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La théorie de la réalisation chez Lénine
Auteur·e(s) | Roman Rosdolsky |
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Écriture | 1971 |
Traduit de l’allemand
Nous avons appelé Bulgakov et Tugan-Baranovski des précurseurs de la tendance ultérieure néo-harmonique dans l’économie marxiste. Est-ce que cette affirmation ne nous met pas dans une certaine gêne théorique ?
Il est connu que les deux auteurs avaient, dans leurs controverses avec les populistes, pendant des années comme allié le jeune marxiste révolutionnaire Lénine qui partageait beaucoup de leurs opinions à cet égard. Est-ce que cela signifie que nous devons également attribuer à Lénine un tendance à l’interprétation harmonique de la théorie économique de Marx ? Évidemment, Bulgakov et Tugan-Baranovski quittèrent après quelques années le mouvement socialiste et devinrent des idéologues de la bourgeoisie libérale russe. Mais on ne peut pas juger une théorie scientifique d’après la carrière politique de ses représentants et l’évolution idéologique ultérieure de Bulgakov et de Tugan, de même que celle de Lénine, n’a pas d’importance à cet égard.
Cependant la gêne dont nous parlions n’est peut-être pas aussi grande qu’il paraît à première vue. Rappelons-nous que les théories économiques et sociologiques n’existent pas dans l’éther de la connaissance pure mais qu’elles remplissent le plus souvent aussi certaines fonctions sociales et, vue ainsi, nous ne serons plus étonnée de l’alliance théorique entre le jeune Lénine et les marxistes légaux.
Ce en quoi les marxistes russes de ce temps-là voyaient leur tâche principale c’était la lutte sans merci contre l’idéologie populiste qui niait le rôle historique de la classe ouvrière russe et qui voulait tirer en arrière le mouvement socialiste du pays sur le chemin utopique d’un socialisme spécifiquement russe et paysan. Pour vaincre cette idéologie, il fallait démontrer que les présuppositions théoriques sur lesquelles elle était basée étaient sans fondement. Donc, si les populistes parlaient de l’impossibilité de principe de réaliser la plusvalue dans l’économie capitaliste et fondaient ceci en renvoyant au marché extérieur manquant de la bourgeoisie russe, la consommation populaire en régression et les crises de surproduction immanentes au capitalisme, leurs adversaires marxistes voulaient démontrer que la réalisation de la plus-value était possible même sans marché extérieur et même en cas de consommation populaire en régression et donc que le phénomène des crises de surproduction ne devait pas être déduit des difficultés de la réalisation mais du manque de plan du système économique capitaliste. A tout cela devait servir l’analyse abstraite des conditions d’équilibre hypothétique de la reproduction élargie dans le capitalisme pur, développée dans le deuxième livre du Capital…
Il n’est donc pas étonnant que les adversaires marxistes des populistes surestimaient beaucoup la portée théorique de cette analyse et l’interprétaient parfois d’une façon qui était à peine conciliable avec le sens réel de la théorie de Marx !
