La tragédie du prolétariat allemand. Défaite sans combat, victoire sans péril

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


« Berlin, novembre 1932


Nous sommes arrivés à Berlin le premier jour de novembre 1932. « Il faut habiter le “Westen”, c’est le quartier le plus agréable pour les étrangers », nous disaient, à Paris, quelques connaisseurs de Berlin. Mais nous choisîmes la « Alexander Platz », centre de vie bouillonnante, chauffée par l’angoisse des jeunes chômeurs berlinois.

Les rues sont pleines. Pleines de cris, pleines de monde. Première surprise sur le trottoir, des jeunes gens ou des jeunes filles agitent de grosses tirelires en tôle, faisant danser des sous dedans.

- Donnez pour la campagne électorale du Parti Communiste…

- Et, tout de suite, une autre voix à côté :

- Donnez pour la campagne électorale du Parti National Socialiste...

Nous restons un bon moment à les regarder.

Il est certain que les quêteurs ne sont pas seuls. Il est certain que chacun se sent protégé par quelques copains. Mais ça ne se voit pas. On ne voit que cette chose extraordinaire : l’un à côté de l’autre, l’un en face de l’autre, militants communistes et hommes d’assaut nazis quêtent pour leur parti, se regardant parfois avec haine, mais sans se quereller. Nous sommes sous la trêve politique. Cette discipline allemande…

Les élections ont été fixées au 6, et Berlin pavoise. On accroche aux fenêtres, avec le drapeau, son opinion politique. Dans les quartiers ouvriers, les drapeaux forment une ligne rouge homogène sur les façades grises. Rouge est le drapeau des trois partis qui se disputent la classe ouvrière allemande.

Le cercle blanc avec la noire croix gammée au centre dit, sur la toile rouge, qu’il appartient aux hitlériens et il porte le numéro 1. Le parti nazi est le premier parti d’Allemagne par le nombre de ses voix. Les trois flèches du « Front de fer » et le numéro 2 sont marqués sur le drapeau rouge des social-démocrates. La faucille et le marteau et 3 signalent les fenêtres communistes. Les mots : « Votez pour la liste 1 », « Votez pour la liste 2 »… lancent leurs appels aux passants.

La passion politique domine la rue. Partout, on cause. Des petits groupes se forment dans tous les coins. Les cyclistes arrêtent leurs vélos. Des femmes, jeunes et vielles, se mêlent aux discussions. Chacun porte, à la boutonnière, le signe distinctif de son parti. On tâche de convaincre, on apporte des arguments, on a des accusations contre les chefs, on ménage la masse. Le ton monte, tous veulent, à la fois, dire les mille choses qu’ils savent du parti contraire ; les mots deviennent durs ; mais il n’y a pas de bagarre. On vit la trêve politique. Toute atteinte à l’ordre est sévèrement punie. On serre les poings dans les poches, on discute. L’arrivée du schupo met fin à la réunion.

La grève des transports a éclaté à Berlin. Tous les moyens de communication appartenant à la BVG sont arrêtés. Les trams, les autobus, le métro restent dans leur gare. La grève a été décidée par une grande majorité du personnel. Mais il manquait environ cent cinquante voix pour atteindre les trois quarts qu’exige la loi avant de considérer une grève comme légale. Alors, les syndicats réformistes n’ont pas appuyé la grève…. Nous demandons à un social-démocrate :

- Comment se fait-il que la direction de vos syndicats n’approuve pas une grève décidée par une si écrasante majorité du personnel ? Environ 16.000 ouvriers sur 22.000 ont voté pour elle.

- Vous ne pouvez pas comprendre parce que vous ne connaissez pas les lois allemandes. Ici, en Allemagne, nous avons une loi qui permet au gouvernement de saisir la caisse syndicale quand une grève n’est pas strictement approuvée par les trois quarts des voix. Il faut les trois quarts, juste les trois quarts, pas une voix ne doit manquer… Vous savez, nous avons une loi…

Mais le Berlin ouvrier a aussi une loi, la solidarité prolétarienne.

Les stations du métro restent fermées, pas un tram, pas un autobus ne sont dans la rue le premier jour. Les vélos roulent par milliers sur le pavé. Les élections déjà passées, les chefs nazis commencent à négocier et lâchent la grève. Il faut rentrer. Et on rentre. Deux mille ouvriers, les plus actifs, les plus conscients, sont congédiés. La compagnie ne veut plus d’eux. Mais la grève a semé la peur dans les rangs de la bourgeoisie. La classe ouvrière allemande paraît reprendre sa volonté de lutte.

Les transports berlinois dépendaient de la municipalité social-démocrate. La direction de la BVG avait annoncé une réduction de salaire de 2%.. La grève avait été dirigée conjointement par les nazis et le parti communiste.

La répression policière a été brutale : 1000 arrestations, 100 blessés, 10 morts, 2500 employés licenciés.[1]

LES ELECTIONS DU 6 NOVEMBRE 1932

Jour des élections. Nous le passerons dans les quartiers ouvriers. C’est la première fois que nous allons à Wedding. On s’attendait à voir des ruelles étroites, nous trouvons de larges avenues asphaltées, beaucoup de balcons, des petits jardins devant les grandes maisons à quatre et cinq étages. Wedding est pourtant le quartier des barricades. Wedding est la forteresse communiste de Berlin. De ces gentils petits balcons, les nazis ont reçu des fleurs. Très souvent les fleurs – dit-on – étaient accompagnées des lourds pots où elles poussaient, et les nazis se fâchaient. A Wedding, les nazis n’avaient pas la vie facile.

Les drapeaux sont rouges. Dans le nouveau Wedding plein de claires maisons modernes, on voit des croix gammées. Ce sont des maisons habitées par des employés, par des petits bourgeois. Dans le vieux Wedding dominent la faucille et le marteau.

Parfois, au milieu d’une façade ou d’une rue qui ne porte que des croix gammées, se détache le numéro 3 de la liste communiste. Parfois, ce sont les trois flèches. Ailleurs, c’est une croix gammée qui ose vivre entre les drapeaux communistes.

Comment s’explique ce spectacle dans une atmosphère chauffée à blanc ? Est-ce que les militants communistes, socialistes ou nazis ont un courage personnel si extraordinaire ? Nous croyons que, le 6 novembre, existait en Allemagne un équilibre de forces et que chaque militant le sentait aussi. On avait un fort parti derrière soi, et la victoire n’appartenait définitivement à personne. L’avenir était ouvert à chacun.

A la porte des brasseries où l’on vote se tiennent, vivantes colonnes d’affichage, des hommes portant une pancarte sur la poitrine : liste 3, liste 2, liste 1. ... Les votants arrivent, passent par le local où l’on boit de la bière et vont déposer leur vote dans la chambre à côté.

La tranquillité est parfaite. On ne voit pas beaucoup de nazis à Wedding. Un groupe de 6, portant l’uniforme, passe près d’un local « Reichsbanner ». Les jeunes reichsbanner, aussi en uniforme, qui sont à la porte, taquinent les hitlériens.

- Eh !... les héros, faut pas courir comme ça. C’est votre chef qui vous attend ?... Venez donc… on a quelque chose pour vous… Les nazis ne répondent pas.

Les communistes gagnent 700.000 voix. Les social-démocrates en perdent 700.000. Les nazis en perdent 2 millions.[2]

Le « Vorwäert »[3] commente la défaite hitlérienne :

« Voilà dix ans que nous avons prévu la défaite du national-socialisme, noir sur blanc, nous l’avions écrit dans notre journal !... »

La « Rote Fahne »[4] fête le triomphe communiste et annonce que le nazisme commence à se désagréger : « Partout, il y a des S.A. qui désertent les rangs de l’hitlérisme et se mettent sous le drapeau communiste. On commence à désavouer Hitler dans son propre mouvement. »

Le mécontentement qui se signala dans le Parti Communiste KPD après sa défaite aux élections présidentielles s’apaisait maintenant.

Le gouvernement sort complètement vaincu de ces élections, en ce sens que celles-ci ont montré de nouveau sa très faible base sociale ; et il s’ensuit une longue crise qui finit par la chute de Von Papen et l’avènement de Schleicher[5].

La « Rote Fahne », rappelant la grève de la BVG, interprète ainsi les faits : « L’offensive du prolétariat fait tomber Von Papen ! »

Ce qui n’était pas vrai à deux points de vue :

Le prolétariat, dans son ensemble, était et resta jusqu’à la fin sur la défensive, quoique la grève des transports à Berlin ait montré un regain de combativité. A la faveur de cette passivité générale du prolétariat, les fractions de la bourgeoisie prenaient tout leur temps pour se disputer le pouvoir ; avec la montée de Schleicher, la grosse bourgeoisie terrienne était provisoirement vaincue.

ATTENTE….

On vit encore sous la trêve politique, et Noël approche. L’ouvrier berlinois ne veut pas avoir faim le jour de Noël. Il veut que ses gosses soient gais ce jour-là, il veut avoir son arbre de Noël garni et allumé, et l’arbre doit être un vrai petit sapin.

- Notre dîner de Noël ne sera pas très riche, dit Frau Müller. J’ai acheté de la viande. On aura un petit rôti de veau. Mais l’arbre, oh ! l’arbre sera épatant.

Le mari de Frau Müller chôme depuis plus de deux ans. Ils vivent avec une allocation de 360 francs par mois. Leur nourriture quotidienne est composée de pommes de terre à la margarine, de quelques tranches de saucisson et d’un peu de légumes secs.

L’arbre de Noël n’est plus, pour Frau Müller, affaire de religion. Il représente dans sa vie, comme dans la vie de millions de chômeurs allemands, un besoin d’espoir. Il rappelle le « bon vieux temps », quand on travaillait, quand on gagnait un salaire.

L’hiver est là. Les suicides augmentent. Le tuyau de gaz résout vite les problèmes.

Les cours se remplissent de chanteurs, de danseurs, d’acrobates. Parfois, ce sont des cirques qui viennent : un poney maigre et poilu et quelques chiens, pas trop savants. Les sous tombent rares. Ce sont presque tous les chômeurs qui habitent sur la cour…

FIN DE TREVE POLITIQUE

Dans les rues, c’est le petit commerce. On vend des lacets, des boutons, des jouets, des bonbons. Dans ce coin, deux jeunes chômeurs font admirer une cathédrale, haute de deux mètre quatre-vingt, qu’ils ont construite en bois. Plus loin, c’est le Do X, avion fait avec des allumettes en une année de chômage. Et encore une petite maison en bois posée sur deux bicyclettes…

On parle de l’hiver. Le gouvernement ne dit rien encore du secours d’hiver. Le Parti Communiste lance le mot d’ordre : « Du charbon et des pommes de terre. Ouvrez les dépôts, distribuez les stocks au peuple ».

Petites manifestations dans les quartiers ouvriers.

Le nouvel an commence par cinq ouvriers assassinés par les nazis.

Fin de trêve politique. Le PC organise une manifestation pour le 4 janvier au Lustgarten : « Le Berlin rouge viendra en masse le 4 janvier ».

C’est un jour de pluie. Les ouvriers viennent des quartiers les plus éloignés. Des femmes, des enfants, des vieux, ils marchent, tous, calmes, sérieux, l’allure décidée. Il pleut. Beaucoup d’entre eux n’ont pas de manteau.

