise à la direction économique (et, par voie de conséquence, politique) de la bourgeoisie. S’il s’agit de coopératives d’achat, elles auront affaire aux syndicats patronaux et aux trusts bourgeois, c’est-à-dire aux organisations des grands industriels. Il y a donc inévitablement lien économique et dépendance politique vis-à-vis des organisations du grand capital, qui sont liées avec les coopératives par tout un tissu d’accords mutuels concernant les fournitures, les obligations de crédit, etc.

Il en va de même des associations de crédit, qui sont encore plus étroitement liées aux banques bourgeoises, et en sont directement dépendantes. Par conséquent, les conditions générales du développement de la coopération, dans les limites du régime capitaliste, même lorsque les organisations coopératives sont des organisations des couches non exploiteuses de la paysannerie, en d’autres termes, ne sont pas des organisations de koulaks, mais des organisations de la paysannerie laborieuse, même alors, ces coopératives, de par l’évolution des choses, en vertu des conditions générales de leur développement, parce qu’elles sont contraintes de fonctionner dans les cadres que leur impose la domination du régime capitaliste, deviennent des organismes d'une immense machine économique de ce régime capitaliste dont elles sont un élément. Les organisations coopératives fusionnent donc avec le mécanisme capitaliste général, elles en deviennent une part indivise, grandissent avec lui, et deviennent en quelque sorte des entreprises capitalistes.

Enfin, notons un fait essentiel : en régime capitaliste, où la bourgeoisie est maîtresse de tout ce qui est science, technique, enseignement, presse, les cadres des coopératives (les membres des directions, ceux qui sont aux postes de commande, les conseillers, les agronomes, les comptables, etc.) sont ordinairement d’origine bourgeoise. Aussi s’attachent-ils à promouvoir dans ces coopératives une politique qui estompe au maximum les contradictions d’intérêts entre le travail et le capital, entre le paysan et le propriétaire terrien. Très souvent, on peut constater qu’en Europe occidentale et en Amérique les organisations coopératives paysannes sont dirigées par de grands propriétaires fonciers, des prêtres et toute sorte d’agents qui leur sont dévoués corps et âme.

Si une organisation coopérative quelconque souhaitait promouvoir sa politique particulière, autonome, hostile au capitalisme, elle serait inévitablement vouée à sa perte, elle ferait l’objet d’un boycott économique de la part des puissantes organisations capitalistes : elle ne bénéficierait d’aucun crédit, ou bien les obtiendrait à des conditions bien pires qu’une autre organisation coopérative qui se montrerait fidèle au capitalisme ; elle ne pourrait acheter nulle part les produits industriels qui lui sont nécessaires aux mêmes conditions que les autres coopératives, etc.

Toutes ces raisons expliquent le développement des coopératives paysannes dans le contexte de l’économie capitaliste.

Nous sommes en présence de toutes autres conditions dans notre régime, celui de la dictature du prolétariat. Chez nous, les cadres généraux du développement des coopératives sont déterminés non par le fait que les fabriques, les usines, les mines, les voies ferrées et les banques appartiennent à la bourgeoisie, mais par le fait que toute la grande industrie, les transports, le système du crédit sont aux mains de l'Etat prolétarien. Par conséquent, si chez nous, étant donné l’essor général des forces productives, la ville chapeaute économiquement la campagne, si elle se fait le promoteur de l’alliance économique, si notre économie d’Etat prend des forces, l’alliance entre le prolétariat et la paysannerie ne peut que se consolider, les coopératives paysannes tendront inéluctablement à s'intégrer au système économique prolétarien, tout comme en régime bourgeois elles s’intègrent au système économique capitaliste.

Si, en régime capitaliste, toute organisation coopérative qui souhaiterait s’engager dans une voie de développement contraire au capitalisme serait peu à peu étranglée par les établissements de crédit et autres institutions économiques de la bourgeoisie, dans les conditions de la dictature du prolétariat, au contraire, les coopératives de travailleurs, les coopératives de paysans moyens et pauvres bénéficieront d’un maximum de soutien, elles seront avantagées par rapport aux coopératives de koulaks et de riches ruraux, en un mot à celles de la bourgeoisie rurale.

Enfin, sous la dictature du prolétariat les cadres de ces coopératives — les travailleurs, les employés et les responsables de tout rang — sont originaires non pas de la bourgeoisie, mais formés dans des établissements d’enseignement appropriés, ils reçoivent une formation pratique qui leur permet d’être mieux à même d’œuvrer à la construction d’une société nouvelle, et non de servir le grand capital. On voit bien ici toute la différence entre les conditions de développement de la campagne sous la domination du capitalisme et sous la domination de la dictature du prolétariat. Il est tout à fait impensable que le développement, dans notre régime, soit le même qu’en régime capitaliste. Le pouvoir des Soviets — la dictature de la classe ouvrière — n’est pas simplement un pouvoir politique, et notre Etat se distingue de l’Etat bourgeois par autre chose que par le fait d’appartenir à une autre classe ; il s’en distingue aussi par le fait qu’il détient toute la grande industrie et, par conséquent, est une force économique très puissante, une force qui marque de son empreinte tout le développement du pays, et notamment le développement des rapports à la campagne.

Si les coopératives paysannes s’intègrent dans l’ensemble du système économique de l’Etat prolétarien, cela signifiera que le prolétariat exerce une direction économique, cela impliquera une consolidation de l’alliance entre les ouvriers et les paysans[2], cela signifiera que nous allons à grand pas vers le socialisme.

De fait, s’il y a essor général de l’économie nationale, il y aura donc essor de l’industrie d’Etat, qui s’alliera de plus en plus étroitement avec l’économie paysanne par le biais des coopératives. Quant à l’économie paysanne, elle se transformera et se remodèlera imperceptiblement pour elle-même, mais toujours avantageusement pour elle-même. Les exploitations paysannes, auparavant morcelées, éparpillées, n’ayant aucun lien économique entre elles, se regrouperont de plus en plus, dans le cadre d’une politique d’achat, de vente et de crédit, alliées aux organismes économiques de l’Etat prolétarien. Par ailleurs, elles délaisseront peu à peu les achats et les ventes publics, les organisations conjointes du crédit pour mettre sur pied leurs propres fabriques de beurre, et plus généralement des industries de transformation des produits de l’agriculture et de l’élevage.

Ce processus ira progressant et s’approfondissant à mesure que la paysannerie se persuadera, par son expérience propre, qu’il est avantageux de passer à des formes collectives de travail. Par le biais des achats conjoints de machines, les paysans en viendront à les utiliser de façon collective. Secteur après secteur, l’économie paysanne, comme cela se passe dans le cas des fabriques de beurre, s’organisera, mais selon des principes nouveaux. Parallèlement, l’essor de la grande industrie des villes, l’accumulation croissante de moyens matériels dans l’économie de l’Etat, permettront une électrification beaucoup plus intensive de l’agriculture. L’amenée de l’énergie électrique aux exploitations paysannes sera un stimulant encore plus considérable pour envisager des formes collectives de travail de la terre, parce qu’avec l’électrification, on verra beaucoup mieux tout l’avantage des formes collectives d’utilisation de cette dernière. En effet, chaque exploitation paysanne, aura beaucoup moins à dépenser si les frais de consommation de l’énergie électrique sont imputables non à une exploitation, mais à leur regroupement.

Ainsi, le processus d’organisation de l’économie paysanne, qui commencera par l’organisation coopérative du commerce, débouche peu à peu, par le biais de la mise sur pied d’une industrie de traitement de produits agricoles, vers une production agricole au sens directe de ce terme. Ce processus trouve son achèvement avec l’électrification. Il y a donc essor d’un système d’exploitations paysannes organisé, qui, d’unités séparées, éparpillées, devient un tout cohérent. Les exploitations paysannes changent de nature, elles se regroupent, s’intègrent bien davantage à l’industrie d'Etat. Cette chaîne économique, organisée dans chacun de ses maillons, c’est, au fond, le socialisme.

Cette façon qui est la nôtre d’avancer vers le socialisme, malgré notre retard économique et technique, propre aujourd’hui à notre pays. Bien entendu, étant donné ce retard, nous avons un long chemin à faire. Néanmoins, nous sommes dans la bonne voie, celle qui nous conduira au socialisme, sous réserve que nous adoptions une politique juste à l’égard de la paysannerie.

VII. L’industrie et l’agriculture doivent s’entraider[modifier le wikicode]

L’essor général de notre économie, l’essor de notre industrie d’une part, celui de l’agriculture d’autre part, constitue l’une des plus grandes victoires obtenues par notre révolution. Pourtant, cet essor économique s’accompagne de certaines « maladies » de croissance. En d’autres termes, elle cache des contradictions particulières qui peuvent être dangereuses si la fraction la plus consciente des travailleurs, l’avant-garde de la classe ouvrière, notre parti, n’est pas en mesure de les déceler à temps, et de les expliquer avec suffisamment de clarté aux larges couches de travailleurs.

En fait, le temps n’est plus où le paysan se rappelait clairement et avait bien en tête que la classe ouvrière et son parti lui avaient donné la terre du hobereau, et l’avaient aidé à éliminer la classe des propriétaires fonciers. Nous avons abordé une œuvre économique pacifique, et avec le début de l’essor de l’agriculture et de l’industrie d’Etat, l’économie paysanne tend de plus en plus à devenir une économie marchande. Autrement dit, elle produit une part toujours croissante qu’elle écoule sur le marché. Plus exploitation paysanne s’extirpe de la misère et plus est importante la part de tout ce qui se produit dans ce secteur économique, part qui est vendue au marché contre argent sonnant, lequel permet d’acheter d’autres marchandises non produites dans l’agriculture, mais dont elle a besoin. Ces produits proviennent au premier chef de notre industrie d’Etat.

Par conséquent, le paysan se heurte sur le marché à l’industrie d’Etat, qui est aux mains de la classe ouvrière. Ce faisant, s’il s’agit de produits agricoles, il fait œuvre de vendeur, et la population urbaine, et en premier lieu la classe ouvrière, est acheteuse. S’il s’agit de produits de l’industrie d’Etat, c’est la classe ouvrière, organisée en pouvoir d’Etat, qui fait office de vendeuse, alors que le paysan est acheteur. Mais comme on le sait, les intérêts du vendeur et de l’acheteur sont opposés sur le marché : l’acheteur a intérêt à acquérir une marchandise au plus bas prix, cependant que le vendeur a tout intérêt à vendre sa marchandise au plus haut prix. Plus l’économie se développe à cette période, c’est-à-dire avant la mise sur pied d’une économie organisée unique, composée des exploitations paysannes et des fabriques d’Etat, plus la question des prix tend à devenir fondamentale : nous entendons par là les prix des produits agricoles, d’une part, les prix de l’industrie d’Etat, d’autre part. Nous constatons donc une contradiction directe d'intérêts de la classe ouvrière et de la paysannerie. Celle-ci engendre inéluctablement des frottements entre les deux principales classes travailleuses de notre pays, qui constituent un certain danger pour le bloc ouvriers-paysans.

Que voulons-nous dire ? Cette contradiction d’intérêts entre la classe ouvrière et la paysannerie est-elle insoluble ? Et ne masque-t-elle pas, dans le même temps, des intérêts plus fondamentaux, communs à la classe ouvrière et à la paysannerie ? Nous l’avons vu : l’intérêt fondamental et le plus général des deux classes, c'est leur mouvement commun vers le socialisme, ce qui est impossible sans consolider l’alliance des ouvriers et des paysans, et sans que la classe ouvrière exerce un rôle dirigeant dans cette alliance. Mais cet intérêt fondamental de la classe ouvrière et de la paysannerie, trouve son expression dans la nécessité d’une entraide de l'industrie et de l'agriculture qui, fondamentalement, dépendent l'une de l'autre. Notre industrie, comme nous l’avons déjà dit, travaille avant tout pour le marché rural. Dans son développement, elle dépendait auparavant de ce marché, mais dans le contexte de la dictature du prolétariat elle dépend beaucoup plus encore de ce marché que sous l’ancien régime : d’abord, nous n’avons plus de marché extérieur, parce que nous avons abandonné cette politique de pillage, de conquête de nouvelles régions qui était celle du tsarisme ; ensuite, nous n’avons plus de commandes pour la marine de guerre, pour les constructions navales militaires ; plus généralement, il n’y a plus d’importantes commandes militaires, parce que nous dépensons beaucoup moins pour nos besoins militaires, pour la seule raison que nous nous limitons à ce qui est strictement nécessaire à la défense du pays et que nous n’avons aucun objectif de conquêtes. D’où la nécessité de rééquiper un certain nombre d’usines et de les convertir d’une fabrication à usage militaire à une production de marchandises civiles indispensables au travail agricole, et au premier chef d’outillage, de matériel agricole. Enfin, la nécessité politique de consolider la dictature du prolétariat et l’influence de la classe ouvrière sur la paysannerie nous incite à nous montrer beaucoup plus attentifs au marché paysan.

Notre industrie dépend donc, dans son développement, de l’agriculture. Elle se développe d’autant plus vite que la demande solvable de la paysannerie est importante. L’accumulation, dans notre industrie, est d'autant plus rapide qu'il y a accumulation dans notre agriculture, autrement dit que l’agriculture s’extirpe rapidement à la misère, qu’elle s’enrichit, qu’elle achète davantage d’outils et de machines agricoles, qu’elle améliore sa technique, qu’elle adopte plus vite des nouvelles formes de travail de la terre, en un mot, qu’elle est en mesure d’acheter à l’industrie des villes. A son tour, le développement de l’agriculture est impensable sans un essor de l’industrie des villes. Pour progresser, l’agriculture a besoin de produits qu’elle ne fabrique pas, mais qui proviennent de différents secteurs de notre industrie. Si un beau jour notre industrie cessait de vivre, l’agriculture serait vouée à une existence de misère, elle devrait se limiter aux procédés les plus primitifs de travail de la terre. Dans le meilleur des cas, elle serait vouée à une stagnation éternelle, et serait incapable de faire un pas tant soit peu significatif en avant.

Au contraire, si l’industrie se développe (l’industrie métallurgique qui produira des machines agricoles, l’industrie chimique qui produira toute sorte d’engrais, etc.), l’agriculture commence à avoir dans cette industrie un allié, un appui puissant, qui pourra en fin de compte transformer les vieux modes de travail de la terre et promouvoir rapidement le développement des forces productives de toute l’agriculture. L'industrie a donc besoin, pour se développer, des succès de l'agriculture laquelle a besoin d'un essor de l’industrie. Cette interdépendance est l’élément majeur qui doit déterminer une politique juste du parti dirigeant, lequel est tenu de faire en sorte que les intérêts particuliers, éphémères, secondaires, dérivés soient soumis aux intérêts permanents, les plus généraux, les plus fondamentaux.

Nous devons aujourd’hui nous rappeler que notre politique vise à beaucoup plus long terme qu’une année. Aujourd’hui, notre souci n’est pas de nous maintenir d’une façon quelconque au pouvoir (parce qu’à l’heure actuelle le pouvoir soviétique tient fermement sur ses jambes). Il nous faut songer à promouvoir un plan politique à très long terme. S’il ne s’agissait que de distribuer entre la classe ouvrière et la paysannerie le montant du revenu national obtenu après une année du travail dans notre pays, s’il ne s’agissait que de cela et de rien d’autre, il serait alors absurde de dire à la classe ouvrière : « Ne prends pas trop », ou bien d’essayer de convaincre la paysannerie de s’auto-restreindre : dans un tel contexte, chacune des classes s’inspirerait bien évidemment de ses intérêts immédiats et chercherait à accaparer la majeure partie du revenu national global, c’est-à-dire de celui du pays tout entier.

Cependant, nous vivons et nous espérons bien vivre plus d’une année. Nous espérons vivre de longues années et avancer sans interruption vers le socialisme. C’est pourquoi l’objectif qui se pose à nous, qui se pose aux deux classes n’est pas aussi simple que dans l’exemple que nous venons de citer. Si la tâche n’était que de répartir une fois pour toutes un revenu, le revenu général du pays, invariable, déterminé une fois pour toutes, constituant une grandeur permanente et invariante, alors il ne pourrait être question d’aucun essor rapide ; nous ferions du surplace. Mais là n’est pas la question. Il s’agit d'accroître de façon permanente le revenu national général, d'augmenter de façon permanente la quantité et la valeur des marchandises produites chaque année dans notre pays, et par conséquent d'augmenter le revenu national, l'ensemble du revenu de notre société.

Si l’on accroît le montant du revenu national, alors on peut partager ; si d’une année à l’autre ce revenu national augmente, alors chaque année la classe ouvrière et la paysannerie obtiennent une part de plus en plus importante de valeurs, et la condition matérielle de ces deux classes s'améliore rapidement. C’est pourquoi, du point de vue de la classe ouvrière et des intérêts fondamentaux de la paysannerie qui développe ses exploitations dans le contexte du Pouvoir soviétique, il faut promouvoir une politique qui assure au premier chef le développement des forces productives de l'industrie d'Etat et de l'agriculture, et qui, par conséquent, permette une augmentation de plus en plus rapide du revenu national.

C’est de ce point de vue qu’il faut discuter toutes les questions de notre politique économique, et qu’il faut aussi débattre de la politique des prix. Supposons qu’un groupe d’ouvriers nous dise : « Nous autres, ouvriers, nous détenons la grande industrie, nous sommes libres d’établir des prix élevés, alors allons-y, de façon à obtenir le maximum de profits pour notre industrie ; si tel est le cas, elle sera en mesure de payer davantage l’ouvrier, aussi avons-nous intérêt à une politique de prix élevés de la production de notre industrie ; s’écarter de cette politique ne signifierait rien d’autre qu’une concession à la petite bourgeoisie ; ce serait abandonner une ligne purement prolétarienne ».

Une telle opinion serait-elle juste ? Non, bien entendu, et cette politique hypothétique n’aurait rien à voir avec la politique prolétarienne, ce serait du corporatisme, une politique bornée, ne voyant pas plus loin que le bout de son nez. En d’autres termes, ce serait tout simplement une politique absurde. Elle supposerait qu’il y a incompréhension du lien fondamental entre l'industrie d'Etat et l'agriculture. Elle aboutirait inéluctablement à ceci qu’au bout d’un certain temps l’industrie d’Etat ne pourrait plus se développer, parce qu’elle se heurterait au faible pouvoir d’achat du marché rural.

On pourrait, peut-être, si l’on adoptait cette politique, obtenir des profits élevés à court terme, parce que l’on saperait l’économie paysanne, mais cette politique se punirait elle-même au bout de très peu de temps. L’industrie d’Etat se priverait immanquablement d'un marché d'écoulement qui, dans ces conditions, serait fortement restreint. Et plutôt que l’industrie poursuive son essor elle serait plongée dans une très grave crise qui la rejetterait loin en arrière. Si cette politique était poursuivie, nous entrerions dans une période de marasme industriel chronique, et nous connaîtrions sinon un recul, à tout le moins une stagnation insensée.