De ce point de vue la remarque acerbe que Plekhanov intercalait dans la deuxième édition de son écrit Nos différends et dans laquelle il se délimite aussi bien des marxistes légaux que de Lénine : « Je n’ai jamais été partisan de cette théorie des marchés en général et des crises en particulier qui se sont emparés de la littérature marxiste légale comme une épidémie dans les années 90. D’après cette théorie, dont le propagandiste principal est Tugan-Baranovski, la reproduction n’a pas de limite et les crises s’expliquent simplement par la disproportion des moyens de production. Werner Sombart tient le savant russe éminent Tugan-Baranovski pour le père de cette soi-disante théorie nouvelle. Cependant, le vrai père de cette théorie pas du tout nouvelle était J.B. Say dans le Traité duquel elle fut exposée en détail. En dehors de M. Tugan-Baranovski cette théorie était également propagée par M. Wladimir llitch [Lénine] dans sa « Remarque sur la question de la théorie des marchés », 1899, de même que dans son livre : Le développement du capitalisme en Russie. »[1]
Cette critique de Lénine faite par Plekhanov, dont l’apprêté polémique est à rapprocher de luttes fractionnelles à l’intérieur de la social-démocratie d’alors est cependant très exagérée. Elle semble pourtant contenir un grain de vérité, en particulier quand on considère les premiers écrits de Lénine sur la question de la réalisation. Ainsi, on trouve par exemple dans son premier ouvrage « Sur la soi-disante question des marchés », 1893, la proposition : « le marché n’est que l’expression de la division du travail dans l’économie marchande et par conséquent sa croissance a aussi peu de limite que la division du travail ».[2]
C’est une affirmation qui peut effectivement être interprétée dans le sens de la conception optimiste des classiques. Et les alinéas concernent le problème de la crise dans l’œuvre importante de Lénine « Pour la caractérisation du romantisme économique », 1897, de même que quelques passages de ce travail où il donne raison à Ricardo et même à McCulloch dans leur lutte contre Sismondi sont également sujettes à caution.[3]
Mais si nous nous tournons vers les écrits ultérieurs de Lénine et en particulier ceux que cite Plekhanov, nous devons rejeter son interprétation de la parenté entre les conceptions de Lénine et de Say. Ces écrits contiennent cependant certains raisonnements unilatéraux et certaines formulations exagérées dont nous devons discuter.
Lénine avait naturellement raison quand il montrait aux populistes que leur doute sur la possibilité de la réalisation de la plus-value avait déjà trouvé une réponse dans l’analyse de Marx sur les procès de reproduction social. En réalité, Marx a montré dans ses schémas comment, si on respecte certaines proportions dans l’échange entre les industries de moyens de production et les industries de moyens de consommation, la société capitaliste peut non seulement renouveler son capital constant et variable mais qu’elle peut également l’agrandir par la capitalisation d’une partie de la plus-value. Lénine renvoie ses adversaires populistes plusieurs fois à ces schémas et ajoute : « Si on prend en considération ces propositions fondamentales sur lesquelles reposent les schémas de reproduction de Marx, alors la question de la réalisation du produit social dans la société capitaliste ne pose plus de difficulté ». Et plus loin, « en posant ces propositions théoriques fondamentales, Marx a pu expliquer complètement le procès de réalisation du produit en général et de la plus-value en particulier dans la production capitaliste. »[4]
Mais ici se pose une question : Peut-on réellement considérer la preuve de la possibilité de principe de réaliser la plus-value, démonstration fournie par l’analyse marxiste, comme une explication complète du problème de la réalisation ? Puisque l’analyse du deuxième livre fait consciemment abstraction de moments aussi déterminants de la réalité capitaliste que la croissance de la composition organique du capital et l’augmentation de la plus-value relative, donc des moments qui troublent toujours à nouveau l’équilibre entre production et consommation et qui doivent donc poser des difficultés croissantes à la réalisation du produit social.
