La seconde mort de Marx

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Rien n'atteste mieux l'inanité du destin posthume de l'œuvre de Karl Marx que le déclin, au cours des dernières cent années, du mouvement ouvrier comme pensée et pratique d'une révolution émancipatrice. Cette pensée et cette pratique ne devaient-elles pas aboutir à la régénération des sociétés et, couronnant un siècle de luttes économiques et politiques, à l'avènement de la communauté mondiale libérée du double esclavage du capital et de l'Etat ? Ne devaient-elles pas mettre fin à ces deux tares aliénantes qui rongent l'espèce humaine et l'empêchent de se guérir de cette barbarie lépreuse dévastatrice appelée civilisation bourgeoise ?

Au lieu de quoi, nous en sommes à nous demander, en cette année 1983, que par ironie perverse comme par goût du mythe d'aucuns osent appeler « Année Marx », si ce vingtième siècle ne verra pas l'extinction suicidaire de la race humaine, techniquement et psychologiquement préparée, par les castes dirigeantes et les idéologues de service, à ce qui serait le prélude à « une débâcle telle qu'elle éclipsera même les horreurs de la fin de l'Empire romain » (Marx, 1856). Diagnostiquer la paranoïa politico-militaire universelle ne relèverait que d'une pathologie élémentaire, si l'aberration de la paix armée - fondée sur la stratégie de la terreur équilibrée - n'était pas élevée au rang d'un culte sacré par tous les Etats et Eglises. Un cataclysme militaire ne serait-il pas le prix à payer pour sauver, selon les uns, les valeurs supérieures du socialisme et du communisme, selon les autres, leur idée de la culture humaniste et de la démocratie, cette « parenthèse », ô combien confortable pour certains !

Si, par sa critique sociale, Marx témoigne d'une présence incomparable aux misères et horreurs de ce temps, où la folie meurtrière se déguise en volonté de paix, son absence est, en revanche, totale si l'on en juge d'après la condition des masses exploitées et opprimées, victimes aujourd'hui de ceux-là mêmes qui prétendent célébrer - ou dénigrer - une œuvre accomplie voilà maintenant cent ans. Car le public auquel Marx s'adressait n'était pas la caste des intellectuels en titre, et encore moins les disciples soi-disant marxistes qui auraient été mandatés pour s'exprimer en son nom et élaborer les programmes des partis ouvriers et leurs stratégies révolutionnaires. L'audience visée par Marx était formellement désignée dans son œuvre comme « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », ou encore « l'immense majorité ». Ne disait-il pas : « Chaque pas en avant du mouvement réel est plus important qu'une douzaine de programmes ». Lorsque devant la tombe de son ami superstitieusement vénéré, Engels le glorifiait pour avoir été « le premier à rendre le prolétariat moderne conscient de son propre état et de ses propres besoins, conscient aussi des conditions de son émancipation », il ne s'est pas trompé seulement sur la vocation véritable du défunt. Il a surtout déposé dans les esprits le germe d'un mythe dont les conséquences néfastes se feront sentir tout au long du siècle suivant, les professionnels du marxisme, généreux donneurs de conscience, s'acharnant sur les victimes récalcitrantes à coups de police politique et de dictature du prolétariat pour les forcer à avancer vers les « lendemains qui chantent ». Comme nous sommes loin des leçons d'économie politique données par Marx en 1847 à des ouvriers allemands vivant en Belgique ! C'est en éveilleur s'efforçant de participer à l'œuvre commune en apportant ses propres « éléments de culture » et non en donneur de conscience que le conférencier apprenait à son auditoire ouvrier que « la grande industrie exige sans cesse une armée de réserve d'ouvriers sans emploi pour les périodes de surproduction... » C'est en éducateur éduqué par le mouvement même qui l'avait initié au communisme qu'il s'exaltait devant les premières coalitions ouvrières en constatant que leurs membres prélevaient sur leurs salaires, déjà tragiquement insuffisants, « une partie des frais de leur guerre contre la bourgeoisie, et qu'ils attendaient de leur activité révolutionnaire la suprême satisfaction de leur vie ».

Toutefois, si dans la vénération de son maître et ami, Engels a cédé à la tentation d'inaugurer l'hagiologie marxiste, il n'a rien dit ou écrit qui puisse prêter la moindre justification à la célébration d'un culte dont les servants anonymes sont censés être ceux que Marx voulait aider à se libérer de toute superstition religieuse et de toute « dépendance directe vis-à-vis de tel ou tel auteur ou de tel livre » Quelle n'aurait été sa stupeur de se voir ériger, aux côtés de son ami. en dieu de la nouvelle religion marxiste-léniniste.

« La philosophie dialectique matérialiste élaborée par Marx et Engels en une association créatrice, l'économie politique et le communisme scientifique constituent, dans leur ensemble, un système intrinsèquement achevé de doctrines philosophiques, économiques et socio-politiques, et ils représentent la seule conception scientifique du monde »[1].

