Préfaces

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Avant-propos de E. J. Hobsbawm[modifier le wikicode]

Pourquoi cette nouvelle traduction de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, alors que nous négligeons tant d'œuvres écrites aux alentours de 1840 ? Pour trois raisons principales : la première est que ce livre marque une date dans l'histoire du capita­lisme et de la société industrielle moderne; la seconde, qu'il constitue une étape dans l'élaboration du marxisme, c'est-à-dire de notre compréhension de la société; la troisième tient à sa qualité littéraire. A la fois érudit et passionné, mêlant l'accusation et l'analyse, c'est, pour tout dire, un chef-d'œuvre. Mais les chefs-d'œuvre eux-mêmes ont parfois besoin de commentaires pour être lus avec profit plus d'un siècle après leur publication, surtout lorsqu'ils ont été l'objet d'attaques répétées de la part d'ennemis politiques, comme c'est ici le cas, et qu'ils traitent de problèmes sur lesquels une volumineuse littérature historique s'est constituée depuis.

Cadre et origine de l’ouvrage.[modifier le wikicode]

Lorsqu'il écrit La Situation de la classe laborieuse , Engels a vingt-quatre ans; il est issu d'une famille de riches cotonniers de Barmen, en Rhénanie, la région industrielle la plus avancée d'Allemagne, et son père est associé à une entreprise de textiles, la maison Ermen & Engels, qui se trouve au cœur de la région économique anglaise la plus importante de l'époque, à Manchester. Le jeune Engels, face aux horreurs du capitalisme industriel naissant et par réaction contre l'étroitesse et le pharisaïsme de son éducation piétiste, s'engage, dans la voie des jeunes intellectuels progressistes allemands formés dans la tradition philosophique alors dominante dans les milieux cultivés d'Allemagne et tout comme Karl Marx, de quelques années son aîné, il devient « hégélien de gauche »; son adhésion précoce aux idées communistes le pousse à collaborer aux divers périodiques et revues où la gauche allemande s'efforce de formuler sa critique de la société existante.

La décision de s'installer pour quelque temps en Angleterre émane-t-elle de lui ou de son père ? On ne sait. Ils ont sans doute des raisons différentes d'approuver ce projet : le père veut tenir son révolutionnaire de fils à l'écart des agitations allemandes et faire de lui un solide homme d'affaires; le fils tient à être plus près du centre du capitalisme et de ces grands mouvements du prolétariat britannique d'où va surgir, pense-t-il, la révolution déci­sive du monde moderne. Il part pour l'Angleterre, en automne 1842 (c'est au cours de son voyage qu'il rencontre Marx pour la première fois). Il va y rester près de deux ans, à obser­ver, étudier et exprimer ses idées[1]. Sans doute travaille-t-il à son livre dès les premiers mois de 1844. Mais, c'est après son retour à Barmen, au cours de l'hiver 1844-1845 qu'il en rédige l'essentiel. L'ouvrage paraît à Leipzig, dans l'été 1845[2].

L'idée d'écrire un livre sur la situation des classes laborieuses n'avait, en soi, rien d'original. Celui d'Engels est le plus remarquable des écrits de cette sorte, mais il n'est pas le seul. Aux alentours de 1830, il était clair, aux yeux de tout observateur intelligent que dans les régions économiquement avancées d'Europe se posaient des problèmes tout nouveaux. Il n'était plus seulement question des « pauvres », mais d'une classe sans précédent dans l'histoi­re, le prolétariat, « dont la situation sociale s'impose chaque jour davantage à l'attention du monde civilisé », dit Engels (chapitre I, p. 52). A partir de 1830, et surtout après 1840, an­nées décisives dans l'évolution du capitalisme et du mouve­ment ouvrier, les livres, bro­chures et enquêtes sur la situation des classes laborieuses se multiplièrent en Europe occiden­tale. Le tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, par L. Villermé (1840) est en France la plus célèbre de ces enquêtes en même temps que la plus remarquable des études de ce genre, à côté de celle d'Engels. Pour des raisons évidentes, ces recherches sont particu­liè­re­ment nombreuses en Angleterre, et Engels utilisera au mieux les plus importantes d'entre elles, notamment les rapports de la Factory Enquiry Commission de 1833, de l'Enquiry into the Sanitary Condition of the Labouring Population de 1842, de la Children's Employment Commission de 1842-1843 et dans la mesure du possible, de la Commission for Inquiring into the State of the Large Towns (1844) (premier rapport). D'ailleurs, il apparaissait déjà clairement que le problème du prolétariat n'était pas purement local ou national, mais bien international : Buret étudiait à la fois les conditions de vie anglaise et française (La misère des classes laborieuses en France et en Angleterre , 1840), tandis que Ducpétiaux collation­nait les données concernant les jeunes ouvriers à travers l'Europe (De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l'améliorer , 1843). Le livre d'Engels est donc loin de constituer un phénomène isolé, ce qui lui a valu d'ailleurs périodiquement l'accusation de plagiat de la part d'anti-marxistes en mal d'arguments[3].

Il diffère pourtant des autres œuvres contemporaines à bien des égards. Tout d'abord, c'est, comme le souligne justement Engels dans sa Préface, le premier livre, en Angleterre ou ailleurs, qui traite de la classe ouvrière dans son ensemble, et non de certaines branches ou industries particulières. Deuxième trait, plus important encore, ce n'est pas un simple examen de la situation des classes laborieuses, mais une analyse de l'évolution du capitalisme indus­triel, des conséquences sociales de l'industrialisation, avec ses aboutissants politiques et so­ciaux : l'essor du mouvement ouvrier, en particulier. En fait, c'est la première tentative d'en­ver­gure pour appliquer la méthode marxiste (qui trouvera sa première formulation théo­rique dans L'Idéologie allemande de Marx, en 1845-1846) à l'étude concrète de la société[4]. Com­me l'indique Engels lui-même, dans son introduction à l'édition de 1892, ce livre ne repré­sente pas le marxisme dans sa forme achevée mais plutôt « une des phases de son déve­lop­pe­ment embryonnaire »[5]. Pour une interprétation plus sûre et une analyse plus complète de l'évolution du capitalisme industriel, c'est au Capital de Marx qu'il faut se référer.

Schéma et analyse.[modifier le wikicode]

Le livre commence par un rapide tableau de cette « révolution industrielle » qui a trans­for­mé l'Angleterre en nation capitaliste industrielle et donné le jour, avant tout, au prolétariat (chapitres I et II). Engels fait ici œuvre de pionnier, puisque La Situation est probablement la première étude importante dont l'argument repose tout entier sur cette notion de révolution industrielle, aujourd'hui admise mais qui n'était alors qu'une hypothèse hardie, élaborée dans les cercles socia­listes français et anglais des années vingt[6]. Le tableau que présente Engels de cette évolution entre 1760-1780 et 1840-1845 ne prétend aucunement à l'originalité et malgré son utilité, est moins complet que certaines œuvres postérieures[7].

Les spécialistes s'accordent aujourd'hui à dire que la situation des classes laborieuses anglaises subit une détérioration à partir de 1790 environ, bien qu'on discute encore pour savoir jusqu'à quelle date[8]. D'ailleurs, si Engels présente la société pré-industrielle sous un jour relativement favorable, ce n'est pas qu'il estime que les travailleurs étaient alors moins pauvres, mais parce qu'il croit qu'ils jouissaient d'une sécurité plus grande (Cf. la comparai­son entre paysan et ouvrier, serf et prolétaire, pp. 36-38 et 237-238). Ses critiques ne répon­dent pas à cet argument.

Du point de vue social, les transformations dues à la révolution industrielle se ramènent pour Engels à un gigantesque processus de polarisation et de concentration, avec pour ten­dan­ce principale la création d'une bourgeoisie de plus en plus restreinte de capitalistes de plus en plus puissants, tandis que se développe le prolétariat et que la société se fait plus urbaine. L'essor du capitalisme industriel entraîne l'élimination des petits producteurs, de la paysannerie et de la petite bourgeoisie; le déclin de ces couches intermédiaires interdisant à l'ouvrier de devenir petit patron, l'enferme dans le prolétariat qui se transforme ainsi en « classe stable, alors que jadis il n'était souvent qu'une transition pour l'accès à la bourgeoisie » (p. 52). Chez les travailleurs apparaît par conséquent une conscience de classe - l'expression elle-même n'est pas utilisée par Engels - et le mouvement ouvrier se constitue. Comme le souli­gne Lénine :

« Engels a été le, pre­mier à dire que le prolétariat n'est pas seulement une classe qui souffre, mais que c'est précisément la situation économique honteuse qui lui est faite qui le pousse irrésistiblement de l'avant et l'oblige à lutter pour son émancipation finale[9]».

Ce processus économique n'a pourtant rien de fortuit. L'industrie mécanisée à grande échelle exige des investissements de capitaux de plus en plus considérables, et la division du travail suppose le rassemblement d'un grand nombre de prolétaires. Des centres de produc­tion d'une telle ampleur, même situés à la campagne, entraînent la formation de commu­nautés importantes; d'où un excédent de main-d'œuvre : les salaires baissent, ce qui attire d'autres industriels dans la région. Ainsi les villages se transforment en villes qui, elles-mê­mes, se développent, en raison des avantages économiques qu'elles présentent aux yeux des industriels (pp. 56-57). L'industrie tendant à se déplacer des centres urbains vers les régions rurales, où les salaires sont moindres, ce déplacement est lui-même cause de la trans­forma­tion des campagnes.

Les grandes villes constituent, pour Engels, les lieux les plus caractéristiques du capitalis­me, et c'est vers elles qu'il se tourne maintenant (chapitre III). Il y montre le règne de la lutte effrénée de tous contre tous, et de l'exploitation de l'homme par l'homme (c'est-à-dire des travailleurs par les capitalistes), sous la forme la plus brutale.

Dans cette anarchie, ceux qui ne possèdent pas de moyens de subsistance ou de produc­tion sont vaincus et contraints à peiner pour un maigre salaire ou à mourir de faim quand ils sont en chômage. Le pire est qu'ils en sont réduits à une insécurité foncière et que l'avenir du travailleur reste pour lui totalement mystérieux, incertain. En fait, cet avenir est déterminé par les lois de la concurrence capitaliste, que discute Engels dans son chapitre IV[10]. Le salai­re d'un ouvrier oscille entre un minimum et un maximum : d'une part le salaire de sub­sis­tance déterminé par le jeu de la concurrence entre les travailleurs, mais limité du fait qu'il ne peut descendre au-dessous d'un certain niveau - ce concept n'est pas rigide : Cf. p. 120. Il est vrai que cette limite est toute relative : « les uns ont plus de besoins que les autres, les uns sont habitués à plus de confort que les autres » - d'autre part, le maximum déterminé par la concurrence capitaliste aux périodes de pénurie de main-d'œuvre. Il est vraisemblable que le salaire moyen se situe légèrement au-dessus du minimum. De combien ? Cela dépend du niveau de vie traditionnel ou acquis des travailleurs. Certains secteurs, notamment les secteurs indus­triels, exigent des travailleurs plus qualifiés : le salaire moyen y sera donc plus élevé qu'ail­leurs, d'autant que le coût de la vie est, lui aussi, plus élevé dans les villes. Cette supé­rio­rité du salaire moyen urbain et industriel contribue à son tour à grossir les rangs de la classe ouvrière en attirant des immigrants ruraux ou étrangers. Toutefois, la concurrence entre ouvriers crée un surplus permanent, un « excédent de population », qui contribue à rabaisser le niveau général - ce que Marx appellera plus tard l'armée de réserve.

Ceci, en dépit de l'expansion générale de l'économie qui tient, d'une part à la baisse des prix des marchandises due aux progrès des techniques de production (d'où accroissement de la demande et redistribution dans des industries nouvelles d'un. grand nombre d'ouvriers) et d'autre part au monopole industriel mondial de l'Angleterre. Expansion démographique, aug­men­tation de la production, et nouveaux besoins de main-d'œuvre s'ensuivent. L' « excédent de population » subsiste néanmoins, étant donné l'alternance cyclique des périodes de pros­périté et de crise, qu'Engels, un des premiers, considère comme une partie intégrante du systè­me capitaliste et pour lesquelles l'un des premiers, il suggère une périodicité précise[11]. Dès lors que le capitalisme est soumis à des fluctuations, il doit posséder une réserve permanente de travailleurs (de prolétaires en puissance), sauf au point culminant de son expansion.

Quelle est cette classe ouvrière qui naît du capitalisme ? Quelles sont ses conditions de vie et quelles sont les attitudes individuelles ou collectives qui prennent racine dans ces conditions matérielles ? Engels consacre à ces problèmes la partie de loin la plus considérable de son livre (chapitres III, V­-XI) et ses descriptions ou analyses constituent son apport le plus solide - et sur certains points inégalé[12]- aux sciences sociales : c'est l'examen des effets de l'industrialisation et de la transformation urbaine capitalistes.

Le capitalisme précipite brusquement la jeune classe ouvrière, souvent composée d'immi­grants venus de pays non développés et pré-industriels, tels que l'Irlande, dans une sorte d'enfer social où les travailleurs sont exploités sans répit, mal payés, réduits à la famine, abandonnés, condamnés à vivre dans des taudis sordides, méprisés et opprimés non seule­ment en vertu du jeu impersonnel de la concurrence, mais aussi directement par la bour­geoi­sie qui, en tant que classe, les considère comme des choses et non comme des hommes, com­me du « travail », de la « main-d'œuvre » et non comme des êtres humains (chapitre XII). Fort de la législation bourgeoise, le capitaliste impose sa discipline à l'usine, distribue des amendes, fait jeter les travailleurs en prison, les soumet à ses moindres désirs. La bour­geoi­sie en tant que classe organise une discrimination sociale défavorable aux travailleurs, élabore la théorie malthusienne de la population et les contraint à subir les cruautés de la Nouvelle Loi sur les Pauvres, loi malthusienne de 1834 qui les force à entrer dans les ateliers de charité - ces « bastilles de la loi sur les pauvres » - lorsqu'ils demandent à être secourus, et sépare hommes, femmes et enfants; il s'agit de rendre l'assistance si horrible que le travail­leur pré­fé­re­ra accepter le premier emploi, si rebutant soit-il, que lui offrira le capitaliste. Toutefois, cette déshumanisation va maintenir les travailleurs hors d'atteinte de l'idéologie et des illusions bourgeoises - de l'égoïsme, de la religion et de la morale bourgeoises, par exemple[13]- tandis que l'industrialisation et le mouvement de concentration urbaine vont peu à peu, en les regroupant, leur donner une idée de leur puissance. Plus les travailleurs sont étroitement liés à la vie industrielle, plus ils sont avancés. (p. 51.).[14]

Face à cette situation, les travailleurs réagissent de différentes façons. Certains succom­bent et se laissent démoraliser : mais l'ivrognerie, le vice, la criminalité qui en découlent et sont de plus en plus répandus sont des phénomènes sociaux, nés du capitalisme, et que ne sau­raient expliquer la seule faiblesse ou le manque d'énergie des individus.

