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Special pages :
La terre des oranges tristes
Auteur·e(s) | Ghassan Kanafani |
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Écriture | 1963 |
Lorsque nous avons dû quitter Jaffa pour Acre, il n’y a eu aucune sensation de tragédie.
Cela ressemblait à un voyage annuel pour passer les fêtes dans une autre ville.
Notre séjour à Acre ne semblait pas étonnant : peut-être même, étant jeune, m’en suis-je réjoui car ce déplacement me faisait rater l’école…
Pourtant, la nuit de la grosse attaque sur Acre, la situation devenait plus claire.
Ce fut, je pense, une nuit cruelle, passée entre le silence rigide des hommes et les invocations des femmes.
Mes pareils, toi et moi, étions trop jeunes pour comprendre le sens de toute cette histoire.
Cette nuit là cependant, certains filaments de cette histoire s’éclairèrent.
Au matin, alors que les Juifs se retiraient en menaçant et fulminant, un gros camion stationnait devant notre porte.
Des choses légères, principalement de la literie, étaient jetées dans le camion, rapidement et hystériquement.
Alors que je me tenais adossé au vieux mur de la maison, j’ai vu ta mère monter dans le camion, puis ta tante, puis les petits, et puis ton père a commencé à vous mettre, toi et tes frères et sœurs, dans la voiture et au-dessus des bagages.
Puis il m’a empoigné dans le coin où je me tenais et, me soulevant au-dessus de sa tête, il m’a déposé dans la galerie métallique en forme de cage au-dessus de la cabine du pilote, où j’ai retrouvé mon frère Riad assis tranquillement.
Le véhicule a démarré avant que j’aie pu trouver une position confortable.
Acre disparaissait peu à peu dans les virages de la route qui grimpait vers Rass El-Naqoura [Liban].
Le temps était quelque peu couvert et une sensation de froid s’infiltrait dans mon corps.
Riad, le dos appuyé contre les bagages et les jambes sur le rebord de la galerie en métal, était assis très tranquillement, regardant au loin.
J’étais assis en silence, le menton entre les genoux et les bras enlacés.
L’un après l’autre, les vergers d’orangers disparaissaient et le véhicule grimpait en haletant sur un terrain humide…
Dans le lointain, le bruit des tirs de canon résonnait comme un adieu.
Rass El-Naqoura se dessina à l’horizon, drapé dans une brume bleutée, et le véhicule s’arrêta soudain.
Les femmes émergèrent des bagages, descendirent et traversèrent vers un marchand d’oranges assis sur le bord de la route.
Tandis qu’elles revenaient avec les oranges, nous parvint le bruit de leurs sanglots.
Alors seulement les oranges me sont apparues clairement : chacun de ces fruits gros et sains était quelque chose qu’il fallait chérir.
Ton père descendit d’à côté du chauffeur, prit une orange, la contempla en silence, puis se mit à pleurer comme un enfant sans défense.
A Rass El-Naqoura, notre véhicule se trouvait parmi beaucoup d’autres semblables.
Les hommes commencèrent à remettre leurs armes aux policiers qui étaient là dans ce but.
Puis ce fut notre tour, je vis des pistolets et des mitrailleuses jetés sur une grande table, je vis la longue file de gros véhicules entrant au Liban, laissant les routes tortueuses de la terre des oranges loin derrière, et alors moi aussi je pleurai amèrement.
Ta mère contemplait encore silencieusement les oranges, et tous les orangers que ton père avait abandonnés aux Juifs brillaient dans ses yeux.
Comme si tous ces beaux arbres qu’il avait achetés un par un se reflétaient dans son visage…
Et dans ses yeux, les larmes, qu’il ne pouvait s’empêcher de cacher face à l’officier du bureau de police, brillaient.
Quand, dans l’après-midi, nous avons atteint Saïda, nous étions devenus des réfugiés.