Imaginons, par ailleurs, que d’importantes couches de la paysannerie puissent promouvoir une politique qui, par le biais de prix extraordinairement élevés des céréales ou des matières premières, empêche toute progression de l’industrie. Dans ces conditions, après avoir obtenu beaucoup au bout d’une année économique, l’agriculture commencerait, au bout d’un certain temps, à souffrir de l’impossibilité de renouveler son matériel agricole, sans même parler de l’impossibilité pour elle d’améliorer encore ses modes de culture. Par conséquent, là encore une politique myope, bornée, aveugle aux liens entre la ville et la campagne, aboutirait immanquablement à une chute du revenu national et, partant, à une dégradation de la condition matérielle des deux principales classes de notre société soviétique.

Il en découle que la contradiction entre la classe] ouvrière et la paysannerie dont nous avons parlé plus haut est une contradiction relativement secondaire et que, du point de vue des intérêts bien compris de la classe ouvrière et de la paysannerie, il est indispensable de promouvoir une politique qui laisse libre cours au plein développement des forces productives. Du point de vue de ses intérêts propres, la classe ouvrière doit tout faire pour mettre sur pied au plus tôt sa production, fabriquer le moins cher possible les produits de l’industrie d’Etat, et les vendre aux plus bas prix, y gagnant, d’une part, parce qu’elle accroîtra la masse de produits vendus, et d’autre part, parce que chaque année il y aura essor de l’économie nationale.

On ne peut absolument pas confondre la situation d’une classe ouvrière au pouvoir avec celle d’une classe ouvrière qui n’en est encore qu’à lutter pour ce pouvoir. Lorsque la classe ouvrière se situe dans le second cas de figures, elle se soucie peu de l’économie nationale dans son ensemble, elle se soucie peu de la croissance du revenu national, elle se soucie peu de l’intégrité de toute la société. Au contraire, son intérêt fondamental consiste à briser, à détruire la société capitaliste. Mais lorsque la classe ouvrière est au pouvoir, elle assume la direction de la société dans son ensemble, et c’est alors à elle de se soucier de la croissance du revenu national, du développement des forces productives, tout comme c’est à elle de se soucier des intérêts du développement de l’économie nationale, parce que ce sont ses intérêts propres. Il faut le comprendre, et c’est ce dont il faut partir pour déterminer notre politique. Nous voyons donc que l’industrie et l’agriculture, indissociables, constituent l’élément fondamental, et la nécessité de l'entraide entre l'industrie et l'agriculture constitue la condition fondamentale de la solidité du bloc ouvriers-paysans, sans lequel toute progression vers le socialisme est impensable.

VIII. L’essor de la coopération et la lutte des classes à la campagne[modifier le wikicode]

Lorsque nous disons que dans le contexte de la dictature du prolétariat l’essor de la coopération signifie au fond un essor du socialisme, cela ne veut pas dire que l’ensemble de ce processus se déroulera sans accrocs, sans frictions internes. Au contraire, on peut dire que l’évolution vers le socialisme, par le biais de la coopération, s’accompagnera, notamment au début, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’industrie d’Etat soit en mesure d’établir les fondements de l’électrification de l’agriculture, d’une lutte des classes entre les différents groupes et les diverses couches de la paysannerie qui, pour leur part, auront des rapports différents avec la classe ouvrière. Aujourd’hui, comme nous l’avons déjà dit, nous observons chez nous une diversification sociale des couches paysannes. Ces différentes couches organiseront évidemment de façon différente la coopération et, au cours même de ce processus d’organisation, se livreront à des luttes d’influence. Les objectifs que s’assignent les organisations coopératives sont quelque peu distincts selon les couches paysannes. Si, par exemple, nous parlons des paysans pauvres, sans chevaux, et donc incapables de travailler leur lopin, n’ayant aucun outil, aucun des moyens de production les plus élémentaires, il est tout à fait évident que ces couches de la paysannerie vont pencher pour différents types d’exploitations collectives (les kolkhozes) au sens direct de ce mot. Pour l’instant, il leur est impossible de mettre sur pied des associations de vente de leurs produits parce qu’au fond ils n’ont rien à vendre.

Ils doivent franchir toute une étape de développement, prendre pied, développer plus au moins leur production avant d’envisager la vente d’une partie toujours plus importante de leurs produits sur le marché. Tant qu’ils ne sont pas parvenus à ce degré de développement, en d’autres termes, tant qu’ils vivent dans un besoin criant, le plus important pour eux est d’acheter en commun du matériel, du bétail de somme, des machines, et d’utiliser en commun ce bétail et ces machines, dans le cadre du principe collectif. C’est pourquoi les kolkhozes sont la seule forme d’organisation des exploitations des paysans pauvres. Il faut pourtant dire que la transition directe à ce type d’exploitation exige que l’on rompe de façon brutale avec des habitudes anciennes, héritées des aïeux, aussi ne peut-on pas penser que le mouvement kolkhozien englobera toute l’immense masse des paysans pauvres.

Les exploitations moyennes, qui tendent à devenir de plus en plus solides, vont évidemment s’organiser dans le cadre des coopératives agricoles selon trois directions principales que nous avons évoquées plus haut : les achats, les ventes et le crédit. La grande masse, le noyau principal de la paysannerie c’est d’abord le paysan moyen. Aussi la forme fondamentale de coopération est-elle une coopération agricole de type correspondant.

Les gros paysans, les paysans aisés vont également chercher à créer leurs organisations coopératives, notamment de crédit, et vont chercher à en faire des points d’appui. La lutte de classes à la campagne étant appelée à disparaître dans un avenir encore lointain, et étant donné qu’à court terme nous serons confrontés à une stratification de la paysannerie dont se dégagera une élite aisée, d’une part, des prolétaires et semi-prolétaires agricoles, d’autre part, il est tout à fait évident qu’il y aura lutte des classes entre les différentes cellules d’une organisation coopérative générale, et à l'intérieur de coopératives : lutte à propos des élections de la direction, des élections des fonctionnaires, des quotes-parts, de leur montant, des statuts des organisations coopératives, de la politique qui doit être celle de la direction, etc. Toutes ces questions particulières donneront lieu à des batailles (évidemment « pacifiques ») entre les diverses couches de la paysannerie[3].

Par conséquent, nous aurons sous les yeux un tableau assez bigarré. Dans le réseau général des organisations coopératives, il y aura des cellules de koulaks, parfois uniquement de koulaks, mais aussi des cellules de paysans pauvres et de paysans moyens, ainsi que des cellules mixtes. Pourtant, ce tableau aura sa toile de fond. Il faut en effet bien voir que malgré un processus de stratification de la paysannerie, son noyau fondamental subsistera, à savoir le paysan moyen, cette « figure centrale de notre agriculture », comme disait le camarade Lénine. Si même dans conditions du capitalisme, dans la ville capitaliste, et le cadre de la dictature de la bourgeoisie, on voit subsister une couche de paysans moyens relativement stable, dans le contexte de la dictature ouvrière, la paysannerie ne se décomposera pas plus rapidement. Au contraire, le processus sera plus lent. D’une part, à mesure que le pouvoir d’Etat pourra octroyer une aide matérielle au paysan pauvre et au paysan moyen, nous assisterons à un nouveau tournant vers l’égalisation, mais sur toute autre assise qu'auparavant. Jadis, nous dépouillions sous une forme ou une autre le paysan aisé, le koulak, pour donner ce que nous avions pris au paysan pauvre. Autrement dit, nous appauvrissions les riches, et nous parvenions, comme cela s’est passé par exemple à l’époque des comités de paysans pauvres, à une certaine égalisation. Aujourd’hui, les choses vont se passer autrement : le paysan moyen et le paysan pauvre vont s’arracher de plus en plus à la misère grâce à leurs organisations coopératives qui bénéficieront d’une protection particulière, d’avantages particuliers, d’un soutien particulier, matériel et autre, de la part du pouvoir d’Etat de la classe ouvrière.

Plus notre économie dans son ensemble, plus notre industrie d’Etat progresseront, plus ces couches de la paysannerie bénéficieront d’un soutien important qui permettra, pour ce qui est de leur niveau de vie, de rattraper l’élite aisée rurale. Parallèlement, elles connaîtront un essor non grâce à l’exploitation du travail d’autrui, mais parce qu’il y aura des procédés améliorés de production agricole, regroupement des efforts de toute une série d’exploitations paysannes par le biais des coopératives, lesquelles par voie de conséquence, prendront de plus en plus la forme d’exploitations collectives. Ainsi, le réseau principal de nos organisations coopératives paysannes sera constitué de cellules coopératives non de type koulak mais de type « travailleur », de cellules qui feront corps avec le système de nos organismes d’Etat, et qui tendront donc à devenir des maillons d'une chaîne unique de l’économie socialiste. Par ailleurs, les organisations coopératives de koulaks s’intégreront de la même façon à ce système par 1’intermédiaire des banques, etc. Mais d’une certaine manière, elles seront un corps étranger, à l’instar des entreprises concessionnaires[4]. Qu’adviendra-t-il d’elles ? Imaginons une association de crédit dirigée par des koulaks y faisant autorité. Si cette coopérative de koulaks veut être florissante, elle doit inéluctablement, comme toutes les autres, être liée aux organismes économiques d’Etat. Par exemple, elle doit déposer ses liquidités libres en banque de façon à obtenir un certain intérêt. Même si les coopératives de ce type créent leur propre organisme bancaire, celui-ci doit de toute façon être lié aux puissants établissements de crédit de l’Etat prolétarien, qui détiennent tous les principaux moyens créditeurs du pays. Le koulak, les organisations de koulaks n’auront aucune porte où frapper, parce que les cadres généraux du développement, dans notre pays, sont définis par avance par le régime de dictature du prolétariat, et pour une très grande part par la puissance accrue des organisations économiques de cette dictature. Si le koulak, volens nolens, est dépositaire dans nos banques, s’il commence, qu’il le veuille ou non, à être lié par toute une série de relations avec nos organismes économiques, il sera inéluctablement enserré dans des cadres déterminés. On pourrait évidemment imaginer une situation où les exploitations des koulaks prendraient une ampleur effrayante, où l’accumulation serait beaucoup plus rapide que dans toute l’industrie d’Etat, et où les koulaks, par conséquent, finiraient par dominer toute l’économie. Après avoir fait bloc avec le capital commercial privé, ils renverseraient le régime politique et économique de la dictature du prolétariat. Mais c’est là une hypothèse tout à fait invraisemblable. Car supposer que les exploitations des koulaks se développeront plus rapidement que l’ensemble de l’industrie d’Etat serait supposer quelque chose de totalement contraire à la réalité. L’essor de notre économie nationale dans son ensemble montre que ce qui est appelé à connaître le développement le plus rapide, c’est notre grande industrie, déjà solide, et totalement aux mains de l’Etat prolétarien. Cet essor déterminera tout et sera la garantie suffisante que les koulaks ou les paysans aisés, employant plusieurs ouvriers agricoles, devront se soumettre à notre régime,

L’Etat prolétarien, qui a intérêt à une croissance des formes « non capitalistes », autrement dit, socialistes, d’économie ne peut évidemment avoir la même attitude envers les coopératives de travailleurs et celles de koulaks ; comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, il soutiendra autant que faire se peut les coopératives de paysans pauvres et moyens. Ce sera d’ailleurs un moyen d’expression de la lutte des classes, une aide de classe du prolétariat aux couches qui lui sont les plus proches dans leur lutte contre les koulaks ou la bourgeoisie agricole.

IX. L’édification du socialisme et les formes de la lutte des classes[modifier le wikicode]

Dans notre pays, il y a à l’heure actuelle trois classes, dont deux, les ouvriers et les paysans, sont les classes principales de notre société et de notre régime, et une troisième, la bourgeoisie (les koulaks, les nepmen, etc.) qui n’existe que pour autant qu’elle est « admise » jusqu’à un certain point, et à certaines conditions, à « coopérer » avec la classe ouvrière et la paysannerie[5]. Nous avons vu plus haut que de la position qu’occupe désormais la classe ouvrière en tant que classe dominante découle toute une série de conclusions fondamentales pour la politique de l’Etat ouvrier. La plus fondamentale, comme nous l’avons déjà dit, est celle-ci : alors qu'en régime capitaliste l'objectif de la classe ouvrière est de détruire la société, dans le contexte de la dictature du prolétariat, l'objectif de la classe ouvrière n'est de détruire le régime de dictature prolétarienne, ni la société nouvelle en train d'être créée, mais au contraire de lui apporter tout le soutien possible, de la consolider, d'en assurer la direction.

Il en découle forcément d’autres conclusions, qui concernent, au premier chef, la forme même de la lutte des classes dans notre société. Nous savons parfaitement que celle-ci ne s’interrompt pas, ne s’achève pas d’emblée, mais qu’elle durera très longtemps, jusqu’à ce que disparaisse à jamais la division en classes. Mais nous voyons aujourd’hui que la question des voies principales de la lutte des classes et la question des formes de cette lutte prennent un tout autre aspect. En société capitaliste, où l’œuvre du prolétariat consiste à détruire cette société, l’objectif permanent est d’exacerber, d’attiser autant que faire se peut la lutte des classes jusqu’à ce que celle-ci prenne le caractère le plus acharné, à savoir la forme d’une guerre civile et d’une lutte armée des masses travailleuses contre le régime capitaliste dominant. Dans cette lutte, la vieille société éclate du haut en bas, et la condition des classes est en fin de compte tout à fait différente : ce qu’on appelle les classes « inférieures », opprimées se placent au sommet, tandis que les exploiteurs deviennent une classe dont la résistance est réprimée et qu’il faut, après l’avoir défaite, soumettre au nouveau pouvoir, celui des anciennes classes inférieures. Ainsi donc, en régime capitaliste l’objectif de la classe ouvrière est de promouvoir une politique d’exacerbation de la lutte des classes, qui doit se transformer en guerre civile. Dans les limites du régime capitaliste, le parti de la classe ouvrière est celui de la guerre civile. La situation est totalement inversée lorsque la classe ouvrière prend le pouvoir en s’appuyant, pour ce faire, sur les larges couches de la paysannerie. Puisque la dictature de la bourgeoisie est défaite pour céder le pas à la dictature du prolétariat, la tâche de la classe ouvrière est de consolider cette dictature et de la défendre contre toutes les atteintes. Dans ces conditions, le parti de la classe ouvrière devient parti de la paix civile. Autrement dit, il exige que les anciennes classes dominantes, les différents groupes et couches dominant auparavant se soumettent à la classe ouvrière ; il exige d’eux une paix civile, et la classe ouvrière châtie et réprime maintenant tous ceux qui violent cette paix civile, tous les comploteurs, les saboteurs, en un mot tous ceux qui font obstacle à l'œuvre d'édification pacifique de la nouvelle société.

Dans son Etat propre, la classe ouvrière, après avoir repoussé tous les assauts de l’ennemi et garanti une œuvre constructive pacifique, ne prône plus la guerre civile à l’intérieur du pays, mais la paix, sur la base de la reconnaissance de la plénitude du nouveau pouvoir, de ses lois, de ses institutions, et sur la base d’une soumission à ces lois et à ces institutions de toutes les couches, notamment les anciens adversaires de ce pouvoir. C’est conformément à cela que se modifient les formes mêmes de la lutte des classes. Expliquons cela par quelques exemples. Considérons avant tout l’attitude à l’égard de la bourgeoisie. Dans le cadre du régime capitaliste, nous avons prôné à son égard le développement de la lutte jusqu’à recourir à la force armée. Bien sûr, si la bourgeoisie tentait aujourd’hui encore de prendre les armes contre nous, comme elle l’a fait en 1917, 1918 et 1919, nous mettrions aussitôt en branle notre force armée et nous infligerions à l’adversaire le traitement qu’il mériterait. Mais aujourd’hui, nous connaissons une situation tout à fait différente. La force du pouvoir des Soviets et sa solidité sont tellement évidentes que les couches bourgeoises de notre société (les nepmen) constatent à l’évidence qu’il est sans espoir de tenter d’engager contre notre régime une lutte politique active et âpre. Ces couches doivent, volens nolens, s’accommoder de la situation existante. Dans certains cadres, cette bourgeoisie se voit autoriser une activité économique. Nous n’interdisons plus désormais, le commerce privé, nous admettons un certain nombre d’entreprises privées, nous n’apposons plus les scellés sur les boutiques privées, et par conséquent, nous autorisons jusqu’à un certain point l’existence de ces milieux. Cela signifie-t-il que la lutte des classes est interrompue ? Aucunement. Mais cette lutte s’est fondamentalement modifiée. La classe ouvrière la poursuit, notre législation, qui offre des garanties à la cause ouvrière, qui donne certains droits aux syndicats, qui contraint le patron privé à payer des primes d’assurance, qui privent le patronat des droits électoraux dans les organismes politiques du pouvoir, etc., constitue une nouvelle forme de la lutte des classes. Le système fiscal, conçu de telle façon que sont taxés les revenus et les bénéfices des entreprises capitalistes, cette imposition qui frappe la bourgeoisie n’existe dans aucun pays : c’est aussi une nouvelle forme de la lutte des classes. La concurrence de la part de l’industrie d’Etat, du commerce d’Etat, des coopératives, c’est aussi une nouvelle forme de la lutte des classes. Lorsque notre Etat accorde des avantages particuliers aux entreprises coopératives, lorsqu’il consent des financements particuliers, autrement dit, lorsqu’il soutient par des moyens financiers les organisations coopératives, lorsqu’il garantit légalement, à ces mêmes organisations des droits plus importants, tout cela constitue une nouvelle forme de la lutte des classes. Si, dans un processus de concurrence sur le marché l’industrie, le commerce d’Etat, les coopératives évincent peu à peu le patron privé, c’est une victoire dans la lutte des classes, mais une victoire non dans une confrontation mécanique de forces, non par le recours à la lutte armée, mais sous une forme tout à fait nouvelle, inconnue auparavant, tout à fait inimaginable, en régime capitaliste pour la classe ouvrière et la paysannerie.