D'autres « se soumettent humblement à leur sort » et contribuent en fait, « à forger plus solidement les chaînes des ouvriers » (p. 165). Mais ce n'est qu'en luttant contre la bourgeoi­sie que le travailleur s'élève à une humanité et à une dignité véritables.

Ce mouvement ouvrier passe par différentes étapes. La révolte individuelle - le « crime » - peut en être une forme; les bris de machine en sont une autre, bien qu'aucune de ces deux formes ne soit universellement répandue. Le syndicalisme et la grève sont les premières for­mes généralisées prises par le mouvement ouvrier, et leur importance tient moins à leur effi­cacité qu'à la leçon de solidarité qu'ils donnent : les travailleurs y apprennent la conscien­ce de classe[15]. Le mouvement politique représenté par le chartisme se situe à un niveau encore plus élevé. Parallèlement à ces mouvements, des théories socialistes ont vu le jour grâce à des penseurs bourgeois, qui, jusqu'en 1844, sont demeurés pour la plupart en dehors du mouve­ment ouvrier, tout en attirant à eux une petite minorité de travailleurs avancés. Mais le mouve­ment doit évoluer vers le socialisme au fur et à mesure qu'approche la crise générale du système capitaliste.

Cette crise, Engels croit, en 1844, qu'elle peut se développer de deux façons : ou bien la concurrence américaine (ou peut-être allemande) viendra mettre fin au monopole industriel de la Grande-Bretagne et précipiter une situation révolutionnaire; (c'est déjà un exploit remar­­quable que d'avoir dès cette époque discerné dans ces deux nations les rivales les plus dangereuses de l'Angleterre), ou bien la polarisation de la société suivra son cours jusqu'au moment où les ouvriers, constituant désormais la grande majorité de la nation, prendront conscience de leur force et s'empareront du pouvoir. Cependant, étant donné la situation intolérable des travailleurs et l'existence des crises économiques, une révolution devrait se produire avant que ces tendances aient eu leur plein effet. Engels compte qu'elle éclatera entre les deux prochaines dépressions économiques, c'est-à-dire entre 1846-1847 et 1854-1855.

Malgré son manque de maturité, l'œuvre d'Engels possède des qualités scientifiques absolument remarquables. Ses défauts sont ceux de la jeunesse, et dans une certaine mesure, d'un manque de perspective historique. Ses prédictions pèchent évidemment par excès d'optimisme : sans parler de la révolution qu'il voyait imminente, l'élimination de la petite bourgeoisie anglaise et l'essor de l'industrie américaine, par exemple, devaient se concrétiser bien plus lentement qu'il ne le croyait en 1844. Mais ces deux dernières prédictions étaient fondées. En Angleterre les employeurs représentaient, en 1951, 2 % de la population active, les gérants, administrateurs, etc., 3,7 %, les fermiers, artisans, boutiquiers - bref, la petite bourgeoisie au sens classique du terme - 5,3 %; les salariés : 87 %. En 1844, la population était loin de révéler une telle polarisation. Certes, les généralisations d'Engels sont parfois hâtives. C'est ainsi qu'il a sans doute beaucoup sous-estimé les possibilités encore offertes aux ouvriers de « s'élever au-dessus de leur classe », notamment pour les travailleurs des industries sans usines, telles que le bâtiment ou les industries artisanales, très importantes à l'époque, et il est évident qu'il n'a pas su estimer à sa juste valeur la tendance qui conduira une couche favorisée de travailleurs, à constituer une « aristocratie du travail » qui adoptera, dans une large mesure, les valeurs de la bourgeoisie[16]. Mais il avait certainement raison en 1842-1844 de ne pas parler d'aristocratie du travail constituée. Certaines de ces erreurs peuvent, d'autre part, être attribuées sans hésitation à la situation historique : Engels écrit au moment où le capitalisme anglais est plongé dans la première de ses trois grandes périodes de crise économique : 1815-1843, 1873-1896, 1920-1941 et à la veille de la seconde de ses périodes de prospérité : 1780-1815, 1844-1873, 1896-1920 et 1941-19..[17].

Cette crise fut particulièrement aiguë comme en témoigne la violence des luttes de clas­ses, non seulement entre exploiteurs et exploités, mais aussi entre les diverses catégories de classes exploiteuses (voir les conflits entre la bourgeoisie industrielle et l'aristocratie ter­rienne à propos du libre-échange, par exemple). Il n'y a pas de doute que, jamais depuis, les masses laborieuses anglaises n'ont été aussi révolutionnaires, mais le manque de maturité et les faiblesses d'organisation de leurs mouvements, le défaut d'une direction et l'absence d'idéologie solide firent leur perte. Par ailleurs, la tendance à la baisse des prix se maintint pendant une génération au lendemain des guerres napoléoniennes alors que le taux de profit avait tendance à baisser; le spectre de la stagnation qui hantait les économistes bourgeois de l'époque[18], et avivait le ressentiment de la bourgeoisie à l'égard des travailleurs aussi bien que des grands propriétaires, se faisait de plus en plus menaçant. Dans ces conditions, il n'y avait rien de particulièrement irréaliste à voir dans la crise des années 1840 les ultimes sursauts du capitalisme et le prélude à la révolution. D'ailleurs, Engels n'était pas le seul observateur à nourrir cette idée.

Nous savons que loin de constituer la fin du capitalisme, cette crise n'était que le prélude à une grande période d'expansion fondée d'une part sur le développement massif de l'indus­trie lourde, acier, fer, chemins de fer par opposition à l'essor de l'industrie textile dans la période précédente, et d'autre part sur la conquête de secteurs encore plus vastes dans des pays jusqu'alors non développés, sur la défaite des agrariens et enfin sur la découverte de nouvelles méthodes, plus efficaces, d'exploitation des classes laborieuses par l'accroissement de la plus-value « relative », plutôt que de la plus-value « absolue ». (Ce sont d'ailleurs ces mêmes méthodes qui permirent finalement aux capitalistes anglais de procéder à des améliorations substantielles des salaires réels.)

Nous savons aussi que la crise révolutionnaire prévue par Engels n'affecta pas la Grande-Bretagne, et ceci en raison de cette « loi du développement inégal » dont Engels aurait diffi­ci­lement pu soupçonner l'existence. En effet, alors que sur le continent, la période écono­mique correspondante devait attein­dre son point culminant au cours de la grande crise de 1847-1848, c'est quelques années auparavant, avec la catastrophique crise de 1841-1842 qu'elle l'avait atteint en Angleterre; vers 1848, la période d'expansion économique amorcée par le grand « boom » des chemins de fer en 1844-1847 avait déjà commencé. L'équivalent britannique de la Révolution de 1848, c'est la grève générale chartiste de 1842[19]. La crise d'où devaient sortir les révolutions continentales ne constitua en Angleterre que la brève inter­ruption d'une phase de rapide redres­sement. Naturellement, cette nouvelle période modi­fia la situation décrite par Engels. Des tendances jusqu'alors latentes se firent jour, prirent forme et consistance : ainsi de la cons­ti­tu­tion d'une aristocratie ouvrière et de la propagation du réformisme dans le mouve­ment ouvrier. Engels est donc desservi par le fait qu'il écrit au moment précis où une phase économique fait place à une autre, dans cet intervalle de quelques années où la nature exacte des tendances économiques devait demeurer presque irrémédiablement impénétrable. Même aujourd'hui, historiens et statisticiens discutent pour savoir où se situe exactement la frontière qui sépare, entre 1842 et 1848, le « marasme » de « l'âge d'or » du capitalisme anglais. Il serait difficile de reprocher à Engels de ne pas y avoir vu plus clair que nous.

Quoi qu'il en soit, quiconque examine, sans parti pris, le livre d'Engels doit admettre que ces défauts ne touchent pas à l'essentiel, et ne peut qu'être fort impressionné par ses réussites. Celles-ci ne sont pas dues uniquement à son talent personnel, qui est évident, mais aussi à ses convictions communistes, si entachées qu'elles soient encore d'utopisme bourgeois. C'est de là qu'il tire cette perspicacité économique, sociale et historique infiniment supérieure à celle de tous ses contemporains, partisans déclarés de la société capitaliste, et qui lui permet d'anticiper les conclusions auxquelles Marx parviendra par la suite. Engels nous prouve que, dans le domaine des recherches sociales, nul ne saurait faire œuvre scientifique sans s'être préalablement débarrassé des illusions de la société bourgeoise.

La description de l’Angleterre en 1844.[modifier le wikicode]

Dans quelle mesure peut-on faire fond sur cette description de la classe ouvrière anglai­se ? Est-elle suffisante ? Les recherches historiques postérieures ont-elles confirmé ses assertions[20]?

La description d'Engels repose à la fois sur des observations de première main et sur les ouvrages qu'il avait à sa disposition. De toute évidence, il connaît intimement le Lancashire industriel et surtout la région de Manchester, et il a visité les principales villes industrielles du Yorkshire : Leeds, Bradford, Sheffield, de même qu'il a passé plusieurs semaines à Lon­dres. Jamais personne n'a sérieusement soutenu qu'il ait faussé son témoignage. Parmi les chapitres descriptifs, il est clair qu'une grande partie des chapitres III (Les grandes villes), V (L'immigration irlandaise), VII (Le prolétariat dans les industries textiles), IX (Les mouve­ments ouvriers) et XII (Attitude de la bourgeoisie) s'appuient sur des observations personnel­les. N'oublions pas qu'Engels n'est pas un simple touriste, mais qu'il vit au milieu de la bour­geoisie industrielle. Par ailleurs, il connaît chartistes et socialistes pour avoir travaillé avec eux et enfin il possède une connaissance directe et approfondie de la vie des classes labo­rieuses[21].

Pour le reste du livre, ainsi que pour confirmer son propre témoignage, Engels fait fond sur d'autres observateurs et sur des sources imprimées; il prend grand soin de tenir compte à chaque fois des tendances politiques de ces documents et il cite, chaque fois qu'il est possi­ble, des sources capitalistes. (Voir le dernier paragraphe de sa préface). Sans être exhaus­tive, sa documentation est indubitablement solide et riche. L'accusation selon laquelle il tronque et déforme ses sources ne tient pas[22]. En dépit d'un certain nombre d'erreurs de transcription - dont plusieurs seront corrigées par Engels au cours d'éditions ultérieures[23]- et d'une tendance assez poussée à résumer ses citations plutôt qu'à les reproduire mot à mot, rien ne prouve qu'il ait falsifié aucune de ses sources et si l'on peut en découvrir qu'Engels n'a pas utilisées, le plus souvent, elles confirment ses dires. Il aurait pu compléter par exemple sa description de la crise de 1841-1842 à l'aide des « Statistics of the present depression of trade in Bolton », par H. Ashworth, in journal of the Statistical Society, V - source qu'il utilisera par la suite -, des Statistics of the Vauxhall Ward in Liverpool de l'oweniste J. Finch (Liverpool) et surtout du Report of the Statistical Committee appointed by the Anti-Corn-Law conference... (1842), London[24]. Ces documents nous offrent de cette terrible crise un tableau encore plus effrayant que celui d'Engels. Autrement dit, on ne saurait reprocher à Engels de choisir ses sources selon qu'elles coïncident ou non avec ses thèses. Tout au plus, peut-on dire qu'il n'utilise pas tous les matériaux disponibles à l'époque dans les Parliamentary Papers[25]. Il est évident qu'il se préoccupait plus de voir ses observations confirmées et complétées par des sources non-communistes que d'écrire une thèse exhaustive. Pour tout homme de bonne foi, La Situation est une œuvre fort bien documentée.

On reproche à Engels généralement deux choses : d'abord d'avoir délibérément noirci le tableau et ensuite, d'avoir sous-estimé la bonne volonté de la bourgeoisie anglaise. Aucun de ces reproches ne résiste à un examen approfondi.

En effet, nulle part Engels ne décrit les travailleurs comme uniformément dénués de tout, affamés et pourvus de ressources à peine suffisantes pour subsister, ni comme une masse indifférenciée composée uniquement d'indigents. Ceux qui lui attribuent des jugements aussi excessifs n'ont pas toujours pris la peine de lire son texte. Jamais il ne prétend que la situa­tion des travailleurs n'a subi aucune amélioration. Le résumé qu'il donne des conditions de vie des travailleurs (fin du chapitre III) évite tout schématisme. Il aurait, bien entendu, pu insister sur les aspects les moins sombres de son tableau, mais c'eût été aux dépens de la vérité. Quiconque, vivant dans l'Angleterre de 1842-1844, aurait tracé un tableau plus riant de la situation des travailleurs aurait fait œuvre d'apologiste plutôt que de journaliste sou­cieux de vérité. Ce n'est pas Engels, mais l'industriel bourgeois et libéral J. Bright qui nous décrit en ces termes une manifestation de grévistes du Lancashire :

« La ville a été envahie à onze heures par quelque deux mille femmes et filles qui ont défilé à travers les rues en chantant des hymnes. C'était là un spectacle singulier et frappant, qui approchait du sublime. Elles ont horriblement faim. Un pain est englouti avec une voracité indescriptible, et même s'il est presque entièrement recouvert de boue, elles le dévo­rent avec avidité.[26]»

Quant à l'accusation selon laquelle Engels aurait calomnié la bourgeoisie, il faut proba­ble­ment y voir l'écho de la vieille tendance libérale à porter toutes les améliorations de la condition ouvrière au crédit de la bienveillance et de la « conscience sociale » de la bour­geoisie, plutôt qu'à celui des luttes ouvrières. Contrairement à une opinion admise, Engels ne présente pas la bourgeoisie comme un seul bloc de noirs démons. (Cf. la longue note à la fin du chapitre XII.) Ses généralisations ne prétendent pas rendre compte de tous les cas particuliers. Et pourtant, que de fois ne retrouvons-nous pas, sous la plume d'écrivains non communistes la même analyse des attitudes « typiques » du bourgeois anglais de l'époque. Ses bourgeois sont ceux de Dickens dans Les Temps difficiles, ceux du « cash nexus » (les transactions financières et l'intérêt se sont substitués à toutes les relations humaines) de Thomas Carlyle.[27]Ce sont ceux que décrivent les économistes écossais des excellents romans de Thomas Love Peacock. Leur hypocrisie et leur dureté sont celles qu'évoquera plus tard le poète A.H. Clough dans ces vers pleins d'amertume : « Tu ne tueras point, mais inutile de te battre pour sauver ceux qui crèvent. »

Leur indifférence massive à l'égard des pauvres est celle de ces capitalistes partisans du libre-échange qui - quoique « bons époux et bons pères de famille » nantis « de toutes sortes de vertus privées » (p. 337) - envisagèrent sérieusement en 1842 un lock-out général afin de faire pression sur le gouvernement[28]: autrement dit, ils étaient prêts à réduire leurs ouvriers à la famine sans sourciller. (Ce n'est pas un hasard si Engels choisit pour illustrer sa thèse le bourgeois libéral libre-échangiste : vivant lui-même dans la capitale du libéralisme bour­geois, il sait de quoi il parle.) En fait, loin de noircir la bourgeoisie, Engels se montre visible­ment dérouté par son aveuglement. Il ne cesse de répéter que si elle était intelligente, elle apprendrait à faire des concessions aux travailleurs[29]. (Cf. l'avant-dernier paragraphe du chapitre I et le dernier paragraphe du chapitre VI).