Lénine pensait (comme les marxistes légaux) pouvoir répondre à cette objection en renvoyant à la croissance relativement plus rapide des industries de moyens de production. Il souligne donc de façon répétée : « Pour la question du marché intérieur qui nous préoccupe ici, la conclusion la plus importante à tirer de la théorie de la réalisation de Marx est la suivante : la croissance de la production capitaliste et par conséquent aussi celle du marché intérieur ne repose pas sur les moyens ce consommation mais sur les moyens de production. Autrement dit, la croissance des moyens de production dépasse la croissance des moyens de consommation ».[5]
Et à un autre endroit : « La divergence entre production et consommation s’exprime, comme le montre Marx dans ses schémas, dans le fait que la fabrication de moyens de production peut et doit dépasser la fabrication de moyens de subsistance. »[6]
En réalité, les schémas de Marx ne montrent rien de tel car dans les deux exemples du deuxième livre, la section 2 se développe aussi vite que la section 1 (cela aussi n’est évidemment pas un reflet de la réalité concrète mais n’est à attribuer qu’aux exemples de calcul choisis par Marx). La thèse de Lénine ne peut donc pas être démontrée par le renvoi aux schémas du 2e livre. ll doit donc, de même qu’avant lui Tugan et Bulgakov, lier l’analyse du procès de reproduction du 2e livre du Capital à la loi développée ensuite dans le 3e livre sur la composition organique croissante du capital. Il montre de façon répétée que « d’après la loi générale de la production capitaliste, le capital constant croît plus vite que le capital variable. Par conséquent, la section de la production sociale qui produit des moyens de production, doit croître plus vite que celle qui produit des moyens de consommation. Ainsi, la croissance du marché intérieur est-elle pour le capitalisme jusqu’à un certain niveau indépendante de la croissance de la consommation individuelle. »
Évidemment, Lénine continue : « Que le développement de la production et donc du marché intérieur repose essentiellement sur les moyens de productions paraît paradoxal et contient sans doute une contradiction. Ceci est vraiment « une production pour la production », un élargissement de la production sans élargissement correspondant de la consommation. Mais ceci n’est pas une contradiction de doctrine mais une contradiction de la vie réelle. » Car ceci « correspond précisément à la mission historique du capitalisme et de sa structure sociale. Sa mission consiste dans le développement des forces productives de la Société ; sa structure exclut l’utilisation des conquêtes techniques par la masse de la population. »[7]
Ces passages cités nous paraissent caractéristiques pour l’interprétation de la théorie de la réalisation par Lénine. Il paraît évident que ces opinions se sont formés sous l’impression de la situation spécifique du capitalisme russe à ses débuts où l’industrialisation du pays encore à moitié féodal paraissait effectivement offrir un marché illimité aux moyens de production. De ce point de vue la conception de Lénine est certainement valable pour tous les pays qui se trouvent dans l’étape de la révolution industrielle et qui doivent encore créer les bases pour une industrie moderne, un réseau de moyens de transport et une agriculture mécanisée, ce qui se produit en général aux dépens d’un niveau de vie très bas des masses populaires. Et quand Lénine soulignait la nécessité et le caractère progressiste de ce processus, il montrait ainsi son sens profond de la réalité historique et se montrait très supérieur à ses adversaires populistes. Mais avait-il raison d’étendre sa thèse qui était basée sur une situation historique particulière au capitalisme dans toutes ses phases ? Il est évident que le capitalisme, tant qu’il construit sa base industrielle, doit produire des masses immenses d’usines et de machines, de chemins de fer, d’installations portuaires, etc. et que ce processus fournit pendant des décennies un marché rapidement croissant pour les moyens de production. Tôt ou tard cette industrialisation est cependant finie dans l’essentiel et l’appareil industriel créé doit fabriquer des biens pour l’usage individuel. Le problème du pouvoir d’achat des masses vient alors à l’avant plan et on ne peut pas l’éviter, sauf si on croit au « manège de M. Tugan-Baranovski » [8], c’est-à-dire à sa conception fantastique de la « production de machines pour les machines ».
Telle était la tentative de Lénine de projeter dans les schémas de reproduction de Marx la loi de la composition croissante du capital et d’interpréter ces schémas dans le sens de la croissance nécessairement plus rapide des industries de moyens de production. Nous avons vu précédemment que les schémas de reproduction qui présupposent un développement parallèle et uniforme des sections 1 et 2 ne permettent pas une telle interprétation ; et nous voyons maintenant que la thèse de Lénine ne peut prétendre à la validité que pour une période limitée dans le temps, – à savoir l’ère de l’industrialisation initiale – et ne peut donc être aucunement considérée comme une loi de développement général du capitalisme.
Mais ceci n’est pas la seule objection que nous dévons élever contre l’interprétation par Lénine des schémas de reproduction. Ce qui nous paraît encore plus sujet à caution, c’est qu’il voit dans l’analyse abstraite du 2e livre le mot final et définitif de la théorie de la réalisation de Marx et que par conséquent il ne veut pas reconnaitre en tant que tels les compléments ultérieurs et les modifications d’analyse qui se trouvent dans le troisième livre de l’œuvre de Marx. Ici, il entre dans des difficultés théoriques considérables qu’il faut mettre avant tout sur le compte d’une « orthodoxie marxiste » mal placée.