Le discours prononcé par Florin est fait des clichés habituels : « Montrez à Schleicher combien nous sommes. Il veut l’illégalité pour le PCA ?... Le Berlin ouvrier saura lui répondre… Regardez la Russie !... Là-bas, pas de chômage…etc… »

La masse écoute, silencieuse. Elle attend une perspective, un chemin. Elle repart les mains vides. Le 15 janvier, le PC appelle les ouvriers sur les tombes de Rosa Luxembourg et de Karl Liebnecht. Les conseillers social-démocrates de Lüchtenberg où se trouve le cimetière ont fait voter l’interdiction de défiler devant les tombes. Seule une délégation de porte-drapeaux pourra le faire. Les social-démocrates trouvent que la manifestation devant la tombe de Karl et Rosa dérange les autres visiteurs et lèse leurs droits… Le PC dénonce cela, appelle les ouvriers socialistes à manifester contre leurs chefs, mais reste comme toujours, seul.

On décide que les colonnes se rassembleront à la Wagner Platz pour écouter les orateurs. Le cortège des porte-drapeaux se formera là pour aller au cimetière.

Le 15 est un jour glacial. Le thermomètre accuse 16 degrés au-dessous de zéro. Les trottoirs sont pleins de monde. Les colonnes communistes avancent au milieu de la large Frankfurter Allee. La discipline est parfaite. Une formation, avec ses chefs, avec ses cadres, se détache comme un corps articulé parmi la masse qui marche à son côté. Les chansons montent, puissantes. Leur rythme lent scande la marche. Elles grimpent vers les fenêtres des maisons prolétariennes et les fenêtres s’ouvrent. Toutes les fenêtres sont ouvertes sur la Frankfurter Allee. Les refrains s’obstinent dans l’espoir : « Wir siegen trotz Hass und Verbot ».[6]

Le vent froid porte très loin la musique claire des fifres. Les tambours ouvrent la marche. Les rues sont de plus en plus pleines. On chante la chanson de Spartacus. Les drapeaux sont comme des voiles rouges. De temps en temps le clairon lance un long appel. Des colonnes, des trottoirs, des fenêtres, vient la réponse : « Rot Front !... »[7] C’est un peu théâtral mais c’est fort impressionnant.

Arrivé à la Wagner Platz, les porte-drapeaux et les délégations commencent à former le cortège.

On attend les orateurs. Le froid devient insupportable. On ne peut rester sans bouger. La Croix-Rouge a déjà dû intervenir trois fois. Il fait trop froid, les vêtements sont trop légers, l’allocation de chômage ne permet pas de manger à sa faim, on vient de loin, on est parti avec une tasse d’eau chaude colorée de café et une maigre tartine. De magnifiques garçons tombent par terre évanouis. C’est la faim, c’est le froid.

Le cortège des drapeaux part vers le cimetière. Cent, deux cent, mille drapeaux rouges se gonflent au vent. Vers un horizon rayé de cheminées de fabrique, sur le pavé de la ville ouvrière, avance, coule, un fleuve de drapeaux rouges, gronde une tempête de chansons rouges.

La clique, de l’industrie lourde et de la bourgeoisie terrienne, chassée par la montée de Schleicher-Papen, revient, mais accompagnée de Hitler et de Hugenberg.

Schleicher a contre Hitler une grosse carte à jouer : le Reichstag. Si au Reichstag les nazis refusent leur appui au gouvernement, celui-ci appellera à de nouvelles élections. Hitler craint de nouvelles élections. Il a de sérieuses difficultés au sein de son parti. Strasser vient de l’abandonner, les sections d’assaut ne sont pas contentes. Le prestige du Führer en souffre. Le Führer a besoin de rafraîchir ses lauriers et de montrer, face à Schleicher qui veut s’entendre avec Leipart, que lui et lui seul est capable de mater la classe ouvrière. Leur coup d’Etat nécessite une connaissance du terrain : qu’est-ce que répondra le prolétariat et jusqu’où ? Et par surcroît s’il y a une réponse sanglante, voilà une occasion de jeter le Parti Communiste dans l’illégalité, de réaliser la menace de Schleicher.

LES NAZIS SUR LA BULOW-PLATZ

Un jour, les ouvriers de Berlin lisent sur la première page des journaux cette chose incroyable : « Les nazis se rassembleront à Bülow Platz… Les nazis marcheront face à la la maison Karl Liebnecht… »

Personne ne veut le croire. La provocation est tellement claire, tellement monstrueuse, un dénouement sanglant tellement sûr, qu’on s’attend d’un moment à l’autre à un démenti de la part de la police. Le démenti ne vient pas. Les nazis défileront devant la maison Karl Liebnecht. Avec leurs drapeaux, avec leur musique, avec leurs chansons ils souilleront les rues du quartier prolétarien. Ils crieront : « A mort la Commune » face à la citadelle communiste. Ils chanteront : « Il faut rougir nos couteaux du sang des youpins » dans ce morceau de ghetto qu’est Bülow Platz.

Dans les fabriques, dans les bureaux de pointage, dans les rues, dans les brasseries, parmi les gosses à l’école, les femmes au marché, partout, partout, il n’y a pas d’autre sujet de conversation que la marche des nazis, le dimanche 22 janvier sur la Bülow Platz, devant la maison Karl Liebnecht, centrale du Parti Communiste.

« Ouvriers berlinois, crie la « Rote Fahne », obligez le gouvernement à reculer. Manifestez dans les fabriques, dans les bureaux de pointage. Envoyez des lettres de protestation ! Ouvriers socialistes, rappelez-vous que les communistes sont accourus à la défense du « Vorwaërt » menacé, c’est votre tour maintenant ! »

Le PC fit tout : démarches pour une contre-manifestation, démarches au Ministère de l’Intérieur pour arrêter la manifestation nazie, réunion de la presse allemande et étrangère pour recevoir de « très importantes » déclarations de la fraction parlementaire : « Le PC rend responsable les autorités de ce qui se passera à la Bülow Platz et se réserve d’agir en conséquence si on verse le sang ouvrier »… Il fit tout, tout ce qui était menace, menace… et les appels à la base par-dessus les chefs. Il n’oublia pas d’agir. Comme on sentait ces jours-là l’impuissance de cette politique fanfaronne et vide en face d’un danger réel. Devant la maison Karl Liebnecht, de petites colonnes emmenées par les groupes communistes se renouvelaient. Le leader se détachait et faisait une petite harangue : « Envoyez des lettres de protestation au préfet de police. Causez avec les prolos nazis dans les usines, lors du pointage ! » Et ils repartaient, formés. Dans des petits groupes, on discutait : « Ils n’oseront pas… Je parie qu’au dernier moment la police interdira la manifestation ». Un vieux : « Non, ils la feront. Ils ne peuvent plus reculer. Mais le sang coulera. » Les autres : « Sûr que le sang coulera. »

C’était le samedi 21. Qu’arrivera-t-il le dimanche ? Le Parti Social-Démocrate, lui, est à cette occasion conséquent jusqu’au bout : « Cette provocation est possible parce que le PC maintient la classe ouvrière divisée. » Et dans son appel : « Les ouvriers socialistes sont des ouvriers disciplinés et, comme toujours, ne suivent que les directives de leurs chefs : les ouvriers socialistes s’abstiendront de manifester dimanche ! » Et, par-dessus le marché, les troupes Reichsbanner[8] sont appelées, comme par hasard, à réaliser une longue marche d’exercice, lisez « d’éloignement », ce dimanche, en dehors de Berlin…

La presse libérale bourgeoise parle ouvertement de provocation pas seulement au PC mais à toute la classe ouvrière. Le « Berliner Tageblatt » conseille à la police de faire marche arrière et de refuser aux nazis le droit de manifester le dimanche 22 à la Bülow Platz, de ne pas se laisser entraîner par de fausses idées d’autorité.

La centrale des syndicats réformistes s’adresse au Ministère de l’Intérieur, affirmant que cette provocation envers la classe ouvrière pourrait avoir les plus graves conséquences. La presse de droite [la DAZ, organe de l’industrie lourde] et le gouvernement Schleicher commencent à s’émouvoir aussi.

La DAZ déclare, le 21, « que les décisions rapides ne sont pas toujours des décisions de bon gouvernement ; que l’actuelle situation économique et sociale de l’Allemagne exige avant tout du calme, de la tranquillité, et que les victimes de la Bülow Platz [on est sûr d’avance qu’il y aura des victimes], ne vont pas, certainement, contribuer à les assurer. » Mais il ajoute : « Schleicher parlera avec le ministre de l’Intérieur, Dr Bracht, et s’occupera personnellement de la manifestation de demain. On dit qu’il l’interdira. Nous n’observons que ceci : le gouvernement apparaîtra comme reculant devant les menaces communistes. De toutes façons, il faut apprendre en de pareilles occasions à bien méditer les résolutions. »

Schleicher parle avec son ministre. Celui-ci a besoin d’une heure pour lui démontrer qu’il n’y aura pas d’incident. « La police est maîtresse de la situation », dira aussi expressément le préfet de police.

Alors, nouvel argument de la « Rote Fahne » : « Pour satisfaire le désir provocateur des nazis, le gouvernement va soumettre les agents de police à une corvée supplémentaire et exposer leur vie ! »

Notre propriétaire, une bonne petite bourgeoise, nous conseille de faire provision de vivres : « Ce dimanche sera un jour sanglant. Les morts se compteront par dizaines. Il surgira des grèves, peut-être même la grève générale. Il faut toujours se méfier des ouvriers. Suivez mon conseil, achetez des provisions. »

Dimanche matin. Pas moyen d’arriver jusqu’à la Bülow Platz. Les accès sont barrés par la police. La carabine à la main, les agents ferment les rues dans un circuit très étendu. Nous parcourons les groupes d’ouvriers qui se tiennent partout. On discute ferme. Qu’est-ce qu’on fera ? Qu’est-ce qu’il aurait fallu faire ? Est-ce qu’on fera quelque chose ? Désorientation profonde.

La police parcourt les rues. Une auto blindée fait son apparition à grands fracas. Les bouches grises des quatre mitrailleuses sont saluées avec mépris par les ouvriers :

- Il leur faut ce truc-là pour venir chez nous…

- Qu’ils nous laissent manifester devant l’Angriff [journal fasciste de Goebbels]. Nous ne demandons pas à être protégés par les autos blindées.

- Il ne faudra pas non plus barrer les rues…

- Ni mettre des flics sur les toits…

L’indignation, la honte, la rage grondent dans le quartier. Les trois flèches sur quelques boutonnière signalent des adhérents du « Front de fer »[9]. Ce sont des ouvriers socialistes. Ils discutent entourés de communistes.

- Une fois encore, vos chefs font le jeu des fascistes. Ils vous ont de rester aujourd’hui chez vous. Ils ont éloigné les Reichsbanner. Nous voulons l’unité, nous voulons que vous luttiez avec nous… Est-ce que vos chefs veulent l’unité ? ….

- Nos chefs, nos chefs…. C’est toujours la même chanson. Est-ce que les vôtres vous dirigent mieux ? … Que font aujourd’hui vos chefs ? Ils vous ont de venir ici crier « Rot Front ». Vous criez, vous ne faites que crier…

Une colonne vient de se former. Tentative de manifestation. « A bas le gouvernement ! A mort Hitler ! » Les flics accourent. Coups de matraque. Des fenêtres tombent des huées sur les agents. Les carabines braquées sur les maisons, ceux-ci ordonnent : « Fermez les fenêtres, fermez les fenêtres ! » On cause dans un groupe. Un vieil ouvrier s’adresse aux gens pour crier : « Les gosses, … ça ce n’est rien… On ne fera rien avec des cris. Où sommes-nous, les 800.000 qui avons voté communistes ? Descendez de tous les quartiers, tombez sur la place où ils sont massés maintenant et écrasez les comme des vers. » Et ses doigts maigres écrasaient des vers.