La haine de ce que représente la bourgeoisie et de ses attitudes ne se ramène pas, chez Engels, à une haine naïve des « méchants », par opposition aux « bons ». Elle relève de sa critique du caractère inhumain du capitalisme qui transforme automatiquement les exploi­teurs en une « classe profondément immorale, incurablement pourrie et intérieurement ron­gée d'égoïsme ». (chapitre XII, Paragraphe 2, p. 136).

Mais si tous ces reproches sont mal fondés, il est néanmoins possible de relever dans sa description un certain nombre de défauts et d'omissions. Ainsi, il n'aurait sans doute pas sous-estimé l'emprise de l'idéologie religieuse sur les prolétaires anglais s'il avait mieux connu les milieux ruraux et miniers, qu'il décrit surtout de seconde main. Il se trouve que le Lancashire, région qu'il connaissait le mieux, était la région industrielle par excellence, où les sectes protestantes étaient particulièrement faibles dans les milieux ouvriers, comme devait le montrer le recensement religieux de 1851.[30]

Engels aurait aussi pu accorder plus d'attention au mouvement coopératif, issu du socialisme utopique et qui devait bientôt prendre une telle importance : les pionniers de ces coopératives établissent leur premier magasin à Rochdale, non loin de Manchester, au mo­ment même où Engels rédige son ouvrage[31]. Bien qu'il donne un excellent résumé des efforts héroïques des travailleurs pour organiser leur propre éducation, il ne dit pas grand-chose des formes moins politiques, mais fort intéressantes, de la culture prolétarienne. Il est vrai que les progrès de l'industrialisation détruisaient rapidement certaines de ces formes, sans en susciter de nouvelles : le chant populaire se meurt[32], les clubs de football n'existent pas encore. Ce­pen­dant de telles critiques n'atteignent pas profondément la valeur documen­taire de l'œu­vre, qui demeure, aujourd'hui comme en 1845, de loin le meilleur livre qui ait paru sur la classe ouvrière de cette époque.

Mis à part le petit groupe des critiques qui, récemment, et pour des raisons ouvertement politiques, se sont efforcés de le discréditer[33], tous les historiens ont vu et continuent de voir dans La Situation un grand classique. Les pionniers de l'histoire économique anglaise ont admis la validité de ses descriptions. La dernière histoire économique d'Angleterre qui fasse autorité parle de « ces pages fines et pénétrantes »[34]et le fondateur de l'école historique anti-engelsienne, Sir John Clapham ne trouva que cette restriction à formuler : l'ouvrage est « vrai en tout ce qu'il dépeint mais il ne dépeint pas tout »[35].

La situation des classes laborieuses en Angleterre demeure un ouvrage indispensable, et qui fait date dans le combat pour l'émancipation de l'humanité.

Dédicace d'Engels : Aux classes laborieuses de Grande-Bretagne[modifier le wikicode]

Travailleurs,

C'est à vous que je dédie un ouvrage où j'ai tenté de tracer à mes compatriotes allemands un tableau fidèle de vos conditions de vie, de vos peines et de vos luttes, de vos espoirs et de vos perspectives. J'ai vécu assez longtemps parmi vous, pour être bien informé de vos con­ditions de vie; j'ai consacré, à les bien connaître, la plus sérieuse attention; j'ai étudié les différents documents, officiels et non officiels, que j'ai eu la possibilité de me procurer; je ne m'en suis point contenté; ce n'est pas seulement une connaissance abstraite de mon sujet qui m'importait, je voulais vous voir dans vos demeures, vous observer dans votre existence quo­ti­dienne, parler avec vous de vos conditions de vie et de vos souffrances, être témoin de vos luttes contre le pouvoir social et politique de vos oppresseurs. Voici comment j'ai procé­dé : j'ai renoncé à la société et aux banquets, au porto et au champagne de la classe moyen­nes[36], et j'ai consacré mes heures de loisir presque exclusivement à la fréquentation de simples ouvriers; je suis à la fois heureux et fier d'avoir agi de la sorte. Heureux, parce que j'ai vécu de cette manière bien des heures joyeuses, tout en apprenant à connaître votre véritable existence - bien des heures qui sinon auraient été gaspillées en bavardages conventionnels et en cérémonies réglées par une ennuyeuse étiquette; fier, parce que j'ai eu ainsi l'occasion de rendre justice à une classe opprimée et calomniée à laquelle, mal­gré toutes ses fautes et tous les désavantages de sa situation, seul quelqu'un qui aurait l'âme d'un mercanti anglais pourrait refuser son estime; fier aussi parce que j'ai été ainsi à même d'épargner au peuple anglais le mépris croissant qui a été, sur le continent, la consé­quence inéluctable de la politi­que brutalement égoïste de votre classe moyenne actuel­le­ment au pouvoir et tout simple­ment, de l'entrée en scène de cette classe.

Grâce aux vastes possibilités que j'avais d'observer simultanément la classe moyenne, votre adversaire, je suis parvenu très vite à la conclusion que vous avez raison, parfaitement raison, de n'attendre d'elle aucun secours. Ses intérêts et les vôtres sont diamétralement oppo­sés, bien qu'elle tente sans cesse d'affirmer le contraire et qu'elle veuille vous faire croire qu'elle éprouve pour votre sort la sympathie la plus grande. Ses actes démentent ses paroles. J'espère avoir apporté assez de preuves que la classe moyenne - en dépit de tout ce qu'elle se plait à affirmer - n'a pas d'autre but, en réalité, que de s'enrichir par votre travail, tant qu'elle peut en vendre le produit, et de vous laisser mourir de faim, dès qu'elle ne peut plus tirer profit de ce commerce indirect de chair humaine. Qu'ont-ils donc fait pour prouver qu'ils vous veulent du bien, comme ils le disent ? Ont-ils jamais accordé sérieusement la moindre attention à vos souffrances ? Ont-ils jamais fait plus que de consentir aux frais qu'entraînent une demi-douzaine de commissions d'enquête dont les volumineux rapports sont condamnés à dormir éternellement sous des monceaux de dossiers au rebut sur les rayons du Home Office[37]. Sont-ils jamais allés jusqu'à tirer de leurs Livres Bleus la matière, ne serait-ce que d'un seul ouvrage lisible qui donnerait à chacun la possibilité de se constituer sans peine une petite documentation sur les conditions de vie des « libres citoyens britanniques » ? Non, pas eux; ce sont des choses dont ils n'aiment pas parler. Ils ont laissé à un étranger le soin de faire au monde civilisé un rapport sur la situation déshonorante où vous êtes contraints de vivre.

Étranger pour eux, mais pas pour vous, je l'espère. Il se peut que mon anglais ne soit pas pur, il faut espérer que vous trouverez malgré tout, j'espère, qu'il est clair[38].

Aucun ouvrier en Angleterre - en France non plus, soit dit en passant - ne m'a jamais traité en étranger. J'ai eu le plus grand plaisir à vous voir exempts de cette funeste malédic­tion qu'est l'étroitesse nationale et la suffisance nationale et qui n'est rien d'autre en fin de compte qu'un égoïsme a grande échelle : j'ai observé votre sympathie pour quiconque consa­cre honnêtement ses forces au progrès humain, qu'il soit anglais ou non - votre admiration pour tout ce qui est noble et bon, que cela ait grandi sur votre sol natal ou non; j'ai trouvé que vous étiez bien plus que les membres d'une nation isolée, qui ne voudraient être qu'Anglais; j'ai constaté que vous êtes des hommes, membres de la grande famille interna­tio­nale de l'humanité, qui avez reconnu que vos intérêts et ceux de tout le genre humain sont identiques; et c'est à ce titre de membres de la famille « une et indivisible » que constitue l'humanité, à ce titre « d'êtres humains » au sens le plus plein du terme, que je salue - moi et bien d'autres sur le continent - vos progrès dans tous les domaines et que nous vous sou­haitons un succès rapide. En avant donc sur la voie où vous vous êtes engagés! Bien des épreuves vous attendent encore; soyez fermes, ne vous laissez pas décourager, votre succès est certain et chaque pas en avant, sur cette voie qu'il vous faut parcourir, servira notre cause commune, la cause de l'humanité !

Barmen (Prusse rhénane), le 15 mars 1845.

Préface de 1845[modifier le wikicode]

Les pages suivantes traitent d'un sujet que je voulais initialement présenter simplement sous forme d'un chapitre s'insérant dans un travail plus vaste sur l'histoire sociale de l'Angle­terre[39]; mais son importance me contraignit bientôt à lui accorder une étude particulière.

La situation de la classe ouvrière est la base réelle d'où sont issus tous les mouvements sociaux actuels parce qu'elle est en même temps la pointe extrême et la manifestation la plus visible de la misérable situation sociale actuelle. Les communismes ouvriers français et alle­mand en sont le résultat direct, le fouriérisme, le socialisme anglais ainsi que le communisme de la bourgeoisie allemande cultivée, le résultat indirect. La connaissance des conditions de vie du prolétariat est une nécessité absolue si l'on veut assurer un fondement solide aux théories socialistes aussi bien qu'aux jugements sur leur légitimité, mettre un terme à toutes les divagations et affabulations fantastiques pro et contra[40]. Mais les conditions de vie du prolé­tariat n'existent sous leur forme classique, dans leur perfection, que dans l'empire britan­nique, et plus particulièrement en Angleterre proprement dite; et en même temps, ce n'est qu'en Angleterre que les matériaux nécessaires sont rassemblés d'une façon aussi complète et vérifiés par des enquêtes officielles, comme l'exige toute étude quelque peu exhaustive de ce sujet.

Durant vingt et un mois, j'ai eu l'occasion de faire la connaissance du prolétariat anglais, d'étudier de près ses efforts, ses peines et ses joies, en le fréquentant personnellement, et ces observations, je les ai en même temps complétées en utilisant les sources authentiques indis­pen­sables. Ce que j'ai vu, entendu et lu, je l'ai utilisé dans l'ouvrage que voici. Je m'attends à voir attaquer de maints côtés, non seulement mon point de vue, mais encore les faits cités, surtout si mon livre tombe entre les mains de lecteurs anglais. Je sais aussi que l'on pourra souligner çà et là quelque inexactitude insignifiante (qu'un Anglais lui-même, vu l'ampleur du sujet et tout ce qu'il implique, n'aurait pu éviter) d'autant plus facilement qu'il n'existe pas, en Angleterre même, d'ouvrage qui traite comme le mien de tous les travailleurs; mais je n'hésite pas un instant à mettre la bourgeoisie anglaise au défi de me démontrer l'inexactitude d'un seul fait de quelque importance pour le point de vue général, de la démontrer à l'aide de documents aussi authentiques que ceux que j'ai produits moi-même.

C'est singulièrement pour l'Allemagne que l'exposé des conditions de vie classiques du prolétariat de l'Empire britannique - et en particulier à l'heure actuelle - revêt une grande im­por­­tance. Le socialisme et le communisme allemands sont issus plus que tous autres d'hypo­thèses théoriques; nous autres, théoriciens allemands connaissions encore trop peu le monde réel pour que ce soient les conditions sociales réelles qui aient pu nous inciter immédiate­ment à réformer cette « réalité mauvaise ». Des partisans avoués de ces réformes du moins, il n'en est presque aucun qui soit venu au communisme autrement que par la philosophie de Feuerbach qui a mis en pièces la spéculation hégélienne. Les véritables conditions de vie du prolétariat sont si peu connues chez nous, que même les philanthro­piques « Associations pour l'élévation des classes laborieuses » au sein desquelles notre bourgeoisie actuelle maltraite la question sociale, prennent continuellement pour points de départ les opinions les plus ridicules et les plus insipides sur la situation des ouvriers. C'est surtout pour nous autres Allemands, que la connaissance des faits est, dans ce problème, d'une impérieuse nécessité. Et, si les conditions de vie du prolétariat en Allemagne n'ont pas atteint ce degré de classi­cisme qu'elles connaissent en Angleterre, nous avons à faire au fond au même ordre social qui aboutira nécessairement, tôt ou tard, au point critique atteint outre-Manche - au cas où la perspicacité de la nation ne permettrait pas à temps de prendre des mesures donnant à l'ensemble du système social une base nouvelle. Les causes fonda­men­tales qui ont provoqué en Angleterre la misère et l'oppression du prolétariat, existent égale­ment en Allemagne et doivent nécessairement provoquer à la longue les mêmes résultats. Mais, en attendant, la misère anglaise dûment constatée nous donnera l'occasion de constater aussi notre misère allemande et nous fournira un critère pour évaluer l'importance du danger qui s'est manifesté dans les troubles de Bohême et de Silésie,[41]et qui, de ce côté, menace la tranquillité immédiate de l'Allemagne.

Pour terminer, j'ai encore deux remarques à formuler. D'abord, j'ai utilisé constamment le mot « classe moyenne » au sens de l'anglais « middle-class » (ou bien comme on dit presque toujours : middle-classes); cette expression désigne, comme le mot français bourgeoisie, la classe possédante et tout particulièrement la classe possédante distincte de la soi-disant aristocratie - classe qui en France et en Angleterre détient le pouvoir politique directement et en Allemagne indirectement sous le couvert de l' « opinion publique ». J'ai de même utilisé constamment comme synonymes les expressions : « ouvriers » (working men) et prolétaires, classe ouvrière, classe indigente et prolétariat. Ensuite, dans la plupart des citations j'ai indi­qué le parti auquel appartiennent ceux dont j'utilise la caution parce que - presque toujours - les libéraux cherchent à souligner la misère des districts agricoles, en niant celle des districts industriels, tandis qu'à l'inverse les conservateurs reconnaissent la détresse des districts industriels mais veulent ignorer celle des régions agricoles. C'est pour cette raison que, là où les documents officiels me faisaient défaut, j'ai toujours préféré, quand je voulais décrire la situation des ouvriers d'usine, un document libéral, afin de battre la bourgeoisie libérale avec ses propres déclarations, pour ne me réclamer des tories ou des chartistes que lorsque je connaissais l'exactitude de la chose pour l'avoir vérifiée moi-même, ou bien lorsque la personnalité ou la valeur littéraire de mes autorités pouvait me persuader de la vérité de leurs affirmations.