La forme de la lutte des classes se modifie de façon analogue à la campagne. Il est vrai qu’ici ou celle-là se manifeste à l’ancienne. D’ailleurs, ce sont les koulaks qui, d’ordinaire, exacerbent les choses. Lorsque par exemple les koulaks ou des gens qui vivent au détriment d’autrui, qui se sont infiltrés dans les organes du Pouvoir soviétique, commencent à tirer sur les correspondants ruraux, il s’agit d’une manifestation de la lutte des classes sous sa forme la plus âpre. Cela se produit ordinairement là où l’appareil soviétique local est encore faible. A mesure qu’il s’améliore, à mesure que se consolident toutes les cellules de base de l’appareil des Soviets, à mesure que s’améliorent et que se renforcent les organisations rurales du parti et du Komsomol, ces phénomènes se raréfient pour finir par disparaître sans laisser des traces. Il y a encore quelques années, la principale forme de la lutte des classes à la campagne était la pression administrative directe sur l’élite rurale : on confisquait et on réquisitionnait à tour de bras les biens de la paysannerie aisée, qui étaient ensuite remis aux paysans pauvres (c’était l’époque des comités de paysans pauvres) ; puis il y a eu un système de pression permanente et arbitraire, qui rendait extraordinairement difficile voire tout à fait impossible tout progrès économique, toute activité correspondante des couches aisées de la campagne, et au premier chef de la bourgeoisie rurale. Alors qu’en ville, dès le début de la nouvelle politique économique, nous avions autorisé les négociants et les chefs d’entreprises privés à se lancer dans une activité économique, à la campagne, la bourgeoisie rurale se heurtait à des obstacles qui limitaient très fortement cette activité, voire la rendaient quasiment impossible. Aujourd’hui (à l’été 1925), nous en venons à abolir ce système, nous donnons davantage de liberté de mouvement aux éléments bourgeois de la campagne. Cela n'en signifie nullement que nous cessons de mener une lutte de classe contre la bourgeoisie rurale. Cela ne signifie nullement que nous renonçons à soutenir les paysans pauvres et moyens contre les classes exploiteuses. Simplement, nous modifions la forme de notre lutte de classe contre les petits capitalistes ruraux. Nous adoptons une forme nouvelle de lutte de classe, plus opportune dans les conditions actuelles.

En ville, nous n’apposons plus les scellés sur les boutiques des négociants privés, nous tolérons leur « travail ». Nous en obtenons une réactivation du commerce dans tout le pays. Quant à ce commerçant, il achète à notre industrie d’Etat, à notre commerce d’Etat de gros ; par ailleurs, il vend — puisque notre réseau commercial d’Etat et coopératif est encore très faible — nos produits dans les différents coins de notre pays. Ce faisant, il s’enrichit, bien évidemment, et perçoit un profit commercial, ou du moins une partie de ce profit. Néanmoins, indépendamment de sa volonté, il contribue, grâce à une réactivation générale des échanges, à l’essor de notre industrie et de notre commerce d’Etat, à une circulation plus rapide des capitaux dans le pays, et notamment des capitaux de notre industrie et de notre commerce d’Etat. C’est ce qui explique que la machine productive tourne plus vite, que s’accélère le processus d’accumulation, et que s’accroît la puissance de notre industrie d’Etat, assise fondamentale de la société socialiste. Par ailleurs, par le biais de la taxation fiscale des couches bourgeoises, nous obtenons des ressources supplémentaires au profit de notre trésor. Cette augmentation des valeurs matérielles, obtenue d’une part par la croissance accélérée de nos propres entreprises sous l’influence d’une reprise de nos échanges, et d’autre part, par les rentrées fiscales, permet de financer différentes initiatives qui contribuent à la cause des classes travailleuses, à la cause du socialisme. De notre part, cette politique est aussi une politique de classe. Elle a pour objectif de soutenir des travailleurs contre ce qui subsiste du monde exploiteur. Mais la forme de cette politique, la forme de cette lutte de classe, comme nous voyons, est tout à fait différente de ce qui se passerait si nous nous contentions de mettre les scelles sur les boutiques d’un commerçant privé. Grâce à cette nouvelle forme de la lutte des classes, non seulement nous ne perdons rien, mais au contraire, nous gagnons énormément, parce que nous renforçons dans des proportions beaucoup plus considérables, et ce sur le terrain d’une croissance générale du bien-être.

Il est vrai que nous ne pouvions d’emblée engager une politique comme celle-ci. Lorsque nous détenions des usines et des fabriques qui ne fonctionnaient pas ; lorsque nous émettions une masse d’argent qui n’était que du papier sans aucune valeur sur le marché ; lorsque, au lieu de banques, nous n’en avions que les bâtiments ; lorsque les chemins de fer ne fonctionnaient pas ; lorsque les grandes entreprises n’avaient pas de conditions les plus indispensables pour fonctionner (manque de matières premières, de combustibles, et même de pain pour les ouvriers affamés), il aurait été extrêmement dangereux de donner pleine liberté à l’activité économique privée, pleine liberté de commerce aux boutiquiers privés et aux petits capitalistes privés. Nous n’étions pas en mesure de leur faire concurrence. Nous n’avions pas encore d’instruments de lutte suffisamment puissants. Dans le contexte du délabrement, le petit capitaliste pouvait beaucoup plus facilement manipuler son petit capital ; il se distinguait par une plus grande habilité, une plus grande souplesse que nos institutions officielles qui étaient vides. Et si à cette époque nous avions octroyé une complète liberté économique à tous ces éléments, sans s’être prémunis nous-mêmes, autrement dit, sans avoir des positions fortes dans la lutte économique, nous aurions alors été confrontés au danger extrême de voir ces milliers de petits capitalistes nous submerger, nous battre dans une lutte économique concurrentielle. Nous avons donc dû agir avec une certaine prudence, en nous assurant des positions solides sur le terrain de la bataille économique, c’est-à-dire sur le terrain des combats de classe, de la lutte des classes sous sa forme nouvelle. Ces positions, c’est la grande industrie que nous détenons, les transports, le système bancaire (le crédit), ainsi que le budget et les finances de l’Etat.

Au fur et à mesure de notre croissance, à mesure que se consolidaient ce que nous appelons les « leviers de commande économiques » nous pouvions beaucoup plus résolument desserrer l’étau dans lequel nous tenions le petit ou le moyen patron privé. Aujourd’hui, par exemple, nous n’avons plus du tout à craindre cette liberté du commerce, parce que c’est sur le terrain de la liberté du commerce, sur son fondement, en l'utilisant nous-mêmes, que nous sommes désormais en mesure, une fois consolidés nos leviers de commande, de mener une lutte économique triomphante.

Aujourd’hui, nous pouvons appliquer cette politique qui est la nôtre à la campagne, et faire en sorte que nos travailleurs ruraux ne se contentent pas d’un système de simple « pression » administrative à l’encontre des couches rurales plus aisées. Une fois encore, cela signifie-t-il que nous voulons, en l’espèce, renoncer à la lutte de classe contre cette bourgeoisie rurale ? Nullement. Tout comme nous ne renonçons pas à la lutte de classe contre la bourgeoisie urbaine (les nepmen), lorsque nous l’autorisons à se livrer à ses « activités », de même, une politique correspondante à la campagne ne veut pas dire que nous renoncions à la lutte. Nous ne faisons qu’en modifier les formes. Face aux boutiques des négociants ruraux, nous devons opposer non des organes de contrainte et de violence, mais nos bonnes boutiques coopératives. Face à l’usurier rural, qui prête de l’argent à un taux d’intérêt exorbitant, ou qui prête à des conditions léonines son cheval à un paysan qui n’en a pas, nous devons opposer au premier chef tout un éventail d’associations de crédit, qui sont les nôtres, une bonne organisation d’un crédit coopératif bon marché, et l’aide des autorités de l’Etat. Nos marchandises doivent être de meilleure qualité et moins chères que celles du commerçant privé ; les crédits que nous octroyons doivent être plus importants et moins chers que ceux que donne l’usurier ; la coopération doit commercer mieux et être plus adaptée à la demande rurale que le commerce privé. Voilà les instruments que nous devons placer à l’avant- garde de notre lutte contre les éléments exploiteurs à la campagne.

On peut se poser une question : est-il juste de transférer à la campagne une politique qui est valable en ville ? Car il y a une différence très importante entre les conditions de la lutte économique en ville et à la campagne. En ville, nous disposons d’ores et déjà de « leviers de commande » plus ou moins bien organisés et fonctionnant plus ou moins biens. C’est ce qui constitue notre artillerie lourde dans la lutte contre les nepmen des villes. Mais où sont ces « leviers de commande » à la campagne ? Que pouvons-nous opposer à l’élite rurale aisée ? Où sont ces poings économiques dont nous pourrions marteler, sur le terrain de la lutte économique, le dos du koulak rural ? Ne serons-nous pas confrontés à une situation où les éléments koulaks seront beaucoup plus forts économiquement que la masse de la paysannerie, et ne seront-ils pas en mesure de nous battre et d’être par conséquent les maîtres de l’ensemble de la vie rurale ?

A cette question parfaitement légitime nous devons répondre ceci : c'est la ville prolétarienne qui est le levier de commande de la bourgeoisie rurale. On ne peut imaginer les choses comme si la campagne se développait tout à fait indépendamment de la ville. Nous avons déjà dit qu’avec l’essor des forces productives dans le pays, l’influence de la ville sera de plus en plus décisive sur le développement de notre agriculture. Quant aux nerfs moteurs de la ville, son industrie prolétarienne, son système bancaire, sa législation, etc., tout cela est tourné « vers la campagne », autrement dit, tout cela sert de puissant appui pour les paysans moyens et pauvres, face aux koulaks.

Le maillon intermédiaire entre la ville prolétarienne et la campagne laborieuse c'est la coopération, qui se trouve justement à la jonction entre la ville et la campagne, et qui incarne au premier chef l’alliance économique entre la classe ouvrière et la paysannerie, une alliance qu’il faut renforcer, ce qui est l’objectif fondamental de la classe ouvrière et de notre parti. L’essor de cette coopération, au sein de laquelle l’Etat prolétarien soutient et finance les paysans pauvres et moyens face aux koulaks et aux petits capitalistes agricoles, signifie, comme nous l’avons vu, une croissance continue et systématique des cellules de la future société socialiste. Pas à pas, l’industrie, le commerce d’Etat, alliés aux coopératives rurales lesquelles, à leur tour, passent du commerce à la production même, évinceront le capital privé, qu’il soit industriel, commercial ou usuraire. Les exploitations paysannes seront impliquées dans l’organisation commune des coopératives et de l’Etat de la même façon que, par le biais des diverses formes d’organisations coopératives (au premier chef la coopération artisanale) on y impliquera les petits artisans et les gens de métiers. Peu à peu, une fois évincés les petits patrons de tout type et leurs exploitations privées, et à mesure qu’il y aura davantage d’organisation et de cohérence dans l’économie coopérative d’Etat, nous nous rapprocherons de plus en plus du socialisme, c’est-à-dire de l’économie planifiée, où tout appartient à tous les travailleurs et où toute la production a pour objet de satisfaire leurs besoins.

Le développement partiel des rapports capitalistes à la campagne, auxquels on assistera ces prochaines années, devra nécessairement susciter d'autres formes de lutte de classe qu'une lutte purement économique, autrement dit, qu’une lutte de différentes formes économiques l’une avec autre. Par exemple, les ouvriers agricoles, qui s’embauchent chez la bourgeoisie agricole, peuvent ne pas avoir leurs exploitations propres, leur lutte n’est pas de même nature que celle que se livrent le paysan moyen et le koulak, ou encore le paysan pauvre et le koulak. Le koulak et l’ouvrier agricole entrent en lutte à propos de questions qui concernent les conditions du travail salarié (la durée de la journée de travail, le salaire, les formes de rémunération, les conditions générales de travail, etc.). Mais là encore la lutte de classe que seront appelés à mener les ouvriers agricoles, lesquels sont partie intégrante de la classe ouvrière actuellement au pouvoir, prend d’autres formes que celles de la lutte des classes en régime capitaliste. Ceci parce que les ouvriers agricoles qui travaillent dans une exploitation koulak, sont pour ainsi dire sous la férule de leurs patrons ; dans le même temps, en tant que partie de la classe dominante ils se trouvent au-dessus de ces patrons, même si certains ouvriers agricoles n’en ont pas conscience. Comment se traduit ce fait ? Par ceci que toute la législation de notre pays tourne son tranchant contre les exploiteurs, et en chacun de ses paragraphes, défend les intérêts des ouvriers ; par ceci que les syndicats de la classe ouvrière et ceux d’ouvriers agricoles bénéficient, au titre de la loi, de droits qu’ils n’ont dans aucun pays capitaliste ; par ceci que les tribunaux de notre pays punissent les patrons qui violent ces lois, etc., etc.

C’est pourquoi la lutte de classe des ouvriers agricoles vise en fin de compte non pas du tout à détruire l’exploitation des koulaks et à la partager. Nous ne pouvons plus désormais répéter le même conte absurde. Les ouvriers agricoles mènent leur lutte de classe sous d’autres formes, arrachant par l’intermédiaire de leurs syndicats et de leur pouvoir d’Etat — le pouvoir des Soviets — des conditions de travail appropriées. Ils recourent aux tribunaux de leur classe, s’il est nécessaire de museler le patronat agricole. De la même façon les ouvriers agricoles, part indivise de la classe ouvrière, aident à s’organiser non seulement les salariés agricoles, mais aussi les paysans pauvres et moyens, constituant ainsi un tissu conjonctif vivant entre les ouvriers industriels des villes et les larges couches de la paysannerie laborieuse. Cela ne signifie pas qu’il ne peut y avoir chez nous aucune forme ancienne de lutte. Les ouvriers agricoles devront, par exemple, recourir maintes fois à la grève contre le koulak. Mais des affrontements de ce type n’empêchent pas que les choses sont différentes, parce que l’ouvrier agricole a l’appui de tous les organes du pouvoir, qui font pression sur le patron privé.

X. Sur qui devons-nous miser ?[modifier le wikicode]

Il nous faut analyser sous un autre angle toutes ces questions. Le problème est que certains camarades, faute de comprendre le fond de la question, manifestent de l’incrédulité à propos de la politique agraire de notre parti. Certains, par exemple, tiennent ces raisonnements.

Pendant la guerre civile, disent-ils, nous nous appuyions sur l’alliance de la classe ouvrière des villes et des semi- prolétaires ruraux, des ouvriers et semi-ouvriers agricoles, les petits paysans, et plus généralement, de la paysannerie pauvre. Cette politique traduisait une option « véritablement prolétarienne », une option « de gauche » authentique, purement « prolétarienne ». Au bout de quelques temps, nous avons transféré le centre de gravité de notre politique à la campagne. Auparavant, nous misions sur les paysans pauvres, et nous nous appuyions, à la campagne, sur des organisations comme les comités de paysans pauvres. Puis nous avons proclamé le mot d’ordre de « soutien du paysan moyen », promu « figure centrale de notre agriculture ». Par conséquent, imperceptiblement pour nous-mêmes, peut- être, nous avons cessé de miser sur les paysans pauvres au profit des paysans moyens. En d’autres termes, nous avons donné un coup de barre à droite, nous écartant d’une politique « purement prolétarienne ». Au bout de quelques temps encore, nous avons parlé d’une plus grande liberté économique pour les paysans aisés et même pour le koulak ; en d’autres termes, nous avons accentué notre coup de barre « à droite ». Nous misons visiblement sur ce paysan aisé, parce que de miser d’abord sur le paysan pauvre, puis sur le paysan moyen nous a « conduit à l’échec ». N’est-ce pas là un nouveau coup de barre à droite de notre politique ? Tout cela ne traduit-il pas un abandon systématique de la politique prolétarienne, ce qui fait que la politique de notre parti tend à devenir de plus en plus une politique de concessions permanentes, qui vont de plus en plus loin, d’abord aux paysans moyens, puis à un bourgeois plus que moyen ? Autrement dit, n’est-ce pas là une dégénérescence de la politique de notre parti, aux contours nettement exprimés ? N'abandonnons-nous pas nos positions, ne capitulons-nous pas face à des rapports capitalistes croissants dans notre pays ?

Il faut analyser avec la plus grande minutie ce genre d’idées et d’objections. Pas question ne pas y répondre ; il faut être très francs, parce que faute de comprendre le fond de notre politique (et c’est impossible si l’on ne répond pas aux questions que nous venons de poser), il est évidemment impensable d’assumer une direction tant soit peu efficace d’un pays aussi immense que le nôtre, qui connaît autant de contradictions internes, est confronté à des tâches aussi complexes que celles qui se dressent sur notre route.

Pour répondre aux questions posées et à ces objections, il est opportun d’abord de poser la question de ce que l’on appelle la nouvelle politique économique. Lorsque nous avons abandonné le système du communisme de guerre pour passer à la nouvelle politique économique, certains ont cru que celle-ci était en fait une manière de capituler face à la bourgeoisie. Tous les ennemis du parti communiste et de la dictature du prolétariat, les « nôtres » et ceux de l’étranger, ont inlassablement évoqué, oralement et par écrit, l'effondrement du communisme en Russie ; ils ont dit que les bolcheviks russes, après une expérience malheureuse de mise en place d’un socialisme authentique, s’étaient très vite déçus, parce qu’ils avaient eu la preuve de l’impossibilité totale de donner corps à un régime socialiste. Et, pour avoir appelé à la rescousse cette même bourgeoisie qu’ils voulaient anéantir, ils ont signé leur totale impuissance. Au début de la nouvelle politique économique, les comploteurs étrangers et russes, la presse émigrée (blanche) clamaient à tout bout de champ que la Russie avait accompli un pas immense vers la restauration de l’ancien régime, que d’autres pas suivraient inéluctablement, sur le chemin d’un retour au capitalisme : on rendrait, disait-on, les fabriques et les usines à leurs anciens propriétaires, et ces derniers seraient appelés, comme jadis les Varègues, pour sauver la Russie, et y mettre de l’ordre ; toutes les « nationalisations » et « monopolisations » disparaîtraient, et on verrait renaître, avec l’aide de ces mêmes bolcheviks, enfin « rappelés à la raison », le vieux régime capitaliste, qui par là même, prouverait encore une fois son immense vitalité et tous ses avantages sur tous les socialismes et communismes du monde. On disait même que les bolcheviks qui, auparavant, « misaient » sur la classe ouvrière, préféraient maintenant miser sur la bourgeoisie, l’ancienne et la nouvelle, apparue dans le sillage du communisme de guerre, qui en avait vu de toutes les couleurs, qui connaissait tous les tenants et aboutissants du nouveau régime soviétique et qui, pour cette raison, était beaucoup plus adaptée au régime bolchevique.

Pourtant, peut-on dire que la nouvelle politique économique signifiait une capitulation devant le capitalisme ? Peut-on dire que la cause des travailleurs a été perdue avec la mise en place de la nouvelle politique économique ? Peut-on dire que celle-ci équivalait à renoncer au régime socialiste, à un effondrement du communisme, etc. ? Peut- on, enfin, dire que cette nouvelle politique économique signifiait miser sur la bourgeoisie ?