— Le Parti doit avoir ordonné de se concentrer dans les quartiers pour empêcher les nazis de partir vers la Bülow-Platz…

— Le Parti a dit de se rassembler aux environs de la place pour manifester. Qu’a-t-il dit réellement, le Parti ? Des responsables nous ont confirmé ce dernier mot d’ordre.

Combien étions-nous dans le vaste périmètre qui entoure la Bülow Platz ? Trente mille, quarante mille, peut-être soixante mille. Mais on ne voyait que des groupes ; on causait, on criait jusqu’à l’arrivée de la police. Et c’est tout.

Rien que des groupes, des groupes impuissants. Berlin ouvrier n’avait pas répondu à l’appel du Parti Communiste. Dans le danger, le Parti Communiste restait seul et n’avait pas la confiance de la masse. La bourgeoisie venait de le constater d’une façon décisive.

Vers cinq heures et demi, tout était fini. Les dernières colonnes nazies, presque invisibles derrière les colonnes policières qui les gardaient, abandonnaient le quartier de Bülow Platz. Mieux qu’une manifestation nazie, on peut dire qu’une manifestation de la police, armée de toutes ses armes, avait eu lieu sur la place et ses environs. Dans cette remarque, les militants, de retour dans leurs maisons, puisaient une pauvre consolation.

Six heures du soir. Nous arrivons jusqu’à la maison Karl Liebnecht. Des flics armés de carabines se tiennent encore sur le trottoir. Les mains vides, la défaite au cœur, nous partons avec quelques ouvriers. Le cri qui a martelé nos oreilles toute la journée s’accroche encore à nos pas : « Circulez… circulez… circulez… ». Et encore à l’Alexander Platz, quelques nazis, deux, trois groupes isolés, qui s’en retournent eux aussi, après leur « prouesse », passent entre les ouvriers. Ceux-ci les conspuent, les sifflent et c’est tout…

Dans la tragédie allemande, la Bülow Platz fut un point culminant, un moment décisif.[10]

Les chefs social-démocrates créeront cette justification scandaleuse qu’ils mirent en circulation : « Les communistes nous reprochent d’avoir livré, le 20 juillet, l’Etat de Prusse sans résistance, est-ce qu’ils ne se sont pas laissé sortir leur garde de la Maison Karl Liebnecht par la police, de la même façon, le 22 janvier ? »

HITLER CHANCELIER

Les événements vont se dérouler maintenant à une vitesse accrue. Le 25, le Parti Communiste réplique par une manifestation antifasciste qui défile pendant quatre heures devant la Maison Karl Liebnecht. Par un froid glacial, plus de 120.000 ouvriers sont venus des quartiers les plus éloignés de Berlin. Une jeunesse magnifique forme les cadres antifascistes.

Un entrain, un enthousiasme, une décision que nous n’avions jamais vus. Avec leurs banderoles ces troupes ouvrières passent devant nous. Nous essayons d’évaluer le nombre des combattants utiles dans la colonne. 95% par leur âge, leur allure, nous impressionnent comme des militants aptes à la lutte armée. De nouveau, quelle impression formidable ! Seulement, cette Bülow Platz… Et c’est malgré tout l’impression qui dominera en nous en entendant les fonctionnaires répéter, à l’arrivée de chaque colonne, face à l’estrade où se tenait le C.C. du PC, le cri : « Berlin rouge salue avec un triple « Front Rouge ! » le C.C. du PCA qui a à sa tête le camarade Thaelman ! ».

Le même jour, le 25 à Dresde, dans une salle où se tenait une réunion antifasciste convoquée par les communistes, la police tire sur les assistants, tuant 9 ouvriers et en blessant 13. Ce fait incroyable est resté sans réponse véritable : on n’a pas pu déclencher la grève générale locale.

Schleicher demande à Hindenburg les pouvoirs pour dissoudre le Reichstag. Mais son sort est déjà réglé. Hindenburg les lui refuse et appelle von Papen. Commencent les pourparlers avec Hitler, Hugenberg, etc… qui semblent vouloir, comme les autres, traîner en longueur.

Le 29, le Parti Social-Démocrate affirme au Lustgarten de son côté, « répliquant » aussi à la provocation du 22 : « Berlin reste rouge ! Social-démocrates, gardez votre discipline traditionnelle. Vous serez peut-être appelés à employer vos dernières énergies. Social-démocrates, soyez calmes ! »

Mais, dans cette manifestation, un spectacle nouveau. Le SAP[11], formé en une colonne indépendante, Arborant le portrait de Rosa Luxemburg, appelle, dans un chœur parlé inlassablement répété, au front unique « SPD, KPD, SAP doivent marcher ensemble. »

La gauche nous donne un espoir…

Et alors, sur l’insouciance de ces partis qui parlent d’un coup d’Etat nazi sans y croire sérieusement, tombe comme la foudre, le lundi 30 janvier, la nouvelle : « Hitler nommé chancelier du Reich ! »

La Bülow Platz a trouvé son complément, sa conclusion !

Le soir même nous accourons à la « Masch », l’école marxiste du PC. L’atmosphère est morne. Nous abordons, anxieux, les premiers camarades du PC. « Que va-t-on faire ? », « Que veut tu qu’on fasse ? », « Est-ce qu’on laissera Hitler s’installer au pouvoir ? », « Qui peut l’en empêcher ? », « Mais vous croyez que la classe ouvrière restera passive ? », « Bien sûr, … peut-être quelques grèves partielles », « Mais le Parti ? », « Que peut faire le Parti ? »

Coup de massue. Mais nous essayons de leur dépeindre l’espoir immense, l’attente énorme, l’attention suprême avec lesquels le prolétariat du monde entier suit leur attitude… Cela les déprime encore d’avantage. D’autres arrivent. Le cercle s’élargit. Il y a là des ouvriers d’usine, des chômeurs, des étudiants. Il y a là, amertume, cette rage d’impuissance atroce.

… « Nous n’avons pas de parti, nous n’avons pas de chefs ! Que pouvons nous ? Le 20 juillet, le parti appela à la grève générale, est-ce que les fabriques se sont arrêtées ? Nous ne décidons rien… sans les ouvriers socialistes, nous ne pouvons rien. »

Et sans transition : « D’ailleurs, Hitler s’usera vite. Il ne pourra tenir ses promesses. », « Hitler signifie la guerre et la guerre signifie la révolution », « Les nazis n’oseront pas jeter le parti dans l’illégalité », ou « Il le fera, mais ça vaut mieux. Le parti ressortira fortifié. », « Les masses ont besoin de cette expérience nazie, après elles viendront à nous. »

Et l’un d’eux esquisse un fantastique schéma avec les États-Unis, la Pologne, la Roumanie… Non seulement, ils n’ont pas une idée commune, mais chacun d’eux a quatre, cinq idées différentes qu’il exprime à tour de rôle… « Le parti n’a pas eu de politique. Tout était pour lui le fascisme. Brüning, c’était le fascisme, la social-démocratie c’était le fascisme. Von Papen, c’était le fascisme. Schleicher, c’était le fascisme… » Un fonctionnaire intervient : « Oui, ça a été la politique de Neumann, on l’a d’ailleurs déjà sévèrement condamnée au sein du parti ».

Confusion, désarroi, manque total de confiance dans leur parti, dans leurs chefs… Et sous nos yeux fond comme un morceau de sucre dans l’eau le formidable Parti Communiste Allemand, le premier parti de Berlin, la plus puissante section de l’Internationale Communiste.

Dans la rue, ce soir, à l’Alexander Platz, nous recevons, des mains de jeunes socialistes, la feuille extraordinaire que venait d’éditer la social-démocratie. En la prenant nous demandons : « Eh bien ? »… « Jetz, abwarten », c’est-à-dire « Maintenant attendre ». Voilà leur honteuse formule ! Dans la feuille, nous lisons : « Face au gouvernement de menace de coup d’Etat, la social-démocratie et tout le Front de Fer se maintiennent avec les deux pieds sur le terrain de la constitution et de la légalité. La social-démocratie ne fera pas le premier pas pour en sortir. » Les laquais, les fidèles laquais !...

A l’autre bout de Berlin, les nazis réalisent leur « héroïque » « marche sur Rome », promise il y a longtemps par leur Führer. Concentrés en hâte au Tiergarten, ils « conquièrent » Berlin, entrant par la porte de Brandebourg.

La « Rote Fahne » du 31, appelant à préparer la grève générale, est saisie. Le « Vorwaerts » prévient que « faire la grève maintenant serait gaspiller les munitions de la classe ouvrière, en tirant dans le vide. » Les syndicats réformistes prêchent « le sang-froid et la prudence. »

Le 1er février, Hitler lance - c’est le mot – par la radio son programme. Le jour suivant, on le retrouve sur les colonnes d’affichage. Il faut surmonter la désagrégation communiste. Il faut détruire le mouvement ouvrier. (Il le dira plus tard, plus nettement encore). Deux plans de quatre ans. D’ici quatre ans les paysans seront heureux ; quatre ans encore et les ouvriers le seront aussi. Entre temps : service du travail obligatoire, dissolution du Reichstag. Nouvelles élections le 5 mars.

Dans tous les quartiers ouvriers de Berlin et à l’intérieur de l’Allemagne, les communistes organisent des manifestations qui n’ont pas beaucoup d’écho. Des chœurs parlés appellent dans quelques fabriques à préparer la grève. La manifestation que le PC convoque pour le 3 février, au Lustgarten, est interdite par la police…

On emprisonne à Lübeck un député social-démocrate. Une grève générale unanime d’une heure est la réponse de la classe ouvrière de Lübeck. La nouvelle a, à Berlin, une répercussion extraordinaire. Les ouvriers puisent dans cette étincelle un regain d’espoir et de confiance. Cette puissante classe ouvrière doit se nourrir de si peu !

Le 6 février, le cas se répète à Stassfurt. Le maire social-démocrate de la ville a été tué. Et de nouveau, le jour des obsèques, une grève unanime ferme les usines et les magasins. Les ouvriers commentent avidement ces deux faits, se rappellent 1918-19 et disent : « Tout n’est pas encore perdu. Les choses peuvent commencer comme ça petit à petit. Les grèves peuvent déferler de ville en ville, une flamme ici, une autre là, et l’incendie peut gagner toute l’Allemagne. »

Le 7, première réunion de masse sous Hitler, à Berlin.

La social-démocratie manifeste au Lustgarten. Le chef de la fraction communiste au Reichstag, le député Torgler, demande l’autorisation de lire devant les masses socialistes un appel au front unique que leur adresse le PC. On le lui refuse, et l’incident, que l’on ne connaîtra que le lendemain, est clos.