Ceci se voit dans sa polémique contre Tugan-Baranovski. En tant que révisionniste et partisan de Say, Tugan ne pouvait pas accepter beaucoup de passages du 3e livre du Capital, qui contredisaient évidemment son interprétation harmonique des schémas de Marx. Il attaquait avant tout le passage connu où Marx dit : « Les conditions de l’exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Les premières ne sont limitées que par la force productive de la société, les deuxièmes par la proportionnalité des différentes branches de production[9] et du pouvoir de consommation de la société. »[10]
Tugan-Baranovski interprète ce passage dans le sens que d’après Marx « la proportionnalité seule ne garantit pas encore la possibilité de débouchés des produits. Il est aussi possible que ces produits ne trouvent pas un marché pour eux, même si la distribution de la production est proportionnelle. Ceci est évidemment le sens des mots cités de Marx ». C’est une interprétation que l’on ne peut qu’approuver car la formulation de Marx n’en permet en effet aucune autre.
Mais Lénine le nie : « Non, ceci n’est pas le sens de ces mots », dit-il, « Il n’y a aucune raison de voir dans ces mots une quelconque correction de la théorie de la réalisation telle quelle figure dans le deuxième livre. Marx constate ici seulement la contradiction du capitalisme auquel il est fait allusion aussi dans d’autres passages du Capital, à savoir la contradiction entre la tendance à l’élargissement illimité de la production et la nécessité d’une consommation limitée (en raison de la condition prolétarienne des masses populaires) M. Tugan-Baranovski ne niera naturellement pas que cette contradiction est propre au capitalisme et comme Marx fait allusion à cela dans ce passage, nous n’avons aucun droit de chercher un autre sens à ces paroles. »[11]
Ici on doit se demander : quel autre sens ? Un autre que celui que Tugan-Baranovski attribuait aux schémas de reproduction du 2e livre, à savoir que la réalisation du produit social dépend exclusivement de la proportionnalité des différentes branches de production ? Dans ce cas, la polémique de Lénine rate son but car au lieu d’attaquer l’interprétation harmonique de Tugan de la théorie de la réalisation de Marx dans le sens d’une simple théorie des proportionnalités, lui-même semble approuver une telle interprétation, sauf qu’il essaie de lui donner une version modifiée « plus large ». D’après lui, « le pouvoir de consommation de la société et la proportionnalité des différentes branches de production ne sont pas du tout des conditions isolées autonomes, sans relation entre elles. Au contraire, un certain niveau de consommation est un des éléments de la proportionnalité. »[12]
À propos de cette interprétation de Lénine du concept de proportionnalité, il faut dire ce qui suit : il est incontestable que toute perturbation dans l’équilibre entre consommation et production entraîne tôt ou tard, une perturbation dans la proportionnalité entre les différentes branches de production. Par ailleurs, il est clair que le concept de proportionnalité, si on le pousse jusqu’au bout doit aussi comprendre la correspondance réciproque entre production et consommation. Mais il n’en résulte nullement que nous ne pouvons pas séparer les concepts de proportionnalité et d’équilibre entre consommation et production, qu’il faut les considérer dans toutes les circonstances comme des concepts corrélés. Ainsi Marx déduit p. ex. les crises partielles précisément de la disproportion des différentes branches de production sans considération du rapport entre production et consommation [13]. Mais Lénine lui-même écrivait dans un autre article dirigé contre Struvé : « La théorie de Marx ne rétablit nullement la théorie bourgeoise apologétique (comme il semble à Struve) mais fournit au contraire l’arme la plus puissante contre l’apologétique. De cette théorie résulte que, même dans le cas d’une reproduction et circulation idéalement lisse et proportionnelle du capital social global, la contradiction entre la croissance de la production et le cadre limité de la consommation est inévitable. » [14]
Mais s’il en est ainsi, Tugan avait raison dans son interprétation du passage du 3e livre ; il faut alors admettre que d’après Marx la réalisation du produit social ne dépend pas seulement de la proportionnalité des différentes branches de production mais aussi du pouvoir de consommation de la société et on ne voit pas quel intérêt théorique peut avoir le concept de Lénine de la proportionnalité au sens large.