Aujourd’hui, où ce que l’on appelle la nouvelle politique économique compte déjà bon nombre d’années, alors qu’elle a reçu la sanction de l’expérience et que nous pouvons déjà en tirer un bilan assez impressionnant, nous voyons qu’elle nous a permis un très vif essor de la classe ouvrière et plus généralement des masses travailleuses, du socialisme dans sa lutte contre l’économie capitaliste privée. Grâce à cette nouvelle politique économique, nous avons obtenu de grands succès économiques. Au reste, l’essor des forces productives, dans notre pays, a pris un cours tel que les formes économiques socialistes tendent de plus en plus à prévaloir, de même que des formes économiques proches de celles-ci, allant dans le sens du socialisme. Dans le bilan général de l’économie de notre pays, on ne voit pas du tout que, par comparaison avec l’économie d’Etat et coopérative, le capital privé connaisse une croissance continue. Au contraire, les positions de l’économie d’Etat et de l’économie coopérative se consolident de plus en plus, sur la toile de fond d’un essor général du bien-être dans le pays. Puisqu’il en est ainsi — et l’on ne peut affirmer le contraire — comment peut-on parler d’une quelconque capitulation ? Ou d’un abandon de la ligne prolétarienne ? Ou d’une façon de miser sur la bourgeoisie ? Elle est bien bonne, cette « façon de miser sur la bourgeoisie » qui fait que le prolétariat socialiste est le premier gagnant ! Il est magnifique, cet « effondrement » du communisme qui fait que l’économie d’Etat de la dictature du prolétariat connaît, après de nombreuses années de paralysie et de stagnation, un essor impétueux !

En réalité, 1’« effondrement du communisme» n’était rien d’autre que la fin de certaines de nos erreurs, de nos idées fausses sur notre évolution vers le socialisme ; erreurs liées à la période de ce que l’on appelle le communisme de guerre. Mais avoir mis un terme à certaines de nos erreurs ne signifie nullement l’effondrement du communisme. On conçoit parfaitement qu’une jeune classe qui s’est emparée du pouvoir d’Etat ne pouvait imaginer toutes les difficultés qu’elle remontrerait sur la voie dans laquelle elle avait décidé de s’engager. Pendant la guerre civile, période où l’on a réprimé impitoyablement les exploiteurs, période de confiscations, de réquisitions et autres, nous imaginions que nous pourrions presque immédiatement passer à une économie organisée selon un plan, après avoir anéanti, fait table rase du commerce libre partout, et après l’avoir remplacé par une distribution organisée (les cartes de rationnement, etc.).

L’expérience nous a pourtant montré que cette tâche n’était pas à la mesure de nos forces, et d’ailleurs, nous ne pouvions la résoudre tant que subsistait une infinité de petites exploitations qu’il n’était pas question d’intégrer immédiatement à un plan unique et cohérent. On ne pouvait maintenir longtemps les interdits du commerce libre qui frappaient le petit producteur, et au premier chef le paysan. Cela n’équivalait qu’à une destruction de tous les rapports dont le paysan avait l’habitude, qui excitait contre elle de larges couches de la paysannerie et était donc inévitablement vouée à l’échec. Le paysan — et plus généralement le petit producteur — habitué à disposer librement de son produit (à le vendre s’il le veut) perdait tout intérêt pour l’amélioration et l’extension de sa production dans le cadre du communisme de guerre. Il s’est donc produit ceci : l’agriculture ne pouvait se développer ni progresser dans un tel système. Il n’y avait pas de combinaison juste entre les intérêts particuliers des petits producteurs, les tâches et les objectifs de l'édification socialiste prolétarienne. Cette combinaison, ce lien, il fallait d’abord les trouver. Tel était bien le sens de la nouvelle politique économique. Plus haut, nous avons vu comment on pouvait, en prenant en compte les intérêts économiques privés du petit producteur, et par le biais des coopératives, le conduire peu à peu au socialisme sans briser d’un coup, brutalement, le mode de vie auquel il était habitué et sans irriter contre nous une paysannerie ayant certaines habitudes petite-bourgeoises, certaines superstitions, mêmes. Rappelons-nous que notre pays compte près de cent millions de paysans, plus de vingt millions d’exploitations paysannes ; rappelons-nous que l’agriculture est la base économique de notre industrie d’Etat. On verra alors clairement l’impulsion que devait obtenir notre pays en adoptant la nouvelle politique économique. Aujourd’hui, nous voyons clairement le chemin qu’il faut prendre vers le socialisme : il ne passe pas là, où plus exactement pas tout à fait là, où nous le cherchions auparavant. Nous pensions que nous pouvions d’un jet, d’un seul élan, détruire les rapports de marché. Il s’est avéré que nous n’aboutirons au socialisme que par des rapports de marché. Et ceux-ci disparaîtront par suite de leur propre évolution. Comment cela ?

On sait que dans une société capitaliste, où domine le marché, où différentes entreprises privées luttent sur ce marché, se font concurrence, la grande production évince finalement la petite, et le capital moyen cede le pas devant un capital plus important. Au bout du compte, à cette masse de patrons, de chefs d’entreprises, de marchands, de banquiers qui se font concurrence se substitue un groupe d’empereurs de l’industrie et de la banque, qui concentrent entre leurs mains toute l’industrie et tout le commerce.

Le développement de la lutte pour les marchés aboutit au fait qu’il y a de moins en moins de concurrents, et que la production est concentrée aux mains de grandes organisations capitalistes. Quelque chose de semblable en apparence se passera — et se passe déjà — chez nous, avec cette différence essentielle, toutefois, qu’au lieu et place des empereurs de l’industrie et de la banque il y a la classe ouvrière et la paysannerie laborieuse. De fait, coexistent chez nous différentes formes économiques, différentes « entreprises » économiques : nous avons des entreprises d'Etat, des entreprises coopératives, et, enfin, des entreprises capitalistes privées, etc. La plus grande production est aux mains de l'Etat prolétarien. Le capital privé détient des entreprises beaucoup moins importantes dans le domaine du commerce, au premier chef le commerce de détail, cependant que le commerce de gros se trouve aux mains de l’Etat. Dans l’industrie, la grande production est elle aussi aux mains de l’Etat, et le privé ne possède en majorité que de moyennes ou petites entreprises. Il y a lutte économique entre ces différentes formes d’entreprises, une lutte dans laquelle le dernier mot appartient au client. Celui-ci achète là où la marchandise est de la meilleure qualité et la moins chère possible. Si la politique est juste — or c’est bien cela que nous cherchons à faire et ce à quoi nous parvenons de plus en plus — ce sera tout avantage pour la grande production d’Etat, qui triomphera de son rival privé dans la lutte concurrentielle. La petite exploitation paysanne, qui souffre de sa « petitesse », comme nous l’avons vu plus haut, palliera à ce défaut par son organisation en coopératives, soutenues par l’Etat prolétarien. Aussi obtiendra-t-elle également des avantages propres à toute grande entreprise, tirant parti des avantages que lui offre la coopération dans sa lutte contre l’exploitation privée du koulak. Par le biais de la lutte sur le marché, par le biais de rapports de marché, par le biais de la concurrence, les entreprises d’Etat et les coopératives évinceront leur concurrent, en d’autres termes, le capital privé. En fin de compte, les rapports de marché disparaîtront d’eux- mêmes, parce que sur la base de ces rapports de marché, ceux d’achat-vente, où entrent en jeu l’argent, le crédit, la bourse, etc., l’industrie d’Etat et les coopératives soumettront à leur loi toutes les autres formes économiques et les évinceront peu à peu, par le jeu du marché, dans la mesure où celui-ci disparaîtra tôt ou tard. Car tout sera remplacé par une répartition coopérative et étatique des produits fabriqués[6].

Par conséquent, l’idée que nous nous faisions du développement vers le socialisme s’est sensiblement modifiée. Mais cela n’a absolument rien à voir avec un abandon de la politique prolétarienne. Au contraire, cela montre bien que l’on prend en compte une immense expérience révolutionnaire. Pour la première fois, avec la nouvelle politique économique, nous avons trouvé une combinaison juste entre les intérêts privés du petit producteur et la cause générale de l’édification du socialisme. La nouvelle politique économique n'est pas une trahison de la ligne prolétarienne, mais la seule politique prolétarienne juste. C’est maintenant clair comme de l’eau de roche.

Il n’y a qu’une façon de savoir si notre politique est ou non un abandon d’une ligne prolétarienne juste : c’est d’analyser les résultats de cette politique. Si ceux-ci nous prouvent que les formes économiques socialistes prennent davantage de poids dans l’économie nationale, c’est amplement suffisant pour que la question soit réglée. La politique des comités des paysans pauvres à la campagne a, au fond, résolu deux tâches qui étaient alors à l’ordre du jour : premièrement, combattre la résistance des koulaks et, deuxièmement, stocker le blé dans le cadre des prélèvements de denrées agricoles, faute de quoi il n’était pas question du pouvoir nourrir l'armée. Mais cette politique ne résolvait pas, et pour cause, le problème de l'essor économique de la campagne. Ceci, à savoir l’essor d’une immense masse de petites exploitations, est impossible sans un essor de la masse économique fondamentale de la paysannerie, à savoir le paysan moyen. Pour autant que l’essor économique à la campagne a lieu, l’économie d’Etat, dans les villes, peut également connaître une croissance. Cela signifie-t-il que l’on oublie le paysan pauvre ? Absolument pas, car l’essor général de l’économie du pays, l’essor de l’économie d’Etat offre bien davantage de possibilités, non en paroles mais dans les faits, non sur le papier, mais dans la vie, non par des décrets, mais par un soutien matériel authentique de venir en aide au paysan pauvre. Et si jusqu’à maintenant cette aide n’a pas encore l’ampleur qu’il faudrait, la raison principale en est une accumulation trop lente des ressources dans notre économie d'Etat. C’est pourquoi il nous faut tout mettre en œuvre pour accélérer la croissance de nos ressources matérielles, accélérer les « rythmes » d’accumulation dans notre industrie d’Etat, accélérer l’afflux de moyens financiers supplémentaires à notre trésor d’Etat.

Pour résoudre ce problème, il faut libérer davantage encore le commerce, et pour cela, il faut accorder une beaucoup plus grande liberté économique à la bourgeoisie agricole. En un mot, il faut transférer la nouvelle politique économique à la campagne. Maintenant, cela n’est plus du tout dangereux pour nous, car, comme nous l’avons dit plus haut, nous détenons tous les leviers de commande ; cette stimulation du commerce permettra par ailleurs d’accumuler plus vite, cela nous permettra d'aider plus vite les coopératives de paysans pauvres et moyens, les kolkhozes, les coopératives agricoles, les sociétés de consommation. S’il faut véritablement miser, c'est miser sur nous-mêmes, sur la classe ouvrière et la paysannerie laborieuse, sur la croissance des formes économiques socialistes, sur l'essor de l'industrie d'Etat, d'abord, et ensuite sur l'essor des coopératives agricoles. Le lien entre ces deux formes fondamentales est la condition nécessaire de notre victoire.

XI. La dictature du prolétariat et ses différentes significations selon les différentes classes[modifier le wikicode]

Le développement de notre société actuelle vers le socialisme est assuré par le fait que la classe ouvrière détient le pouvoir, qu’il y a sa dictature révolutionnaire, c’est-à-dire son pouvoir unique. La portée générale de la dictature du prolétariat tient d’abord au fait que c’est un instrument de répression des exploiteurs, un instrument de répressions de toute tentative, de leur part, de revenir au pouvoir. Par ailleurs, cette portée tient au fait que la dictature du prolétariat est le levier principal de la transformation économique de la société. La classe ouvrière utilise la machine du pouvoir d’Etat qu’il a entre les mains pour transformer de façon continuelle les relations économiques de la société dans le sens du socialisme. Au tout début, après s’être emparé du pouvoir, et à peine avait-on établi les fondations du nouveau régime étatique, ce pouvoir a été utilisé par la classe ouvrière pour « exproprier les expropriateurs », c’est-à-dire pour prendre aux patrons leurs fabriques et leurs usines, et en faire la propriété de l’Etat. Le pouvoir ouvrier a sanctionné une fois pour toutes la confiscation de toute la propriété foncière, et a déclaré que la terre était propriété du peuple tout entier (nationalisation de la terre). Parce qu’il met en œuvre une politique de consolidation permanente et systématique de tous les germes de formes économiques et sociales socialistes, le pouvoir soviétique est un instrument de transformations sociales. Après tout ce que nous avons dit aux précédents chapitres, on peut conclure qu’à mesure que se consolide le régime soviétique il tend de plus en plus à abandonner une répression directe et mécanique des exploiteurs et de ce qui subsiste des groupes sociaux hostiles à la classe ouvrière au profit d'une transformation économique de la société, d'une activité organisatrice pacifique, d’une lutte économique contre l’entreprise privée, d’une mise en place de formes économiques socialistes (entreprises d’Etat, coopératives, etc.).

La dictature du prolétariat, autrement dit, de la classe ouvrière organisée en tant que pouvoir d’Etat a forcément une attitude différente envers les diverses couches de la société, envers les divers groupements de classe. Il serait on ne peut plus étrange que le pouvoir de la classe ouvrière ne distingue pas entre ces couches, ne voit pas les énormes différences entre les multiples groupes et classes de la société et n’applique qu’une seule et même politique, unique pour tous, qui traduirait une attitude unique à l’égard de ces multiples classes, couches et groupes.

Le rôle de la dictature du prolétariat face à la résistance des couches de la bourgeoisie à son régime, consiste à réprimer ces couches. Si, par exemple, nous voyons arriver de l’étranger des agents de la contre-révolution russe dont l’objectif est de créer des organisations et des cercles clandestins pour combattre le Pouvoir soviétique et le renverser, la dictature du prolétariat sera une épée qui frappera ces couches de bourgeois et de propriétaires fonciers, qui exterminera impitoyablement les comploteurs souhaitant saper toute possibilité de transformations sociales allant dans le sens du socialisme.

L’attitude de notre pouvoir prolétarien est tout à fait différente à l’égard des couches de la bourgeoisie qui, selon l’expression du camarade Lénine « sont admises à coopérer » avec la classe ouvrière et la paysannerie. De fait, nous savons qu’il y a chez toute une couche de patrons d’entreprises bourgeois, au premier chef des commerçants, qui font leur métier tout à fait légalement ; nos lois soviétiques ne s’opposent pas à cette activité. Quel est le rôle de la dictature du prolétariat vis-à-vis de ces couches de la bourgeoisie ? Il consiste d’abord à limiter cette activité par certaines conditions (législation ouvrière et législation du travail, droits des syndicats, fiscalité, etc.) ; ensuite, il consiste à utiliser ces éléments pour construire le socialisme (réactivation générale du commerce, utilisation des impôts payés par ces couches pour soutenir les formes économiques socialistes, etc.) ; enfin, il s’agit de lutter économiquement contre ces couches en leur faisant concurrence sur le marché (entreprises d’Etat, soutien des coopératives qui font concurrence au capital privé, etc.). Si nous nous demandons maintenant quelle est l’objectif principal de la dictature du prolétariat à l’égard de la nouvelle bourgeoisie, on peut très brièvement répondre ceci : il s’agit de l'utiliser et de l'évincer. Cette attitude aboutira, en fin de compte, à anéantir les formes capitalistes privées en les évinçant.

Posons maintenant la question du rôle et de la signification de la dictature du prolétariat au regard de la paysannerie laborieuse : les paysans pauvres et moyens. Y a-t-il là un élément quelconque de lutte ? Indiscutablement, mais beaucoup moins important que dans les rapports avec la nouvelle bourgeoisie. Par quoi s’exprime cet élément ? Par la lutte contre les hésitations de certaines couches de la paysannerie qui inclinent vers la bourgeoisie. Nous avons déjà vu que du fait du caractère privé de son exploitation, du fait de son ignorance, de son retard séculaire, parce que la paysannerie n’est pas habituée à des formes collectives, qu’elle commence à peine à adopter, elle est encline dans certaines conditions, notamment aux moments critiques et difficiles, à se tourner vers la bourgeoisie.

C’est contre ces hésitations qui découlent de la nature double de la paysannerie même (d’une part, le travail, d’autre part, le caractère privé de l’économie) que la dictature prolétarienne doit lutter résolument, mais bien entendu à chaque fois sous une forme appropriée. La principale tâche de la dictature du prolétariat à l’égard de la paysannerie laborieuse consiste toutefois à l'aider à se transformer, à restructurer ses méthodes économiques. Grâce à l’aide de la dictature du prolétariat, et surtout par le biais de la création des coopératives, l’exploitation paysanne atteindra une forme nouvelle, supérieure, beaucoup plus importante, beaucoup plus cultivée et évoluant vers le socialisme. Ce processus consistera non pas à « évincer », « dévorer », « anéantir » l’exploitation paysanne, mais précisément à lui faire opérer une transformation lente. Si, dans la foulée de la dictature du prolétariat, dans la foulée de sa politique, les entreprises capitalistes privées sont évincées et disparaissent, cédant le pas à la concurrence des entreprises d’Etat et des coopératives, l’exploitation paysanne ne connaîtra pas du tout le même sort, mais prendra d’autres formes, supérieures. L’entreprise d’Etat fait concurrence à l’entreprise privée et, en fin de compte, la supplante. L’entreprise d’Etat ne fait pas concurrence à l’exploitation paysanne, mais l'aide à se porter à un niveau supérieur, elle ne la supplante pas dans une lutte concurrentielle, mais l'organise, par le jeu du groupement en coopératives.

Par conséquent, la dictature du prolétariat est liée à la paysannerie pour constituer ce que l’on peut appeler une alliance. Comme nous le savons, au sein de cette alliance, c’est la classe ouvrière, organisée en un pouvoir d’Etat, qui assure la direction.

Pour avoir une idée parfaitement claire de la situation telle qu’elle se présente, il faut distinguer très rigoureusement deux choses : une coopération dans la société, d'une part, et une coopération au niveau du pouvoir, c'est-à-dire le partage de ce pouvoir entre les classes, d’autre part. La coopération, et même l'alliance, alliance solide et indestructible, n’est pas encore un partage du pouvoir. La classe ouvrière et la paysannerie coopèrent totalement dans la société, c’est bien un rapport d’alliance. Autrement dit, l’industrie d’Etat et l’exploitation paysanne doivent s’entraider ; la classe ouvrière et la paysannerie se battent ensemble contre les propriétaires fonciers et les capitalistes, si ceux-ci entreprennent une croisade contre les républiques soviétiques ; la classe ouvrière et la paysannerie luttent ensemble sur le front économique contre le capital privé. Mais cela ne signifie pas encore que nous avons un partage de pouvoir, que nous avons non pas une dictature de la classe ouvrière mais une dictature de deux classes : la classe ouvrière et la paysannerie. En effet, entre qui et qui, cette alliance ? Entre la classe ouvrière organisée en un pouvoir d’Etat et la paysannerie. Au sein même de ce pouvoir d’Etat, la paysannerie ne coparticipe pas, mais ce pouvoir ouvrier est allié à la classe paysanne. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi, dans nos conditions, autrement, dans le contexte d’une transition de la société au socialisme, faut-il précisément la dictature d’une classe, à savoir le prolétariat ? Parce que seul le prolétariat représente une force sociale qui peut, en toute conscience et fermement, conduire toute la société au socialisme. Nous avons vu plus haut que dans cette voie, la direction de l’alliance classe ouvrière-paysannerie doit appartenir au prolétariat, et que seule cette direction permet de progresser avec succès vers le socialisme. Mais la dictature du prolétariat, c’est-à-dire l’organisation du prolétariat en un pouvoir d’Etat, est une organisation de la direction des larges masses de la paysannerie. La classe ouvrière, toutefois, ne se fixe nullement pour objectif d’instaurer un « règne éternel du prolétariat », elle ne songe pas un instant à assurer l’existence éternelle de la dictature du prolétariat, non plus que son existence propre permanente et éternelle en tant que classe dominante.