Otto Wels défend dans son discours la politique de la social-démocratie depuis 1918, et finit en disant aux masses : « Le peuple aura l’occasion, le 5 mars, de prendre, de nouveau, son destin dans ses mains ! » Trois « Freiheit »[12] saluent le discours du chef socialiste. Leur écho n’est pas encore éteint que de l’autre côté de la place, un puissant « Rot Front » crié par des milliers de voix, éclate comme un tonnerre. Mouvement, surprise : « Les communistes sont là », … « Unis… on marche ensemble » … « Ces gens ne viennent que pour faire du désordre » …. « Ne dis pas de bêtises » … « L’unité, l’unité… » …. « Tous les ouvriers communistes devraient voter la liste social-démocrate. C’est sûr que leur parti sera déclaré illégal. »

Kinstler, un des chefs socialistes, dit quelques mots : « Mes frères, mes sœurs, n’affaiblissez pas cette magnifique démonstration par des incidents. Et, surtout, ne vous laissez pas provoquer. La vie et la santé des ouvriers berlinois nous sont trop chères pour les mettre en jeu à la légère. Il faut les garder pour le jour de la lutte. » « Et maintenant, chantons notre marche socialiste » :

« Nous ne combattons pas avec les armes des barbares.

Nous ne voulons des fusils, nous ne voulons des lances.

Le drapeau du droit, l’épée spirituelle,

Nous conduisent au triomphe. »

La réunion est finie. On commence à se retirer. On entend encore quelques cris : « Front unique… », « L’unité… » Un groupe de militants, au cri de « A mort Hitler…. », « A bas le gouvernement… », prend par la Braderstrasse. Ils sont de plus en plus nombreux. Ils avancent maintenant par la large Rosstrasse. Ils ont empli la rue. Ils ont empli les trottoirs. Les gens accourent de tous les côtés. C’est un véritable fleuve qui coule sans arrêt. Les agents les regardent passer sans intervenir. On y voit, sous les boutonnières, les trois flèches, la faucille et le marteau : « A bas le gouvernement…. », « Rot Front… », « Freiheit… », « A mort Hitler… », « « Berlin reste rouge. » Dans les coins, on commente, surpris : « Ils marchent ensemble », « SPD et KPD se sont unis », « dieu soit béni. Nous ne craignons maintenant aucun Hitler. » C’est une petite vieille qui dit ça. Elle lève le poing : « Rot Front » et ses yeux sont pleins de larmes. Ils avancent toujours. Ils ont pris maintenant la Dresdenerstrasse. Devant un local nazi se tiennent quatre schupos. On voit un amas de chemises brunes se pressant contre les vitres de la porte fermée. Et on assiste à cette chose extraordinaire : le 7 février, une manifestation illégale, spontanée, dans laquelle marchent ouvriers socialistes et communistes, sous le gouvernement de Hitler, crie aux oreilles des nazis enermés dans leur local et gardés par quatre schupos : « A MORT HITLER…. », « A BAS LE GOUVERNEMENT FASCISTE… »

RETOURS EN ARRIERE

Revenons quelques jours en arrière pour assister à un événement qui ouvre toute une époque de la politique des nazis au pouvoir.

30 janvier. Minuit. Après la « marche des torches » sous la porte de Brandebourg, une section d’assaut rentre dans la ville. Elle s’engage précisément – et pourquoi ? – dans la Wallstrasse, à Charlottenbourg. La rue est, d’un bout à l’autre, des sous-sols aux mansardes, communiste. Bagarres. Coups de feu. Le chef nazi Maikovski et le schupo qui accompagne la colonne, Zarits, tombent. Sont-ils tombés dans la lutte ? Les nazis les ont-ils tués ? On saura plus tard que Maikovski a eu des incidents avec ses chefs ; pour Zaurits, schupo bon garçon, on le dit ami des ouvriers…

Le gouvernement s’empare de ces deux cadavres. La providence les lui envoie. Il ouvre les protes du Dôme, la cathédrale impériale de Berlin. Les délégations de la police, des troupes d’assaut sont formées au coude à coude. Le Cabinet, au grand complet, est là. Le Kronprinz est là. Une messe solennelle a lieu « pour le schupo et le membre des SA tombés, ensemble, symboliquement, sous les balles de la canaille communiste. »

Il faut bien conquérir le cœur des braves schupos qui ont encore, peut-être, l’esprit de Severing et Grzesinski[13], comme le prétendent les social-démocrates. Réconcilier schupos et hommes des SA. Il faut davantage calmer la police qui craint pour son gagne-pain. La gagner et la transformer. La dompter. La souder aux nouveaux maîtres.

C’est tout ce que s’appliquera à faire, pendant tout le mois de février, Goering, ministre de l’Intérieur de Prusse. C’est ce qui inspirera plusieurs de ses fameux décrets.

31 janvier. La « Berliner Boersenzeitung », journal du capital monopoliste, publie un entrefilet élogieux sur l’attitude de la social-démocratie :

« Pendant que les communistes appellent à la préparation de la grève générale, la social-démocratie ne semble pas incliner à combattre le gouvernement par d’autres moyens que par des discours, des articles des leaders et des appels. »

Involontairement, nous rapprochons cela des paroles que Mussolini leur dédia, à la Chambre italienne, après l’assassinat de Matteoti, en juillet 1924 : « Que font nos adversaires ? Déclenchent-ils des manifestations dans la rue ? Essayent-ils de provoquer des révoltes dans l’armée ? Rien de semblable ! Ils se bornent à des campagnes de presse ! Ils sont incapables de faire autre chose que cela ! »

Se l’entendront-ils dire dans toutes les langues ?

Nous habitons chez Frau D…, une grosse personne obsédée par l’idée du manger. Son mari est placier. Ils ont connu de belles époques. Frau D… les résume dans une phrase : « On nageait dans la graisse d’oie. » Aujourd’hui, ils vivent de longues périodes de chômage, et Frau D… est devenue une anticapitaliste farouche. Elle vote social-démocrate, mais après les élections de novembre, et surtout dès qu’elle nous a su communistes, elle fut pour les solutions violentes : « Il faudrait que les ouvriers comprennent une fois pour toutes. Qu’ils aillent prendre de force tout ce dont ils ont besoin. Moi, je suis communiste jusqu’au bout des ongles. »

Mais les événements se précipitent. Schleicher tombe, et on parle déjà de l’arrivée d’Hitler.

- Vous croyez que les nazis auront le pouvoir ? demande Frau D…

- Ils l’auront si les ouvriers ne leur barrent pas la route.

- Alors la guerre civile sera inévitable, les ouvriers ne se laisseront pas faire. Hitler est déjà chancelier. Frau D. est sure qu’il ne pourra pas tenir, il tombera comme les autres. Elle va se renseigner dans le quartier. Elle converse avec l’épicier, elle entend ce qu’on, dit chez le boulanger, elle a tenu conseil avec Frau Bartel. Elle n’est plus aussi sure de la chute de Hitler.

- Le peuple a un tel enthousiasme pour lui ! Et, après tout, pourquoi ne pas lui donner l’occasion de réaliser ce qu’il a promis ! Qui sait ? … Un homme qui a réussi à mettre debout un pareil mouvement !...

Nous tâchons de lui faire comprendre ce que Hitler représente : la réaction la plus monstrueuse qu’ait jamais connue l’Allemagne, la destruction des organisations ouvrières, la baisse des salaires...

- Mais il donnera du travail. La réaction… Je m’en fous de la réaction. A l’époque du Kaiser, il y avait moins de liberté, mais on mangeait davantage. Du travail, voilà ce qu’il nous faut. Et Hitler a déjà un projet qui fera marcher les affaires, augmenter les effectifs militaires. Qui sait ?... Il arrivera même à remettre en vigueur le service militaire obligatoire, et cela fait vivre le commerce. L’armée, il faut des milliers et des milliers de paires de bottes, des milliers et des milliers d’uniformes. Il faut donner à manger à tout ce monde-là. Et puis encore ça : tous ces gradés bien payés se marient. Regardez, avant, une jeune fille comme Frida (Frida, c’est la bonne, qui ne touche pas un sou depuis un an) pouvait se marier avec un sous-off, avoir un bel intérieur à soi et être à l’abri de la misère sa vie durant. Maintenant, que voulez-vous ? Qu’elle se marie avec un chômeur ?

- Vous oubliez le programme antisémite de Hitler, Frau D…, et vous êtes pourtant juive.

- Les nazis ne sont pas contre les juifs allemands. Ils veulent chasser toute cette youpinerie venue de Pologne, d’Autriche. Ces Galiciens pouilleux de la Grenadierstrasse. Qu’ils les chassent ! Ils sont venus ici après 1914, ils se sont enrichis de la misère du peuple allemand. Moi, que voulez-vous, quand je vois une de ces juives polonaises cloutée de diamants choisir aux halles la poule la plus dodue, la tâter avec ses doigts pleins de bagues, j’ai envie de lui cracher à la figure. Ils nous ont tout pris, tout, ces sales youpins. Ils sont sales, sales, ils ne se lavent jamais !

VERS LE FRONT UNIQUE ?

Hitler est au pouvoir. La menace est là, nette, brutale. Alors, dans le camp ouvrier, période d’obscures manœuvres. On a peine à s’orienter même à l’aide des notes prises sur le champ.

Le 31 janvier, Breitscheid déclare dans une réunion du Comité directeur du Parti Social-démocrate : « La lutte contre le fascisme est entrée dans une nouvelle phase. Tous nos désirs seraient que nos relations avec le Parti Communiste entrassent aussi dans une phase nouvelle. »

Une motion proposant un « pacte de non-agression » au PC est rejetée par une seule voix de majorité.

Summum de la confusion, de la diplomatie, de la manœuvre.

Ce pacte reste pourtant au centre des débats jusqu’à la fin.

L’initiative de l’action unitaire semble partir et rester dans les mains des chefs réformistes ; d’une action qui ne peut être qu’extra-parlementaire et révolutionnaire… dans les mains de chefs qui disent : « Il faut attendre ! Attendre que Hitler sorte du terrain de la Constitution » ! ! !

C’est dire jusqu’à quel point tout est compromis.

Le CC du PC est incapable de mettre fin à ce jeu, de poser clairement, audacieusement, fermement la question. La théorie du « Social-fascisme » lui lie les pieds et les mains.

La « Rote Fahne » du 2 et 3 février publie tout au long le discours du président de l’Internationale Communiste, Manowiski, - réponse à Otto Bauer[14] – où est développée de nouveau la théorie du social-fascisme. Il entend faire une réponse à la social-démocratie allemande.

Et le CC du PC envoie Torgler parler, derrière le dos des masses, avec la direction du SPD, avec la direction syndicale de l’ADGB. Il envoie Münzenberg[15] parler en cachette avec Künstler[16]. Ces derniers prennent courage, deviennent impertinents, refusent.

Tout cela, naturellement on ne le saura pas par les voies régulières, normales, les organisations du PC, sa presse. Non. On le saura par des détours.

Torgler se présente à la manifestation social-démocrate du 7 et prétend lire un appel aux masses. On lui répond : « Il fallait venir avant et remettre ça aux organismes réguliers du parti. D’ailleurs, si nous cédons la tribune à un communiste, la police peut dissoudre la réunion. »

Le 9, on trouve, pour répliquer, l’idée d’un « pacte d’agression » contre le fascisme qu’on propose « aux travailleurs qui sont contre le SPD »….

