La révolution en Turquie et les tâches du prolétariat

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I

La révolution russe (de 1905) a eu des échos dans des lieux éloignés des frontières de la Russie. En Europe occidentale, elle a provoqué un développement tumultueux du mouvement prolétarien. Mais elle a aussi entraîné les pays d'Asie dans l'activité politique. En Perse, aux frontières du Caucase et sous l'influence directe des événements de Russie, une lutte révolutionnaire a commencé qui, avec des formes diverses, dure depuis plus de deux ans. En Chine, aux Indes, partout les masses se dressent contre leurs propres tyrans et les spoliateurs européens (capitalistes, missionnaires) qui non contents d'exploiter le prolétariat d'Europe pillent aussi les peuples d'Asie. Le contrecoup le plus récent de la révolution russe est la révolution qui a eu lieu cet été en Turquie.

La Turquie se trouve dans la péninsule balkanique, dans le coins sud-est de l'Europe. Depuis des temps immémoriaux, ce pays a symbolisé la stagnation, l'immobilisme et le despotisme. Sur ce terrain, le sultan de Constantinople n'est en rien inférieur à son frère de Saint-Pétersbourg, il le surpasse même. Des populations de races et de religions différentes (Slaves, Arméniens, Grecs) furent soumises à de diaboliques persécutions. Mais le peuple du Sultan lui-même - les musulmans turcs - ne vivaient pas dans le bonheur. Les paysans étaient pratiquement tenus en esclavage par les agents de l'administration et les propriétaires fonciers. Ils étaient pauvres, ignorants, sujets à la superstition. Il y avait peu d'écoles. Toute une série de mesures prises par le gouvernement du Sultan -qui craignait la croissance du prolétariat entravaient la construction d'usines. Les espions sévissaient partout. Le gaspillage et le détournement de fonds pratiqués par la bureaucratie du Sultan (comme par celle du Tsar) étaient sans limite. Tout cela devait aboutir au déclin complet de l'Etat. Les gouvernements capitalistes d'Europe, tels des chiens affamés, encerclaient la Turquie prêts à s'en disputer les dépouilles. Et le Sultan Abdul Hamid continuait d'accumuler les dettes dont le paiement saignait à blanc ses sujets. Le mécontentement du peuple grandissait depuis longtemps et sous l'impact des événements de Russie et de Perse, il s'est maintenant manifesté ouvertement.

En Russie, c'est le prolétariat qui s'est imposé comme le principal combattant de la révolution. En Turquie, comme je l'ai indiqué plus haut, l'industrie n'existait que sous une forme embryonnaire, aussi le prolétariat est-il faible et numériquement réduit. Les éléments les plus formés de l'intelligentsia turque, les enseignants, les ingénieurs, etc. trouvant peu de possibilités pour exercer leurs talents dans des écoles ou des usines, sont devenus officiers de carrière. Nombre d'entre eux ont étudié en Europe occidentale et sont devenus familiers des régimes y existant ; revenant en Turquie, ils se sont trouvés face à l'ignorance et à la pauvreté du soldat turc et face à la dégradation de l'Etat. Cela a provoqué leur ressentiment et le corps des officiers est devenu le foyer du mécontentement et de la révolte.

Lorsque celle-ci éclate en juillet de cette année (1908), le Sultan, d'emblée, s'est trouvé pratiquement sans armée. L'une après l'autre les unités militaires passaient à la révolution. Les soldats ignorants ne comprenaient sans doute pas le but du mouvement, mais leur mécontentement à l'égard de leurs conditions d'existence les conduisirent à suivre leurs officiers. Ceux-ci réclamèrent péremptoirement une Constitution, menaçant si cette revendication n'était pas acceptée de renverser le Sultan. Il ne restait à Abdul Hamid que de céder. Il octroya une Constitution (les Sultans font toujours de tels gestes quand ils ont la pointe d'un couteau à la gorge), constitua un ministère de personnalités libérales et s'orienta vers la tenue d'élections à un Parlement. Tout le pays fut alors saisi d'une grande activité. Les meetings succédaient aux meetings. En nombre, de nouveaux journaux furent publiés. Comme réveillé par un coup de tonnerre le jeune prolétariat se mit en mouvement. Des grèves éclatèrent, des organisations ouvrières furent crées. A Salonique, fut lancé le premier journal socialiste.

