La vieille taupe

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Avec l'explosion de la révolution en Russie, on a dépassé le point mort où stagnait la situation historique avec la poursuite de la guerre et le renoncement parallèle à la lutte de classe prolétarienne. Dans une Europe qui toute entière sentait le moisi, où l'on étouffait depuis bientôt trois ans, on dirait qu'une fenêtre s'est brusquement ouverte, laissant passer un souffle d'air frais et vivifiant vers lequel chacun se tourne dans un profond soupir. Les « libérateurs » allemands notamment ont aujourd'hui les yeux fixés sur le théâtre de la révolution russe. Les hommages geignards que les gouvernements allemand et austro-hongrois rendent aux « mendiants et conjurés » et la tension anxieuse dans laquelle est accueillie ici la moindre déclaration de Tchkhéïdzé et du conseil des ouvriers et des soldats concernant la guerre et la paix, offrent à présent la confirmation tangible d'un fait que même les socialistes oppositionnels de l'Arbeitsgemeinschaft [1] hier encore ne parvenaient pas à comprendre : aucun « arrangement diplomatique » aucune ambassade Wilson, mais l'action révolutionnaire du prolétariat et elle seule présente une issue à l'impasse de la guerre mondiale. Maintenant, les vainqueurs de Tannenberg et de Varsovie attendent en tremblant des seuls prolétaires russes, de la « rue », qu'ils les délivrent de l'étau de la guerre ! ...

Le prolétariat d'un seul pays ne parviendra pas, il est vrai, à desserrer cet étau, quel que soit l'héroïsme qui l'anime. La révolution russe prend d'elle-même les proportions d'un problème international. En effet, dans leurs aspirations pacifiques, les travailleurs russes entrent en conflit violent, non seulement avec leur propre bourgeoisie qu'ils savent déjà maîtriser, mais aussi avec la bourgeoisie anglaise, française et italienne. On voit bien à travers le ton bougon des déclarations de la presse bourgeoise des pays de l'Entente, de tous les Times, des Matin, des Corriere della Sera que les capitalistes occidentaux, ces vaillants champions de la « démocratie » et des droits des « petites nations » observent avec des grincements de dents et une rage sans cesse croissante les progrès de la révolution prolétarienne qui fixent le terme de la belle époque d'une hégémonie sans partage de l'impérialisme en Europe. Ces capitalistes de l'Entente constituent le plus solide des renforts pour la bourgeoi­sie russe contre laquelle se dresse le prolétariat russe dans sa lutte pour la paix. Par tous les moyens, diplomatiques, financiers, politico-économiques, ils peuvent exercer sur la Russie une énorme pression et ils l'exercent sans doute déjà. Révolution libérale ? Gouvernement provisoire de la bourgeoisie ? Très bien ! On les a aussitôt reconnus officiellement et on a salué en eux les garants d'un renforcement militaire de la Russie, les instruments obéissants de l'impérialisme internatio­nal. Mais pas un pas de plus ! Que la révolution dévoile son vrai visage prolétarien, qu'elle se retourne en toute logique contre la guerre et l'impérialisme et ses chers alliés lui montreront aussitôt les dents et chercheront à la museler par tous les moyens. Par conséquent, la tâche qui s'impose aux prolétaires socialistes d'Angleterre, de France et l'Italie est maintenant de lever l'étendard de la rébellion contre la guerre par des actions de masse énergiques dans leur propre pays, contre leurs propres classes dirigeantes, s'ils ne veulent pas trahir lâchement le prolétariat révolutionnaire russe, le laisser massacrer en un combat inégal, non seulement contre la bourgeoisie russe mais aussi contre celle de l'Ouest. Les puissances de l'Entente se sont déjà ingérées dans les affaires intérieures de la révolution russe, il y va donc de l'honneur des travailleurs de ces pays de couvrir la révolution russe et d'imposer la paix par une attaque de flanc révolutionnaire contre leurs propres classes dirigeantes.