Le 16, paraît sur les colonnes d’affichage de Berlin une énorme annonce :

« Proposition de front unique », où on lit : « La RGO s’est adressée à l’ADGB en lui proposant de convoquer une réunion commune des conseils d’usine afin d’organiser le mouvement contre la réaction fasciste, la création dans toutes les usines, bureaux de chômage et dans les quartiers de comités de défense de la vie et des propriétés ouvrières. » L’affiche se termine par : « Cette proposition a été repoussée mais sera renouvelée. »

De son côté, l’ADGB publie une déclaration : « Dans une affiche que les passants ont pu lire, il est question d’une proposition qui nous a été faite. Nous déclarons n’avoir rien reçu. »

Le 17, c’est une proposition des Jeunesses Communistes aux socialistes. Ces derniers répondent en se référant au « pacte » connu et conseillent aux JC de s’adresser directement à la direction du parti. Les réformistes se permettent toutes leurs réunions syndicales et électorales par un appel à l’unité de la classe ouvrière : « véritable front unique, pas de manœuvres. Ouvriers communistes, nous vous tendons une main fraternelle. La réaction est là, unissons-nous pour la combattre. »

Le 19 février, a lieu dans la salle de la Maison des Syndicats la réunion des comités d’usine de l’ADGB et de l’AFA [syndicats d’employés] de la région Berlin-Brandebourg. Elle mérite une relation plus détaillée. Le secrétaire de la région s’adresse à la salle : « Il nous faut un front unique, mais ça ne peut pas être un front unique qui commence par des calomnies contre les dirigeants des syndicats. Pas plus que le Front unique qui est annoncé sur les colonnes d’affichage. La RGO, que le PC met en avant, n’est pas pour nous un partenaire sérieux. Par surcroît, le mot d’ordre pour une Allemagne soviétique n’est pas acceptable dans un front unique avec les ouvriers des syndicats libres. Nous rejetons, sur la base locale et dans le district, toutes les négociations pour un pareil front unique. »

Un bref discours du docteur Gusko, qui parle au titre de rapporteur général, finit en ces termes : « Il faut dire, au sujet du front unique, que le PC ne prend pas très au sérieux ces mots d’ordre. La direction du PC sait depuis quinze jours que le président des syndicats libres, Leipart, s’est déclaré prêt à donner suite à tout appel direct de front unique qu’on lui adresserait. Mais l’écho communiste à cette honnête proposition ne s’est pas fait entendre jusqu’à présent. »

La conférence se termine par l’approbation, à l’unanimité, d’une résolution qui dit : « La réaction a trouvé des appuis dans la RGO. Et dans l’organisation des cellules d’usine nazies. Les ouvriers et employés doivent avoir conscience que les meilleurs défenseurs de leurs intérêts dans les ateliers sont les conseillers d’usine des syndicats libres…. »

Voilà le langage qu’osaient tenir Leipart [secrétaire de l’ADGB] et compagnie devant les ouvriers, le 19 février ! A quoi bon continuer …. Tout ce mois de février, ce furent des heures noires.

Les révolutionnaires à la remorque, dans l’attente des décisions des chefs réformistes. Les masses qui pourraient décider son avec eux. Et leur mot d’ordre est : « Abwarten » [attendre]. Peu à peu, l’impression que le Parti Communiste ne peut rien, ne compte pour rien, gagne la rue. On cesse de s’occuper de lui. Cela, on le retrouvera le 5 mars dans le résultat des élections. A ce moment décisif, le parti « réformiste, traître » maintient, mieux et de beaucoup, ses votants que le parti « révolutionnaire ».

Nous sommes dans une impuissance totale, absolue. Extraordinaire résultat d’une politique révolutionnaire « juste » !

FRONT UNIQUE AU CIMETIERE

Le 10, nous avions accompagné trois corps au cimetière de la Friedrichfield, où reposent Rosa et Karl.

Trois jeunes communistes : Berner, Kollasch, Schulz.

Pour Berner, quelques détails.

Coin des rues Fulda et Wesel, à Neutkoln, Local Reichsbanner. Minuit. Un jeune au téléphone appelle le proche local communiste : « L’air est lourd ». Ils sont assiégés par les nazis. Les communistes accourent. Parmi eux, Erwin Berner. Arrivés au coin menacé, une salve de revolvers. Les nazis embusqués tirent. Berner est tombé là.

La police a interdit les cortèges. A la sortie de la maison, un officier inspecte les couronnes, en saisit une qui porte une légende trop explicite, la déchire puis la piétine.

Nous prenons le métro. A la sortie, attente. Après-midi nuageux, très froid, dans un carrefour livide. Attaque de neige : de très petites munitions blanches tombent dru.

Forces de police considérables.

Enfin, les voilà. Les trois voitures, à cinquante mètres l’une de l’autre, avancent, secouées par les pavés.

Chemin bien connu dans le cimetière. Fleuve de drapeaux. Mais cette fois-ci, à gauche, les poings levés en silence, les ouvriers de la Reichsbanner saluent le cortège. De jeunes socialistes, de jeunes communistes portent les cercueils des camarades tombés. Le front unique. Le front unique dans le cimetière…

Dans les quartiers de Berlin, dans tous les coins du Reich, de petits accords locaux ont lieu pour l’action. Pénibles. Etriqués. Mais le grand accord au centre, le seul qui pourrait décider, d’où naîtrait la résistance d’ensemble, la réplique de masse que craint la bourgeoisie (il n’y a qu’à lire ses journaux), celui-là n’aura pas lieu.

CAMPAGNE ELECTORALE

La lutte électorale « pour les dernières élections » est ouverte par les nazis. Une grande affiche nazie « contre les criminels de novembre (1918), contre le marxisme et l’internationalisme qui ont gouverné et détruit l’Allemagne durant les quatorze dernières années. », « Contre le marxisme, votez Hitler ! »

Deux jours après, à la même place, une non moins grande affiche, blanche, imprimée en lettre rouges, rayée de noir – les couleurs de l’ancien drapeau impérial : « Allemands, soldats de la grande guerre, rappelez-vous que les social-démocrates ont saigné aussi sur les champs de bataille en défendant la Patrie. Qu’en 1918, quand le Kaiser fuyait, ce sont eux qui ont empêché l’Allemagne de sombrer dans un chaos semblable à celui de la Russie. Et maintenant, on les insulte, on les destitue, on les persécute. Et c’est là le remerciement de la Patrie ! »

La DAZ commente : « Tout dans l’affiche, les couleurs, le ton, l’appel aux soldats, faisait croire, au premier abord, qu’il s’agissait du bloc nationaliste noir-blanc-rouge. Mais non, il s’agissait du SPD. Inutile de vous donner tant de mal, messieurs les social-démocrates, on vous reconnaîtra toujours sous la nouvelle peau. »

Le jour suivant, dans une nouvelle affiche, les social-démocrates réaffirment leur droit d’être considérés comme de fidèles Allemands, d’honnêtes patriotes, en se référant aux déclarations du chef du Staathelm Dasterberg : « Il y a aussi les partis dits marxistes des soldats du front qui ont accompli, comme les meilleurs, leur devoir patriotique. »

Alors les nazis affichent cette question, en gros caractères : « A quel parti appartient le « camarade » Crispien qui a dit : « La social-démocratie ne connaît pas une patrie qui s’appellerait Allemagne ?.... »

Mais voici Pieck, un des membres les plus en vue du Comité Central du PC, qui se met à dire, le 23 février, à l’assemblée électorale du Sport-Palast : « Hitler prétend créer l’unité de la nation. Comment peut-il dire cela puisqu’il veut éliminer de l’unité de la nation la partie décisive du peuple allemand en dénonçant les 13 millions et demi de votants du SPD et du KPD comme des non-Allemands, des anti-Allemands, contre qui il faut mener une lutte destructrice ? »

La lutte continue. Les nazis attaquent les quatorze années précédentes comme formant un seul bloc de politique marxiste ! De ces quatorze années, cinq ont été remplies par l’activité de Hugenberg, leur actuel compagnon. Tant pis pour lui. Ce qu’il faut, ce sont de grandes lignes simples pour l’agitation, dira Goebels.

Leur programme : « Destruction du marxisme. », « L’un d’eux doit rester vainqueur, le marxisme ou le peuple allemand. » « Dans dix ans, il n’y aura plus un seul marxiste en Allemagne. » Hitler consacre toute son éloquence à développer ces formules. Et rien que cela. Quand on lui demande d’autres éclaircissements, il dit : « Notre programme, c’est de faire le contraire de ce que vous avez fait ! » Textuel.

Un jour, une formidable affiche contre la Russie soviétique. Attaque sournoise. Haine brutale. Elle finit ainsi : « Nous, ouvriers allemands rentrant de Russie, nous déclarons : plutôt vivre dans une prison allemande que libre dans le paradis soviétique. »

Dans les quartiers ouvriers, plusieurs des colonnes qui portent cette affiche flambent le soir.

Nous discutons avec des social-démocrates de l’interdiction éventuelle du Parti Communiste : - Le Parti Communiste va certainement être interdit. Si e fait se produit avant les élections, les votes devront se concentrer sur notre parti. Les communistes nous rejoindront en masse. D’ailleurs, je ne suis pas partisan de les admettre tous sans conditions… Une période de noviciat d’un an me paraît nécessaire.

Tout cela a un goût de sinistre spéculation et de bêtise à la fois :

- Alors, vous laisseriez frapper le PC sans bouger ? Et vous continueriez à affirmer que Hitler se tient dans les limites de votre Constitution de Weimar… Ecoutez, cette petite malice a fait son temps. Avec notre peau, c’est la vôtre qu’on porte au marché. D’abord, ce sera le PC, ensuite viendra votre tour. D’ailleurs, votre petit calcul ne tient pas compte de la rancune et du mépris que vous voueront les ouvriers révolutionnaires. Vous sacrifiez pour longtemps toute possibilité de rapprochement.

Nous parlions avec des social-démocrates de gauche.

- Alors qu’est-ce que vous faites ? Vous aussi misez sur les élections du 5 mars ?

- Nullement, on se prépare. Nous cherchons à établir un réseau de liaisons illégales. On sait très bien que la lutte deviendra une lutte armée dans les rues. Seulement, c’est à eux d’employer les armes les premiers. Nous, la grève générale….

- Mais qu’entend-on par là ? Quand, comment pensez-vous déclencher cette grève ?

- Je ne sais pas très bien … Quand on arrêtera nos chefs. Quand la restauration de la monarchie aura lieu en Bavière … Je ne sais pas très bien.

- Mais ces motifs ne vous ont pas manqué, vous en avez à chaque instant.

- Ce n’est pas suffisant.

Nous sentons qu’ils ne feront rien. Tout cela revient – et voilà ce qui est grave – à donner du temps à l’ennemi, à lui abandonner l’initiative. Nous saisissons sur le vif, en ce moment, le mécanisme sournois de cette mentalité légaliste, non-révolutionnaire, qui n’offre même pas à ceux d’entre nous qui veulent lutter un point de départ. Chaque événement isolé n’est pas un motif suffisant pour déclencher le combat. Or, chaque occasion perdue compromet davantage la situation et rend le départ plus difficile. Tant qu’on a la force, on attend. Et on la perd. Et quand la défaite est là, il n’y a plus de possibilité de lutter. Dans cette stratégie de la « prudence », du « sang-froid », de l’ »attente », si chère aux chefs réformistes, il n’y a, au bout, qu’une cuisante et honteuse défaite.

DERNIERS SOUBRESAUTS

Nous trouvons dans nos notes :

7 février. Le « Front de Fer » d’Essen décide de faire une manifestation, une « démonstration de force ». Les nazis se rendent sur les lieux, une demi-heure avant, occupent la place, ferment l’accès des rues voisines et attendent en chantant leurs chansons de combat. Les chefs du « Front de Fer » délibèrent. Ils décident, tout simplement, de changer l’itinéraire du défilé et l’endroit fixé pour la concentration.

Voilà comment on préparait le moral des troupes antifascistes.