Barmen, le 15 mars 1845.

Préface à l’édition américaine de 1887[modifier le wikicode]

Le Mouvement ouvrier en Amérique[42][modifier le wikicode]

Dix mois se sont écoulés depuis que, pour répondre au désir du traducteur, j'écrivis « l'Appendice » de ce livre; et pendant ces dix mois, il s'est accompli dans la société améri­caine, une révolution qui aurait demandé au moins dix années dans tout autre pays. En février 1886, l'opinion publique américaine était presque unanime sur ce point : c'est qu'il n'existait pas en Amérique de classe ouvrière, au sens européen du mot; que, par suite, aucune lutte de classes entre travailleurs et capitalistes, comme celle qui déchire la société européenne, n'était possible dans la République américaine; et que le socialisme était donc un fait d'importation étrangère, incapable de prendre racine dans le sol américain.

Et cependant, à ce moment même, la lutte de classes en marche projetait devant elle son ombre gigantesque dans les grèves des mineurs pensylvaniens et d'autres corps de métiers, et surtout dans l'élaboration, par tout le pays, du grand mouvement des huit heures qui devait éclater et a éclaté en mai suivant. Que j'ai alors apprécié exactement ces symptômes et prédit le mouvement de classe qui s'est produit dans le cadre national : c'est ce que montre mon « Appendice ».

Mais personne ne pouvait prévoir qu'en si peu de temps le mouvement éclaterait avec une force aussi irrésistible; qu'il se propagerait avec la rapidité d'un incendie de prairie et qu'il ébranlerait la société américaine jusque dans ses fondements.

Le fait est là, patent et incontestable; quant à la terreur dont il a frappé les classes diri­gean­tes d'Amérique, j'ai pu, à mon grand amusement, m'en rendre compte par les journalistes américains qui m'ont honoré de leur visite au printemps dernier; ce « nouveau départ » les avait jetés dans un état d'angoisse et de perplexité désespérées. A cette époque pourtant, le mouvement n'était encore qu'à son début. Il n'y avait qu'une série d'explosions confuses, et sans lien apparent, de la classe qui, par la suppression de l'esclavage noir et le rapide développement des manufactures, est devenue la dernière couche de la société américaine. Mais l'année n'était pas terminée que ces convulsions sociales désordonnées commencèrent à prendre une direction bien définie. Les mouvements spontanés et instinctifs de ces grandes masses du peuple travailleur, sur une vaste étendue de territoire; l'explosion simultanée de leur com­mun mécontentement contre une misérable situation sociale, la même partout et due aux mêmes causes, tout donna à ces masses la conscience qu'elles formaient une nouvelle classe et une classe distincte dans la société américaine, une classe - à proprement parler - de salariés plus ou moins héréditaires, de prolétaires. Et, avec un véritable instinct américain, cette conscience les conduisit immédiatement au premier pas vers leur émancipation : autrement dit à la formation d'un parti ouvrier politique, avec un programme à lui et, pour but, la conquête du Capitole et de la Maison-Blanche.

En mai, la lutte pour la journée de huit heures, les troubles de Chicago, de Milwaukee, etc., les efforts de la classe dominante pour écraser le mouvement naissant du travail par la force brutale et une brutale justice de classe. En novembre, le nouveau parti du travail déjà organisé dans tous les grands centres, et les élections socialistes de New-York, de Chicago et de Milwaukee. Mai et novembre n'avaient jusqu'alors rappelé à la bourgeoisie américaine que le paiement des coupons de la dette publique des États-Unis; mais à l'avenir, mai et novembre lui rappelleront en plus d'autres coupons, ceux que le prolétariat américain lui a présentés en paiement.

Dans les pays européens, il a fallu à la classe des travailleurs, des années et encore des années pour comprendre pleinement qu'elle forme une classe distincte, et dans les conditions existantes, une classe permanente de la société moderne.

Et il lui a fallu de nouvelles années encore pour que cette conscience de classe l'amenât à se former en un parti politique distinct, indépendant et ennemi de tous les anciens partis politiques formés par les fractions diverses de la classe dominante. Sur le sol plus favorisé de l'Amérique, où aucune ruine moyen-âgienne n'obstrue la route, où l'histoire commence avec les éléments de la moderne société bourgeoise élaborée au XVIIe siècle, la classe des travailleurs a passé à travers ces deux phases de son développement en dix mois seulement.

Cependant, tout cela n'est encore qu'un commencement. Que les masses laborieuses sentent la communauté de leurs griefs et de leurs intérêts, leur solidarité comme classe en opposition avec toutes les autres classes; qu'à l'effet de donner expression et portée à ce sentiment, elles songent à mettre en mouvement la machinerie politiquement organisée à cette fin dans tout pays libre - il n'y a là qu'un premier pas. Le second pas consiste à trouver le remède commun aux communs griefs et à l'incorporer dans le programme du nouveau parti du travail. Et ce pas - le plus important et le plus difficile - est encore à faire en Amérique.

Un nouveau parti doit avoir un programme positif distinct; un programme qui peut varier dans les détails, avec les circonstances et le développement du parti lui-même, mais pro­gramme unique, sur lequel, pour le temps présent, le parti est d'accord.

Tant qu'un pareil programme n'a pas été élaboré, ou n'existe que dans une forme rudimentaire, le nouveau parti lui-même n'aura qu'une existence rudimentaire; il peut exister localement, mais non pas nationalement; il pourra devenir un parti; il ne l'est pas encore.

Ce programme, quelle que puisse être sa première forme initiale, doit se développer dans une direction qui peut se déterminer à l'avance. Les causes qui ont creusé l'abîme entre la classe travailleuse et la classe capitaliste sont les mêmes en Amérique et en Europe; les moyens de combler cet abîme sont également les mêmes partout. Conséquemment le programme du prolétariat américain devra à la longue coïncider, quant au dernier but à atteindre, avec celui qui est devenu, après soixante ans de dissensions et de débats, le pro­gram­me adopté par la grande masse du prolétariat militant d'Europe. Il devra proclamer, comme le but dernier, la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, à l'effet d'effectuer l'appropriation directe de tous les moyens de production - sol, chemins de fer, mines, machines, etc. - par la société tout entière, et leur mise en œuvre par tous, pour le compte et au bénéfice de tous.

Mais si le nouveau parti américain, comme tous les partis politiques de partout, par le simple fait de sa formation aspire à la conquête du pouvoir politique, il est encore loin de s'entendre sur l'usage à faire de ce pouvoir une fois conquis.

A New-York, et dans les autres grandes villes de l'est, l'organisation de la classe ouvrière s'est faite sur le terrain corporatif formant dans chaque ville une puissante Union centrale du travail. A New-York, en novembre dernier, le Central Labor Union a choisi pour porte-drapeau Henry George[43]et, par suite, son programme électoral temporaire s'est fortement imprégné des principes de ce dernier. Dans les grandes villes du nord-ouest, la bataille électorale s'est engagée sur un programme ouvrier plus indéterminé encore, dans lequel l'influence des théories de Henry George était ou nulle ou à peine visible. Et pendant que, dans ces grands centres de population et d'industrie le nouveau mouvement de classe avait un aboutissant politique, nous trouvons se développant par tout le pays, deux organisations ouvrières : Les Chevaliers du Travail[44]et le Parti Socialiste du Travail, ce dernier possédant seul un programme en harmonie avec le moderne point de vue européen résumé plus haut.

De ces trois formes plus ou moins définies sous lesquelles le mouvement ouvrier américain se présente à nous, la première - le mouvement que personnifie Henry George à New-York - n'a pour le moment qu'une importance locale. Certes, New-York est de beaucoup la ville la plus importante des États-Unis, mais New York n'est pas Paris et les États-Unis ne sont pas la France. Et il me semble que le programme de Henry George, dans sa teneur actuelle, est trop étroit pour servir de base à autre chose qu'à un mouvement local, ou, au plus, à une phase très limitée du mouvement général. Pour Henry George la grande et universelle cause de la division de l'humanité en riches et en pauvres consiste en ce que la masse du peuple est expropriée du sol. Or, historiquement, cela n'est pas exact. Dans l'antiquité asiatique et classique, la forme prédominante de l'oppression de classe était l'esclavage, c'est-à-dire non pas tant l'expropriation des masses du sol, que l'appropriation de leurs personnes. Lorsque, au déclin de la république romaine, les libres paysans italiens furent expropriés de leurs fermes, ils formèrent une classe de « pauvres blancs » semblables aux noirs des États esclavagistes du sud avant 1861; et entre les esclaves et les pauvres blancs, deux classes également incapables de s'émanciper elles-mêmes, l'ancien monde s'en alla en pièces. Au Moyen Âge, ce n'était pas leur expropriation du sol, mais bien plutôt leur appropriation au sol qui devint pour ces masses la source de l'oppression féodale.

Le paysan conservait son morceau de terre, mais il y était attaché comme serf ou vilain et contraint de fournir au seigneur un tribut en travail ou en produits. Ce ne fut qu'à l'aurore des temps nouveaux, vers la fin du XV° siècle, que l'expropriation des paysans, opérée sur une grande échelle, posa les premières assises de la classe moderne des travailleurs salariés, ne possédant rien en dehors de leur force-travail et ne pouvant vivre que de la vente de cette force-travail à autrui. Mais si l'expropriation du sol donna naissance à cette classe, ce fut le développement de la production capitaliste, de la moderne industrie, et de l'agriculture en grand qui la perpétua, l'accrût et la transforma en une classe distincte avec des intérêts distincts et une mission historique distincte. Tout cela a été pleinement exposé par Marx (Le Capital, livre premier, section VIII; la soi-disant accumulation primitive)[45]. Selon Marx, la cause de l'antagonisme actuel des classes et de la dégradation sociale de la classe laborieuse, git dans son expropriation de tous les moyens de production, dans lesquels le sol est naturellement compris.

Ayant déclaré que la monopolisation du sol est la cause unique de la pauvreté et de la misère, Henry George, naturellement, trouve le remède dans la reprise du sol par la société tout entière. Or, les socialistes de l'école de Marx demandent eux aussi cette reprise du sol par la société, mais ils ne la limitent pas au sol, ils l'étendent à tous les moyens de production quels qu'ils soient. Ce n'est d'ailleurs pas sur ce point seul qu'existe la divergence. Que doit-on faire du sol ? Les socialistes modernes, représentés par Marx, demandent qu'il soit conservé et travaillé en commun pour le bénéfice commun; ils demandent qu'il en soit de même de tous les autres moyens de production sociale, mines, chemins de fer, fabriques, etc. Henry George, lui, se contenterait de l'affermer individuellement comme aujourd'hui, en régularisant sa distribution et en en appliquant la vente à des services publics, et non plus, comme à présent, à des fins privées.

Ce que demandent les socialistes implique une révolution totale de tout le système de production sociale. Ce que demande Henry George laisse intact le présent mode de produc­tion sociale et a été d'ailleurs préconisé il y a des années par les plus avancés des économistes bourgeois de l'école de Ricardo, lesquels demandaient eux aussi, la confiscation de la rente foncière par l'État.

Évidemment, il serait injuste de supposer que Henry George a dit, une fois pour toutes, son dernier mot. Mais je suis obligé de prendre sa théorie telle que je la trouve.

Les Chevaliers du Travail forment la deuxième grande section du mouvement américain et cette section semble être la plus typique de l'état actuel du mouvement, en même temps qu'elle en est, sans aucun doute, de beaucoup la plus forte. Une immense association répan­due sur une immense étendue de pays en innombrables Assemblées, représentant toutes les nuances d'opinions individuelles et locales de la classe ouvrière; tous les membres réunis sous le couvert d'un programme d'une indétermination correspondante, et tenus ensemble bien moins par leur impraticable constitution que par le sentiment instinctif que le simple fait de leur union pour une aspiration commune en fait une grande puissance dans le pays, un paradoxe bien américain[46]qui revêt les efforts les plus modernes des mômeries les plus moyen-âgiennes et qui cache l'esprit le plus démocratique et même le plus insurgen­tionnel derrière un despotisme apparent, mais impuissant en réalité - tel est le spectacle que les Chevaliers du Travail présentent à un observateur européen. Mais si nous ne nous laissons pas arrêter par de simples extravagances extérieures, nous ne pouvons manquer de voir, dans cette vaste agglomération, une somme énorme d'énergie latente, évoluant lente­ment, mais sûrement en force réelle. Les Chevaliers du Travail sont la première organisation nationale créée par l'ensemble de la classe ouvrière américaine. Peu importe leur origine et leur histoire, leurs défauts et leurs petites absurdités, leur programme et leur constitution; ils sont l'œuvre pratiquement[47]de toute la classe américaine des salariés, le seul lien national qui les unisse, qui leur fasse sentir leur puissance en même temps qu'il la fait sentir à leur ennemi et les remplisse d'une fière espérance en la victoire future. Car il ne serait pas exact de dire que les Chevaliers du Travail sont susceptibles de développement. Ils sont constamment en pleine voie de développement et de révolution; c'est une masse plastique[48]de matière humai­ne en fermentation à la recherche de la forme appropriée à sa propre nature. Et cette forme elle l'obtiendra aussi sûrement que l'évolution historique a, comme l'évolution naturelle, ses propres lois immanentes. Que les chevaliers du travail conservent alors ou non leur nom actuel, c'est ce qui importe peu; mais à qui les observe du dehors, il paraît évident que là est l'élément premier d'où aura à sortir l'avenir du mouvement ouvrier américain et par conséquent, l'avenir de la société américaine en général.