Et la bourgeoisie allemande ? Elle rit jaune d'un œil et pleure amèrement de l'autre lorsqu'elle observe l'action et la position de force du prolétariat russe. Particulièrement gâtée, elle a pris l'habitude de ne voir, chez elle, dans les masses ouvrières que de la chair à canon militaire et politique et elle aimerait bien se servir du prolétariat russe pour se débarrasser au plus tôt de la guerre. L'impérialisme allemand aux abois, qui en cet instant précis est aussi profondément embour­bé à l'Ouest qu'en Asie Mineure et ne sait comment se sortir de ses difficultés d'approvisionnement intérieures, aimerait le plus vite possible, avec un semblant de dignité, se tirer d'affaire pour pouvoir en toute quiétude ravauder ses forces et s'armer en vue de nouvelles guerres. C'est à cela que doit servir la révolution russe par sa tendance pacifiste socialisto-prolétarienne. Il s'agit ici de la même spéculation impérialiste que chez les puissances de l'Entente, mais à rebours : se servir maintenant de la révolution russe pour faire des affaires. Les puissances occidentales cherchent à atteler la tendance libéralo-bourgeoise de la révo­lution au char de l'impérialisme afin de poursuivre la guerre jusqu'à l'écrasement du concur­rent allemand. L'impérialisme allemand aimerait mettre à profit la tendance proléta­rienne de la révolution pour se soustraire à une défaite militaire imminente. Eh ! Et pourquoi pas, messieurs ? La social-démocratie allemande avait si gentiment permis de déguiser le déchaînement du génocide en « campagne de libération » contre le tsarisme russe, et voilà que la social-démocratie russe doit servir à dépêtrer les « libérateurs » de la situation épineu­se d'une guerre qui a mal tourné. Les ouvriers allemands ont participé à la guerre lorsque cela convenait à l'impérialisme, les russes doivent faire la paix quand cela lui convient.

Cependant, être à tu et à toi avec Tchkhéïdzé se révèle infiniment moins enfantin qu'avec un petit Scheidemann. Publier à la hâte une «déclaration » dans la Norddeutsche Allgemeine[2], expédier en vitesse le petit Scheidemann pour « négocier » à Stockholm[3], permet tout juste de récolter des socialistes russes de toutes nuances un coup de pied au derrière. Il n'y a vraiment rien à faire pour ficeler rapidement la « con­clusion frauduleuse » d'une paix séparée avec la Russie, entre le marteau et l'enclume, telle que la souhaiteraient les « libérateurs » allemands sur des charbons ardents. Pour faire triompher sa tendance pacifiste, le prolétariat russe doit surtout renforcer considérablement sa position dans le pays, accroître l'ampleur, la profondeur et le radicalisme de son action de classe, jusqu'à ce qu'elle prenne des proportions gigantesques, la social-démocratie doit convaincre ou abattre toutes les couches encore hésitantes, bernées par le nationalisme bourgeois. Les « libérateurs » allemands dissimulent mal l'horreur qui se peint sur leur visage lorsqu'ils perçoivent le revers, évident et inéluctable mais repoussant de la tendance pacifiste en Russie. Ils craignent - à juste titre - qu'à l'inverse du « nègre » allemand, le nègre russe ne refuse de « partir » après avoir accompli sa tâche, et ils craignent que des étincelles ne propagent l'incendie voisin sur les granges de l'Elbe orientale. Ils se rendent bien compte que seule l'énergie révolutionnaire poussée à son paroxysme dans une lutte de classe globale pour le pouvoir politique en Russie pourrait faire triompher l'action pacifiste, mais en même temps, ils regrettent le pot-au-feu du tsarisme, « l'amitié fidèle et séculaire qui les unissait au voisin oriental », l'absolutisme des Romanov. Tua res agitur ! Tu es concerné ! Cet avertissement d'un ministre prussien contre la révolu­tion russe habite l'âme des classes dirigeantes allemandes et tous les héros du procès de Königsberg[4] sont encore « aussi glorieux qu'au plus beau jour ». Être flanqué d'une république, et surtout d'une république que vient de cimenter le prolétariat socialiste révolutionnaire et qu'il domine, c'est plus qu'on n'en peut demander à l'endurance de l'État policier et militaire de l'Elbe orientale. Et son âme policière, propre à l'Elbe orientale, se voit contrainte de surcroît de reconnaître ouvertement sa secrète angoisse. Aujourd'hui, les « libérateurs » allemands doivent jurer tous leurs grands dieux qu'ils n'ont pas l'intention de juguler la révolution ni de faire remonter sur le trône des tsars ce cher Nicolas au nez en trompette ! ... C'est la révolution russe qui a contraint les « libérateurs » allemands à s'administrer devant le monde entier cette gifle cinglante et en même temps, elle a rayé soudain de l'histoire tout le mensonge infâme dont ont vécu pendant trois ans la social-démocratie allemande et la mythologie officielle du militarisme allemand. C'est ainsi que le flot d'une révolution purifie, aseptise, extirpe les mensonges, c'est ainsi qu'il balaie soudain par le fer toutes les immondices qu'avaient amoncelées l'hypocrisie officielle depuis que la guerre mondiale a éclaté et que s'est tue en Europe la lutte des classes. La révolution russe a arraché le masque de démocratie dont la bourgeoisie de l'Entente couvrait son visage, elle a fait tomber le masque de libérateur du despotisme tsariste dont le militarisme allemand couvrait le sien.