Voilà ce que nous apprennent les réalisateurs de la nouvelle édition des Œuvres de Marx et d'Engels, qui, pour ne laisser planer aucun doute sur l'identité des heureux dépositaires de cette science miraculeuse, n'ont pas hésité à faire profiler le lecteur de la leçon politique qu'il convient de tirer de cette présentation inaugurale:

« Lénine dirigea la première révolution prolétarienne victorieuse dans l'histoire : la Grande Révolution Socialiste d'Octobre 1917 en Russie. Elle ouvrit une nouvelle ère dans l'histoire de l'humanité, l'époque de la transition du capitalisme au socialisme à l'échelle mondiale. »

Si telle est la vérité du Grand Octobre, pourquoi la censure « soviétique » s'est-elle acharnée contre une œuvre de Marx, nullement inédite et pourtant absente de toutes les éditions « complètes » publiées à ce jour en URSS et dans les pays sous son protectorat ? Craindrait-elle que le lecteur capable de voir et de comprendre replace le socialisme décrété « réel » dans la véritable perspective de la théorie sociale de Marx ? Ce pouvoir dictatorial « marxiste » se serait-il senti vise par les propos irrévérencieux tenus par l'historien du tsarisme... Karl Marx

« Il suffit d'opérer une substitution de noms et de dates pour avoir la preuve qu'entre la politique d’Ivan III et celle de la Russie moderne, il y a non seulement similitude, mais identité ». (Révélations sur l'histoire de la diplomatie secrète au XVIIIe siècle, 1856-1857).

A la lumière des cent années d'histoire qui nous séparent de la mort de Marx, la contribution scientifique de l'auteur du Capital peut être comparée à un miroir grossissant dans lequel l'humanité souffrante qui pense et l'humanité pensante qui souffre - donc l'immense majorité - peuvent déceler le secret d'un destin tragique. Ce secret révélé, c'est la loi économique du mouvement de la société moderne, loi qui préside à l'accumulation du capital d'une part et à l'accumulation de la misère matérielle et morale d'autre part. Au miroir de cette dialectique, on n'aperçoit pas cependant la négation révolutionnaire de cette double misère, négation dont Marx a rêvé et diagnostiqué l'émergence. Il espérait que le mouvement ouvrier pourrait libérer l'humanité du capital et de l'Etat, ces fléaux universels cruellement à l'œuvre dans le monde du faux socialisme comme dans celui du vrai capitalisme. En l'absence de cette révolution émancipatrice, les tenants de l'idéologie marxiste ne sont pas mieux placés que leurs antagonistes, les casuistes de l'antimarxisme, pour juger de l'apport de Marx à une compréhension scientifique de la crise contemporaine. Face à ces deux types de mystification idéologique, la critique de la politique et de l'économie politique qui constitue la substance de l'enseignement de Marx n'a rien perdu de sa pertinence. Elle aboutit toujours à l'impératif catégorique de « bouleverser toutes les conditions sociales dans lesquelles l'homme est un être dégradé, asservi, abandonné, méprisable » (Marx, 1844).

En cette « Année Marx », Marx est partout absent des cérémonies officielles et des colloques où l'intelligentsia prétend célébrer ou stigmatiser sa mémoire ; où elle ne fait en réalité que donner libre cours à sa mythomanie, soit qu'elle s'acharne dans la critique soit qu'elle encense sans mesure ! Aussi est-il impérieux de prêter l'oreille à certains propos prémonitoires du paria érudit, dont la voix, étouffée de son vivant par le silence et la calomnie, est aujourd'hui recouverte par le vacarme des querelles académiques ou par cette glorification posthume non moins fatale à son enseignement révolutionnaire. Le penseur ainsi momifié a prévu ce destin post mortem, quand son renom de « chef rouge » défraya subitement la chronique parisienne et londonienne lors des événements tragiques de la Commune. Assailli par des journalistes de tout bord et par toutes sortes de gens curieux de connaître « le monstre », l'auteur de l'Adresse sur la Guerre civile en France, rendit ainsi compte de cette aventure à un ami allemand, un des rares admirateurs de l'auteur du Capital :

« On a cru jusqu'ici que la floraison des mythes chrétiens sous l'Empire romain n'a été possible que parce que l'imprimerie n'était pas encore inventée. C'est tout le contraire. La presse quotidienne et la télégraphie, qui diffuse ses inventions instantanément à travers toute la terre, fabriquent en un seul jour plus de mythes (et le bourgeois imbécile les croit et les répand) qu'on n'en aurait pu produire autrefois en un siècle. » (Marx à Kugelmann, 27 juillet 1871).

C'est toujours à propos de son propre destin qu'il devait déclarer à la veille de sa mort : « Mais si je voulais réfuter tout ce qui a été dit ou écrit à mon sujet, il me faudrait employer vingt secrétaires. »

Nul doute que cette tâche peut paraître insurmontable aujourd'hui, où l'entreprise de mystification et de mythification a dépassé toute mesure. Mais la seule façon de rendre aujourd'hui hommage à Marx ne serait-elle pas de nier le culte de son nom et de réaliser les tâches que l'humanité a désormais les moyens de résoudre ? Autrement dit, de nier Marx en le réalisant ?

  1. Cf. la nouvelle édition des Œuvres complètes de Marx et d'Engels, vol. 1/1, Introduction, Berlin (RDA), 1975.