La troisième section constitue le Parti Socialiste du Travail. C'est un parti qui n'existe que de nom, car nulle part en Amérique il n'a jusqu'ici été actuellement en état de s'affirmer comme parti politique. Il est, en outre, dans une certaine mesure, étranger à l'Amérique, ayant été jusque tout récemment formé presque exclusivement par les immigrants alle­mands[49], employant leur propre langue et, pour la plus grande part, peu familiers avec la langue ordinaire du pays. Mais s'il est de souche étrangère, il arrive en même temps armé de toute l'expérience acquise par de longues années de lutte de classes en Europe, et avec une notion des conditions générales de l'émancipation de la classe des travailleurs bien supérieure à celle que possèdent les travailleurs américains. C'est un bonheur pour le prolétariat américain, qui est ainsi mis en état de s'approprier et d'utiliser l'acquis intellectuel et moral de quarante ans de lutte de ses compagnons de classe en Europe, et d'accélérer ainsi sa propre victoire. Car, comme je l'ai dit, il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet. Le programme der­nier de la classe ouvrière américaine doit être et sera essentiellement le même que celui actuellement accepté par tout le prolétariat militant d'Europe, le même que celui du Parti Socialiste du Travail allemand-américain. Ce Parti est donc appelé à jouer un rôle très important dans le mouvement. Mais pour cela, il lui faudra dépouiller tout vestige de son costume étranger. Il aura à devenir américain jusqu'aux moelles. Il ne peut demander que les Américains viennent à lui : c'est à lui, minorité - et minorité immigrée - d'aller aux Améri­cains, qui sont à la fois l'immense majorité - et majorité d'indigènes. Et, à cet effet, il doit, avant tout, apprendre l'anglais.

L’œuvre de fusion de ces différents éléments de la vaste masse en mouvement - éléments qui ne sont pas réellement discordants, mais sont mutuellement isolés par la diversité de leur point de départ - prendra un certain temps et ne s'accomplira pas sans maints chocs qui sont déjà visibles sur différents points. Les Chevaliers du Travail, par exemple, sont ici et là, dans les villes de l'est, localement en guerre avec les unions de métier[50]. Mais ce même choc existe entre les Chevaliers du Travail eux-mêmes, parmi lesquels la paix et l'harmonie sont loin de régner. Ce ne sont pas là cependant des symptômes de dissolution dont les capitalistes aient le droit de se réjouir. Ce sont simplement des signes que les innombrables armées de travailleurs, pour la première fois mises en marche dans une commune direction, n'ont trouvé jusqu'ici ni une expression adéquate à leurs intérêts communs, ni la forme d'organisation la mieux adaptée à la lutte, ni la discipline requise pour assurer la victoire. Ce ne sont encore que les premières levées en masse de la grande guerre révolutionnaire, recrutées et équipées localement et indépendantes les unes des autres tendant toutes à la formation d'une armée commune, mais encore sans organisation régulière et sans plan commun de campagne. Les colonnes convergentes se heurtent ici et là; il en résulte de la confusion, des disputes violentes, des menaces même de conflit. Mais la communauté du but dernier finit par avoir raison de toutes ces difficultés; avant peu, les bataillons épars et tumultueux se formeront en une longue ligne de bataille, présentant à l'ennemi un front bien ordonné, silencieux sous l'éclat de leurs armes, couverts par de hardis tirailleurs et appuyés sur des réserves inentamables.

Pour arriver à ce résultat, l'unification des divers corps indépendants en une seule Armée Nationale du Travail avec un programme commun - si provisoire que soit ce programme, pourvu seulement qu'il soit un véritable programme de classe ouvrière, - est le premier grand pas à accomplir en Amérique. A cet effet, et pour rendre ce programme digne de la cause, le Parti Socialiste du Travail peut être d'un grand secours s'il agit seulement comme ont agi les socialistes européens à l'époque où ils n'étaient encore qu'une petite minorité de la classe ouvrière. Cette ligne de conduite a été exposée pour la première fois en 1847 dans le Manifeste du Parti Communiste dans les termes suivants :

Les communistes - c'était le nom que nous avions alors adopté et que nous som­mes aujourd'hui encore très loin de répudier - les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers.

Ils n'ont pas d'intérêts séparés et distincts des intérêts du prolétariat tout entier.

Ils n'arrivent pas avec des principes de leur cru, à imposer au mouvement prolé­tarien.

Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1º dans les luttes nationales des prolétaires de différents pays ils évoquent et mettent au premier plan les intérêts communs de tout le prolétariat, intérêts indépendants de toute nationalité; 2º dans les différentes phases de développement par lesquelles a à passer la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste, toujours et partout ils représentent des intérêts du mouvement dans son ensemble.

Pratiquement, les communistes sont donc la section la plus avancée et la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays; théoriquement, d'autre part, ils ont cet avantage sur la grande masse des prolétaires, d'avoir une vue claire des conditions, de la marche et du résultat final du mouvement prolétarien.

Ils combattent pour la réalisation des objectifs immédiats, pour la satisfaction des intérêts momentanés de la classe ouvrière; mais dans le mouvement du présent, ils représentent et sauvegardent l'avenir du mouvement[51].

C'est la tactique qui a été suivie depuis plus de quarante années par le grand fondateur du socialisme moderne, Karl Marx, et par moi-même, ainsi que par les socialistes de toutes les nations qui travaillent en accord avec nous[52]. C'est elle qui partout, nous a conduits à la victoire; c'est grâce à elle qu'aujourd'hui la masse des socialistes européens en Allemagne comme en France, en Belgique et en Hollande comme en Suisse, en Danemark et en Suède comme en Espagne et au Portugal, combat comme une seule et commune armée sous un seul et même drapeau.

Londres, 26 janvier 1887.

Préface à l’édition allemande de 1892[modifier le wikicode]

Le livre, que cette édition met de nouveau entre les mains du public allemand, a paru pour la première fois au cours de l'été 1845. Dans ce qu'il a de bon, comme de mauvais, il porte la marque de la jeunesse de l'auteur.

J'avais alors vingt-quatre ans; aujourd'hui j'ai trois fois cet âge, et en relisant ce travail, je trouve que je n'ai pas à en avoir honte le moins du monde. je ne songe donc nullement à effacer ces marques de jeunesse de mon ouvrage. Je le présente sans changement au lecteur. Je n'ai fait que reprendre avec plus de précision, quelques passages peu clairs et qu'ajouter çà et là, une courte note de bas de page, accompagnée de la date (1892).

Quant au destin de ce livre, je mentionnerai seulement qu'il parut en 1885 à New York en traduction anglaise (par Mme Florence Kelley Wischnewetzky) et que cette traduction fut rééditée en 1892, à Londres, chez Swan Sonnenschein and Co. La préface de l'édition américaine est à la base de celle de l'édition anglaise et de l'édition allemande actuelle aussi. La grande industrie moderne uniformise les rapports économiques des pays dont elle s'empare à un point tel que je ne saurais dire au lecteur allemand autre chose que ce que j'ai déjà dit aux lecteurs américains et anglais.

L'état de choses décrit dans ce livre appartient aujourd'hui - du moins en ce qui concerne l'Angleterre - en grande partie au passé. Si elle ne figure pas expressément dans les manuels officiels, il y a pourtant une loi de l'économie politique moderne qui veut que, plus la production capitaliste se développe, moins elle peut s'en tenir aux petites combinaisons, aux escroqueries et aux tromperies dérisoires, qui caractérisent ses débuts. Les astuces mesquines du juif polonais, représentant le commerce européen à son degré le plus bas, ces ruses qui lui rendaient dans son pays de si estimables services et dont l'usage était là-bas si répandu, ne lui servent plus de rien dès qu'il arrive à Hambourg ou Berlin. De même, le commissionnaire, juif ou chrétien, venant de Berlin ou de Hambourg, qui arrivait à la Bourse de Manchester, a dû, en tout cas, il n'y a pas tellement longtemps, faire cette découverte : pour acheter à bon marché du fil ou du tissu, il lui fallait, avant tout, abandonner ces manœuvres et ces trucs misérables - un tantinet plus raffinés il est vrai - qui passaient dans son pays pour être le nec plus ultra de l'habileté en affaires. Certes, bien des choses ont dû changer en Allemagne aussi, avec les progrès de la grande industrie, et en particulier depuis le Jena industriel de Philadelphie, le vieux principe des philistins allemands qui affirmaient : « Les gens doivent sans doute trouver agréable de se voir expé­dier d'abord de bons échantillons, puis de la mauvaise marchandise », a dû tomber en discrédit. Et de fait, ces astuces et ces roueries ne payent plus sur un grand marché, où le temps est de l'argent, et où s'établit un certain niveau de moralité commerciale, non pas par enthousiasme vertueux, mais simplement pour ne pas perdre inutilement son temps et sa peine. Et il en est allé de même en Angleterre dans les relations entre l'industriel et ses ouvriers.

Le nouvel essor des affaires, après la crise de 1847, fut le début d'une nouvelle ère indus­trielle. L'abolition des lois sur les grains et les autres réformes qui en furent la conséquence nécessaire, laissèrent les coudées franches à l'industrie et au commerce anglais. Immédiate­ment après se produisit la découverte des champs aurifères de Californie et d'Australie. Les marchés coloniaux augmentèrent de plus en plus leur capacité d'absorption des produits industriels anglais. Le métier à tisser mécanique fit disparaître une fois pour toutes des millions de tisserands indiens travaillant à la main. La Chine fut de plus en plus ouverte au commerce. Mais c'est l'Amérique qui, prenant la tête, se développa avec une rapidité inouïe même pour ce pays coutumier de progrès gigantesques. Et l'Amérique - ne l'oublions pas - n'était précisément à cette époque qu'un marché colonial, le plus grand de tous, c'est-à-dire un pays qui fournissait des produits bruts et importait de l'extérieur - ici d'Angleterre - des produits industriels.

Mais il advint en outre, que les moyens de communication mis en service à la fin de la période précédente - chemins de fer et cargos à vapeur transocéaniques - furent désormais utilisés à une échelle internationale et réalisèrent ainsi ce qui n'avait jusqu'alors existé qu'à l'état d'ébauche : le marché mondial. Ce marché mondial consistait à cette époque en un certain nombre de pays principalement ou exclusivement agricoles, groupés autour d'un grand centre industriel : l'Angleterre. L'Angleterre consommait la majeure partie du surplus de leurs produits bruts, et leur fournissait en revanche la majeure partie des produits indus­triels dont ils avaient besoin. Rien d'étonnant par conséquent, que le progrès industriel de l'Angleterre fût colossal et inouï, à telle enseigne que l'état où elle se trouvait en 1844 nous apparaît aujourd'hui, par comparaison, dérisoire et presque primitif.

Mais à mesure que se dessinait ce progrès, la grande industrie faisait - semble-t-il - plus grand cas de la morale. La concurrence entre fabricants, au moyen de petits vols commis au préjudice des ouvriers, ne payait plus; le grand commerce abandonnait définitivement ce procédé misérable de gagner de l'argent; le fabricant millionnaire avait mieux à faire que de perdre son temps à des trucs aussi mesquins. Ils étaient bons tout au plus pour de petits grippe-sous contraints de se jeter sur le moindre argent, pour ne pas être victimes de la concurrence. C'est ainsi que disparut des districts industriels, le « Truck System[53]». La loi des dix heures et toute une série de réformes moins importantes furent votées - toutes mesures qui étaient une injure à l'esprit du libre échange et à la concurrence effrénée, mais qui parallèlement accroissaient encore la supériorité des colosses capitalistes vis-à-vis de leurs concurrents moins favorisés en affaires.

Ce n'est pas tout. Plus une entreprise industrielle est grande, plus ses ouvriers sont nom­breux, et plus le dommage et la gêne pour la marche de l'affaire sont importants à chaque conflit éclatant entre patron et ouvriers. C'est de là que naquit un nouvel état d'esprit chez les industriels, en particulier chez les plus importants, Ils apprirent à éviter des conflits inutiles, à s'accommoder de l'existence et de la puissance des Trade-Unions[54], et enfin, même à décou­vrir dans les grèves - à condition qu'elles soient déclenchées au bon moment - un moyen efficace pour réaliser leurs propres desseins. Ainsi advint-il que les plus grands industriels, jadis chefs de guerre dans la lutte contre la classe ouvrière, étaient maintenant les premiers à lancer des appels à la concorde et l'harmonie. Et ceci pour de très bonnes raisons.

C'est que toutes ces concessions à la justice et à l'amour du prochain n'étaient en réalité que des moyens d'accélérer la concentration du capital entre les mains de quelques-uns et d'écraser les concurrents plus modestes qui ne sauraient vivre sans les gains extraordinaires dont nous parlions. Pour ces quelques capitalistes, les escroqueries annexes de jadis n'avaient pas seulement perdu toute valeur, elles faisaient à présent directement obstacle aux affaires d'envergure. Et c'est ainsi que le développement de la production capitaliste seul a suffi - du moins dans les secteurs-pilotes de l'industrie, - car dans les branches moins importantes ce n'est pas du tout le cas - à supprimer tous ces maux secondaires qui au début, aggra­vaient le sort de l'ouvrier. Et c'est ainsi qu'apparaît de plus en plus au premier plan ce fait essentiel : on ne doit pas rechercher la cause de la misère de la classe ouvrière dans ces défauts secon­daires, mais bien dans le système capitaliste lui-même. Le travailleur vend au capitaliste sa force de travail pour une certaine somme par jour. Au bout de quelques heures de travail il a reproduit la valeur de cette somme. Mais son contrat de travail exige qu'il continue à trimer encore un certain nombre d'heures pour accomplir sa journée de travail. Or, la valeur qu'il produit au cours de ces heures de travail supplémentaire est de la plus-value, qui ne coûte rien au capitaliste, mais qui n'en glisse pas moins dans sa poche. Telle est la base du système qui divise de plus en plus la société civilisée : d'un côté, quelques Rotschild et Vanderbilt - possesseurs de tous les moyens de production et de subsistance, de l'autre, une masse énorme de travailleurs salariés, ne possédant rien d'autre que leur force de travail. Et que ce résultat ne soit pas imputable à tel ou tel grief secondaire, mais uniquement au système lui-même, ce fait, le développement du capitalisme en Angleterre même, l'éclaire aujourd'hui d'une lumière fort crue.

Ce n'est pas tout. Les épidémies répétées de choléra, fièvre typhoïde, variole, etc., ont fait comprendre au bourgeois britannique la nécessité urgente d'assainir ses villes, s'il ne veut pas être, lui et sa famille, victime de ces fléaux. En conséquence, les anomalies les plus criantes décrites dans ce livre sont aujourd'hui éliminées ou tout au moins rendues moins choquantes. On a mis en place ou amélioré des systèmes d'égouts, de larges enfilades de rues traversent bien des quartiers comptant parmi les pires des « mauvais quartiers ». La « Petite Irlande » a disparu, prochainement ce sera le tour des « Seven Dials ».Mais qu'est-ce que cela signifie ? Des districts entiers dont je pouvais encore faire en 1844 une description presque idyllique, sont tombés maintenant, en raison de l'extension des cités, dans le même état de décrépitude, d'inhabitabilité, de misère; certes, on ne tolère plus les cochons ni les tas d'ordures. La bourgeoisie a fait encore des progrès dans l'art de dissimuler le malheur de la classe ouvrière. Mais en ce qui concerne les habitations ouvrières aucun progrès important n'a été accompli : ce fait, est amplement démontré par le rapport de la commission royale : « On the Housing of the Poor »[55]de 1885. Et il en va de même pour tout le reste. Les décrets de police se multi­plient tout autant que les ronces; mais ils ne peuvent qu'endiguer la misère des ouvriers, ils ne peuvent la supprimer.