Encore moins convaincant est naturellement l’argument souvent répétée [15] par Lénine que Marx ne faisait que « constater » à cet endroit – et dans beaucoup d’autres – du Capital la contradiction entre production et consommation, « et rien d’autre ». Car cette contradiction joue précisément un rôle éminent dans la théorie de Marx et n’est éliminée dans l’analyse du 2e livre que pour des raisons méthodologiques auxquelles nous reviendrons.
Il est clair que le postulat de Lénine d’après lequel le rapport entre production et consommation est inclus dans le concept de la proportionnalité le met dans un voisinage suspect avec la théorie de la disproportionnalité des crises de Bulgakov et de Tugan. Ainsi, nous lisons dans son livre Le développement du capitalisme en Russie : « Quand on parle des difficultés de la réalisation, des crises qui en résultent, etc., il faut aussi reconnaître que ces difficultés sont non seulement possibles mais même inévitables. Les difficultés de ce genre qui viennent de la répartition non proportionnelle des différentes branches de l’industrie, se créent constamment non seulement pour la réalisation de la plus-value, mais aussi pour la réalisation du capital variable et du capital constant, non seulement pour la réalisation du produit sous forme de moyen de consommation mais aussi sous forme de moyen de production. »[16]
Ceci est encore plus clair dans un autre passage : « La fabrication occasionnelle d’un produit irréalisable (c’est-à-dire, la crise) est inévitable dans la société capitaliste comme suite des perturbations dans la proportionnalité des différentes branches de production. » Mais, ajouté Lénine, « un certain niveau de consommation est un des éléments de la proportionnalité » [17]).
Ce sont des propositions qui reviennent au fond à la théorie de la disproportionnalité des crises même si cette théorie est ici modifiée de telle façon que la proportionnalité des branches de production dépend aussi des conditions de consommation.
L’interprétation par Lénine de la théorie de la réalisation de Marx explique aussi son attitude tout à fait négative vis-à-vis du livre de R. Luxemburg L’Accumulation du capital paru en 1912, et sur lequel nous reviendrons dans la suite. Ainsi, il écrit aux éditeurs du journal russe Le social-démocrate, paru à Paris, en mars 1913 : « Je viens de lire le nouveau livre de Rosa. Elle bavarde de façon incroyable et interprète Marx de travers. Je suis très content qu’aussi bien Pannekoek que Eckstein et Otto Bauer aient unanimement rejeté son livre et présenté les mêmes arguments que j’ai déjà présentés en 1899 contre les populistes. J’ai l’intention d’écrire sur le livre de Rosa dans le n° 4 de Prosvehtschenije. » [18]
Malheureusement Lénine n’a pas eu l’occasion d’écrire l’article projeté. Mais dans son essai connu sur Marx paru en 1915 dans l’encyclopédie russe Granatz, on trouvé la notice bibliographique suivante : « La théorie de Marx sur l’accumulation du capital est traitée dans un nouveau livre de Rosa Luxemburg. Des analyses de son interprétation erronée de la théorie de Marx se trouvent dans l’article de Otto Bauer dans la Neue Zeit en 1913 et dans les comptes rendus d’Eckstein dans le Vorwärts et de Pannekoek dans le Bremer Bürgerzeitung [19]. »
En dehors du ton exceptionnellement acerbe de la lettre de Lénin qui peut s’expliquer sans doute en grande partie par les différends fractionnels entre les bolchéviques et le parti social démocrate du royaume de Pologne et de Lithuanie dirigé par R. Luxemburg, on remarque aussi chez Lénine l’approbation totale de la critique de R. Luxemburg par les austro marxistes O. Bauer et G. Eckstein (l’article du gauchiste hollandais Pannekoek n’a pas de portée théorique). Mais d’où vient cette concordance théorique curieuse entre le porte-parole de l’aile la plus radicale du marxisme et des exposants du néo-harmonisme social-démocrate tels que Bauer et Eckstein ? Ce fait nécessite sans doute une explication.