Au moment où ces lignes sont écrites, le parlement turc s'est déjà réuni - avec en son sein une majorité de "jeunes Turcs" réformateurs. Le futur proche nous indiquera ce que sera le sort de cette "Douma" turque.

II

La Turquie impuissante du vieil ordre fut déchiquetée par les Etats capitalistes. L'Autriche s'étant déjà emparée, il y a trente ans de deux provinces (la Bosnie et l'Herzégovine peuplée de Serbes).

Dans le langage codé du banditisme diplomatique, cet acte de pillage s'intitule une "occupation" c'est à dire une prise en charge temporaire de ces provinces. Mais il y a maintenant trois décennies que l'Autriche maintient une domination sans partage sur ces possessions.

Lorsque la Turquie secoua le despotisme du Sultan et que le peuple turc prit en main ses affaires, les requins européens furent inquiets. Les Turcs ayant renforcé l'Etat allaient peut-être réclamer le retour de certains territoires. L'Autriche se hâta de proclamer que son "occupation" était désormais une "annexion" - c'est-à-dire une acquisition définitive par elle des territoires concernés. Dans les faits, rien n'était changé, dans la mesure où la Bosnie-Herzégovine était déjà entre les mains de l'Autriche. Néanmoins, les Turcs protestèrent réclamant une compensation. Des négociations ont maintenant lieu entre les gouvernements turc et autrichien sur cette question.

Toutefois, ce qui nous intéresse, ce ne sont pas ces négociations en elles-mêmes mais les cris et la fureur provoquée au sein des partis bourgeois russes - et d'abord les Cadets - par cette annexion.

"La Bosnie est peuplée par des Serbes, les Serbes étant des slaves, sont nos frères. En conséquence le gouvernement russe doit sans délai prendre des mesures pour libérer la Bosnie, aujourd'hui prisonnière de l'Autriche". Voilà l'exigence lancée par les Cadets et qu'ils reprennent dans tous leurs meetings et dans la presse.

Nous, les sociaux-démocrates, nous devons nous opposer fermement à cette agitation absurde et dangereuse. Réfléchissons un instant, les libéraux proposent que le gouvernement du Tsar libère les Slaves de la péninsule balkanique. Mais n'y a-t-il pas des Slaves plus proches de la Russie qui doivent être libérés du joug tsariste. Les Polonais sont également des "slaves". Pourtant leur sort sous le talon de l'autocratie est incomparablement pire que celui des Serbes soumis à la domination autrichienne.

Les Polonais et les Ukrainiens, les Biélorusses et les Juifs, les Arméniens et les Géorgiens, les Slaves comme les non slaves, nous marchons tous dans le sang quotidiennement versé par le gang tsariste. Et les libéraux en appellent à ce gouvernement, le plus coupable de tous, pour arracher les Serbes à la poigne autrichienne. Dans quel but ? Pour que le tsar puisse les étrangler dans ses mains encore plus sanglantes.

Le prolétariat de Russie ne peut en appeler aux Romanov pour combattre l'Autriche car l'Autriche n'est pas notre ennemi et Romanov n'est pas notre ami.

En Autriche, tout comme le peuple serbe, nous avons un allié sur qui nous pouvons compter : le prolétariat autrichien. Il est engagé dans une lutte à mort contre son propre gouvernement. Pour notre part, nous ne pouvons pas renforcer le gouvernement tsariste au nom d'une lutte contre l'Autriche, nous ne devons pas lui fournir des recrues, nous ne devons pas voter pour son budget et ses emprunts comme le font les traîtres Cadets ou la Douma, mais au contraire nous devons affaiblir ce régime de toutes les manières jusqu'à ce que nous puissions lui porter l'estocade.

L'autocratie russe est l'ennemi juré des peuples libres du monde. Il y a peu que le colonel tsariste Lyakhov a personnellement assuré la dislocation des Majies (le Parlement perse) et à la première occasion favorable le gouvernement tsariste tentera sans aucun doute de frapper la nouvelle Turquie.

C'est pourquoi notre lutte contre le tsarisme a une portée mondiale. Le meilleur service que nous puissions rendre aux Serbes de Bosnie comme à tous les peuples opprimés sera de faire tomber la couronne de la tête de Nicolas Il. Nous ne pouvons donner le moindre appui aux baïonnettes tsaristes - des baïonnettes souillées de notre propre sang.

Pravda n° 2, 17 décembre 1908