Cependant, tandis que l'Angleterre a laissé derrière elle, ce stade juvénile de l'exploitation capitaliste que j'ai décrit, d'autres pays viennent de l'atteindre. La France, l'Allemagne et surtout l'Amérique sont les rivaux mena­çants qui, comme je le prévoyais en 1844, battent de plus en plus en brèche le mono­pole industriel de l'Angleterre. Leur industrie est jeune, comparée à celle de l'Angle­terre, mais elle progresse avec une bien plus grande rapidité et est parvenue aujourd'hui approxi­ma­ti­vement au même degré de développement que l'industrie anglaise en 1844. En ce qui concerne l'Amérique, le parallèle est particulièrement frappant. Il est vrai que le décor où vit la classe ouvrière américaine est très différent, mais là-bas règnent les mêmes lois écono­miques et les résultats, s'ils ne sont pas identiques sous tous les rapports, doivent cependant nécessairement, être du même ordre. Aussi, observons-nous en Amérique, les mêmes luttes pour une journée de travail plus courte et fixée par la loi, en particulier pour les femmes et les enfants travaillant en usine; nous voyons fleurir le système du « truck » et le système du « cottage », dans les districts ruraux; « bosses », capitalistes et leurs représentants, les utili­sent comme moyen de domination sur les travailleurs. Lorsque en 1886, je reçus les journaux américains qui rendaient compte des grandes grèves des mineurs de Pennsylvanie, dans le district de Connelsville, j'eus le sentiment de lire ma propre relation du soulèvement des mineurs de charbon dans le nord de l'Angleterre, en 1844, Même façon de voler les ouvriers au moyen de mesures falsifiées, même système de « truck », même tentative de briser la résistance des mineurs par l'ultime et écrasant moyen des capitalistes : en expulsant les ouvriers de leurs logements, qui appartiennent à l'Administration des Mines.

Pas plus ici que dans les éditions anglaises, je n'ai tenté d'adapter ce livre à l'état de choses actuel, c'est-à-dire d'énumérer en détail les changements intervenus depuis 1844. Et cela pour deux raisons. Premièrement, il m'aurait fallu doubler le volume de ce livre. Et deuxièmement, le premier tome du Capital de Marx fournit une description détaillée de la situation de la classe ouvrière anglaise aux environs de 1865, c'est-à-dire à l'époque où la prospérité industrielle britannique connut son apogée. J'aurais donc dû répéter ce que Marx avait déjà dit.

Il est à peine besoin de faire remarquer que le point de vue théorique général de ce livre - sur le plan philosophique, économique et politique - ne coïncide pas exactement avec ma position actuelle. En 1844 n'existait pas encore ce socialisme international moderne, dont surtout et presque exclusivement les travaux de Marx devaient faire entre temps une véritable science. Mon livre ne représente qu'une des phases de son développement embryonnaire. Et tout comme l'embryon humain, aux degrés primitifs de son développement, continue toujours à reproduire les rangées d'ouïes de nos ancêtres les poissons, ce livre révèle partout une des origines du socialisme moderne, un de ses ancêtres : la philosophie classique allemande. C'est ainsi que j'insiste surtout à la fin - sur l'affirmation que le communisme n'est pas simplement la doctrine du parti de la classe ouvrière, mais une théorie dont le but final est de libérer l'ensemble de la société, y compris les capitalistes eux-mêmes, des conditions sociales actuelles qui l'étouffent. C'est exact dans l'abstrait, mais en pratique c'est absolument inutile et parfois pire. Tant que les classes possédantes, non seulement n'éprouveront aucun besoin de libération, mais encore s'opposeront de toutes leurs forces à la libération des travailleurs par eux-mêmes, la classe ouvrière se verra contrainte d'entreprendre et de réaliser seule la révolution sociale. Les bourgeois français de 1789 proclamaient eux aussi, que la libération de la bourgeoisie signifiait l'émancipation de tout le genre humain; mais la noblesse et le clergé se refusaient à l'admettre; cette affirmation - bien qu'elle fût à cette époque, à considé­rer la féodalité, une vérité historique abstraite indéniable -dégénéra bientôt en formule purement sentimentale et se volatilisa totalement dans l'embrasement des luttes révolution­naires. Aujourd'hui, il y a pas mal de gens qui, du haut de leur point de vue impartial, prêchent aux ouvriers un socialisme s'élevant au-dessus des oppositions de classes et des luttes de classes. Mais ce sont ou bien des novices qui ont encore énormément à apprendre, ou alors les pires ennemis des travailleurs, des loups déguisés en brebis.

Dans le texte, la durée du cycle des grandes crises industrielles est fixée à cinq ans. C'était en effet la périodicité qui semblait résulter de la marche des événements de 1825 à 1842. Mais l'histoire de l'industrie de 1842 à 1868 a démontré que la période réelle est de dix ans, que les crises intermédiaires étaient de nature secondaire et ont de plus en plus disparu depuis 1842. Depuis 1868, les choses se sont à nouveau modifiées, nous en reparlerons plus loin.

Je ne me suis pas avisé de supprimer dans le texte les nombreuses prophéties, en parti­culier celle d'une révolution sociale imminente en Angleterre, que m'inspirait alors mon ardeur juvénile. je n'ai aucune raison de chercher à nous parer - moi et mon œuvre - de qualités que nous n'avions pas alors. Ce qu'il y a de surprenant, ce n'est pas que bien de ces prophéties ne se soient pas réalisées, mais plutôt que tant d'autres se soient avérées justes et que la période critique pour l'industrie anglaise - conséquence de la concurrence continentale et surtout américaine - que je prévoyais certes alors dans un avenir beaucoup trop rapproché, soit effectivement arrivée. Sous ce rapport, je me sens obligé de mettre le livre en accord avec l'état actuel des choses. C'est ce que je fais en reproduisant ici un article qui parut en anglais dans le Commonwealth de Londres, du 1° mars 1885, et en allemand dans la Neue Zeit en juin de la même année (cahier 6).

« Il y a quarante ans, l'Angleterre était à la veille d'une crise, que seule la violence sem­blait appelée à résoudre. Le rapide et gigantesque développement de l'industrie avait dépassé de beaucoup l'extension des marchés extérieurs et l'accroissement de la demande. Tous les dix ans, la marche de la production était interrompue brutalement par une crise économique générale, à laquelle succédaient après une longue période de dépression chronique, quelques courtes années de prospérité pour finir toujours par une surproduction fiévreuse et finalement par une nouvelle catastrophe. La classe des capitalistes réclamait à cor et à cri le libre commerce des blés et menaçait de l'obtenir par la force, en renvoyant les populations citadines affamées dans les contrées campagnardes dont elles étaient originaires; mais comme le disait John Bright, « non pas comme indigents qui mendient du pain, mais comme une armée qui prend ses quartiers en territoire ennemi ». Les masses ouvrières des villes réclamaient leur part du pouvoir politique - la Charte du peuple; elles étaient soutenues par la majorité des petits-bourgeois et la seule différence qui les séparait, portait sur la question de savoir si on devait obtenir la mise en application de la Charte par la violence, ou la légalité. C'est alors que survint la crise économique de 1847 et la famine irlandaise, et avec elles, la perspective d'une révolution.

« La révolution française de 1848 sauva la bourgeoisie anglaise. Les proclamations socialistes des ouvriers français victorieux, effrayèrent la petite bourgeoisie anglaise et désorganisèrent le mouvement des ouvriers anglais qui se développait dans un cadre plus étroit, mais plus directement pratique. Au moment même où le chartisme devait déployer toute sa vigueur, il s'effondra de l'intérieur, avant même de s'écrouler extérieurement, le 10 avril 1848. L'activité politique de la classe ouvrière fut reléguée à l'arrière-plan. La classe capitaliste avait vaincu sur toute la ligne.

« La réforme parlementaire de 1831 représentait la victoire de la classe capitaliste dans son ensemble sur l'aristocratie foncière. L'abolition des droits de douane sur les grains fut la victoire des capitalistes industriels non seulement sur la grande propriété foncière, mais en outre, sur les fractions de capitalistes dont les intérêts étaient plus ou moins identiques ou liés à ceux de la propriété foncière : banquiers, gens de bourse, rentiers, etc... Le libre-échange signifia le bouleversement de toute la politique (intérieure et extérieure) financière et com­mer­ciale de l'Angleterre conformément aux intérêts des capitalistes industriels, de la classe qui représentait maintenant la nation. Et cette classe se mit sérieusement à la besogne. Tout obstacle à la production industrielle fut impitoyablement écarté. Les tarifs douaniers et tout le système des impôts furent entièrement refondus. Tout fut soumis à un impératif unique, mais de la plus haute importance pour les capitalistes industriels : abaisser les prix de toutes les matières premières, et particulièrement de toutes les denrées destinées à la classe ouvrière, produire des matières premières et maintenir à un niveau peu élevé - sinon abaisser - les salaires. L'Angleterre devait devenir « l'atelier du monde »; tous les autres pays de­vaient devenir pour l'Angleterre ce qu'était déjà l'Irlande : des marchés pour ses produits industriels, des sources d'approvisionne ment en matières premières et en denrées alimen­taires. L'Angleterre, grand centre industriel d'un monde agricole, entouré d'un nombre tou­jours croissant de satellites producteurs de blé et de coton, tournant autour du soleil industriel ! Quelle grandiose perspective !

« Les capitalistes industriels s'attelèrent à la réalisation de ces hautes visées avec ce bon sens vigoureux et ce mépris des principes périmés, qui les ont toujours distingués de leurs concurrents philistins de notre continent. Le chartisme était à l'agonie. Le retour de la prospé­rité économique - fait normal et qui allait presque de soi - une fois épuisées les conséquences du krach de 1847, fut mis exclusivement au compte du libre-échange. Ces deux circonstances avaient fait de la classe ouvrière anglaise, sur le plan politique, l'appendice du « grand parti libéral », parti dirigé par les industriels. Il s'agissait de conserver à jamais cet avantage acquis. Et l'opposition des chartistes, non pas au libre-échange, mais à la volonté de faire de ce problème la seule question vitale pour la nation, avait appris aux industriels, leur faisait comprendre chaque jour davantage, que la bourgeoisie ne parviendrait jamais à dominer politiquement et socialement la nation, autrement qu'avec l'aide de la classe ouvrière. C'est ainsi que peu à peu, l'attitude réciproque des deux classes se modifia. La législation sur les fabriques, jadis croquemitaine de tous les industriels, non seulement ils l'observèrent de bon gré, mais encore l'étendirent plus ou moins à toute l'industrie. Les « Trade-Unions », réputés récemment encore ouvrage diabolique, furent désormais cajolés et protégés par les industriels comme institutions hautement légitimes et moyen utile de propager parmi les travailleurs de sains enseignements économiques. Les grèves mêmes, déclarées illégales avant 1848, furent jugées tout à fait utiles à l'occasion, particulièrement quand Messieurs les Industriels les avaient provoquées eux-mêmes au moment adéquat. Des lois qui avaient ravi au travailleur l'égalité en droit avec son employeur, au moins les plus révoltantes, furent abolies. Et cette Charte du peuple, jadis si redoutable, devint, pour l'essentiel, le programme politique de ces mêmes industriels, qui s'y étaient opposés jusqu'alors. La suppression du cens électoral et le vote à bulletin secret sont institués par la loi. Les réformes parlementaires de 1867 et 1884 ressemblent déjà nettement au suffrage universel, du moins tel qu'il existe actuellement en Allemagne; le découpage en circonscriptions électorales que discute actuel­le­ment le Parlement, crée des circonscriptions égales, en gros du moins pas plus inégales qu'en France ou en Allemagne. Des indemnités parlemen­taires et le raccourcissement de la durée du mandat, à défaut de Parlements élus tous les ans, se profilent comme les conquêtes d'un avenir prochain; et malgré tout, certains avancent que le chartisme est mort.

« La révolution de 1848, comme nombre de celles qui la précédèrent, a connu d'étranges destins. Les mêmes gens qui l'écrasèrent, sont devenus, selon le mot de Marx, ses exécuteurs testamentaires. Louis-Napoléon fut contraint de créer une Italie unie et indépendante, Bismarck fut contraint de faire en Allemagne, une révolution à sa manière et de rendre à la Hongrie une certaine indépendance et les industriels anglais n'ont rien de mieux à faire que de donner force de loi à la Charte du Peuple.

« Les effets de cette domination des capitalistes industriels, furent pour l'Angleterre, au début, stupéfiants. Les affaires prirent un nouvel essor et une extension inouïe, même dans ce berceau de l'industrie moderne. Les résultats considérables obtenus grâce à la vapeur et aux machines furent réduits à néant en comparaison du puissant essor que connut la production de 1850 à 1870, des chiffres confondants qu'atteignirent : l'exportation et l'importation, l'amoncellement de richesses entre les mains des capitalistes et la concentration de force de travail humain réalisée dans les villes géantes. Certes le progrès fut interrompu comme précédemment par le retour d'une crise tous les dix ans; en 1857, tout comme en 1866; mais on considérait ces à-coups comme des événements naturels inéluctables par lesquels il faut bien passer et qui finissent par se régler.

« Et la situation de la classe ouvrière durant cette période ? Il y eut des améliorations provisoires, même pour la grande masse. Mais cette amélioration fut constamment ramenée à l'ancien niveau par l'afflux de la grande foule de la réserve des travailleurs sans emploi, par les nouvelles machines, rejetant continuellement des travailleurs hors du circuit et par l'arrivée des ouvriers agricoles, remplacés eux aussi de plus en plus par les machines.

« On ne constate d'amélioration durable du niveau de vie que dans deux secteurs protégés de la classe ouvrière. En premier lieu, celui des ouvriers d'usine. La fixation légale à leur avantage, d'une journée de travail normale, sur des bases au moins relativement rationnelles, leur a permis de rétablir à peu près leur constitution physique, et leur a conféré une supé­riorité morale renforcée encore par leur concentration locale. Leur situation est, à n'en point douter, meilleure qu'avant 1848. La meilleure preuve en est que, sur dix grèves qu'ils mènent, neuf sont provoquées par les industriels eux-mêmes dans leur propre intérêt, comme seul moyen de limiter la production. Vous n'amènerez jamais les industriels à s'entendre tous pour réduire le temps de travail, pour invendables que soient leurs produits. Mais amenez les ouvriers à faire grève, et les capitalistes ferment leurs usines jusqu'au dernier.