La classe ouvrière a en réalité un objectif vers lequel elle avance lentement mais résolument, entraînant à sa suite toute la société, et qui consiste à transformer de larges couches populaires, et au premier chef à transformer la paysannerie elle-même, à la rééduquer dans l’esprit du socialisme, à assurer son essor permanent, à la porter au niveau matériel, économique, politique auquel se trouvent les couches les plus avancées de la population prolétarienne. A mesure que se transformeront les larges couches de la paysannerie, à mesure qu’elles referont leur éducation, elles rattraperont de plus en plus le prolétariat, elles fusionneront avec lui pour devenir des membres à part égale de la société socialiste. Les différences de classes tendront à disparaître. Et ainsi, les plus larges couches de la paysannerie, « transformant leur propre nature », fusionneront avec les travailleurs des villes, et la dictature du prolétariat, en tant que classe particulière, disparaîtra peu à peu.

En société capitaliste, on peut dire jusqu’à un certain point de la bourgeoisie qu’elle a assumé la direction de toute la société, parce que c’en était la classe la plus avancée et la plus instruite. Mais il y a une différence extrêmement profonde entre la direction qu’exerce la bourgeoisie et celle qu’exerce le prolétariat. Car le développement de la société capitaliste, à la tête de laquelle se trouvait la bourgeoisie, a abouti à ceci que le fossé entre les classes dominantes et les classes opprimées, entre la bourgeoisie, d’une part, la paysannerie et la classe ouvrière, d’autre part, n’a cessé de se creuser, de s’approfondir. Il est impensable que dans le cadre, dans les limites du régime capitaliste, la classe ouvrière et la paysannerie puissent se situer à un même niveau de conditions matérielles, à un même niveau de vie, d’instruction, de conditions sociales que la bourgeoisie. Ce serait contraire aux assises les plus fondamentales de la société bourgeoise.

Au contraire, le fond même de cette société bourgeoise tient au fait qu'il y a une division de plus en plus marquée en classes, et le fond même de la politique bourgeoise tient à ce que, grâce à cela, la bourgeoisie s’assure l'exclusivité de tous les avantages de la condition matérielle et tous les avantages de l’éducation : dans les pays où elle domine, la bourgeoisie n’a pas seulement le monopole (c’est-à-dire la possession exclusive) des moyens de production, des fabriques, des usines, des chemins de fer, et autres ; elle n’a pas seulement le monopole du pouvoir de l’Etat, auquel elle ne laisse accéder personne ; elle a en plus le monopole total, de facto, de l’enseignement supérieur, de la presse (les journaux et les revues), de la science, etc. Les nouveaux savants, les nouveaux administrateurs, les nouveaux ingénieurs, les nouveaux officiers et généraux, en un mot les nouveaux cadres dirigeants de la société se reproduisent de façon permanente, émanation non des couches inférieures du peuple, non des ouvriers et des paysans, mais des couches de la bourgeoisie, de l’intelligentsia bourgeoise, qui bénéficient ad aeternam par héritage, en quelque sorte, de tous les avantages de leur condition. La bourgeoisie ne s’est jamais fixée pour but d’élever systématiquement et régulièrement le niveau culturel des couches populaires, car ce serait la fin de sa puissance.

La classe ouvrière a une politique tout différente, diamétralement opposée. Son objectif n’est pas la reproduction d’un même rapport entre les classes, il est de dépasser les différences de classes, de les éliminer en rééduquant les larges masses populaires. Pour cela elle utilise tous les moyens à sa disposition et toute la puissance de son pouvoir d’Etat. L’assise de cette refonte, c’est la transformation des rapports économiques de la société, l’évolution de cette société vers le socialisme.

Parallèlement, la classe ouvrière met tout en œuvre pour transformer les larges couches populaires, et au premier chef son allié le plus sûr dans la lutte contre les propriétaires fonciers et les capitalistes : la paysannerie. Gela trouve son expression entre autres dans la politique qui consiste à faire participer la paysannerie à l’édification soviétique. En impliquant de plus en plus nombreux les paysans sans parti à une activité au sein des Soviets, et en les aidant ainsi, à se rééduquer, à élever leur niveau culturel, à changer de nature, à acquérir de l’expérience dans le domaine de l’administration de l’Etat, à se familiariser non seulement avec les objectifs locaux, mais avec ceux de l’Etat dans son ensemble, etc., la classe ouvrière commence par là même peu à peu à estomper les limites entre elle-même et les couches avancées de la paysannerie.

En s’appuyant sur ces couches avancées, d’autres couches, de nouveaux groupes de la paysannerie atteindront un niveau supérieur, parviendront à une vie nouvelle, active et consciente, et peu à peu, sous la direction du prolétariat, la paysannerie fusionnera par ses habitudes, son savoir- faire, ses idées, ses objectifs et ses tâches, avec la classe ouvrière. Tout comme par le jeu de la coopération l’économie paysanne fusionnera avec l’économie d’Etat du prolétariat, et, au bout de compte, après s’être transformée elle-même, s’intégrera à une économie socialiste planifiée unique, de la même façon, pour ce qui est de l’ensemble de sa vie, la paysannerie fusionnera avec la classe ouvrière, changera de nature dans ce processus, pour constituer avec la classe ouvrière une société socialiste du travail unique.

Si au début de ce processus entre la classe ouvrière des villes et la paysannerie, entre l’ouvrier, partisan né des formes collectives (formes sociales) de travail et de lutte, et le paysan, partisan, lui, de la petite exploitation privée, il y avait un fossé profond, à mesure que se développent les coopératives, à mesure que la paysannerie acquiert une éducation politique et une culture générale, elle tend à devenir d’abord quelque chose qui ressemble tout simplement à une couche très large, arriérée et attardée de la classe ouvrière, pour s’en rapprocher de plus en plus, jusqu’à ce que le fossé séparant les deux classes soit définitivement comblé, jusqu’à ce que ces deux classes fusionnent une fois pour toutes en un type unique de travailleurs, membres de la société socialiste. Ceci entraînera la disparition (le dépérissement) de la dictature du prolétariat, qui ne sera « plus nécessaire ». Mais pour parvenir à ce but, il faut qu’une politique permanente et ferme dirige avec autorité le développement social. Voilà pourquoi il faut préserver totalement, à ce stade de développement, la seule garantie effective d’une politique juste, à savoir la dictature du prolétariat s’appuyant sur la paysannerie et alliée à cette paysannerie.

XII. Les formes de la dictature du prolétariat[modifier le wikicode]

La forme générale de la dictature du prolétariat, c’est le pouvoir des Soviets, l’Etat soviétique, avec ce qui le distingue de ce que l’on appelle la démocratie bourgeoise. Cette forme du pouvoir d’Etat possède les particularités suivantes. D’abord, elle interdit l’élection des représentants de la bourgeoisie aux organes de l’Etat. Elle restreint les droits électoraux, mais très différemment de ce qui se fait dans un Etat bourgeois, où, sous une forme ou une autre, les représentants du peuple travailleur, directement ou indirectement, de façon cachée ou déclarée, sont privés des droits électoraux, ou alors ont des droits limités. Deuxièmement, le Pouvoir soviétique restreint toute une série de « libertés » des représentants de la bourgeoisie ou les supprime carrément. Il interdit par exemple les organisations politiques de la bourgeoisie. Il interdit à cette bourgeoisie d’avoir ses organes politiques de combat, notamment des organes de presse, etc. Troisièmement, elle accorde en revanche, et très largement, toute liberté aux organisations ouvrières, à leur presse, toute liberté de réunions, etc., suscitant par là même un essor sans précédent de toutes les associations possibles de la classe ouvrière, et plus généralement des masses travailleuses, ce qui est une façon de promouvoir réellement une ample démocratie des travailleurs, à la différence et contrairement à la démocratie pour les riches, à la démocratie pour la bourgeoisie, comme cela se pratique dans les pays capitalistes.

Dans ces derniers, la classe ouvrière et la paysannerie ont souvent certains droits, mais dans la grande majorité des cas, ces droits sont formels (autrement dit, ils n’existent que sur le papier, mais nullement dans la réalité). Par exemple, on peut sur le papier reconnaître la liberté de la presse ouvrière, mais comme toutes les imprimeries, tout le papier, tous les bâtiments se trouvent aux mains des grands propriétaires capitalistes, un journal ouvrier révolutionnaire ne peut pratiquement pas exister : on refuse de l’imprimer même lorsqu’il y en a la possibilité matérielle. Sur le papier, le droit de réunion peut exister, mais les organisations ouvrières ne peuvent se réunir, « faute de locaux », etc., etc.

Sous le Pouvoir soviétique, ces libertés sont assurées de plus en plus réellement, autrement dit, elles prennent corps, car c’est le Pouvoir soviétique qui en donne la garantie. Il soutient matériellement la presse ouvrière, il donne aux organisations ouvrières les meilleurs bâtiments en ville, il donne aux paysans avancés toute possibilité d’organiser un club, lui octroyant les meilleurs locaux à la campagne, etc. Sa poste distribue la presse ouvrière, sa milice protège les réunions ouvrières. En un mot, toutes les organisations du pouvoir de l’Etat mettent en œuvre ce qui est nécessaire à l’exercice réel d’une large participation des masses ouvrières à la construction active de la société nouvelle.

En quatrième lieu, le Pouvoir soviétique n’est pas coupé des organisations ouvrières et paysannes ; au contraire, il a ceci de très particulier qu’il est directement lié et s’appuie directement sur un immense réseau d’organisations multiples du peuple travailleur : les syndicats ouvriers, les coopératives paysannes, les comités paysans, les comités des paysans pauvres, les organisations de correspondants de presse ouvriers et ruraux, toute sorte de sociétés et associations bénévoles, etc. Le Pouvoir soviétique permet l’essor de couches toujours nouvelles, même les plus attardées, de la population laborieuse. Par exemple, il organise et soutient par tous les moyens les différentes formes d’associations de femmes travailleuses, de paysannes, femmes jadis opprimées par l’impérialisme. Il s’attache à promouvoir l’essor des ethnies les plus attardées, chez qui il éveille la conscience de la nécessité d’aller vers une vie nouvelle, et de prendre elles-mêmes part à la construction de cette vie nouvelle. Les organisations multiples et très diverses de tous ces groupements du peuple travailleur, et d’abord de la classe ouvrière, sont liées directement ou indirectement, mais très étroitement, aux organes du Pouvoir soviétique, et au fond elles constituent avec lui un système unique, qui englobe, organise, éduque, transforme d’immenses masses de travailleurs.

En régime capitaliste, le pouvoir d’Etat s’appuie sur des organisations fermées de petites couches de gros capitalistes. S’il est lié aux organisations de travailleurs, c’est exclusivement à seule fin de les dévoyer et de les duper ; dans ce cas-là, le but d’une telle relation n’est pas de faire participer les travailleurs à l’instauration d’un nouveau régime, mais de distraire la classe ouvrière et la paysannerie de la réalisation de leurs propres objectifs et de leurs tâches de classe, de les contraindre à mieux travailler pour la bourgeoisie et à mieux se soumettre au pouvoir d’Etat de cette bourgeoisie.

Dans le contexte du régime soviétique, le pouvoir des Soviets lui-même est au fond l’expression de la volonté des masses travailleuses, c’est la forme la plus ample, la plus générale d’organisation de ces masses. Si chez nous l’Etat est celui de la classe ouvrière, si notre dictature est celle du prolétariat, le lien de cet appareil d’Etat non seulement avec les ouvriers mais aussi avec les organisations paysannes est sa condition première, c’est un pont qui permet à la paysannerie de se ranger peu à peu « au point de vue du prolétariat ».

En cinquième lieu, le Pouvoir soviétique est conçu de telle sorte que la participation à la vie politique, par exemple la participation aux campagnes d’élection aux Soviets et à l’activité de ces Soviets se distingue fondamentalement des campagnes électorales et de la participation à ce que l’on appelle l’activité parlementaire. Dans les républiques bourgeoises, les citoyens vont aux urnes une fois tous les trois ou quatre ans — ce peut-être un autre délai — pour élire des députés, et c’est pratiquement à cela que se restreint leur vie politique. Par ailleurs, un parlementaire qui ne peut être rappelé par ses électeurs n’est rien d’autre qu’un hâbleur parlementaire. Dans nos conditions, les campagnes d’élection aux Soviets et le travail dans ces Soviets signifient faire participer les électeurs, et, pour une très grande part, les députés à une véritable activité de gestion de l'Etat. En effet, les électeurs participent à cette activité constructive jusque dans les cellules électorales de base, dans les fabriques ou les usines par exemple, cependant que leurs représentants aux organismes soviétiques ont obligatoirement une activité de direction de l’Etat, ou d’un secteur de l’économie de l’Etat, etc.

On pourrait encore indiquer un certain nombre de critères qui distinguent très profondément la forme soviétique d’Etat de toute autre. Il est aisé de voir que la destination, les objectifs, les tâches du pouvoir soviétique, pouvoir de la principale classe qui bouleverse tout l’ordre ancien, tout le vieux monde, sont fondamentalement opposés au caractère, aux objectifs et aux tâches des Etats bourgeois.

Mais cette forme même du Pouvoir soviétique subit à son tour un certain nombre de modifications selon les conditions dans lesquelles les travailleurs doivent lutter pour la réalisation de leurs objectifs.

A l’époque de ce que l’on appelle le communisme de guerre, époque où le pays tout entier était devenu une forteresse assiégée, où la grande tâche du pouvoir était d’organiser une riposte armée à l’adversaire, où il fallait d’abord s’en débarrasser résolument et moins débattre que diriger par décrets et commandements, à la militaire, alors, tout naturellement la forme de la dictature du prolétariat était une forme de dictature militaire du prolétariat.

Les amples organes du Pouvoir soviétique, les sessions plénières des Soviets ont en fait pratiquement disparu, et la direction est assumée presque exclusivement par les présidiums des comités exécutifs, autrement dit des collèges restreints, composés de trois ou cinq personnes, etc. Très souvent, notamment dans des lieux proches d’un territoire occupé par l’ennemi, où dans des endroits menacés par l’ennemi, on a créé, à la place d’organes « justes » du Pouvoir soviétique, à savoir d’organes effectivement élus par l’ensemble de la population travailleuse, des « comités révolutionnaires » locaux (les revkoms), qui, au lieu de porter une question en débat public, de façon qu’une solution préalable soit trouvée par de larges masses de travailleurs, agissaient de façon totalement autonome. Cette forme du pouvoir des Soviets n’en a pas pour autant cessé d’exprimer les intérêts des travailleurs ; elle était indispensable à cette période, elle était opportune à cette époque où il fallait réduire au minimum tout bavardage, toute discussion, où il fallait parfois même faire entorse à l’objectif d’éducation des masses, mais où il fallait agir, et encore une fois agir sur le terrain de la lutte armée contre l’ennemi du peuple travailleur. Sous ce régime de dictature militaire du prolétariat, à cette époque, il n’y avait pas de lois précisément définies, devant être exécutées à la lettre. Le plus souvent, elles étaient remplacées par des décrets, des dispositions, qui changeaient selon la situation militaire.

Les méthodes de confiscation et de réquisition étaient tout à fait habituelles à cette époque. Tout cela était la conséquence d’une guerre civile d’une extraordinaire cruauté imposée à la classe ouvrière et à la paysannerie, dans des conditions on ne peut plus dures.

Une fois la paix retrouvée, et surtout une fois que notre pays a connu un début d’essor économique général, il était tout à fait naturel que des changements soient apportés à la forme du Pouvoir soviétique dans le sens de l'élimination des séquelles de la période du communisme de guerre.

La légalité révolutionnaire doit se substituer à toutes séquelles d’arbitraire administratif, aussi révolutionnaire soit-il. En temps de paix, lorsque l’activité économique prime, toute intervention anarchique, arbitraire, fortuite, imprévue dans le cours de la vie économique peut avoir des effets extraordinairement funestes sur celle-ci. Voyons d’abord les choses dans la paysannerie. Nous disons et nous écrivons nous-mêmes, lorsque nous nous adressons au paysan, qu’il est nécessaire de conduire les choses de façon beaucoup plus juste dans l’exploitation paysanne ; nous lui proposons d’abandonner l’assolement triennal pour la polyculture, nous lui proposons un certain nombre de procédés améliorés dans l’agriculture et l’élevage, nous lui parlons de la nécessité de mieux prendre en compte tous les éléments de son exploitation, et de l’utiliser de façon plus opportune et plus juste. Notre propagande agraire est tout entière imprégnée de ces propositions, et la paysannerie, notamment ses couches les plus conscientes et les plus cultivées, ceux que l’on appelle les « paysans avancés », s’engagent volontiers dans ce chemin. Mais si nous proposons au paysan de mieux prendre en compte tout ce qu’il y a dans son exploitation, d’en tirer parti, il est bien évident que tout arbitraire, tout élément imprévisible émanant du Pouvoir soviétique est fortement contraire, entre en conflit grave avec notre propre propagande et avec l’exigence de bien conduire une exploitation. De fait, comment un paysan peut-il juger de ce qu’il lui faut faire et des dépenses qu’il doit engager s’il ne sait pas de façon précise, par exemple, de quelle manière et dans quels délais il lui faudra s’acquitter de son impôt agricole ?

Comment peut-il gérer son exploitation de façon juste si s’abat sur lui un déluge de dispositions tout à fait imprévues, s’il n’y pas de système connu à l’avance et rigoureux de lois, sujettes à une exécution stricte et inconditionnelle ? Cette situation nouvelle, fondamentalement distincte de celle de l’époque de la guerre civile, exige impérieusement que l’on organise correctement toute la gestion. Cela commande une gestion qui s’appuie sur des actes législatifs connus à l’avance, susceptibles d’être pris en compte à l’avance. La transition à la légalité révolutionnaire, à l’exécution stricte des décrets du Pouvoir soviétique, la transition à une époque où disparaît, résolument et sans appel, tout ce qui subsiste de l’arbitraire administratif est donc un des principaux traits caractérisant la nouvelle période de développement de notre révolution.