8 février. Les élections aux conseils d’usines qui ont lieu un peu partout dans le Riech n’indiquent pas un mouvement précis des ouvriers vers la liste révolutionnaire. Les réformistes maintiennent en général leurs positions.

Les journaux relatent les exploits que les nazis ont commis la veille. Ils ont surpris trois jeunes qui revenaient d’une réunion, insignes à la boutonnière. Ils les leur ont arrachés. L’un des deux jeunes fut jeté contre le mur, et, à coups de poings, ils lui ont fait sauter toutes les dents. Il fut traîné ensuite par les cheveux sur plus de 100 mètres. L’autre fut grièvement blessé à coups de couteau. Le troisième camarade se sauva et donné l’alerte.

Aujourd’hui, nous regardons les boutonnières. Nous cherchons là un signe de l’état d’esprit. Les insignes portant les deux drapeaux de l’ « Action anti-fasciste »[17], les trois flèches du « Front de Fer » sont à leur place.

Le même phénomène dure depuis des mois : un courage, un esprit politique individuel extraordinaire ; en tant que classe, une paralysie incroyable. Mais cela n’est-il pas le fait des partis, des organisations ?

14 février, 2 heures du matin. Nous revenons du Sport-Palast où la Fédération Sportive Rouge a organisé sa fête de la Glace.

Berlin est tout blanc. La neige qui est tombée pendant des heures et des heures s’est amusée avec les statues de la Potsdamerplatz. Elle leur a enflé les joues, leur a mis des perruques bizarres, elle les a habillées de lourdes fourrures blanches. Aux arbres, elle a donné une découpe nette, moitié blanche, moitié noire.

Il est trop tard pour le métro. Des groupes d’ouvriers marchent, poussant leurs vélos.

- Tu as vu ? …. Ils n’ont pas osé….

- Bien sûr qu’ils n’ont pas osé ! On était bien dix mille …. »

On était dix mille. Davantage peut-être. A 7 heures, la salle était déjà pleine. Il fallait passer entre une double haie de gars d’autodéfense, sur 50 mètres au moins ils faisaient un long corridor de regards attentifs.

Il fait chaud dans la salle malgré la piste de glace. On se serre de plus en plus pour faire de la place pour ceux qui arrivent encore. Les vendeurs de concombres salés se frayant difficilement un passage. En attendant, on dîne. Quelques sandwiches, une pomme. Le nombre de sandwiches distingue le chômeur de l’ouvrier qui travaille encore.

Les mots d’ordre se détachent sur les banderoles rouges : « Contre la fascisation du sport », « Contre le service obligatoire », « Pour l’unité du sport rouge ».

Les accents du beau chant d’espoir, « Frères, vers le soleil, vers la liberté », commencent à monter. Les appels de « Sport rouge » sont repris par dix mille bouches. Quelques mots sur le rôle du sport prolétarien sont dits, puis un appel à voter pour la liste « 3 » aux élections du 5 mars, et le haut-parleur annonce le défilé des participants.

Glissant mollement sur les patins, la colonne avance. Elle parcourt la piste, revient, et le signal est donné pour commencer la fête.

Des matches de hockey, des courses de toutes sortes, des valses viennoises dansées merveilleusement sur la glace, et les heures passent. Le public note soigneusement tous les résultats. Sur les escaliers, on entend des coups de talon secs, militaires. Les piquets d’autodéfense se déplacent.

Presque six heures de sports sur glace. Pas un incident. Le fascisme est au pouvoir depuis quinze jours, mais ses hommes n’ont pas osé venir au Sport-Palast. Il est une heure du matin quand on part. Les ouvriers qui habitent loin s’en vont par groupes. Sur le trottoir, quelques colonnes d’autodéfense assurent la formation de ces groupes.

19 février. Un « congrès de la libre parole » a lieu auquel participent des libéraux de gauche ; il est organisé par les soins des communistes ; Einstein, Thomas Mann ont envoyé leur adhésion. Dès que le docteur W. Heine déclare à la tribune que la croix gammée a été trouvée en Palestine, dans des tombes juives qui dataient de l’époque de Jésus, la réunion est dissoute par la police.

La Reichsbanner organise une imposante manifestation au Lustgarten, sous le drapeau de la République noir-rouge-or. Son chef, Holterman, répète qu’eux aussi sont des Allemands : « Nous avons lutté pour la liberté de l’Allemagne pendant la guerre, nous lutterons, nous défendrons la liberté contre tous les ennemis de l’intérieur et nous jurons : « Plutôt mourir que de vivre esclaves ! »

Quand les manifestants regagnent leur quartier, il y a, un peu partout, des incidents avec les nazis.

REPRESSION

La police perquisitionne, pour la deuxième fois depuis l’arrivée de Hitler, à la Maison Karl Liebnecht. La garde d’autodéfense, huit communistes, est renvoyée. La maison est fouillée de fond en comble. Les meubles sont fracturés. On cherche des publications illégales et surtout des armes. Ce même jour, sur les colonnes d’affichage, la feuille rouge habituelle de la police, portant en titre : « Récompense », promet mille marks à qui pourra donner des renseignements précis sur les endroits où s’impriment les tracts, les feuilles communistes, et où l’on cache des armes.

Cet après-midi, les nazis répètent sur la Bülow-Platz leur exploit du 22 janvier. La police occupe les toits du quartier, et sous les carabines des schupos, les SA tiennent une réunion de propagande électorale avec concert en face de la Maison Karl Liebnecht.

22 février. Nous sommes allés voir le camarade S… à l’hôpital. C’est un ancien spartakiste. Costaud, les yeux doux dans un visage rude. Nous l’avons connu à la Silvesterfest de Fichte. Fraternel, chaleureux. Il dit « Genosse »[18], comme il dirait frère, avec ferveur. Grand blessé de guerre, une grippe a entraîné chez lui des complications fâcheuses. Il est là, la tête-bandée, souffrant terriblement, respirant avec difficulté. Mais il ne fait que demander, péniblement, mot à mot : « Comment vont les choses dehors ? Si je pouvais sortir ! Pourvu que j’aie le temps de vous donner un coup de main. Ces fascistes »… Et il fait le geste de tordre le cou.

D’autres camarades viennent le voir. Bientôt nous sommes une « cellule » communiste autour de son lit. Les mots sont amers, pénibles à entendre.

« Les réunions de cellules sont moins fréquentes. Les camarades sont découragés, ils abandonnent le travail… »

L’un d’eux conclut : « J’attends davantage du travail illégal… »

23 février. Pour la troisième fois depuis l’arrivée d’Hitler, la Maison Karl Liebnecht est occupée. Dans l’après-midi, un gros contingent de troupes de la police se présente. Cinq personnes sont arrêtées. On ferme le local du Comité Central et les bureaux de la « Rote Fahne » ; on met les scellés sur l’imprimerie. Et un piquet de schupos reste pour garder les locaux.

Les journaux annoncent que cette fois l’occupation est définitive, et que la Maison Karl Liebnecht sera fermée.

25 février. Meeting électoral du PC au Sport-Palast. Une heure avant l’ouverture de la réunion, l’immense salle est pleine. C’est Pieck qui a la parole. Sur la question du front unique, il dit ces mots : « Nous nous adressons à tous les ouvriers social-démocrates, reichsbanner et adhérents des syndicats libres, nous leur tendons une main fraternelle, nous sommes prêts à tout front unique qui aura pour premier but la défense des masses travailleuses… »

Quand il commente les mesures prises contre les écoles laïques, la police déclare la réunion dissoute, parce que l’orateur a parlé avec mépris de la religion. La salle accueille cet ordre par un vibrant « Rot Front ».

Pas d’incident à la sortie, mais dans quelques quartiers des ouvriers isolés sont matraqués, poignardés.

EXPECTATIVE

A l’université. Parmi ls camarades du groupe communiste. On cause à voix basse :

« Que va-t-on faire ? »

La même question, qui revient tenace. On ne peut pas, on ne veut pas admettre que tout soit perdu d’avance, sans que rien ne soit fait.


- Rien. On entrera dans l’illégalité. Le parti perdra cinquante pour cent de ses effectifs. Les meilleurs resteront. On continuera le travail… Hier, en approchant du local où nous tenions les réunions de notre cellule, nous l’avons trouvé occupé par les nazis.

- Et quel est l’état d’esprit parmi les intellectuels ?

- Mauvais. Beaucoup ont peur. Ils veulent suspendre tout travail jusqu’à des temps meilleurs.

- Mais enfin, qu’est-ce que tu penses de tout cela ? A qui revient la responsabilité de cet état de choses ?

- A la social-démocratie. C’est elle qui freine les masses. Elle ne veut pas combattre. Elle a trahi de nouveau.

- Mais en cela elle est conséquente ! Cet argument pouvait être valable avant la fondation des Partis Communistes. Est-ce que 1914 ne nous avait pas déjà montré de quoi était capable la social-démocratie ? Qu’attendiez-vous donc d’elle encore ? La question qui se pose pour des révolutionnaires est la suivante : comment s’est-il fait que la social-démocratie ait pu conserver avec elle les masses les plus importantes malgré ses trahisons, malgré sa couardise, malgré la crise économique profonde, quand il existait un Parti Communiste ? … Tu penses que la direction du Parti, que sa politique n’y ont été pour rien ?

- Oui, on a commis des erreurs. »

Elle s’arrête un instant, puis déclare : « Ce sont les chefs qui nous manquent… »

L’INCENDIE DU REICHSTAG

Le 27 février, les social-démocrates tiennent une réunion au Sport Palast pour commémorer le cinquantenaire de la mort de Karl Marx. Nous voudrions y aller, mais nous tenons à réunir nos camarades de la « Masch » [école marxiste du parti communiste].

La « Masch » a déménagé. Elle se trouve maintenant dans la Neue-Friedrichstrasse, une vielle rue dans le vieux Berlin. Le quartier, centre de magasins de tissus en gros, s’endort de bonne heure. Les ombres sont longues sur les trottoirs abandonnés. Des rues larges, des ruelles pointues. Dans cette grosse maison grise habite maintenant la Masch. Le vieil escalier sent le moisi et le pissat de chat, ce relent que sentent tous les vieux escaliers de bois de toutes les vieilles maisons du monde.

L’école est silencieuse, froide. Une pénible impression de maison à louer monte de ses corridors sans élèves.

Notre cours, qui a assez bien tenu, ne compte pas, ce soir, plus de dix camarades. On attend le professeur. Il est déjà huit heures et demie, il n’arrive pas, il ne vient pas. Nous nous entretenons, comme toujours, de la situation politique. Nos copains sont déprimés, découragés. Le camarade F, militant du Parti, affiche un pessimisme résigné :

- Ce sera très dur pour les prolos, nous dit-il quand nous lui demandons comment vont les choses dans son quartier.

- Est-ce que le Parti attendait autre chose du fascisme ?

- Bien sûr, on savait, mais tout de même les choses sont arrivées à une telle vitesse !

- Moi, dit le camarade B, je trouve que le Parti se tait trop, disparaît trop. On ne le voit pas. On ne sait que dire à ceux qui nous questionnent, à chaque instant.

- Et qu’est-ce que tu veux qu’il fasse ? Il est tellement traqué ! Toutes ses réunions sont interdites.

- Les réunions du SPD sont très souvent interdites, mais ils arrivent tout de même à en tenir quelques unes.

- Oui, accepte F., ils ont manifesté hier dans notre quartier, et il faut avouer que ce fut assez bien. Plus de trois cent personnes. Par les temps qui courent….