« En second lieu les ouvriers des grandes Trade-Unions. Ce sont les organisations des secteurs industriels où le travail d'hommes adultes est seul utilisable ou prédominant. Ni la concurrence du travail des femmes ou des enfants ni celle des machines n'ont été jusqu'à présent en mesure de briser leur puissance organisée. Les mécaniciens, charpentiers et menuisiers, ouvriers du bâtiment, constituent chacun pour soi une force, à telle enseigne, qu'ils peuvent même - comme le font les ouvriers du bâtiment - résister victorieusement à la mise en service de machines. Leur situation s'est sans aucun doute, remarquablement améliorée depuis 1848. La meilleure preuve en est que depuis plus de quinze ans, ce ne sont pas seulement leurs employeurs qui sont satisfaits d'eux, mais eux-mêmes qui sont également très contents de leurs employeurs. Ils constituent une aristocratie à l'intérieur de la classe ouvrière; ils sont parvenus à conquérir une situation relativement confortable et cette situation ils l'acceptent comme définitive. Ce sont les travailleurs modèles des sieurs Leone Levi et Giffen (et aussi de ce bon bourgeois de Lujo Brentano) et en fait, ils sont très gentils et nullement intraitables pour un capitaliste raisonnable en particulier et pour la classe capitaliste en général.

« Mais en ce qui concerne la grande masse des travailleurs, leur degré de misère et d'insé­curité est tout aussi bas aujourd'hui, sinon pire, que jamais. Les quartiers Est de Londres sont un marais stagnant de misère, de désespoir et de famine, qui ne cesse de s'étendre, - lorsque les hommes ne travaillent pas - d'avilissement moral et physique - lorsque les hommes travaillent. Et il en va de même dans toutes les autres grandes villes, la minorité privilégiée des ouvriers exceptée, et il en va de même dans les villes de moindre importance et dans les districts agricoles. La loi qui réduit la valeur de la force de travail aux subsistances indispensables pour vivre, et celle qui, en règle générale, abaisse le prix moyen de la force de travail à la quantité minimum de ces subsistances, ces deux lois agissent sur la classe ouvrière avec la force irrésistible d'une machine automatique qui l'écrase entre ses rouages.

« Telle était donc la situation qu'avaient créée la politique du libre-échange de 1847 et vingt années de règne des capitalistes industriels. Mais alors un tournant se dessina. A la crise de 1866, succéda bien un bref et léger essor commercial vers 1873, mais il ne dura pas. En effet, à l'époque où elle aurait dû se produire, en 1877 ou 1876, nous n'avons pas subi de crise véritable, mais nous vivons depuis 1876 dans un état de marasme chronique qui affecte tous les secteurs essentiels de l'industrie. Ni la catastrophe totale, ni l'ère de prospérité, depuis longtemps désirée que nous pensions pouvoir atteindre aussi bien avant qu'après le krach, ne veulent se produire. Une lourdeur mortelle, un engorgement chronique de tous les marchés pour toutes les affaires, telle est la situation que nous connaissons depuis bientôt dix ans. Pourquoi en est-il ainsi ?

« La théorie du libre-échange avait été fondée sur cette hypothèse : l'Angleterre devait deve­nir le seul grand centre industriel d'un monde agricole et les faits ont démenti complè­tement cette hypothèse. Les conditions de l'industrie moderne, énergie produite par la vapeur et machinisme, peuvent être créées partout où il existe du combustible et en particulier du charbon; et d'autres pays que l'Angleterre possèdent du charbon; la France, la Belgique, l'Allemagne, l'Amérique et même la Russie. Et les gens de ces pays-là n'ont pas été d'avis que leur intérêt fût de se muer en métayers crève-la-faim à la mode irlandaise, uniquement pour la plus grande gloire et richesse des capitalistes anglais. Ils se mirent à produire des objets fabriqués, non seulement pour eux-mêmes, mais encore pour le reste du monde, et la conséquence, c'est que le monopole industriel détenu par l'Angleterre durant presque un siècle, est maintenant irrémédiablement brisé.

« Cependant, le monopole industriel anglais est le pivot du système social anglais d'aujour­d'hui. Même durant la période où ce monopole existait, les marchés ne pouvaient suivre le rythme de l'accroissement de la productivité de l'industrie anglaise; conséquence : les crises décennales. Et actuellement, les nouveaux marchés deviennent chaque jour si rares qu'on se voit obligé d'imposer, même aux nègres du Congo, la civilisation que représentent les cotonnades de Manchester, les poteries du Staffordshire et les articles sidérurgiques de Birmingham.

« Qu'adviendra-t-il, si des denrées continentales, et en particulier américaines, affluent en quantité croissante, si la part du lion qui revient encore actuellement aux usines anglaises dans l'approvisionnement du monde, se réduit d'année en année ? Réponds, ô Panacée du libre-échange!

« Je ne suis pas le premier à évoquer cette éventualité. En 1883 déjà, lors de la réunion à Southport, de la British Association M. Inglis Palgrave, président de la commission écono­mique, a bel et bien dit qu'en Angleterre, le temps des grands profits était révolu, et qu'une pause était survenue dans le développement de divers grands secteurs industriels. On pourrait presque affirmer, disait-il, que l'Angleterre va en arriver à une certaine stagnation.

« Mais comment tout cela finira-t-il ? La production capitaliste ne peut pas se stabiliser, il lui faut s'accroître et se développer, sinon elle est condamnée à périr. Déjà à l'heure actuelle, le simple fait de restreindre la part du lion que s'adjugeait l'Angleterre dans l'approvisionnement du marché mondial se traduit par un arrêt des affaires, provoquant de la misère, un excès de capitaux d'un côté, un excès de travailleurs sans emploi de l'autre. Que sera-ce, lorsque l'accroissement de la production annuelle sera complètement arrêté ? C'est là le talon d'Achille de la production capitaliste. Sa condition vitale c'est la nécessité d'une extension permanente; et cette extension permanente devient maintenant impossible. La production capitaliste aboutit à une impasse. Chaque année rapproche l'Angleterre de cette alternative : c'est la nation ou la production capitaliste qui vont périr. - Laquelle des deux devra y passer ?

« Et la classe ouvrière ? Si elle eut à, subir une telle misère, même au moment de l'exten­sion inouïe du commerce et de l'industrie de 1848 à 1868, si même à cette époque, sa grande masse ne connut dans le meilleur cas qu'une amélioration passagère, tandis que seule une petite minorité privilégiée et protégée jouissait d'avantages durables, que sera-ce si cette période brillante s'achève définitivement, si cette stagnation actuelle écrasante, non seulement s'aggrave, mais encore si cette aggravation, si cet écrasement étouffant devient l'état normal, durable de l'industrie anglaise ?

« La vérité, la voici : tant que le monopole industriel anglais a subsisté, la classe ouvrière anglaise a participé jusqu'à un certain point aux avantages de ce monopole. Ces avantages furent très inégalement répartis entre ses membres; la minorité privilégiée en encaissa la plus grande part, mais même la grande masse en recevait sa part, du moins de temps à autre et pour une certaine période. Et c'est la raison pour laquelle, il n'y a pas eu en Angleterre de socialisme depuis la mort de l'owenisme. Avec l'effondrement de ce monopole, la classe ouvrière anglaise perdra cette position privilégiée. Elle se verra alignée un jour, - y compris la minorité dirigeante et privilégiée - au niveau des ouvriers de l'étranger. Et c'est la raison pour laquelle le socialisme renaîtra en Angleterre. »

Voilà pour l'article de 1885. Dans la préface anglaise du 11 janvier 1892, je poursuivais :

« J'ai peu de choses à ajouter à cette description de la situation, telle qu'elle m'apparais­sait en 1885. Il est inutile de dire « qu'aujourd'hui le socialisme revit effectivement en Angleterre »; il y en a en quantité : socialisme de toutes nuances, socialisme conscient ou inconscient, socialisme en prose et en vers, socialisme de la classe ouvrière et de la classe moyenne. Car vraiment, ce monstre horrible, le socialisme, ne s'est pas contenté de devenir respectable, il a déjà endossé une tenue de soirée, et il s'installe nonchalamment sur les causeuses des salons. Cela prouve une nouvelle fois de quelle inconstance incurable est affligé ce terrible despote de la bonne société : l'opinion publique de la classe moyenne - et cela justifie une fois de plus le mépris que nous autres, socialistes de la génération précédente, avons constamment nourri à l'endroit de cette opinion publique. Mais par ailleurs, nous n'avons pas de raison de nous plaindre de ce nouveau symptôme.

Ce que je tiens pour beaucoup plus important que cette mode passagère, qui consiste, dans les milieux bourgeois, à faire étalage de ce pâle délayage de socialisme et même pour plus important que le progrès accompli en général par le socialisme en Angleterre - c'est le réveil des quartiers Est de Londres. Ce camp immense de la misère n'est plus la mare stagnante qu'il était encore il y a six ans. Les quartiers Est ont secoué leur désespoir paralysant; ils sont revenus à la vie, et sont devenus le berceau du « Nouvel Unionisme », c'est-à-dire de l'organisation de la grande masse des travailleurs « non qualifiés ». Certes, cette organisation adopte à maints égards la forme des anciennes « Unions » de travailleurs « qualifiés »; mais son caractère en est profondément différent. Les anciennes unions conservent les traditions de l'époque où elles avaient été fondées; elles considèrent le système du salariat comme un fait définitif, donné une fois pour toutes, qu'elles peuvent au mieux adoucir un peu dans l'intérêt de leurs membres; les nouvelles Unions par contre, ont été créées à une époque où la croyance en la pérennité du salariat était déjà profondément ébranlée. Leurs fondateurs et promoteurs étaient, ou des socialistes conscients, ou bien des socialistes sentimentaux; les masses qui affluaient vers elles et qui font leur force, étaient grossières, négligées, regardées de haut par l'aristocratie de la classe ouvrière. Mais elles ont cet avantage immense : leurs cœurs sont encore un terrain vierge, tout à fait exempts de cette « respectabilité » des préjugés bourgeois, héréditaires, qui égarent l'esprit des « Vieux Unionistes » dont la situation est meilleure. Et c'est ainsi que nous voyons maintenant ces nouvelles Unions s'emparer d'une façon générale de la direction du mouvement ouvrier et prendre de plus en plus en remorque les riches et fières « Vieilles Unions ».

Sans aucun doute, les gens des quartiers de l'Est ont commis d'énormes gaffes, mais leurs prédécesseurs en ont fait aussi, et aujourd'hui encore, les socialistes doctrinaires qui font la grimace en parlant d'eux en commettent aussi. Une grande classe, tout comme une grande nation, ne s'instruit jamais plus vite que par les conséquences de ses propres erreurs. Et en dépit de toutes les erreurs possibles passées, présentes et à venir, ce réveil des quartiers de l'Est de Londres est l'un des plus grands et plus féconds événements de cette « fin de siècle » et je suis heureux et fier de l'avoir vécue. »

Depuis le moment où j'ai rédigé ces lignes, la classe ouvrière anglaise a fait de nouveau un grand pas en avant. Les élections au Parlement, qui ont eu lieu il y a quelques jours, ont fait savoir en bonne et due forme aux deux partis officiels, aussi bien aux conservateurs qu'aux libéraux, qu'il leur faut maintenant compter les uns et les autres avec un troisième parti : le parti ouvrier. Celui-ci n'est encore qu'en formation; ses éléments sont encore occupés à se débarrasser des vieux préjugés de tout ordre - bourgeois, hérités du syndica­lisme ancien style et même déjà ceux d'un socialisme doctrinaire, - afin de pouvoir se retrou­ver tous sur leur terrain commun. Et malgré tout, l'instinct qui les unit est déjà si fort qu'il leur a fait obtenir aux élections des résultats inconnus jusqu'à ce jour en Angleterre. A Londres, deux ouvriers se présentent aux élections et ouvertement, comme socialistes; les libéraux n'osent pas leur opposer de candidat et les deux socialistes triomphent avec une majorité aussi écrasante qu'inattendue. A Middlesbrough, un candidat ouvrier se présente contre un libéral et un conservateur et est élu malgré eux. Par contre, les nouveaux candidats ouvriers qui s'étaient alliés aux libéraux, échouent totalement à l'exception d'un seul. Parmi les soi-disant représentants ouvriers, qu'il y avait jusqu'alors, c'est-à-dire les gens à qui on pardonne leur qualité d'ouvriers, parce qu'eux-mêmes aimeraient bien la noyer dans l'océan de leur libéralisme, le représentant le plus important du vieil unionisme, Henry Broadhurst, a subi un échec éclatant parce qu'il s'était déclaré contre la journée de huit heures. Dans deux circonscriptions de Glasgow, une de Salford, et dans plusieurs autres encore, des candidats ouvriers indépendants se sont présentés contre des candidats des deux vieux partis; ils ont été battus, mais les candidats libéraux également. Bref, dans un certain nombre de circons­crip­tions des grandes villes et de centres industriels, les ouvriers ont rompu délibérément tout contact avec les deux vieux partis et ont obtenu ainsi des succès directs ou indirects sans précédents. Et la joie qu'en éprouvent les ouvriers, est indicible. C'est la première fois qu'ils ont vu et senti, ce dont ils sont capables lorsqu'ils utilisent leur droit de vote dans l'intérêt de leur classe. C'en est fait de la superstition du « grand parti libéral » qui a subjugué les ouvriers anglais durant presque quarante ans. Des exemples frappants leur ont montré que se sont eux, les ouvriers, qui constituent en Angleterre, la force décisive, pour peu qu'ils le veuillent, et sachent ce qu'ils veulent; et les élections de 1892 ont marqué le début de cette volonté et de ce savoir. Le reste, c'est au mouvement ouvrier du continent de s'en occuper; les Allemands et les Français, qui disposent déjà d'une représentation si importante aux parlements et dans les conseils locaux, soutiendront suffisamment, par de nouveaux succès, l'émulation des Anglais. Et s'il apparaît dans un avenir assez proche que ce parlement nouveau ne peut rien faire avec M. Gladstone, ni M. Gladstone rien faire avec ce parlement, le parti ouvrier anglais sera alors suffisamment organisé pour mettre bientôt un terme au jeu de bascule des deux vieux partis qui se succèdent l'un l'autre au pouvoir et qui précisément, par ce moyen, perpétuent la domination de la bourgeoisie

Londres, 21 juillet 1892.