La participation des masses devient donc, à l’heure actuelle, une tâche beaucoup plus indispensable qu’à la période précédente. L’essor culturel général, la croissance de l’activité politique de toutes les couches des travailleurs, notamment de la paysannerie, le fait que les gens ont bien davantage de loisirs qu’auparavant, en ces années pénibles de la guerre civile, l’amélioration de leurs conditions parallèlement à l’essor économique sont autant d’éléments qui contraignent le Pouvoir soviétique se préoccuper beaucoup plus d’une tâche très importante, des plus nobles, qui consiste à faire participer plus résolument aux affaires d’Etat les larges couches de la population laborieuse.

Il faut bien voir que dans les conditions actuelles il est plus que jamais important pour la classe ouvrière de canaliser l’énergie politique éveillée de la paysannerie dans une direction qui consolide l’alliance de cette paysannerie et de la classe ouvrière. Et c’est précisément pour consolider la direction qu’exerce la classe ouvrière qu’il faut à l’heure actuelle, en période d’organisation pacifique, tout mettre en œuvre pour que la paysannerie se transforme dans le sens voulu. L’un des moyens très important pour éduquer dans cet esprit la paysannerie, c’est de la faire participer, en la personne des paysans avancés sans parti, au premier chef aux travaux de nos organismes soviétiques. C’est en apprenant à comprendre ce que sont les tâches générales de l’Etat que la paysannerie connaîtra cette transformation. Par ailleurs, ce seul moyen, à savoir la participation des larges masses et de la campagne et de la ville, permettra de lutter avec le maximum de succès contre la bureaucratie, cet ulcère qui, aujourd’hui encore, ronge notre organisme de l’Etat.

Enfin, pour le noyau humain le plus actif de nos Soviets, et plus précisément pour les membres de notre parti, pour les dirigeants de ces organismes soviétiques, il est nécessaire, aujourd’hui, d’en finir avec les méthodes directivistes, et d'adopter résolument, totalement et inconditionnellement des méthodes de conviction.

Tout ce système de mesures permettra de consolider et de développer le système soviétique en tant que forme particulière de pouvoir d’Etat, et permettra de garantir un essor de plus en plus manifeste (matériel, politique et culturel) des plus larges couches de travailleurs.

D’une façon générale, on peut dire que le régime politique est d’autant meilleur, il représente d’autant plus un pas en avant par rapport au passé qu’il permet à un plus grand nombre de gens d’élever leur niveau culturel. Le régime capitaliste restreint ces possibilités à une couche d’élus : la bourgeoisie, l’intelligentsia bourgeoise, les propriétaires fonciers, etc. D’immenses masses de travailleurs restent à l’écart de ce mouvement. En régime capitaliste, les possibilités de progresser, de franchir de nouveaux degrés n’existent pas pour les masses travailleuses, c’est- à-dire pour la grande masse de l’humanité. Si nous apprécions le Pouvoir soviétique de ce point de vue, nous verrons aisément qu’il est la meilleure des formes de pouvoir d’Etat ayant jamais existé. Peu important que nous n’ayons pas encore obtenu tout ce que nous voulions (nous n’en sommes qu’à nos premiers pas en direction du socialisme, en direction d’un essor culturel extraordinaire des masses populaires) ; l’important est que c’est dans cette direction que l’on a tourné le gouvernail du développement social, et ce gouvernail, qui détermine la possibilité de cet essor culturel sans précédent et de ce mouvement vers cet essor, c’est le Pouvoir soviétique.

XIII. L’inégalité économique et les moyens de la surmonter[modifier le wikicode]

Le régime communiste est le plus haut degré de développement de la société humaine, il est tel que les forces productives de cette société, le degré du pouvoir de l’homme sur la nature sont bien supérieurs au degré de développement technique qui distinguait le régime capitaliste à sa grande époque : parallèlement, la société communiste est une organisation économique où domine l’égalité totale entre les hommes, où est absente toute exploitation de l’homme par l’homme, de même que toute contrainte, toute violence de certains groupes humains contre d’autres. Il suffit simplement de comparer cet état de la société humaine à l’état dans lequel nous en avons hérité du régime capitaliste pour comprendre quel travail effectivement grandiose — et qui suffira pour plusieurs décennies — il faut accomplir pour se porter à ce plus haut degré du développement humain. On comprend donc parfaitement que quelques années après que la classe ouvrière a conquis le pouvoir, on ne peut pas songer à éliminer d'un seul coup toutes les inégalités, ni toute misère. Dans le même temps, il faut accélérer par tous les moyens notre mouvement vers le communisme, il faut donc d’abord avoir une idée parfaitement claire de la façon dont on pourra peu à peu éliminer les inégalités qui subsistent aujourd’hui chez nous entre les hommes.

Voyons successivement les principaux types d’inégalité économique que nous observons chez nous. D’abord, ce qui saute aux yeux, c’est l’inégalité des conditions matérielles d’existence entre la ville et la campagne. Nous avons déjà écrit, dans les précédents chapitres, que le mode de production capitaliste suscite inévitablement un retard de la campagne, qu’il freine le développement de l’agriculture comparé à l’industrie, et que c’est en ville exclusivement qu’il concentre les principales commodités de la vie. Ces relations entre la ville et la campagne sont ce qui est échu en héritage à la classe ouvrière qui a conquis le pouvoir et à la paysannerie qui la soutient.

La petite exploitation paysanne affiche un très gros retard sur la fabrique moderne, avec ses perfectionnements techniques. Elle retarde sur cette fabrique au plan de sa structure, de l’organisation du travail. Il en résulte que la productivité du travail y est extrêmement faible, et qu’il faut dépenser une énorme masse de travail pour obtenir un résultat relativement minime.

Comment peut-on supprimer cette inégalité entre la ville et la campagne ? Il serait insensé de vouloir le faire de façon mécanique, d’un seul élan, par l’adoption de mesures quelconques. On peut évidemment imaginer l’idée saugrenue qui consiste à démonter brique par brique toutes les grandes villes, avec toutes leurs grandes entreprises, leurs machines, leurs installations électriques, etc. Mais cela ne permettrait pas le moins du monde de corriger les choses. D’abord, parce que cela reviendrait à saboter, à détruire la grande industrie qui, comme nous l’avons vu, est la principale source de développement de l’agriculture : en effet elle lui livre des machines, de l’outillage et maintes choses indispensables pour améliorer la production agricole. Une telle idée serait véritablement folle, et les gens de bon sens doivent la rejeter d’emblée.

Au contraire, une conclusion naturelle s’impose : c’est grâce à l’industrie urbaine, aux mains de la classe ouvrière, cet auxiliaire fidèle de la paysannerie, que l’on pourra développer la campagne. Il s’agit non pas de détruire les villes, mais de rapprocher l’industrie de la campagne, d’aider économiquement et techniquement la campagne. Alors nous pourrons peu à peu combler le fossé qui s’est creusé entre la ville et la campagne au cours de toute histoire antérieure du développement de la société humaine. La tâche du parti ouvrier, la tâche du pouvoir des Soviets est précisément d’éliminer cette contradiction entre la ville et la campagne. Peu à peu, nous devrons construire de nouvelles usines, des centrales électriques, et autres grandes unités de production non seulement dans les centres urbains, mais dans les villages, éparpillant ces entreprises dans tout le pays, en en faisant des pépinières et des foyers de culture d’alphabétisation, de progrès économique, de prise de conscience politique dans la population paysanne.

L’aide technique de la ville, notamment l’électrification et, avec elle, le regroupement des exploitations paysannes en coopératives qui, comme nous le savons, constituent la grande voie de la campagne vers le socialisme, seront un puissant levier d’essor de la campagne. Peu à peu, les conditions matérielles d’existence à la ville et à la campagne s’égaliseront, avec le plus grand profit pour l'une et l'autre. Le citadin, enfermé dans les blocs de béton des villes modernes, sans voir la nature, est voué, dans ces conditions, malgré un relatif bien-être matériel, à la dégénérescence. Il gagne donc à se rapprocher de cette nature. Au contraire, le rural gagne extraordinairement à accroître la productivité de son travail, et il bénéficiera enfin de tous les bienfaits de la culture et de la civilisation qui, auparavant, n’étaient échus qu’à nos ennemis. On conçoit que pour parvenir à instaurer un tel régime social, il faut des changements colossaux, que l’on ne peut accomplir qu’après des longues années d’efforts. Néanmoins, nous voyons d’ores et déjà aujourd’hui que nous nous sommes engagés dans cette voie.

A l’intérieur de la ville, nous observons manifestement aujourd’hui des inégalités très fortes. Il suffit de comparer le niveau de vie des nepmen à celui des enfants vagabonds affamés, ou même à celui des foules de chômeurs pour voir combien nous sommes encore loin de cet état idéal qui est notre objectif. Si nous disposons dans l’ordre décroissant les différents niveaux de vie, nous obtiendrons toute une échelle de catégories fortement distinctes les unes des autres. A ne considérer que les grandes subdivisions, les choses se présentent approximativement ainsi :

La nouvelle bourgeoisie (les nepmen), qui tire un profit de l’exploitation du travail d’autrui. Peu importe que le profit provienne d’une entreprise industrielle, qu’il s’agisse d’un profit commercial, ou bien du profit d’un fournisseur, ou de celui de la spéculation, ou de tout autre type de ce que l’on appelle les « revenus ne provenant pas du travail ». Très souvent, le niveau de vie de cette catégorie est proche de celui qui était caractéristique des capitalistes de taille moyenne d’avant guerre.

Les hauts fonctionnaires des Soviets, principalement ceux des institutions et des organismes économiques (directeurs des trusts, membres des directions des groupements, grands spécialistes irremplaçables, etc.).

Ce que l’on appelle les fonctionnaires responsables en général.

Les ouvriers qualifiés.

Les ouvriers non qualifiés.

Les chômeurs. Le lumpenprolétariat (les gens déclassés, les chômeurs chroniques, les pauvres, etc.).

Tout ce tableau nous montre une fois de plus clairement combien nous sommes loin de l’égalité même dans le cadre de la ville, qui est pour l’instant le centre de notre travail et où la domination du prolétariat est la plus manifeste. Néanmoins, nous voyons d’ores et déjà clairement que le développement de notre société nous conduira immanquablement, sous réserve d’une politique juste de notre parti et du Pouvoir soviétique, à estomper ces contradictions, à les supprimer. De fait, considérons d’abord la manifestation la plus marquée de l’inégalité : la condition matérielle de la bourgeoisie (des nepmen) comparée à celle de la classe ouvrière dans son ensemble. Comment supprimer cette inégalité ? Ce n’est pas difficile à imaginer après tout ce que nous avons dit.

En effet, l’essor de notre économie d’Etat, de même que celui des coopératives, ira de pair avec l’évincement de l’entreprise privée. Bien avant que ces formes disparaissent, meurent cédant le pas à l’essor triomphal des rapports économiques socialistes, le progrès de l’industrie d’Etat permettra d’accroître les salaires de la classe ouvrière, tandis que d’un autre côté le système fiscal restreindra croissance du niveau de vie de la nouvelle bourgeoisie. L’évincement définitif de l’économie capitaliste privée, la victoire définitive sur cette forme, la poussera à sa fin, et cette contradiction fondamentale, cette inégalité fondamentale dans les villes sera ainsi supprimée.

La question de l’inégalité entre les cadres supérieurs et les dirigeants des Soviets, d’une part, l’ouvrier moyen, d’autre part, se pose de façon assez complexe. Parmi ces hauts responsables du Pouvoir soviétique, il y a aussi, à côté de toute sorte de spécialistes, des anciens ouvriers issus de ces couches d ’ « ouvriers avancés » les plus talentueux et les plus cultivés (par exemple, les « directeurs rouges », etc.). Il est parfaitement évident que cette inégalité découle, par sa nature même, du retard culturel des masses ouvrières qui, en société capitaliste, étaient une classe exploitée, politiquement opprimée, et culturellement laissée à l’abandon. Pour accomplir ce travail difficile de gestion de l’économie — mais c’est vrai de toute activité dans d’autres domaines de l’administration du pays — il faut des connaissances, une expérience, un savoir-faire importants. Le nombre de gens issus de la classe ouvrière et capables de tenir ce rôle pour s’y être familiarisés depuis la révolution, mais aussi ayant acquis une certaine expérience de direction des masses et de lutte politique avant la victoire de la classe ouvrière, est relativement faible. Il est évident que toute la masse des ouvriers, n’est pas capable de se porter à ce niveau. Par ailleurs, les spécialistes de tout type, qui l’étaient déjà en régime capitaliste, qui ont une grande expérience dans le domaine des sciences, de la gestion et de l’économie et dont la présence est indispensable pour la vie de la société et pour l’administration des hommes dans les conditions actuelles, constituent jusqu’à un certain point des forces irremplaçables : la masse ouvrière dans son ensemble et chacun de ses éléments constitutifs n’étaient pas en mesure, en un si court délai, de parvenir à un tel niveau de culture. Ce type d’activité commande des salaires relativement importants, garantissant un niveau de vie correspondant. Pourtant, payer ces salaires à toutes les couches de la classe ouvrière est impossible et irréalisable étant donné le degré actuel du développement des forces productives.

Si tous les ouvriers avaient ce haut niveau de culture, ils pourraient assumer les fonctions dirigeantes à tour de rôle, pour un certain délai, et l’on trouverait alors à ce que l’on appelle les «postes de responsabilité» des gens toujours nouveaux, parce que l’on pourrait à tout instant remplacer quelqu’un par quelqu’un d’autre à tel poste. Mais c’est là qu’entre en jeu l’inégalité de niveau culturel, et aussi la grande arriération des masses. Notons une fois de plus que ce n’est pas du tout la faute des masses, c’est leur malheur ; ils en sont là après des dizaines d’années de domination du capitalisme.

Pourtant, la tâche de la classe ouvrière qui, aux années de la révolution, apprend très vite dans le feu même de la lutte à participer de plus en plus activement à l’édification du socialisme, qui se forme de plus en plus dans des établissements spécialisés (les multiples organisations ouvrières, clubs, écoles du parti et des Soviets, facultés ouvrières et même établissements d’enseignement supérieur), la tâche de cette classe ouvrière est de surmonter cette arriération dans son propre milieu. Il est évident que la masse de la classe ouvrière, toutes ses couches ne progressent pas en même temps. De même, tous les ouvriers ne peuvent, dans les conditions actuelles, être aux postes de commande et occuper des fonctions tout à fait identiques dans le système de gestion, ils ne peuvent, pour des raisons tout à fait compréhensibles, suivre tous un enseignement secondaire et supérieur.

La classe ouvrière parvient à un niveau plus ou moins élevé des sciences et des techniques modernes par paquets, si l’on peut exprimer ainsi, par petits détachements, auxquels se joindront au fil des ans des paquets et des détachements toujours nouveaux, jusqu'à ce que le développement des forces productives de notre pays permette de créer un fondement économique suffisant pour que les fils de tous les ouvriers puissent, de façon tout à fait normale, suivre un enseignement secondaire et supérieur, avoir une pratique correspondante, et entrent dans la vie active après avoir surmonté toutes les inégalités culturelles qui existaient auparavant dans le monde du travail.

A un moindre degré, ce que nous avons dit de la distinction entre les ouvriers avancés les plus cultivés, mais aussi les spécialistes de jadis, d’une part, la masse ouvrière en général, d’autre part, vaut pour la question de l'inégalité entre les différentes couches de la classe ouvrière. Différentes au sens où elles ont une qualification différente (par exemple, les métallurgistes d’une part, les terrassiers, les ouvriers du bâtiment, etc., d’autre part). La mécanique du Pouvoir soviétique, du régime soviétique, plus généralement, l’orientation -de toute la politique de la dictature du prolétariat consiste précisément, tout en rehaussant le niveau de culture des larges masses ouvrières, à éliminer par là même la notion « d'irremplaçabilité » des couches les plus avancées de la classe ouvrière même, de supprimer la différence dans les niveaux de culture, dans les conditions matérielles d’existence. Bien entendu, nous ne parviendrons jamais à une totale égalité des hommes, au sens où ceux-ci seraient parfaitement identiques par l’intelligence, le talent, la couleur de leurs cheveux, ou la forme de leur nez. Au reste, ce n’est absolument pas nécessaire. Une telle égalité serait d’un ennui désespérant. Là n’est pas l’objectif de nos efforts. Cet objectif est de parvenir à une égalité des conditions matérielles d'existence, de façon à garantir à tous des conditions normales de développement et à permettre ainsi une progression de toute la masse, de dégager, les plus talentueux, les plus capables non d'un cercle étroit de « gens instruits », séparés des autres par des cloisons, mais de l'immense masse du monde du travail.

Là, il n’est pas difficile de comprendre que cette inégalité, qui a des raisons profondes, ne peut être supprimée d’un geste. On pourrait bien sûr un beau jour éditer un décret aux termes duquel tous les hauts fonctionnaires soviétiques, tous les ingénieurs, tous les universitaires, tous les directeurs de trusts, etc., percevraient un salaire équivalent à celui d’un simple manœuvre. Mais nous poussions aussitôt nous convaincre que si tel était le cas, la classe ouvrière n’y gagnerait rien, elle y perdrait au contraire, parce que dans de telles conditions le travail à ces postes de commande serait incomparablement plus difficile, les choses tendraient à se désorganiser de façon significative, et les succès généraux céderaient le pas au marasme, ou même à un recul. La classe ouvrière a tout avantage à mieux entretenir sa propre élite, de même que les spécialistes d’origine bourgeoise, car dans ce cas elle parviendra à beaucoup plus bref délais à une croissance générale des forces productives qui lui permettra d’améliorer beaucoup plus vite sa propre condition. Et à partir d’un certain stade, tirant parti de cet essor des forces productives, elle pourra commencer à produire très vite des « gens instruits » issus de l’immense masse de sa propre classe, et plus généralement du monde du travail. Il n’en faut évidemment pas conclure qu’il faut payer des salaires exagérés : au contraire, le parti doit combattre avec acharnement ce type d’« exagération ».

A la campagne, enfin, nous avons exactement de la même façon les diverses couches de la paysannerie, qui ont un niveau de vie très sensiblement différent. Il suffit de comparer le koulak à l’ouvrier agricole ou au paysan pauvre. Mais cette contradiction fondamentale, caractéristique de la campagne moderne, disparaîtra progressivement, à mesure de l’essor des forces productives, à mesure des progrès de l’économie d’Etat et des coopératives. Nous avons déjà vu plus haut que nous serons toujours plus à même d’aider les exploitations de paysans moyens et pauvres, qui cesseront d’être pauvres, tandis que d’autre part, grâce à un train de mesures, nous restreindrons et évincerons économiquement les grands propriétaires paysans, à savoir la bourgeoisie agricole. Ainsi donc, là encore, dans un certain temps, l’orientation fondamentale de notre développement, lorsque les formes socialistes de notre économie prendront de plus en plus de vigueur, consistera à supprimer, à surmonter les inégalités économiques aujourd’hui existantes.