- Et nous ? Pourquoi agissons-nous si peu ?

- Si peu, si peu…. Nous sommes traqués comme des bêtes fauves. Tu veux commencer à bouger et tu as déjà la matraque sur le dos.

- Moi, s’entête B., je crois que les social-démocrates ont mieux en main leurs masses. Il peuvent mieux compter sur elles que notre parti. Et veux-tu que je te dise quelque chose ? Je souhaite que notre parti soit mis le plus tôt possible dans l’illégalité.

Nous protestons tous, indignés, mais il continue.

- Mais oui, mais oui, le plus tôt possible, puisque c’est sûr qu’il sera déclaré illégal. Il se peut que nos dirigeants, ramollis aujourd’hui dans des postes bien payés, aient besoin de revenir au pain sec des jours difficiles.

Nous en venons à parler des élections :

- Je crois que nous perdrons des voix, continue B.

- Sûrement. Presque tout le monde est d’accord là-dessus.

- Moi, dit un jeune, je crois que les nazis vont atteindre les cinquante pour cent.

- Tu es fou….

Notre professeur n’est pas venu, et c’est déjà l’heure de partir. Nous descendons et marchons, comme toujours, avec quelques camarades que nous accompagnons souvent jusqu’à Neukolln. Arrivés à Königstrasse, il y a quelque chose dans la rue qui change son aspect habituel. Un je ne sais quoi, une légère inquiétude. Nous entendons courir derrière nous. C’est un groupe de jeunes gens. Ils nous rejoignent. Ils jettent :

- Le Reichstag est en flammes …

- Sans blague ?

- Pas de blague. Il brûle bel et bien.

- Je n’arrive pas à le croire, continue F. … A qui peut venir l’idée de mettre le feu au Reichstag ?

- A qui ? …. » Et la voix du jeune homme siffle, haineuse : « Aux communistes. Ce sont les communistes, bien sûr. »

- Que peuvent avoir les comunistes contre l’édifice du Reichstag ? Nos objections ne sont pas de leur goût. Ils nous dévisagent d’un air provocateur, se regardant entre eux, et, à la fin, s’en vont. Nous demandons à un schupo si c’est vrai que le Reichstag brûle.

- Je n’en sais rien, nous répond-il. Une dame vient de me poser la même question.

Nous décidons de le vérifier nous-mêmes et nous nous mettons en marche. Arrivés à la Schluss-Platz, nous délibérons : il se peut que ce soit une provocation nazie, un guet-apens. C’est tellement énorme. On n’ira pas.

Le jour suivant, Berlin est en branle. La nouvelle de l’incendie du Reichstag est arrivée aux quartiers les plus reculés. Une caravane de vélos et de piétons monte par Unter der Linden, vers la porte de Brandebourg. Une curiosité froide chez la plupart : voir, vérifier l’action des flammes. La police empêche la formation des groupes. On cause peu et de façon discrète.

Toute la presse communiste est interdite pour quatre semaines. Prison préventive pour tous les fonctionnaires du PC. Ordre de détention contre deux de ses députés « soupçonnés de complicité » dans l’incendie du Reichstag.[19]

L’ensemble de la presse social-démocrate tombe également sous le coup d’une interdiction de quatorze jours. Van der Lübbe aurait avoué « des liaisons avec le SPD ». Des arrestations en masse. On dit que Torgler s’est présenté à la préfecture de police, accompagné de son avocat.

Et cette terreur féroce ne trouve aucune réponse, aucune résistance organisée.

La maison du « Vorwärts » est occupée par la police. On saisit des tracts, des brochures. Après quatre heures d’occupation, la police s’en va.

Les journaux publient le roman-feuilleton enfanté par Goering sur les plans du PC. Il y avait là des ponts sautés à la dynamite, des trains déraillés, des kilos de poisons pour les cuisines collectives, des milliers de femmes et d’enfants pris comme otages, une fantastique organisation de communistes habillés en hommes d’assaut destinés à piller les magasins, et encore, et encore ….

VEILLES D’ELECTIONS

Le chef de la social-démocratie, Wels, s’adressant au Commissaire du Reich von Papen, pour protester contre l’interdiction de la presse de son parti : « La social-démocratie n’a rien de commun avec l’incendiaire du Reichstag. Tout son passé le prouve. Une discipline exemplaire a toujours été démontrée par ses adhérents. Un coup d’œil sur la presse communiste, pleine jusqu’à maintenant des attaques les plus âpres contre la social-démocratie, montre de la façon la plus claire qu’il n’existe aucun front unique entre le Parti Communiste et le parti social-démocrate… »

Voilà des mots qui illustrent la valeur de ce fameux « Pacte de non-agression ».

Un groupe de SA arrive sur la Bulow Platz. C’est la troupe que commanda Horst Wessel, le souteneur-« poète », héros vénéré des nazis. Un coup de talon, un demi-tour, et ils sont alignés face à la Maison Karl Liebnecht. Trois hommes se détachent. Ils portent le drapeau à croix gammée. Un ordre du chef, et les trois hommes avancent vers la Centrale du PC. Ils passent la porte où se tiennent deux schupos, et quelques instants après on les voit sur le toit. Un moment encore, et sur le grand mur quis’ornait si souvent du drapeau rouge à faucille et marteau flotte la croix gammée.

Les hommes des SA saluent, le bras levé. Le chef tient un petit discours : « Le rêve de notre héros bien-aimé, le désir le plus fervent de Horst Wessel vient de se réaliser. Le drapeau qu’il portait si fier et qu’il défendit avec son sang flotte sur le bastion communiste. »

Pendant les derniers jours de février, l’aspect des rues commence à changer. Elles appartenaient aux ouvriers, elles ne sont à personne maintenant. Abandonnées par les travailleurs, elles n’ont pas encore un nouveau maître. On n’y voit pas davantage les nazis, mais il n’y a plus de défilés d’ouvriers, ni de ces piquets d’autodéfense qui parcouraient les rues, se rendant à leur poste.

Les élections approchent. Peu de drapeaux aux fenètres. Ce bel esprit politique que nous avions remarqué jusqu’alors disparaît. Même les partisans nazis cèdent. Drôle de phénomène : ils se sont eux-mêmes un peu terrorisés.

Le 4 mars, a lieu ce magnifique « Réveil de la nation » enfanté par l’imagination de Goebels, ces retraites aux flambeaux, le même soir, dans tous les villages et villes du Reich, ces feux allumés sur toutes les collines, dans tous les hameaux de montagne.

Nous nous installons au coi de la Friedrichstrasse et Unter den Linden.

Il n’y a pas tellement de monde. Très peu d’insignes, nazis surtout.

« Je te dis que ce sont des curieux, comme nous. »

Tout d’un coup, mouvement. On pousse de tous les côtés. Là-bas, au loin, descendant la Friedrichstrasse du côté nord, on voit une nappe de points jaunes, brillants, de petites flammes qui tremblent et qui se déplacent suivant les mêmes oscillations.

« Ils viennent, ils viennent !... »

Les agents excessivement polis : « Messieurs-dames, s’il vous plait : placez-vous là-bas. Ils vont passer par ici. »

Une petite vieille très bien mise, en passant, est prise dans le remous : elle n’arrive pas à voir de quoi il s’agit :

« Mais qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? »

« C’est la retraite aux flambeaux des nazis… »

« Ah bah ! » Et son geste est si sec, si méprisant, qu’elle doit appartenir, elle, au parti de Hugenberg ou au Centre catholique.

Les coins de la rue, les bâtiments prennent une teinte rouge. Une lueur d’incendie vacille sur eux.

Les voilà.

Tous les gens sans insignes qui nous environnent lèvent le bras « à la romaine ». Tiens, c’étaient des nazis, eux aussi ! Des petits bourgeois peureux, qui ne mettront pas, avant les élections, le drapeau à croix gammée à leur fenêtre, ni l’insigne hitlérien à leur boutonnière.

A cette époque, on pouvait encore ne pas lever le bras sans être un héros.

Ils passent. Un homme sur vingt porte une torche qui fume plus qu’elle ne flambe. Le projet de Goebels promettait davantage.

Les cris des chefs retentissent : « Où sont les communistes ? » Et la colonne de répondre : « Dans la cave ! »

Passe un camion de schupos. Souriants, ils font eux aussi, ostensiblement, une fois, puis une autre fois encore, le salut hitlérien. Grand enthousiasme dans la foule.

Des hommes des troupes d’assaut quêtent bruyamment :

« Pour le voyage, sans retour, des Juifs en Palestine. » Les gens s’esclaffent. On rit de bon cœur : « Pour l’enterrement de Thaelmann ! » Une dame, debout sur le marchepied de sont auto : « Ecoute ce qu’il dit : pour l’enterrement de Thaelmann. » Elle rit comme une hystérique.

Un SA, avec une gueule de cauchemar, secoue sa tirelire en répétant : « Donnez pour la réfection de la Maison Karl Liebnecht ! Allez-y voir la croix gammée. Elle est bien là ! »

Nous encaissons, nous encaissons…

Sur la place François-Joseph a lieu la concentration pour entendre Hitler, qui parlera à Koenigsberg pour toute l’Allemagne.

Pour la première foisz à Berlin nous voyons des hommes des troupes d’assaut jouer la fonction d’agents de police auxiliaires. Chaque schupo est accompagné de deux de ces hommes armés de revolvers et de matraques. Ils sont sous les ordres du schupo, et, très gauche, très obséquieux à ses côtés, ils le suivent et l’écoutent comme des apprentis appliqués. Cela frappe l’esprit.

Dans la radio, une voix décrit, seconde par seconde, ce qui se passe dans la salle de Koenigsbert « où parlera le Führer ». Bientôt arrive du haut-parleur un bruit de houle qui monte, qui monte : « HEIL, HEIL, HEIL »… C’est le Führer qui entre.

La vague des cris atteint son paroxysme. Elle se brise.

« VOLKGENOSSEN, VOLKGENOSSINEN…. »[20]

Hitler débite son discours-sermon que tous connaissent. Il parle depuis le premier mot en criant. Il n’expose pas. Il fait des harangues pendant une heure, deux s’il le faut, sans varier le ton. Avec un accent. Même nous, étrangers, le remarquons. On dit ici qu’il a l’accent slave. Il n’est pas aussi bon orateur que Goebbels, qui scande son discours mot à mot, se tenant sobrement à la tribune, avec des gestes mesurés, appris, longuement essayés. Il n’a pas non plus l’énergie bestiale de la figure, de la voix et du geste de Goering, qui mâche les mots, les retient dans la bouche jusqu’à ce qu’ils lui enflent les joues, lui déforment le visage et qui les lâche alors comme des crachats. Parce qu’il est l’homme du mépris.

Hitler, lui, gueule, tout simplement.

Nous rentrons. Les colonnes nazies que nous rencontrons sont accompagnées de camions de schupos qui fixent les fenêtres des maisons, la carabine prête.

Elles marchent vers le triomphe du 5 mars.

Tout près de chez nous, une brasserie, c’est-à-dire un local de vote. De bonne heure déjà, un schupo et un nazi de la police auxiliaire se promènent. Nous nous penchons à la fenêtre. Devant la brasserie les représentants des partis avec leurs pancartes se tiennent debout. Un homme d’assaut (SA) « Liste 1 ». Un vieux « Liste 4 » (Parti du Centre). Un Casque d’acier « Liste 5 ». Les listes « 2 » et « 3 », social-démocrates et communistes, manquent. Ils ont donc empêché même cela ?