  1. En dehors de La Situation .... son séjour verra naître les « Umrisse zu einer Kritik der Nationaloekonomie » publiés dans les Deutsch-Franzoesische Jahrbuecher, Paris 1844, ébauche précoce, mais imparfaite d'une analyse marxiste de l'économie, ainsi que des articles sur l'Angleterre pour la Rheinische Zeitung, le Schweizerische Republikaner, les Deutsch-Franzoesische Jahrbuecher et le Vorwaerts de Paris, et sur l'évolution continentale pour le New Moral World de R. Owen. (Cf. Karl MARX - F. ENGELS : Werke. Berlin, 1956, tome I, pp. 454-592.)
  2. Die Lage der arbeitenden Klasse in England. Nach eigner Anschauung und authentischen Quellen von Friedrich ENGELS. Leipzig. Druck und Verlag Otto Wigand 1845. Une édition américaine paraît avec une préface distincte en 1887, une édition anglaise, avec une longue et importante préface, en 1892, et une seconde édition allemande la même année.
    On trouvera ces diverses préfaces à la fin du présent volume. Une partie seulement des erreurs matérielles de la première édition y sera corrigée. La dernière édition allemande de La Situation est celle de MARX-ENGELS : Werke, Bd II, pp. 228-506, Berlin, Dietz, 957. W. O. Henderson et W. H. Chaloner qui viennent de rééditer le livre en anglais (Oxford 1958) se sont livrés à un travail extrêmement minutieux, vérifiant toutes les citations, ajoutant les références précises là où Engels ne les donnait pas, corrigeant certaines erreurs passées inaperçues et ajoutant d'utiles renseignements complémentaires. Malheureuse­ment, cette étude souffre du désir irrépressible de ses auteurs de discréditer Engels et le marxisme à tout prix. La première édition française a été publiée par Alfred Costes, 2 volumes, 1933; elle contient de nombreuses erreurs et ne comporte aucun appareil critique.
  3. On lui reproche, notamment, d'avoir plagié Buret. Cf. la critique de Charles Andler : Introduction et commentaires sur Le Manifeste communiste. Paris, Rieder, 1925, pp. 110-113. Cette accusation est discutée et réfutée par Gustave MAYER : Friedrich Engels, vol. I, La Haye, 1934, p. 195, qui explique d'une part, que les vues de Buret n'ont rien de commun avec celles d'Engels, et que d'autre part, rien ne prouve que celui-ci ait connu le livre de Buret avant d'écrire le sien.
  4. Engels, quand il écrit La Situation , n'a vu Marx qu'une dizaine de jours à Paris, en août 1844 (si l'on excepte sa brève visite à la rédaction de la Gazette rhénane à Cologne, fin novembre 1842). Il ne saurait donc être question de méthode marxiste élaborée. Il semble bien cependant que ce soit sous l'influence d'Engels, à la lecture de La Situation , que Marx se soit orienté vers une étude systématique des questions économiques. L'apport original d'Engels au marxisme naissant, c'est cette critique économique de la société capitaliste que l'on retrouve d'ailleurs dans les « Umrisse zu einer Kritik der Nationaloekonomie », Marx-Engels Werke, tome I, Dietz, Berlin 1957, publiés en 1844 et écrits quelques jours auparavant. La Situation est un des premiers, sinon le premier, des grands ouvrages marxistes, puisqu'on ignore la date exacte à laquelle Marx rédigea les Thèses sur Feuerbach (printemps 1845). La préface d'Engels est datée du 15 mars.
  5. Voir ci-dessous p. 390 (préface de 1892). Cf. D. ROSENBERG : « Engels als Oekonom », in Friedrich Engels der Denker. Aufsaetze aus der Grossen Sowjet Enzyklopaedie, Zurich 1935, Bâle, 1945.
  6. Pour une appréciation des différents mérites d'Engels, cf. LÉNINE : Aspects du romantisme économique (Sismondi et nos sismondistes nationaux), Oeuvres complètes, vol. Il. Sur l'histoire des origines du concept de « révolution industrielle », voir A. BEZANSON : « The early use of the term Industrial Revolution » in Quarterly Journal of Economics, XXXVI, 1922, 343, et G. N. CLARK : The Idea of the Industrial Revolution, Glasgow, 953.
  7. Cf. P. MANTOUX : La Révolution industrielle au XVIII° siècle, Paris, Génin, 1905; réédité en 1959, daté, mais excellent; et T. S. ASHTON : La Révolution industrielle, Paris, 1950, discutable dans ses interprétations mais utile comme synthèse ou introduction à des lectures plus spécialisées.
  8. Cf. J. T. KRAUSE : « Changes in English Fertility and Mortality », in Economic History Review, 2nd Ser., XI, I, 1958, p. 65; S. POLLARD soutient dans « Investment, Consumption and the Industrial Revolution », in Economic History Review, 2nd Ser. XI, 2, 1958, p. 221, que cette détérioration commence avant 1790.
  9. Dans l'article, « F. Engels », écrit en 1895 (Marx-Engels-Marxisme, p. 37). Engels, cependant, n'a pas déterminé clairement, à cette époque, le rôle de la lutte des classes dans l'histoire.
  10. Engels voit dans la concurrence le phénomène essentiel du capitalisme.
  11. Peut-être Engels doit-il, ici, quelque chose à Sismondi et surtout à John WADE : Histoire des classes moyennes et laborieuses, 1833, qu'il utilise dans la rédaction de son livre. Wade propose une période de 5-7 ans. Engels, qui devait plus tard se prononcer pour une période de 10 ans, adopte ici cette suggestion. Il avait d'ailleurs noté la périodicité des crises dans les « Umrisse ... » (Mega, tome II, p. 396.) Comme d'habitude, les analystes critiques du capitalisme firent bien plus de découvertes sur le mécanisme économique que les économistes bourgeois, lesquels demeuraient à l'époque aveugles à ces fluctuations fondamentales. Cf. J. SCHUMPETER : History of Economic Analysis, 1954, 742.
  12. Voir l'éloge sans réserve que fait Current Sociology : Urban Sociology (Research in Great Britain), UNESCO, Paris, vol- 4, 1955, no 4, p. 30 de l'analyse de l'urbanisme par Engels : « Sa description de Manchester... est un chef d'œuvre d'analyse écologique. »
  13. Mais dans sa préface à Socialisme utopique (1891), connue sous le titre de « Matérialisme historique », Engels soulignera, au contraire, les efforts faits depuis par la bourgeoisie pour maintenir le peuple sous la coupe de l'obscurantisme religieux.
  14. Mais Engels note aussi que l'immigration massive d'Irlandais anormalement pauvres contribue de son côté à la propagation du radicalisme parmi les ouvriers (p. 170).
  15. Bien que correct dans ses grandes lignes, le récit que fait Engels de la phase pré-char­tis­te du mouvement ouvrier est plus que rapide et souvent erroné dans le détail. Il serait bon de le compléter par la lecture d'ouvrages récents, tels que G. D. H. COLE et R. POSTGATE : The Common People, London, 1945. Il était pratiquement impossible à Engels de s'étendre sur les origines du mouvement ouvrier, qui, même aujourd'hui, restent très mai connues.
  16. Cf. E. J. HOBSBAWM : « The Aristocracy of labour in 19th Century Britain », in J. SAVILLE ed. : Democracy and the Labour movement, London, 1954.
  17. J'adopte ici la périodisation couramment admise par les économistes anglais et qui repose sur divers index économiques. C. ROSTOV : British Economy in the 19th c., Oxford, 1948.
  18. Notamment Ricardo (1817), James Mill (1821), Malthus (1815) et Sir Edward West (1815-1826). Bien qu'utilisant tous deux ce terme, ni Adam Smith (1776), ni John Stuart Mill (1848) ne semblent, dans leurs écrits, avoir cru à l'imminence de cette stagnation finale du capitalisme.
  19. Au moment où Engels rédige son livre, le mouvement chartiste vient d'atteindre son point culminant : mais son déclin ne sera perceptible que dans les années suivantes. D'où, en partie, les illusions d'Engels sur l'imminence de la révolution sociale.
  20. La critique classique, formulée pour la première fois par V. A. HUBER : Janus , 1845, tome II, p. 387 et B. HILDEBRAND : Nationaloekonomie der Gegenwart u. Zukunft , Francfort, 1848, se résume à ceci : « Même si les faits cités par Engels sont vrais, l'interprétation qu'il en donne est bien trop sombre. » Ses plus récents éditeurs anglais vont jusqu'à dire : « Les historiens ne peuvent plus considérer le livre d'Engels comme faisant autorité et donnant un tableau fidèle de la société anglaise vers 1840. » (CHALONER et HENDERSON, p. XXXI). Assertion proprement absurde.
  21. En 1843, il fait la connaissance de Mary Burns, ouvrière d'origine irlandaise, avec qui il vivra jusqu'à la mort de celle-ci. Sans aucun doute elle le met en relation avec certains milieux ouvriers et irlandais de Manchester. Il utilisera énormément deux publications : le Northern Star et le Manchester Guardian.
  22. Les quelques exemples de « déformations » qu'ont réussi à trouver les éditeurs les plus hostiles à Engels (Chaloner et Henderson, par ex.) ne portent que sur des points tout à fait de détail et ne sauraient tirer à conséquence pour un chercheur impartial.
  23. Dans l'ensemble, cependant, Engels, rédigeant son livre en Allemagne, et le rédigeant vite, n'a pas pu confronter ses sources. Et en 1892, il ne s'est pas livré à une révision très stricte de son ouvrage. D'où quelques erreurs matérielles (dates, chiffres) qui ont pu subsister. Précisons encore une fois qu'elles n'ôtent rien à la valeur du livre et ne diminuent pas son intérêt.
  24. Sur ces documents et d'autres cf. E. J. HOBSBAWM : « The British Standard of Living, 1790-1850 », in Economic History Review, 2nd Ser., X. i, 1957.
  25. P. et G. FORD nous fournissent un guide utile dans Select List of British Parliamentary Papers 1833-1899, Oxford, 1953.
  26. N. McCORD : The Anti-Corn Law League (1832-1846), London, 1958, p. 127.
  27. Voir sur ce point le célèbre passage du Manifeste communiste où Marx décrit ce processus. (Le Manifeste , Éditions Sociales, p. 17.)
  28. Mc CORD, op. cit., ch. V.
  29. Elle le fit dans la période économique suivante. Les remarques d'Engels le montrent conscient des tendances qui, bien que momentanément éclipsées par d'autres, au moment où sévit la crise, devaient plus tard revenir au premier plan.
  30. Lorsque Lord Londonderry fit expulser les mineurs en grève en 1844, les deux tiers des méthodistes primitifs de la région de Durham perdirent leur foyer. Sur le problème des « sectes ouvrières », cf. E. HOBSBAWM : Primitive Rebels Manchester, 1959.
  31. Cf. G. D. H. COLE : A Century of Cooperation, London, 1944.
  32. La Workers' Music Association of London a publié des recueils de chants populaires de l'époque, tels que Come All Ye Bold Miners (Lloyd et Me Coll).
  33. Ce parti-pris de défense du capitalisme apparaît clairement chez F.-A. HAYEK : Capitalism and the historians, Londres 1951.
  34. W. H. COURT : Concise Economic History of Great Britain, Cambridge, 1954, p. 236.
  35. Economic History of Modern Britain, Cambridge, 1939, tome I, p. 39.
  36. La bourgeoisie.
  37. Ministère de l'Intérieur.
  38. Le texte anglais dit : « c'est vraiment de l'anglais ». Le terme allemand est sans équivoque : deutlich.
  39. Engels n'a pas écrit cette histoire sociale de l'Angleterre qu'il projetait. Il a toutefois publié entre le 31 août et le 19 octobre 1844 plusieurs articles sur le sujet dans le Vorwärts (Gesamtausgabe I, vol. 4, Berlin, 1932, pp. 292-334.)
  40. Pour et contre.
  41. Engels fait allusion aux soulèvements de tisserands de 1844. En Silésie la troupe intervint, notamment à Langenbielau, et écrasa la révolte dans le sang. En Bohême, la même année, dans les districts de Leitmeritz et de Prague les ouvriers prirent d'assaut les fabriques textiles et détruisirent les machines.
  42. Publiée sous le titre « Le Mouvement ouvrier en Amérique » les 16 et 23 juillet 1887 par Le Socialiste dans une traduction qui avait reçu l'approbation d'Engels et dont nous nous sommes bornés à corriger les erreurs manifestes, d'après l'original anglais.
    Le Socialiste : Hebdomadaire dirigé par Guesde et Lafargue , paraissant à Paris avec des interruptions à partir de 1885. Ici 3° année, 2° série.
  43. Henry GEORGE (1838-1897) : Publiciste américain, établi à New York depuis 1880, auteur d'un ouvrage d'économie politique, critiqué par Marx : Progress and Poverty. En 1886, George a été candidat au poste de maire de New York.
  44. « Knights of Labor » : organisation qui exista en Amérique entre 1870 et 1890; elle recrutait ses membres surtout parmi les ouvriers non qualifiés. A son apogée, elle comptait en 1886, 700.000 membres. Sur les Chevaliers du Travail et Henry George, voir lettre d'Engels à Laura Lafargue in Correspondance Engels-Lafargue, Éditions Sociales, Paris, 1956, I, p. 410.
  45. Le Capital , Éditions Sociales, Livre I, tome III, p. 153 et suiv. Bien entendu, dans Le Capital, la Section VIII s'intitule tout simplement « L'accumulation primitive ». Il faut comprendre « soi-disant », comme « ce que Marx désigne par le terme de ». Ce soi-disant est ici probablement un germanisme (sogennant).
  46. Le Socialiste disait : « Une énigme de contradiction véritablement américaine. »
  47. Texte corrigé. Le Socialiste écrivait « l'œuvre pratique de toute la classe américaine des salariés ».
  48. Texte corrigé. Le Socialiste traduisait « une masse de matière humaine en fermentation, en travail de la forme appropriée...
  49. Texte corrigé. Le Socialiste disait « les émigrants allemands ».
  50. Engels dit : « Trade-Unions » (syndicats).
  51. Le Manifeste communiste. La citation est extraite du chapitre II et du chapitre IV. Nous avons respecté le texte du Socialiste. On retrouvera les passages cités dans une traduction légèrement différente. Le Manifeste..., Éditions Sociales, 1957, p. 27 et p. 46.
  52. Texte corrigé. Le Socialiste disait « travaillent pour ».
  53. Système qui consistait à payer les ouvriers en nature - en les obligeant à se fournir dans les magasins ouverts par les industriels. Engels y consacre plusieurs pages, cf. ci-dessus notamment p. 233 et pour la loi de dix heures pp. 226-228.
  54. Syndicats anglais.
  55. Sur l'habitation des pauvres.