Cependant, même pour les prolétaires russes, la question de la paix n'est pas tout à fait aussi simple qu'il siérait à Hindenburg et à Bethmann[5]. La victoire de la révolution et les tâches qu'il lui reste à accomplir constituent précisément ce qui l'oblige à consolider ses arrières pour l'avenir. L'explosion de la révolution russe et la position catégorique du prolétariat ont immédiatement réduit la guerre impérialiste en Russie à ce qu'elle prétend être dans tous les pays selon la formule mensongère des classes dirigeantes : une défense territoriale. La masse des ouvriers et des soldats a immédiatement contraint ces messieurs Milioukov et consorts à ravaler leurs beaux rêves de Constantinople et leurs plans de partage « national-démocratique » pour le bonheur du monde, et l'on a pris dès lors le mot d'ordre de défense territoriale au sérieux. Seuls les prolétaires russes pourront en toute bonne conscience mettre un terme à la guerre et conclure la paix dès que leur oeœuvre, les conquêtes de la révolution et sa poursuite ultérieure sans entraves, sera assurée. Eux, les prolétaires russes sont aujourd'hui les seuls qui aient réellement à défendre la cause de la liberté, du progrès et de la démocratie. Et c'est aujourd'hui que tout cela doit être garanti, non seulement contre les chicanes, les pressions et la fureur belliqueuse de la bourgeoisie de l'Entente, mais surtout demain, contre les « poings » des « libérateurs » allemands. Un état policier et militaire semi-absolutiste n'est pas de bon voisinage pour une jeune république ébranlée par des luttes intestines et une soldatesque aguerrie à une obéissance de cadavre n'est pas de bon voisinage pour un prolétariat révolutionnaire qui se lance dans une lutte de classe d'une audace inouïe, d'une portée et d'une durée imprévisibles.

Dès maintenant, l'occupation de la malheureuse « Pologne indépendante » par les Allemands porte un coup sévère à la révolution russe. La base opérationnelle de la révolution est amputée d'un pays qui fut toujours l'un des foyers les plus ardents du mouvement révolutionnaire et qui en 1905 fit partie de l'avant-garde politique de la révolution russe, pays qui maintenant est transformé socialement en un cimetière, politiquement en une caserne allemande. Qui peut nous garantir que demain, lorsque la paix sera conclue et que le militarisme allemand aura libéré ses griffes des fers, il ne procédera pas aussitôt à une attaque de flanc du prolétariat russe afin d'éviter que le semi-absolutisme allemand ne soit dangereusement ébranlé !

Pour être tranquille là-dessus, les « garanties » que ceux qui furent hier les héros du procès de Königsberg énoncent d'une voix étranglée ne suffisent donc pas. Le souvenir de la Commune de Paris est encore trop frais. Et surtout - chassez le naturel, il revient au galop. En Allemagne précisément, la guerre mondiale a déchaîné l'orgie de la réaction, révélé la toute puissance du militarisme, démasqué la force apparente de la classe ouvrière allemande, démontré la fragilité et le néant du fondement de la prétendue « liberté politique », si bien qu'elle a rendu les perspectives de ce côté-là à la fois inquiétantes et tragiques. Certes, pour l'Angleterre ou la France impérialistes, « le danger du militarisme allemand » relève du boniment, de la mythologie belliqueuse, du tapage concurrentiel.

Mais pour la Russie révolutionnaire et républicaine en revanche, le danger du militarisme allemand est parfaitement réel. Les prolétaires russes seraient des politiciens bien légers s'ils ne se demandaient pas : la chair à canon allemande qui se laisse aujourd'hui mener à la boucherie sur tous les champs de bataille par l'impérialisme, n'obéira-t-elle pas demain aux ordres qui lui seront donnés de marcher contre la révolution russe ? Scheidemann, Heilmann et Lensch[6] trouveront bien une quelconque théorie « marxiste » qui le permettra, Legien et Schicke élaboreront le contrat de cette livraison d'esclaves, conformément à la tradition patriotique des princes allemands qui vendaient leurs sujets comme chair à canon à l'étranger.

Pour calmer cette inquiétude sur l'avenir de la révolution russe, il n'y a qu'une seule garantie sérieuse : le réveil du prolétariat allemand, la position de force des « ouvriers et des soldats » allemands chez eux, l'action révolutionnaire du peuple allemand pour la paix. Conclure la paix avec Bethmann et Hindenburg constitue pour les soldats de la révolution russe une gageure bigrement compliquée et une exigence ambiguë. Avec les « ouvriers et les soldats » allemands, la paix serait conclue sans délai, sur une base dure comme le roc.