Il serait tentant de rappeler dans ce contexte que les sympathies politiques de Lénine dans les années avant la première guerre mondiale allaient plutôt au centre de Kautsky qu’à la gauche allemande conduite par R. Luxemburg [20]. Mais ce qui nous intéresse ici n’est pas l’arrière-plan politique mais l’arrière-plan théorique de la position de Lénine vis-à-vis du livre de R. Luxemburg. Mais cet arrière-plan a été clairement exprimé par Lénine lui-même dans la lettre de 1913 citée plus haut. Il se solidarisait précisément avec les critiqués austro-marxistes de R. Luxemburg parce que leurs opinions coïncidaient avec ses propres arguments formulées en 1899 contre les populistes ; et il ne rejetait pas seulement le livre de R. Luxemburg à cause de sa critique erronée des schémas de reproduction de Marx mais aussi parce que ses conceptions théoriques étaient tellement en contradiction avec la version de la théorie de la réalisation défendue par lui-même. Et apparemment il se tenait également par la suite à cette version défendue par lui-même dans les années 90 en compagnie des marxistes légaux. [21]
Peut-être encore plus important nous apparaît cependant l’aspect méthodologique de la question. Quand le jeune Lénine écrivait dans les années 90 ses œuvres sur le problème de la réalisation, il ne connaissait ni les théories de Marx ni les Grundrisse. Par conséquent il ne pouvait alors avoir qu’une compréhension insuffisante de la structure très compliquée du point de vue méthodologique de l’œuvre économique de Marx. Aujourd’hui nous savons que d’après le plan de Marx, les deux premiers livres de cette œuvre n’étaient consacrés qu’à l’analyse du Capital en général et que par conséquent les résultats auxquels Marx arrivait dans ses livres – quelle qu’ait été leur importance extraordinaire –, devaient être concrétisées et complétées par l’étude ultérieure du « Capital dans sa réalité ». Les premiers marxistes, et parmi eux Lénine, n’ont, pour des raisons évidentes, pas vu cet aspect. Il n’est donc pas étonnant que Lénine dans ses premiers écrits ait exagéré de quelque façon la validité théorique de l’analyse qui se trouve dans la troisième section du deuxième livre du Capital et qu’il voulait y voir le « mot définitif » de la théorie de la réalisation de Marx. C’est aussi pour cette raison qu’il a essayé de concilier les résultats de cette analyse de façon verbale et scolastique avec de nombreux passages du 3e livre qui les contredisaient apparemment [22] et auxquels se référaient volontiers Tugan et les populistes (Tugan pour pouvoir interpréter sans gêne dans le sens harmonique les schémas de reproduction du 2e livre en opposant le « vrai »› Marx du 2e Livre au Marx « erronée » du 3e livre ; les populistes pour pouvoir imputer à Marx – malgré les schémas – la théorie de Sismondi de la sous-consommation comme cause des crises). En réalité cependant, les développements du 3e livre n’étaient pas du tout en contradiction avec l’analyse du 2e livre (en cela Lénine avait certainement raison).
Ils représentaient cependant une étape ultérieure de l’analyse ; une étape ou il ne s’agissait plus des conditions d’équilibre d’un déroulement normal de l’économie capitaliste mais où il s’agissait de montrer la cause des perturbations nécessaires de cet équilibre donc de l’analyse des crises et de la tendance immanente à l’effondrement dans le capitalisme. Il en résulte que les schémas de reproduction et l’analyse du 2e livre ne peuvent pas fournir à eux seuls l’explication complète du problème de réalisation mais seulement en liaison avec la théorie de Marx concernant les crises et l’effondrement. Et c’est précisément dans la non observation de cette connaissance fondamentale que consiste d’après nous le défaut le plus grand de la théorie de la réalisation de Lénine.[23]
- ↑ Cité d’après T. Korvalik.