Il faut voir toute la profondeur de la misère, de l’ignorance, du retard culturel, de l’inégalité que nous avons hérités du régime capitaliste pour comprendre qu’il faudra beaucoup de temps pour transformer tout ce matériau humain et surmonter cet héritage maudit. Mais d’ores et déjà nous assistons à un essor des formes socialistes de l’économie nationale, ce qui est la principale garantie d’une politique réelle, dont l’objectif est de donner corps à l’égalité économique. D’autre part, dès aujourd’hui nous observons que la nouvelle génération d’ouvriers et de paysans accède, dans son immense masse, à une nouvelle vie culturelle, ce à quoi contribue le travail de notre parti, ce à quoi contribuent toute l’activité, toute la politique du pouvoir des Soviets. Auparavant, seuls quelques éléments issus du monde ouvrier et paysan avaient accès aux établissements d’enseignement supérieur. Aujourd’hui, au fil des ans, ce sont des couches entières de la génération montante de travailleurs qui, de plus en plus systématiquement, « normalement » si l’on peut dire, accèdent aux facultés ouvrières pour entrer ensuite dans nos établissements d’enseignement supérieur. Auparavant, c’était ordinairement à l’âge mûr qu’un travailleur s’engageait dans une vie politique active ; aujourd’hui, près d’un million et demi de membres du Komsomol à eux seuls, fils d’ouvriers et de paysans, se familiarisent plus ou moins régulièrement et dès le jeune âge avec une activité politique et culturelle générale ; quant à la génération encore plus jeune — les jeunes pionniers — de plus en plus nombreux sont ceux qui, dès leur enfance, sont éduqués, grandissent et apprennent à travailler sur une autre assise culturelle que les générations précédentes.

La conquête du pouvoir par le prolétariat ne peut pas créer de miracle historique, et le seul fait d’une victoire sur la bourgeoisie à l’issu de la guerre civile ne garantit pas immédiatement une égalité entre les hommes. Mais la conquête de ce pouvoir et la consolidation de la dictature ouvrière dans le pays crée en fin de compte des conditions telles que notre mouvement en direction de cette égalité économique prend des contours nets.

XIV. L’inégalité politique. les moyens de la surmonter et la suppression de la politique en général[modifier le wikicode]

Examinons maintenant l’inégalité à laquelle nous sommes confrontés dans le domaine politique, dans celui des droits politiques. Ici, il convient d’abord d’énumérer les faits qui traduisent cette inégalité politique.

Aux termes de notre législation, n’ont aucun droit électoral des gens qui vivent d’un revenu ne provenant pas d'un travail (les nepmen, les koulaks, tous ceux qui exploitent une main-d’œuvre sous une forme ou une autre afin d’en tirer un profit). Les « victimes » sont donc des couches de la population qui, par leur bien-être matériel et leur niveau de vie sont au plus haut degré de l’échelle sociale ; qui, dans notre régime, sont des séquelles de l’ancienne société capitaliste, des anciennes classes dominantes mais qui, aujourd’hui, se retrouvent sous la main de fer de la dictature du prolétariat.

La paysannerie laborieuse n’a pas les mêmes droits que le prolétariat parce qu’elle élit aux organes soviétiques du pouvoir un nombre égal de députés pour un beaucoup grand nombre d’électeurs que la classe ouvrière dans les villes et les bourgs ouvriers. Nous sommes donc en présence ici d’une inégalité de droits politiques entre la classe ouvrière d’une part, la paysannerie laborieuse d’autre part, et l’on notera que cette inégalité montre à l’évidence que la classe ouvrière a davantage de droits.

Le prolétariat jouit d’avantages (de privilèges) politiques et, d’après notre législation, occupe une position dominante.

Cette législation consacre l’inégalité politique entre les différentes classes de notre société, pour des raisons assez claires et compréhensibles. Nous avons trois classes : une classe ouvrière, une large masse paysanne et, enfin, une bourgeoisie, admise à coopérer dans la société. Nous savons que si nous voulons garantir les intérêts fondamentaux des travailleurs, il est indispensable que le prolétariat allié à la paysannerie contre la bourgeoisie, puisse assurer la direction de cette alliance. Nous savons également que la paysannerie est encline, en vertu de sa condition sociale, et aussi en vertu des difficultés particulières actuelles à hésiter et à pencher parfois pour la bourgeoisie. Enfin, nous savons que si cette nouvelle bourgeoisie prenait de l’essor, se consolidait, déployait ses ailes et supplantait la classe ouvrière dans la lutte pour la paysannerie, l’œuvre révolutionnaire serait inévitablement menacée. Dans notre pays, la classe ouvrière est la force la plus consciente. Numériquement, elle ne constitue qu’un dixième, à peu près, de la population paysanne. Pour qu’elle ne perde pas le gouvernail, il est indispensable, au stade actuel de développement, de neutraliser politiquement la bourgeoisie, de ne pas lui permettre étendre son influence politique à la paysannerie non plus qu’aux couches moyennes, petites- bourgeoises des villes. D’où le fait que les patrons privés, les marchands, les boutiquiers, les négociants, les koulaks, les nepmen sont privés en général de droits politiques.

Que la paysannerie soit encline à de fortes hésitations, et qu’il existe un danger, à savoir que son ignorance, son absence de culture dues à sa condition sociale, puissent la pousser, parfois contre ses propres intérêts fondamentaux, à suivre la bourgeoisie, explique certains avantages et privilèges politiques que notre législation offre à la classe ouvrière. Ces avantages et ces privilèges sont une assurance complémentaire qui garantit le rôle dirigeant de la classe ouvrière dans notre pays.

En ce qui concerne les restrictions ou les interdictions des droits électoraux de toute la bourgeoisie, personne, dans le monde du travail, n’y objectera, probablement ; ne peuvent protester que des partisans déclarés ou cachés de la bourgeoisie comme les mencheviks et les s.-r., qui ne croient pas un instant à la possibilité de donner corps au régime socialiste, à propos duquel ils se montrent si prolixes. Il leur semble encore qu’en Russie s’est produit un événement historique fortuit, que le développement de notre société s’engagera inévitablement dans la voie capitaliste et que plus le pouvoir soviétique éclatera rapidement, plus vite s’achèvera cet affreux cauchemar (pour la bourgeoisie), mieux cela vaudra. Pour tout homme qui croit sérieusement à ce que l’on dit du socialisme et pour qui, par conséquent, il n’y a pas de dissociation entre le verbe et l’œuvre, qui croit à la nécessité et à la possibilité de construire une société socialiste et qui ne veut absolument pas de retour au capitalisme, celui-là comprend on ne peut mieux les restrictions et les interdictions des droits politiques qui frappent les éléments bourgeois dans notre pays.

La question de l'inégalité politique entre la classe ouvrière et la paysannerie est incommensurablement plus complexe. En cette matière, les gens substituent souvent des raisonnements très justes à des raisonnements moraux qui n’ont rien à voir avec la politique. Ils disent par exemple : le paysan ne travaille-t-il pas plus, parfois, que l’ouvrier ? Où est la justice, lorsque vous lui accordez moins de droits politiques qu’à l’ouvrier des villes ? La paysannerie ne constitue-t-elle pas l’immense majorité de la population dans notre pays ? Pourquoi donc, si une majorité de travailleurs est composée de paysans, une minorité prolétarienne devrait-elle lui imposer artificiellement sa volonté ? Le paysan n’est pas un pique-assiette, il n’est pas un parasite, ce n’est pas un bourgeois mais un travailleur. Où est donc ici ne serait-ce que la plus élémentaire justice ? Et n’est-ce pas là s’écarter des principes de l’égalité entre les travailleurs qui, seule, permet de construire un véritable pont vers le socialisme ?

Ce genre d’arguments, qui paraissent parfois convaincants, souffre d’un vice fondamental : au lieu de prendre froidement en compte des forces en présence, au lieu de débattre sereinement de la question, on ne fait que proférer des paroles pitoyables. Et puisqu’il est question de justice, elle doit être posée de la façon suivante.

Serait-il juste ou injuste de conduire à sa perte l'œuvre du socialisme ? Serait-il juste ou injuste de permettre à la bourgeoisie de nous duper, et de restaurer l'ordre ancien ? Il suffit simplement de poser ainsi la question pour obtenir immédiatement une réponse négative. Bien sûr, il serait au plus haut point « injuste » et tout simplement absurde de causer la perte de l’œuvre du socialisme. Mais nous savons que celle-ci, loin de contredire les intérêts fondamentaux de tous les travailleurs, fait au contraire qu’à la réalisation du socialisme gagnent non seulement la classe ouvrière mais aussi les larges masses paysannes. Par conséquent, du point de vue, de la classe ouvrière comme du point de vue des intérêts fondamentaux de la paysannerie, l’échec de socialisme serait de notre part un crime politique, d’autant plus si c’était notre faute.

Mais nous savons aussi, et nous sommes fermement convaincus que nous ne pouvons parvenir au socialisme qu’à la condition exclusive d’une alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie ; nous savons que nous obtiendrons la victoire à la condition exclusive que la classe ouvrière ait la direction de cette alliance. Nous savons que tout torpillage de la dictature du prolétariat, en d’autres termes, tout torpillage de cette direction revient à torpiller l’œuvre du socialisme. Voilà pourquoi nous devons prendre toutes les mesures pour garantir cette direction. Et si, à l’heure actuelle, il y a encore un danger d’hésitations de la part de la paysannerie ou du moins d’une fraction de celle-ci, hésitations qui sont d’ailleurs préjudiciables aux intérêts fondamentaux de cette même paysannerie, nous devons consentir à une certaine inégalité politique entre le prolétariat et la paysannerie, de façon à donner au prolétariat une garantie supplémentaire qu’il assumera son rôle dirigeant.

En fin de compte, il n’est pas difficile de comprendre que cette politique, loin de leur être contraire, exprime bien les intérêts fondamentaux de la paysannerie, intérêts qui, très souvent, du fait du retard et de l’ignorance de la population paysanne, sont masqués à ses yeux par un voile d’intérêts temporaires, apparents, secondaires et dérivés, moins importants pour la paysannerie, intérêts qu’il faut sacrifier au nom d’intérêts plus fondamentaux.

La classe ouvrière et son parti parlent très ouvertement de cette inégalité politique entre le prolétariat et la paysannerie, et l’avouent publiquement. Mais nous disons tout aussi ouvertement que ces privilèges de la classe ouvrière ne sont que temporaires et disparaîtront à mesure que notre paysannerie se transformera pour devenir plus consciente. Plus l’œuvre de l’édification du socialisme progressera, plus les forces dont dispose encore la bourgeoisie reculeront au second plan, plus les formes socialistes d’économie nationale se consolideront, plus solide, par conséquent, sera le fondement de l’alliance économique entre la classe ouvrière et la paysannerie, plus le prolétariat aura d’influence politique sur cette paysannerie, moins la classe ouvrière aura besoin de ses privilèges. Ils diminueront progressivement, jusqu’à devenir finalement tout à fait superflus. Quant à la consolidation générale ultérieure de l’influence du prolétariat, à la transformation, dans un esprit socialiste, des larges masses des travailleurs, elles feront que l’influence contraire de ce qui subsiste des éléments bourgeois ne sera plus dangereuse. En fin de compte, nous aboutirons à un système de suffrage universel, égal, dans tous nos organes soviétiques.

Si nous portons nos regards encore plus loin, dans l’avenir, nous verrons une époque où toutes les cloisons entre les classes tomberont, où il n’y aura plus de distinction entre les travailleurs de la ville et de la campagne, où disparaîtra la nécessité d’organes de contrainte étatique en général (sous réserve qu’à cette époque les Etats capitalistes soient renversés dans d’autres pays du monde), et où disparaîtra totalement toute politique. Celle-ci ne sera remplacée que par la seule gestion scientifique, la seule direction scientifique de l’économie publique.

XV. La garantie d’une politique de direction juste et le parti communiste[modifier le wikicode]

Nous avons vu plus haut qu’une politique juste est garantie par une direction juste, et que celle-ci est garantie par une combinaison tout à fait déterminée de diverses classes sociales et de leurs organisations les unes avec les autres. Pour que cette direction soit effectivement assurée, il faut que la paysannerie suive la classe ouvrière, il faut que celle-ci suive ses syndicats, il faut que ces derniers, à leur tour, s’engagent derrière l’avant-garde de la classe ouvrière, son parti, qui doit être la principale force dirigeante de tout le bloc ouvriers-paysans.

Dans notre vie, il y a, comme nous le savons, une infinité de contradictions : celles entre les classes, entre la classe ouvrière et la paysannerie, au sein même de la classe ouvrière, entre les différents éléments nationaux de notre immense pays. Il est donc indispensable qu’existe, dans les entrailles de notre classe ouvrière même, une force qui voit plus clairement que quiconque toutes ces contradictions, qui soit sur une tour de guet pour remarquer en temps voulu tous les dangers, et qui soit capable, à tous les stades de développement, de soumettre le secondaire au fondamental et de manifester une unité sans précédent de volonté et de capacité de direction.

Cette organisation de la classe ouvrière, c’est le parti communiste, ce détachement d’avant-garde du prolétariat, qui regroupe les plus résolus, les plus conscients, les plus avancés, les plus hardis des éléments de la classe ouvrière de notre pays.

C’est précisément parce que le parti communiste constitue le détachement d’avant-garde de la classe ouvrière et la principale force dirigeante dans le pays, qu’il est le premier à être la cible de tous les ennemis de la classe ouvrière : les gardes-blancs et les partisans déclarés d’un retour au régime des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie, comme les monarchistes russes blancs, les cadets et autres ; la cible des ennemis cachés du socialisme et des partisans cachés du capitalisme comme les mencheviks, les prétendus socialistes-révolutionnaires, etc. Tous jugent que leur objectif politique est de briser les appuis du parti pour qu’à sa suite s’écroule tout l’édifice de la dictature du prolétariat, du Pouvoir soviétique, et que soit coupé le chemin sur lequel s’est engagée la classe ouvrière dès les premiers jours qui ont suivi sa victoire d’Octobre.

La consolidation de l'influence du parti est la condition la plus indispensable de la dictature du prolétariat : si le parti ne dirige pas la classe ouvrière, puis la paysannerie, il n’y a pas de dictature de la classe ouvrière ; s’il n’y a aucun lien entre le parti, les ouvriers et les paysans sans parti, il ne peut y avoir de Pouvoir soviétique solide.

Nous avons vu plus haut qu’à considérer les relations qui s’établissent au sein de la classe ouvrière, celle-ci est conduite par un parti communiste qui garantit son influence sur toute une série d’autres organisations de la classe ouvrière, de composition plus large, au premier chef les syndicats, forme extrêmement vaste d’organisation du prolétariat, et, d’autre part, sur les Soviets des députés ouvriers, qui constituent une forme étatique d’organisation de ce prolétariat s’appuyant sur les larges couches paysannes. Par l’intermédiaire de ces organisations qui, à leur tour, font directement bloc avec les ouvriers sans parti, le parti assure une direction juste de tout l’ensemble et des différents éléments des masses prolétariennes.

On peut se poser cette question : qu’est-ce qui correspond, chez la paysannerie, aux syndicats du prolétariat ?

Considérons l’équivalent des ouvriers d’industrie, bien que travaillant la terre : nous voulons, bien entendu, parler des ouvriers agricoles, des salariés agricoles, qui ont évidemment intérêt, tout comme les ouvriers d’autres professions, à disposer d’un syndicat. Ce syndicat des travailleurs de la terre existe, c’est le Syndicat national des travailleurs de la terre et des forêts. Si nous nous demandons, toutefois, en quoi consistent les intérêts particuliers (les intérêts « professionnels ») du paysan, nous verrons clairement, avant tout, que le paysan ne travaille pas comme l’ouvrier, mais travaille dans sa propre exploitation, et que son intérêt économique privé qui découle de sa condition de petit producteur autonome ayant sa propre exploitation, consiste en ceci qu’il lui est avantageux de vendre les produits de son exploitation, d'acheter le plus avantageusement possible les produits de l’industrie d’Etat qui lui sont nécessaires en sa qualité de consommateur et en sa qualité de dirigeant d’une petite exploitation. Enfin, il lui est avantageux de disposer d’un crédit meilleur marché, dont il a besoin pour son activité économique. Son intérêt fondamental et général consiste à empêcher, avec la classe ouvrière, le retour à un ordre ancien, à empêcher que n’apparaissent de nouveaux propriétaires fonciers, et à améliorer progressivement son exploitation sur la base d’un regroupement des exploitations paysannes en coopératives. Mais toutes ces tâches sont précisément résolues par les coopératives agricoles et, parallèlement, par des organismes auxiliaires comme les comités paysans, etc.

Il ne faut toutefois pas se cacher que jusqu’à ces derniers temps les paysans n’ont guère manifesté de confiance pour le mouvement coopératif. Ceci à bien des égards parce que les coopératives souffraient de nombreux défauts et parce que le paysan n’y trouvait pas ce qu’il devait y trouver.

Ces défauts nous sont échus en héritage de l’époque du communisme de guerre. Il faut les éliminer de la façon la plus résolue. D’abord, il faut évidemment que l’adhésion aux coopératives soit totalement bénévole, il faut instaurer une démocratie coopérative interne, en d’autres termes, assurer l'éligibilité de la direction et de tous les postes de responsabilité. Le paysan ne versera pas sa quote-part et ne confiera pas son argent à des gens nommés en haut lieu. Il veut avoir affaire à des gens qu’il connaît, en qui il a confiance. Alors seulement il construira énergiquement une coopérative, alors seulement il y sera fondamentalement intéressé.

Pour que les coopératives jouent le rôle que nous lui attribuons, il est indispensable de remplir deux tâches :

Premièrement, les consolider économiquement, autrement dit, accumuler un « capital » coopératif, accélérer la circulation des capitaux coopératifs, etc. ;

Deuxièmement, inciter les masses à mettre en place des coopératives ; sinon, la coopération perdra l’une de ses particularités les plus essentielles.

Il n’est toutefois pas question de remplir ces tâches, s’il n’y a pas adhésion totalement bénévole aux coopératives, s’il n’y a pas éligibilité complète des dirigeants des organisations coopératives. Bien entendu, le parti, s’appuyant sur les paysans pauvres et moyens, doit se servir, pour les élections, de l’arme de la conviction. Mais ce sont les paysans eux-mêmes qui doivent élire. Alors l’esprit d’initiative des masses paysannes, leur plus grande activité conduiront inéluctablement à un essor rapide de nos coopératives agricoles.