Ainsi, la question de la paix est liée au développement sans entraves et sans limites de la révolution russe, alors que celle-ci est liée à une action révolutionnaire parallèle pour la paix aussi bien du prolétariat anglais, français et italien que du prolétariat allemand notamment.

Le prolétariat international déchargera-t-il tout le poids du conflit avec la bourgeoisie européenne sur les ouvriers russes et eux seuls, les livrera-t-il à la fureur impérialiste de la bourgeoisie anglo-franco-italienne, à la réaction tapie et menaçante de la bourgeoisie allemande ? C'est en ces termes qu'il faut actuellement formuler la question de la paix.

Ainsi, le conflit entre la bourgeoisie internationale et la prolétariat russe révèle-t-il le dilemme de la dernière phase dans laquelle est entrée la situation mondiale : ou bien poursuite de la guerre mondiale jusqu'au massacre généralisé ou bien révolution prolétarienne - impérialisme ou socialisme.

Et nous voilà de nouveau confrontés à notre vieux mot d'ordre trahi de révolution et de socialisme, pour lequel nous avons mille fois fait campagne, mais que nous avons négligé de prendre au sérieux alors qu'il aurait pu s'incarner lorsque la guerre mondiale a éclaté. Pour tout socialiste pensant, il est à nouveau le résultat logique de la durée interminable et sans espoir du génocide. Il a déjà été négativement le résultat tangible du lamentable fiasco des tentatives de négociations diplomatiques et du pacifisme bourgeois. Aujourd'hui, il se représente à nous positivement, il a pris corps dans l'oeœuvre, les destinées et l'avenir de la révolution russe. Malgré la trahison, malgré la faillite des masses ouvrières, malgré l'effon­dre­ment de l'Internationale socialiste, la grande loi historique s'est frayé un chemin, comme un torrent dont on a comblé le lit habituel et qui, enfoui dans les profondeurs, resurgit éclatant de lumière.

Histoire, vieille taupe, tu as fait du bon travail ! En cet instant retentit sur le prolétariat international, sur le prolétariat allemand le mot d'ordre, l'appel que seule peut faire jaillir l'heure grandiose d'un tournant mondial : Impérialisme ou socialisme. Guerre ou révolution, il n'y a pas d'autre alternative !


  1. Arbeitsgemeinschaft (Sozialdemokratische). Fondée le 24 mars 1916 autour de Haase par 18 députés exclus de la fraction social-démocrate au Relchstag pour leur opposition à la guerre. Elle devait devenir un an plus tard l'U.S.P.D. (Parti social-démocrate indépendant). A Berlin, elle éditait le Mitteilungsblatt.
  2. Norddeutsche Allgemeine Zeitung : quotidien, fondé à Berlin en 1861. Devient pro-prussien en 1862. Principaux directeurs : A. Brass, Emil Pindter, Griesemann, W. Lanser et Otto Rühle. Fut occupé le 10 novembre 1918 par Die Internationale. Devient en 1918 la Deutsche Allgemeine Zeitung. Principaux directeurs après 1926 : Fritz Klein, Karl Silex.
  3. Stockholm : Sur l'initiative de C. Huysmans, le Comité hollando-scandinave, faisant office de Bureau de la Il° Internationale et le Soviet de Pétrograd proposèrent de réunir en 1917 à Stockholm une conférence internationale pour la paix. Les gouvernements des empires centraux suivirent l'affaire de très près mais la conférence traîna en longueur, car les délégués socialistes de l'Entente n'obtenaient pas de visa. Les bolcheviks furent d'emblée hostiles à l'entreprise. Ainsi, la III° conférence de Zimmerwald se tint parallèlement, à Stockholm, du 5 au 13 septembre 1917.
  4. Procès de Königsberg (du 12 au 25 juillet 1904) : neuf social-démocrates allemands furent condamnés à des peines de prison pour avoir aidé les socialistes russes à passer leurs publications illégales en Russie. Avocats à ce procès : Karl Liebknecht et Haase.
  5. BETHMANN-HOLLWEG, Theodor von, (1856-1921) Chancelier d'Empire et premier ministre de Prusse de 1909 à 1917.
  6. HEILMANN, Ernst, S.P.D., réformiste, Il collabora avant la guerre avec Noske à la publication d'un journal à Chemnitz puis dirigea l'Internationale Korrespondenz pour le compte de la mission générale des syndicats. Après la guerre, il fut l'animateur de la fraction social-démocrate au Landtag de Prusse.
    LENSCH, Paul (1873-1926). Militant de l'aile gauche du S.P.D., il dirigea de 1905 à 1913 la Leipziger Volkszeitung. Après le début de la guerre, il passa à l'extrême droite du parti puis dirigea la Deutsche Allgemeine Zeitung. Il fut exclu du parti en 1922.