- ↑ Lénine, Œuvres, vol. 1, p. 91.
- ↑ Lénine a apparemment changé plus tard d’opinion à cet égard, comme il résulte de ses annotations à L’Accumulation du Capital de R. Luxemburg. (cf. Leninski Sbornik XXII, p. 357).
- ↑ Lénine, Œuvres, vol. 3, pp. 40-41 et 57.
- ↑ Lénine, ibid., p. 42.
- ↑ Lénine, Œuvres, vol. 4, p. 153.
- ↑ Lénine, Œuvres, vol. 3, pp. 42-43 et 44-45.
- ↑ C’est ainsi que R. Luxemburg appelait la conception de l’accumulation du capital par Tugan-Baranovski.
- ↑ Souligné par moi (R.R).
- ↑ Le Capital III, p. 254.
- ↑ Lénine, Œuvres, vol. 3, page 48.
- ↑ Lénine, ibid., pp. 48-49.
- ↑ Théories II, p. 521
- ↑ Lénine, Œuvres, vol. 4, pp. 77-78.
- ↑ Lénine, Œuvres, vol. 2, p. 162, vol. 3, pp. 44-46, 47 et vol. 4, pp. 48-49.
- ↑ Lénine, Œuvres, vol. 2, p. 162, vol. 3, pp. 44-46, 47 et vol. 4, pp. 48-49.
- ↑ Lénine, Œuvres, vol. 4, p. 152.
- ↑ Lénine, Œuvres, vol. 35, p. 71.
- ↑ Lénine, Œuvres, vol. 21, p. 79.
- ↑ Lénine écrivait à Chlapnikoff : « R. Luxemburg avait raison. Elle avait compris depuis longtemps que Kautsky, en tant que théoricien s’est rendu coupable de servilité devant la majorité du parti, devant l’opportunisme. » (Lénine, Œuvres, vol. 35, pp. 142-143.)
- ↑ Dans ce contexte, il faudrait signaler que Lénine n’a jamais attaqué l’essence des opinions de Bulgakov et Tugan sur le problème de la réalisation. Au contraire, il les défendait contre leurs critiques et recommandait même a ses lecteurs « qui ne pourraient pas se familiariser avec le 2e livre du Capital d’étudier l’exposé de la théorie de Marx dans le livre de Bulgakov » (« Annexe » au 2e livre du Capital, p. 580). Cependant, Lénine critiquait par endroits Tugan-Baranovski, mais seulement à cause de ses « déviations de Marx » et à cause de son affirmation d’une « contradiction entre le 2e et le 3e livre du Capital. Mais même après cette polémique (citée ci-dessus) il défendait Tugan, Bulgakov (et lui-même) contre le reproche de Struve d’avoir tout déduit des schémas de Marx « l’harmonie de la production et de la consommation » (Œuvres, vol. 3, p. 42).
- ↑ Comme preuve supplémentaire on peut citer un passage de la polémique de Lénine contre Davidson. Celui-ci, s’était en effet référé, pour soutenir son point de vue, à une formule de Marx (citée dans ce livre ; cf. la note 37 de ce chapitre), incluse par Engels dans le chapitre 16 du 2e livre du Capital comme « notice à développer ultérieurement ». Cette remarque aurait été superflue si Lénine avait su que le renvoi de Marx à la « section suivante » ne concernait pas la section III du 2e livre, mais la « Section sur la concurrence » prévue dans le plan initial et qui correspondait ultérieurement au 3e livre du Capital.
- ↑ Après avoir écrit ce chapitre, l’auteur a pris connaissance de l’envoi intéressant du socialiste américain P. Mattida, Rebels and Renegates qui anticipe partiellement la critique formulée ici contre la théorie de la réalisation de Lénine.