Ensuite, il est indispensable de faire en sorte que les coopératives soient débarrassées de tâches superflues, qui doivent être accomplies directement par les organismes de l’Etat. Les coopératives doivent bien évidemment être liées aux organes du Pouvoir soviétique, mais elles ont leurs tâches propres, parallèlement aux tâches générales. Par exemple, si les coopératives commençaient à percevoir les impôts, ce serait une erreur, tout comme si dans les villes, les syndicats ouvriers prenaient directement à charge l’administration étatique des fabriques et des usines. Si l’on impose aux coopératives des missions qui exigent d’importants sacrifices de la part de la paysannerie, les adhésions ne risquent pas d’affluer. Ce n’est donc pas comme ça qu’il faut envisager les choses. La coopérative doit être pour les paysans un organe d'essor économique. Alors, une fois garantis l’éligibilité et le bénévolat, la coopérative deviendra l’organisation préférée de la paysannerie. Et étant donné ses liens avec l’industrie et les organismes de l’Etat soviétique en général, elle jouera véritablement le rôle que lui confie aujourd’hui notre parti.

Le regain d'activité des Soviets et l'essor du mouvement coopératif sont les principales tâches de notre parti à la campagne. Si le parti et avec lui, par son intermédiaire, la classe ouvrière consolident leur influence sur les masses paysannes, il ne fait aucun doute que le succès de l’œuvre du socialisme sera garanti chez nous.

Nous avons déjà dit que le paysan avait « deux âmes » : d’une part, c’est un travailleur, qui lutte contre le propriétaire foncier capitaliste ; mais d’autre part, c’est un propriétaire, qui n’hésite pas lui-même à embaucher un travailleur s’il s’enrichit, et qui manifeste donc un certain respect pour les grands propriétaires, c’est-à-dire les bourgeois. Voilà pour le premier point. Ensuite, il y a dans la paysannerie des couches très différentes, à commencer par les exploités, pour finir par les exploiteurs (les paysans pauvres et les koulaks ; le semi-prolétariat agricole, qui gagne sa vie partiellement en vendant sa force de travail, et ceux qui l’embauchent ; les paysans aisés, riches, les fameux « rapaces »). Lorsque le parti communiste organise le paysan, il exerce sur lui une influence (directe ou indirecte, en le faisant adhérer ou bien en influant indirectement sur lui par son action sur les coopératives, les comités de paysans et autres organisations) il organise son âme travailleuse, il l’incite peu à peu à travailler pour la société par le biais de la coopérative ; il le familiarise avec ce travail par le biais des Soviets, le faisant ainsi participer à l’œuvre du gouvernement socialiste et par le biais du parti, ce qui l’amène à adopter une mentalité conforme aux objectifs et aux tâches de l’édification du socialisme. Si la paysannerie avait son parti, face au parti communiste (peu importe son appellation), son seul sens serait de renforcer par tous les moyens, d’organiser l’« âme non travailleuse » du paysan ; ce serait d’organiser et d’accentuer précisément ses penchants pour la bourgeoisie ; ce parti flatterait, cultiverait, développerait précisément les traits qui incarnent ces hésitations de la paysannerie, nuisibles à la cause de l’édification du socialisme. En vertu même du cours des choses, ce parti opposerait pour ainsi dire les intérêts temporaires et secondaires de la paysannerie aux intérêts fondamentaux, les préjugés petit-bourgeois à une ligne socialiste de développement, les aspirations des koulaks à la solidarité prolétarienne ; non seulement ce parti n’estomperait pas les frictions entre la classe ouvrière et la paysannerie, il les exacerberait même ; non seulement il n’opterait pas pour l’alliance ouvriers-paysans, non seulement il se refuserait à reconnaître de son plein gré la direction du prolétariat, mais au contraire, il se fixerait pour objectif de s’y « arracher ». Autrement dit, il chercherait à exercer un impact sur la paysannerie et sur la direction de la paysannerie par la bourgeoisie et les agents idéologiques de cette bourgeoisie (les s.-r., les mencheviks, les troudoviks, et autres partis conciliateurs du même acabit).

La victoire de la cause ouvrière et paysanne présuppose donc que le parti communiste exerce une direction, laquelle doit à son tour s’appuyer sur un renforcement des Soviets et des coopératives dans tous les domaines, sur un essor de l’industrie. Une fois ces objectifs menés à bien, la paysannerie se convaincra à nouveau que, du point de vue de ses intérêts fondamentaux l’alliance ouvriers-paysans et la direction du prolétariat sont indispensables comme l’air.

XVI. La révolution internationale et l'URSS[modifier le wikicode]

Jusqu’à présent, nous avons envisagé toutes les questions exclusivement de notre point de vue interne. Pourtant, nous ne vivons pas seuls sur le globe, nous sommes entourés d’Etats capitalistes qui craignent notre croissance et qui, au fond, sont nos ennemis inconciliables. Jusqu’à présent, dans aucun pays, sauf le nôtre, la classe ouvrière n’a été en mesure de renverser sa bourgeoisie et de s’emparer du pouvoir. Nous pouvons donc légitimement nous interroger : pouvons-nous construire le socialisme dans notre seul pays, sans bénéficier du soutien direct du prolétariat vainqueur des autres pays ?

Nous avons su conquérir le pouvoir dans un pays, nous avons su repousser des adversaires qui nous assiégeaient de tous côtés, nous avons su amorcer l’essor de notre économie, nous avons su renforcer et consolider le régime de la dictature du prolétariat. Mais avons-nous la garantie que nous n’aurons pas à subir les assauts des rapaces étrangers, qu’il n’y aura pas de nouvelles « interventions » de leur part ? Cette garantie, ce ne pourrait être que la victoire du prolétariat dans plusieurs autres pays capitalistes. Voilà pourquoi nos intérêts sont une fois pour toutes solidement liés à ceux de la classe ouvrière internationale et à ceux de la paysannerie coloniale opprimée qui, s’insurgeant contre le joug de l’impérialisme, érode les forces de nos adversaires les plus virulents. Voilà pourquoi notre parti trahirait les intérêts de notre classe ouvrière et de notre paysannerie s’il cessait d’être le parti de la révolution internationale. N’oublions jamais une chose : ce que nous bâtissons dans la paix peut être détruit par une attaque soudaine de nos plus proches voisins. Jamais il ne faut se laisser bercer par le rêve qu’on nous laisse en paix une fois pour toutes. C’est pourquoi nos liens fraternels avec les masses travailleuses d'autres pays, qui sont nos alliés les plus sûrs, notre appui le plus puissant dans le camp de l’adversaire, doivent être indissolubles et indestructibles.

L’expérience de la guerre civile, l’expérience de l’intervention des puissances capitalistes qui soutenaient tous les généraux contre-révolutionnaires insurgés, nous a appris quelle aide immense nous a alors accordée le prolétariat international, qui a toujours retenu par les basques sa bourgeoisie, qui l’a maintes fois empêché d’accomplir ses basses œuvres dans notre pays. Chacun connaît les révoltes des marins français à Odessa, chacun sait comment des détachements anglais ont quitté le front d’Arkhangelsk, chacun sait qu’à maintes reprises les masses ouvrières d’Europe ont empêché que ne soient envoyées des troupes, des munitions et des armes avec lesquelles nos adversaires voulaient en finir avec les jeunes républiques soviétiques. Cette expérience nous montre que la solidarité prolétarienne internationale, et plus généralement la solidarité des travailleurs, ce ne sont pas simplement des belles paroles dont on peut se consoler, et qui peuvent nous distraire les jours de fêtes. Non, c’est vraiment la réalité, qui a une immense portée pratique pour notre destinée, notre avenir, notre développement.

Par conséquent, s’il est une fois pour toutes une garantie contre une restauration de l'ordre ancien par les baïonnettes étrangères, ce ne peut être que la révolution internationale, dont notre parti doit être le fidèle partisan et le promoteur.

Et s’il nous est échu de périr non sous les coups d’un assaillant extérieur, mais sous l’effet de notre propre arriération, du fait que, relativement longtemps privés de l’aide technique et économique que pourrait nous apporter le prolétariat vainqueur des autres pays, nous serions inévitablement victime de notre arriération, de nos faiblesses économiques. Et si notre œuvre constructive doit « nécessairement » aboutir à l’échec, parce que nous sommes un pays petit-bourgeois, dans son immense majorité paysan, avec une classe ouvrière insignifiante, épuisée par de longues années d’une guerre impérialiste et d’une guerre civile ?

Voilà des assertions qui traduisent une très grande défiance envers les forces de notre révolution. Mais elles sont totalement erronées et ne se fondent strictement sur rien. Il est vrai que l’absence d’aide technique et économique de la part de la classe ouvrière des autres pays, laquelle, malheureusement, n’a pas encore accédé au pouvoir, ralentira très fortement notre croissance économique, et donc les rythmes de l’édification du socialisme dans notre pays. Si nous pouvions bénéficier de cette aide supplémentaire, nous connaîtrions bien évidemment un essor économique beaucoup plus rapide et nous pourrions bien plus rapidement aussi mener à bien notre œuvre de construction dans des multiples domaines : l’économie, la politique, la culture et la vie quotidienne, les sciences et ce que l’on appelle la « culture spirituelle ». Sans cette aide nous connaîtrons, pourtant, bien que plus lentement, une progression, comme l'a montré assez clairement l'expérience de nos premières années de travail en dehors de la guerre civile, en dehors des besoins du champ de bataille.

De fait, tout au long de cette brochure, nous avons dit maintes fois que tout en stimulant la croissance des forces productives de l’ensemble de notre économie nationale, nous observons une croissance toujours plus importante des formes socialistes, et des formes de cette économie nationale qui se développent de plus en plus dans la voie du socialisme. Il n’y a nullement lieu de parler de victoire du capital privé, quels qu’en soient le type et les nuances dans la bataille qui l’oppose aux entreprises et aux coopératives d’Etat. Au contraire, nous savons qu’il connaît un recul relatif, que les postes clés de l’économie sont de mieux en mieux maîtrisés, et que, par conséquent, l’œuvre du socialisme progresse. Si ce progrès était observable dès les premières années de paix, pourquoi aurait-on lieu d’affirmer qu’à l’avenir nous connaîtrons un recul ?

Y a-t-il l’ombre d’une preuve, l’ombre de l’allusion à une preuve que, ces prochaines années, les conditions de développement seront moins favorables pour l’économie d’Etat et les coopératives qu’elles l’ont été aux premières années de notre essor économique ? Au contraire, faute de preuves, il est loisible de montrer que toute une série de raisons témoigne en faveur de succès probablement beaucoup plus importants à l’avenir. Les avantages de la grande production en général n’en ressortirait que mieux ; l’économie d’Etat sera beaucoup moins gaspilleuse et tirera profit d’une meilleure planification, c’est-à-dire d’une utilisation plus planifiée, plus opportune de toutes les ressources matérielles et de la main-d’œuvre ; des moyens financiers beaucoup plus importants seront à la disposition du pouvoir de l’Etat, qui sera en mesure de concourir très largement à l’organisation de la paysannerie, grâce à la mise en place des coopératives, etc.

Au fond, nous avons d’ores et déjà prouvé que l’on pouvait bâtir le socialisme même sans l'aide technique et économique directe d'autres pays. Il est vrai que dans la toute prochaine période de son édification les formes de notre socialisme seront inévitablement celles d’un socialisme attardé. Mais ce n’est pas grave, parce que même ces formes nous garantissent de toute façon une progression vers des formes de socialisme plus perfectionnées, plus élaborées.

N’oublions pas que même le régime capitaliste, qui a mis plusieurs siècles à se développer, affichait sur son déclin, à son époque impérialiste, malgré cet âge respectable, des formes très diverses, et des « traits nationaux » différents. Le capitalisme américain est aujourd’hui encore assez sensiblement distinct du capitalisme français, le capitalisme allemand est différent du capitalisme anglais, etc. Le capitalisme américain est nettement monopoliste : y dominent les banques, qui font corps avec de puissantes organisations de l’industrie nationale (les trusts). Le capitalisme français est essentiellement de type usuraire, l’industrie nationale y est relativement peu développée : c’est un capitalisme qui prête à d’autres pays, qui les suce, et qui a le propre d’une très faible activité productive interne ; y prédominent de petites exploitations paysannes alors que le capitalisme anglais, par exemple, a totalement absorbé l’exploitation du paysan libre. Ce capitalisme a su conjuguer ce pillage pacifique et une activité énergique pour développer sa propre industrie nationale.

Le capitalisme russe avait également ses traits particuliers. Il était assez faiblement développé eu regard de l’ensemble de l’économie nationale. D’où la place importante dévolue à la petite exploitation paysanne, au propriétaire foncier de type semi-féodal (plutôt qu’au propriétaire foncier capitaliste, recourant à un travail salarié). Il faut souligner aussi l’extrême importance qu’avait la petite industrie (les artisans, les petits métiers) que le grand capital n’a pas toujours eu le temps de dévorer dans sa marche triomphante. Mais en même temps, à ne considérer que la grande production industrielle, nous avions un pourcentage relativement important de ce que nous appelons les « entreprises géantes » (plus de 10 000 ouvriers, comme les manufactures de Morozov, les aciéries du Sud de la Russie et autres géants industriels). Ceci s’explique en grande partie par l’influence du capital étranger, qui a implanté dans notre pays d’immenses entreprises, souvent équipées selon les derniers cris de la technique ouest-européenne.

Cette conjonction d’une effrayante barbarie semi-moyenageuse et plus généralement d’un effrayant retard économique avec les formes les plus avancées auxquelles est parvenu le capitalisme ouest-européen a fait l’originalité du capitalisme russe, son « identité nationale », comme on dit.

Pourtant, le mouvement vers le socialisme ne s’amorce pas ex nihilo. Il démarre une fois que la classe ouvrière a conquis le pouvoir. Au reste, elle reprend l'héritage que lui a laissé le régime capitaliste. A la lumière de tout ceci, il est parfaitement clair que cet héritage sera différent selon les pays capitalistes. Si le capitalisme affiche une telle diversité, on conçoit parfaitement que le socialisme, à son stade initial, avant que tous les pays du monde constituent une entité unique, se distinguera de la même façon par des particularités découlant des singularités de la période antérieure.

Que nous ayons connu chez nous une combinaison de grandes entreprises capitalistes avancées avec des formes économiques extrêmement arriérées ne peut manquer de laisser une empreinte sur les formes du socialisme que nous sommes en train de construire. Les petits commerçants, les petits patrons sont une réalité qui subsistera pour une durée indéterminée sous notre régime. Réalité aussi que ces immenses couches de la paysannerie, laquelle a une très grande importance économique dans notre pays. Mais cela veut dire, premièrement, que nous mettrons relativement longtemps pour parvenir au socialisme intégral et, deuxièmement, que les coopératives agricoles revêtent une importance colossale, puisqu’elles constituent la grande voie du développement de la paysannerie vers le socialisme. Il existe aussi de grandes entreprises regroupant plusieurs milliers de prolétaires. Autrement dit, une direction prolétarienne est tout à fait possible dans notre pays.

Ailleurs (je ne prends pas en considération les colonies), par exemple en Angleterre, où la paysannerie joue un rôle infime, les formes d’organisation de l’économie nationale seront forcément différentes, et le développement connaîtra des rythmes beaucoup plus rapides que le nôtre. Au contraire, si nous analysons les tâches qui se posent au prolétariat ouest-européen à l’égard des anciennes colonies en majorité paysannes, il sera confronté à bien des problèmes, à bien des formes économiques similaires aux nôtres et les formes d’organisation de la vie économique seront proches de celles que nous sommes en train de mettre en place dans notre construction. Nous n’avons pas à rougir que le socialisme que nous construisons soit retardataire. Ce n’est pas notre faute. Mais nous avons la certitude de pouvoir progresser à l'infini, de perfectionner ces formes, de surmonter notre retard, d’accélérer notre passage à un type de société socialiste effectivement intégrale.

Notre pays commence à peine à sortir d’une effrayante misère, et ce serait folie que de faire allusion à l’idée même de nous reposer sur nos lauriers, ou même simplement de prendre quelque répit. Il faut nous extirper de cette effrayante misère, des séquelles de la famine, de la crasse, de l’ignorance, de la barbarie et de la malhonnêteté. Nous voyons clairement devant nous une voie large et juste, qui nous conduira à notre victoire finale.

N. Boukharine : La voie du socialisme et l'alliance ouvriers-paysans, Gosizdat, Moscou, Leningrad, 1925.

  1. En 1925-1926, les concessions étrangères assuraient 0,4% de la production industrielle du pays. Les entreprises capitalistes privées, y compris celles qui étaient en location, en assuraient cette même année 3,6%. Le capital privé avait des positions plus importantes dans le commerce de détail, où il assurait 40,7% du chiffre d’affaire, mais il en était évincé par le commerce d’Etat et coopératif, en plein essor (note des éditeurs soviétiques de1990).
  2. Cf. l’article « Lénine en tant que marxiste » (note des éditeurs soviétiques de1990).
  3. Lorsque Boukharine posait la question de l’éventuelle apparition des coopératives de koulaks, et d’une lutte de classe inévitable sur ce terrain, il s’inscrivait dans la politique du parti au milieu des années 20. Les décisions de la XIVe conférence du PC(b)US (avril 1925) soulignaient la nécessité d’octroyer à toutes les couches de la population occupées dans l’agriculture le droit de participer à la coopération. Mais dans les statuts des coopératives, on envisageait de prévoir des points garantissant que les éléments connus pour être des koulaks n’auraient pas d’accès aux directions des kolkhozes (note des éditeurs soviétiques de1990).
  4. Plus tard, en avril (1929) à une session plénière conjointe du CC et de la CCC du PC(b)US, la thèse de l’intégration des nids coopératifs koulaks dans le système économique soviétique a été qualifiée d’une manifestation de là théorie de l’intégration du capitalisme en socialisme et de l’extinction de la lutte des classes (Cf. J. Staline : Œuvres, Moscou, 1952, t. 12, p. 28-29, en russe). En réalité, pour Boukharine les coopératives des koulaks étaient un élément de capitalisme d’Etat dans le système d’un Etat prolétarien (note des éditeurs soviétiques de1990).
  5. Cf. V. Lénine : « Comment réorganiser l’inspection ouvrière et paysanne. (Proposition faite au XIIe congrès du parti). » Œuvres, t. 33, p. 495-500 (note des éditeurs soviétiques de1990).
  6. Boukharine défendait avec esprit de suite la conception léniniste du rôle décisif des rapports marchandises-monnaie (de marché) dans la transition au socialisme. Mais dans la question des relations marchandises-monnaie sous le socialisme, il campait sur ses positions antérieures : ces rapports devaient dépérir et être remplacés par une distribution directe des produits. L’approche de cette nouvelle conception du problème, que Lénine avait esquissée dans son ouvrage De la coopération, et selon laquelle les rapports marchandises-monnaie subsisteraient sous le socialisme, a été un apanage de la science économique soviétique à une époque plus tardive (note des éditeurs soviétiques de1990).