Nous avons vécu déjà un jour d’élections, le 6 novembre, avec défaite nazie et triomphe communiste. Nous sommes dans la rue très tôt pour voir ce qu’il y a de changé.

Un jour ensoleillé, magnifique. A Wedding, tout le monde est sur les trottoirs. Tout est-il comme auparavant ? Non. Ces piquets nazis qui passent, avec dix, quinze hommes d’assaut qui parcourent sans cesse, bruyamment, les rues. Et ces façades sans drapeaux qui sont une nouvelle façon de montrer qu’on reste toujours communiste, socialiste.

Nous marchons. Les pâtés de maison sont si peuplés que les locaux de vote se succèdent tous les 50 mètres.

Devant une colonne où est affiché le portrait de Van der Lübbe avec la promesse d’une récompense de 20.000 marks pour celui qui pourra donner des renseignements sur l’incendie du Reichstag, il y a un petit attroupement. On ricane. Quelqu’un ose dire, haut, en partant : « Ils affirmaient pourtant qu’ils savaient déjà tout, qu’il tenaient les coupables : des communistes. Les voilà maintenant qui donnent 20.000 marks pour un renseignement. »

Arrivant au coin de la Spart-Platz, devant la brasserie, nous lisons de nouveaux « LISTE 1 », « 4 », « 5 ». Mais il y a encore un jeune ouvrier qui porte une pancarte. Il parle avec quelqu’un et nous tourne le dos. Tout d’un coup, il se retourne. A son cou pend le carton avec l’inscription si connue : « Votez Liste 3, Parti Communiste ».

Nous poussons presque un cri. C’était une bien pauvre joie, mais à ce moment-là, ça faisait rudement plaisir de voir un des nôtres ! Notre surprise est si visible que le schupo et les hommes d’assaut nous regardent ironiquement. Nous allons voir le copain et lui serrons la main : « Bonjour, ça va quand même, ce n’est pas défendu ? ». « Non, nous l’avons cru. Mais ici nous sommes sortis tout de même et on nous a laissés tranquilles. On en a fait ensuite courir la nouvelle. »

De l’autre côté de la rue Muller, nous commençons à voir plus nombreux le « 2 » et le « 3 ». Même à la Reinickendorferstrasse on ne trouve que ces deux pancartes. Et à la porte d’un local nous trouvons un copain seul, qui a suspendu à une ficelle sur sa poitrine une feuille de bloc à lettres avec un « 3 » écrit au crayon. Ensuite cela aussi devient fréquent.

L’entrée de la rue Koestliner – la rue des barricades – est obstruée de monde. Ils regardent une moto nazie qui parcourt la citadelle communiste d’un bout à l’autre. Celle-ci n’a pas plus de cent mètres. L’homme d’assaut assis dans le sidecar porte un énorme drapeau avec la croix gammée déplié au vent, et un revolver au poing, prêt à tirer. Ils vont et viennent. Les prolos, aux fenêtres, sur le trottoir, regardent froidement cette provocation inouïe.

Nous passons l’après-midi à Neukoln. Là, les camarades ont su organiser leurs initiatives. Les pancartes sont dessinées soigneusement. Faites à la main mais toutes pareilles. Les gens se promènent tranquillement. Des hommes de la police auxiliaire passent portant un brassard. Nous approchons. Il s’agit d’un malade qu’on porte au local de vote. Il y a eu pas mal de ces nouveaux Lazare le 5 mars, qui ont écouté le « Lève-toi et va voter pour Hitler. »

Dix heures, ce même soir. Nous attendons les résultats des élections dans un petit restaurant du Westen.

Et ce que tout militant ayant vécu ces mois à Berlin aurait pu prévoir arrive. La voix de la radio nous répète, nous martèle la terrible défaite. Pendant un bon moment nous notons les chiffres. Ensuite aucune réaction ne survenant, nous jetons le crayon.

La question du pouvoir est réglée. La révolution est vaincue. Les élections du 5 mars n’ont pas seulement été des élections, elles étaient une revue des troupes.[21]

Ce que nous avions senti le 30 janvier se confirme et devient visible pour les larges masses. Le combat qui a duré des années finit par le triomphe de Hitler. Notre ancien espoir, l’espoir de millions de prolétaires : l’Allemagne, s’écroule.

Dans la rue, les nazis promènent sauvagement leur victoire.

Le front rouge en bouillie.

Le SA marche, prenez garde !

Livrez la rue !

Les rumeurs les plus barbares ont cours, les bottes des nazis donnent le rythme de la vie. On se réveille la nuit : toc, toc, toc…, des nazis passent. On se réveille de nouveau : encore des bottes des hommes d’assaut.

Notre voisine du deuxième commence à jouer au piano le « Horst Wessel Lied », l’hymne hitlérien. Son frère, de son côté, le chante. Ils ne sont pas très doués, mais par contre ils sont tenaces. Nous avons du « Horst Wessel », le matin, l’après-midi, le soir.

La plupart des élections aux Comités d’usine qui ont encore lieu se révèlent catastrophiques pour la liste révolutionnaire. On enregistre des passages en bloc aux nazis. Il y a des cas très, mais très douloureux. La panique se propage. Tout sombre.

Les social-démocrates disent maintenant : Hitler est arrivé au pouvoir légalement. Donc il faut le tolérer.

On assomme les militants chez eux, dans les chambres, en présence des femmes et des enfants. Des ouvriers disparaissent. Des jours après, on trouve leurs cadavres dans les bois. La nuit, dans les rues, des cris. Pas une fenêtre ne s’ouvre. Mais, le jour, le soleil brille comme d’habitude. Les choses ont presque leur aspect normal. Il se trouve des gens pour nier la terreur.

Des camions de SA armés de carabines, les chants sanguinaires et triomphaux aux lèvres, déferlent aux coins des rues. Les locaux nazis, brasseries-casernes des SA, se multiplient. Près de chez nous, il n’y en avait qu’un. Maintenant, il y en a trois. Chaque rue connue pour son anti-fascisme, chaque pâté de maison est fouillé de fond en comble, ensuite noyauté.

On appelait « Nouvelle Moscou » une vaste colonie de ces maisonnettes en bois et tôle qu’on voit si nombreuses aux environs des villes allemandes. Celle-ci, à Reinisckendorf, n’était habitée que par des communistes.

Un matin arrivent des camions chargés de policiers et d’hommes d’assaut. Ils cernent la colonie. Pendant cinq heures, tout est mis sens dessus-dessous. Matelas et coussins déchirés. Les jardins ravagés. Le désarmement est méticuleux. Tout ce qui peut servir pour se battre est emporté.

Et, avant de partir, voici ce qu’ils font : la salle de réunions, qui se trouve au beau milieu de l’endroit, et où depuis l’arrivée de Hitler une cinquantaine de camarades montent la garde chaque nuit, est livrée après une cérémonie à la « Section d’assaut n°63 » Celle-ci s’installera dans cette salle, et des communistes de la « Nouvelle Moscou » auront chez eux les ennemis qu’ils ont combattu des années durant, leur disputant l’hégémonie dans le quartier.

Il n’y aura pas ici, pour terminer, des mots de consolation. Les perspectives restent ouvertes. Pour les révolutionnaires, il n’y a pas de cul-de-sac, il y a des problèmes à résoudre. Mais il fallait que la vérité fût dite, il fallait que tout le monde sachent ce qu’ont connu, ce que connaissent les travailleurs allemands. Il fallait tout dire avec la lourde amertume qui hante les usines, les rues de Berlin. Et ne rien ajouter.

Il faut que cette honteuse suite des jours où rien n’est arrivé et tout a été perdu pèse sur nous comme elle a pesé sur eux brisant les optimismes de commande ; la vanité qui ne veut rien revoir, rien réviser ; l’intérêt de ceux qui veulent empêcher le débat et continuer comme si rien ne s’était passé ; le petit courage de ceux qui ont besoin pour lutter d’un proche avenir rose. Il faut, enfin, qu’elle pèse de tout son poids sur ceux qui sont capables d’accepter la lourde tâche d’apprendre, de s’affirmer, de recommencer. Puisqu’il s’agit bien, maintenant, à peu près d’un recommencement.

Juan Rustico

  1. Les transports berlinois dépendaient de la municipalité social-démocrate. La direction de la BVG avait annoncé une réduction de salaire de 2 %. La grève fut dirigée conjointement par les nazis et les staliniens.
  2. Le 6 novembre 1932, les nazis ont obtenu 11,7 millions de voix soit 33,1% des suffrages contre 37,3% en juillet 1932. Le KPD obtient 5,37 millions de voix et les sociaux-démocrates : 7,96 millions. Le cumul des voix du KPD (stalinien) et du SPD (social-démocrate) représente 37,3% des suffrages. Sur cette base de recul électoral, Léon Blum écrivait dans « Le Populaire » du 8-11-1932 : « Hitler est désormais exclu du pouvoir ».
  3. Le Vorwarts : « En avant », organe central du SPD.
  4. Die Rote Fahne : le Drapeau rouge, organe central du KPD.
  5. Von Papen, leader de l’aile droite du parti catholique Zentrum, chancelier du 1er juin 1932 au 1er décembre 1932. Le général Schleicher est nommé chancelier le 2 décembre 1932. Ministre de la Reichswehr (armée) dans le cabinet von Papen, il représente la caste des officiers. Schleicher misait sur une scission dans le parti nazi, mais celle-ci n’eut pas lieu.
  6. « Nous triomphons malgré la haine et la répression. »
  7. Rot Front : Front rouge. Exclamation devenue rituelle accompagnée du salut avec le poing fermé.
  8. Reichsbanner : « Drapeau du Reich », milice d’auto-défense social-démocrate.
  9. En décembre 1932, Reichsbanner, syndicats, associations sportives ouvrières s’étaient regroupés dans un « Front de fer ».
  10. D’après Margaret Buber-Neumann, dans son livre La Révolution mondiale, les dirigeants du KPD avaient reçu un télégramme de Moscou qui interdisait aux communistes de provoquer le moindre heurt pendant la manifestation nazie.
  11. SAP : Sozialistiche Arbeiterpartei (Parti ouvrier socialiste) fondé en 1931. Socialiste de gauche. Se réclamait de Rosa Luxemburg.
  12. Freiheit : Liberté.
  13. Severing, social-démocrate, ministre de l’intérieur de Prusse, relevé de ses fonctions par von Papen le 20 juillet 1932 ; Grzesinski, préfet de police de Berlin, limogé en même temps.
  14. Otto Bauer, social-démocrate autrichien.
  15. Münzenberg, un des fondateurs de l’Internationale des Jeunesses communistes. Prit une part active aux débuts du Secours ouvrier international. Se spécialisa dans le recours auxg « compagnons de route ». Fut assassiné, probablement par le Guépéou, au cours de la Seconde Guerre mondiale.
  16. Künstler, député social-démocrate
  17. Action antifasciste : Antifa, organisation d’auto-défense du KPD.
  18. Genosse : camarade, au sens politique.
  19. Quatre mille militants communistes sont arrêtés.
  20. Volksgenossen,Volksgenossinen, littéralement : Compagnons du peuple, au masculin et au féminin.
  21. Les nazis ont obtenu 17 277 000 voix, soit près de 44 % des suffrages. Ils ont 288 députés. Le SPD a perdu peu de voix et il a encore 120 députés. Le KPD a près de 4 800 000 voix et 81 députés. Un décret leur interdit de siéger.