La révolution autrichienne

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Partie 1/5 : Guerre et Révolution[modifier le wikicode]

Préface (traduction automatique)[modifier le wikicode]

Je dédie ce livre aux délégués syndicaux de la classe ouvrière autrichienne : les milliers de personnes qui ont courageusement affronté des forces militaires gorgées de sang pendant la guerre ; les milliers, dont la perspicacité, le sens des responsabilités, le courage en temps de révolution ont plus d’une fois sauvé les travailleurs autrichiens des affres de la faim, du désespoir, des illusions dans leurs propres forces; aux milliers qui se battent durement aujourd’hui contre un ennemi inintelligent et haineux. Puisse ce livre aider ces milliers de personnes à intégrer la guerre à petite échelle qu’ils ont tous menée, chacun dans leur entreprise, dans leur communauté, dans leur organisation, dans un grand contexte historique et à acquérir de nouvelles perspectives, une nouvelle force, une nouvelle confiance grâce à cette compréhension, pour les luttes auxquelles nous sommes confrontés !

Je dédie ce livre aux camarades de l’armée autrichienne : les officiers sociaux-démocrates, les sous-officiers et les soldats. Ils font maintenant face à la lutte la plus difficile ; une lutte la plus exigeante de leur loyauté, de leur ténacité, de leur sagesse. Puisse ce livre leur dire que l’objet de la lutte en vaut le sacrifice !

Je dédie ce livre aux intellectuels, ingénieurs, médecins, enseignants et jeunes étudiants autrichiens, en particulier à ceux qui veulent comprendre la lutte pour la libération de la classe ouvrière. Puisse-il les aider à déchirer les filets jetés sur eux par d’innombrables articles de journaux, par les prêches d’innombrables églises, par les préjugés de classe, par la haine de classe et par les mensonges de classe !

Mais j’ose dédier ce livre aux disciples de Marx partout dans le monde. Parce qu’eux aussi ont bien des choses à dire.

Le socialisme scientifique est né de l’étude de deux grandes expériences : l’expérience de la révolution industrielle du XIXe siècle et l’expérience des révolutions politiques de 1789 à 1871. Le monde que Marx et Engels ont exploré a été complètement bouleversé par la guerre et la révolution. Le socialisme scientifique ne peut s’adapter à cet environnement modifié qu’en examinant l’abondance des nouvelles expériences que nous avons acquises pendant la guerre et la révolution. Le socialisme du XXe siècle ne peut se développer qu’à partir du traitement scientifique de ces expériences. Ce livre se veut une petite contribution à ce grand travail.

- Les interactions entre révolution nationale et révolution sociale, les changements de l’état.

- L’évolution de la démocratie et des relations de la classe ouvrière avec l’État et la nation, qui ont lieu pendant et par la révolution.

- Le développement d’étranges types d’états dans une phase de développement où les forces des classes se maintiennent en équilibre.

- La fonction d’une coopération de classe temporaire dans le cours de la lutte de classe.

- Les interactions de l’économie, de la violence et de l’esprit dans le développement de la lutte de classe révolutionnaire.

J’espère que l’histoire de la révolution autrichienne pourra contribuer à clarifier tous ces problèmes d’un plus haut intérêt général.

Otto Bauer, Vienne, 6 mai 1923

1. Les Slaves du sud[1] et la guerre[modifier le wikicode]

L’ultimatum de l’Autriche-Hongrie à la Serbie a déclenché la guerre mondiale. Celle-ci a donc eu pour cause immédiate le heurt frontal entre l’empire des Habsbourg et les aspirations du peuple sud slave à la liberté et à l’unité. Le 19ème siècle avait vu l’émergence d’une bourgeoisie chez les peuples paysans sud-slaves. Celle-ci était à la tête de leur combat contre la domination étrangère et contre leur propre morcellement, qui étaient les fruits du féodalisme en Yougoslavie. Cette lutte était la révolution bourgeoise des Yougoslaves. L’objectif en était la liquidation des rapports de domination féodaux sur le sol sud-slave. Cette révolution nationale des Yougoslaves a été le point de départ de la guerre. Elle a ouvert la voie à la révolution nationale à laquelle a succombé la monarchie des Habsbourg. Dès le 9ème siècle, la branche nord-ouest du peuple sud-slave, les Slovènes, sont tombés sous domination allemande. Dans toute la Slovénie, les paysans slaves sont alors devenus des assujettis corvéables et tributaires de seigneurs fonciers allemands. Le château était allemand, le village était slovène. Des bourgeois allemands arrivèrent ensuite dans le sillage des seigneurs. C’est eux qui fondèrent les villes du pays wende[2]. Les villes étaient allemandes, les villages restaient slovènes.

Classes et nations coïncidaient. Au 19ème siècle encore, le poète Franc Prešeren, originaire de Carniole, pouvait chanter les lamentations qui suivent :

L’allemand est ici généralement la langue

Des seigneurs, de ceux et celles qui commandent ;

Le slovène celle de ceux qui les servent.

Pendant tout un millénaire, la langue slovène est restée un pur parler paysan, et le peuple slovène une nation sans histoire. Un enseignement en slovène était chose inimaginable, il n’y avait d’écoles que pour les héritiers des seigneurs et des bourgeois allemands, pas pour les fils des paysans slaves. Il ne pouvait pas davantage y avoir de littérature slovène : à qui aurait pu venir l’idée d’écrire des livres dans une langue qui n’était parlée que par des paysans ignorants et analphabètes ? Dans la période tumultueuse de la Réforme, des prédicateurs protestants avaient voulu aussi prêcher l’évangile aux paysans, mais l’un d’eux, Primož Trubar, dut constater « qu’on ne pouvait trouver aucune lettre, aucun registre, à plus forte raison aucun livre rédigé dans notre langue slave ; car on pensait que la langue slave était si grossière et si barbare, qu’on ne pouvait ni l’écrire ni la lire ».

Trubar et Juri Dalmatin furent obligés de faire des centaines d’emprunts à d’autres langues pour traduire la Bible dans la langue des paysans, car le vocabulaire slovène ne disposait que d’un lexique ayant trait à la vie paysanne. La sanglante contre-réforme des Habsbourg mit du reste rapidement fin à ces premières tentatives de créer une langue littéraire slovène : les écrits hérétiques de Trubar furent brûlés, et pour deux siècles encore, le slovène disparut de nouveau de la littérature.

Privé de vie culturelle, le peuple slovène le fut tout autant pendant tout un millénaire de vie politique. La politique était l’affaire de la seule classe des seigneurs, en aucun cas celle de la paysannerie. À partir du moment où ils furent assujettis aux seigneurs allemands, les paysans slovènes étaient tombés sous la domination du duché de Carantanie, qui était allemand. Quand celui-ci se disloqua, ils furent rattachés à l’Autriche allemande. Ce sont les seigneuries allemandes, où les paysans corvéables étaient slovènes, qui fournirent les éléments sur lesquels s’édifia la domination politique de l’Autriche allemande sur l’ethnie slovène.

Cinq cents ans après la branche nord-ouest du peuple yougoslave, un sort analogue frappa à son tour celle du sud-est. Après la défaite du Champ des Merles (1389), les princes serbes devinrent les vassaux des seigneurs turcs ; après la catastrophe de Varna (1444), les pays serbes devinrent des provinces turques. Le peuple serbe devint une raïa[3] asservie et exploitée. Les villes devinrent des forteresses turques, seuls, les villages restèrent serbes. Et les paysans serbes étaient dominés par les spahis turcs et les prêtres grecs. Ce n’est qu’en Bosnie qu’une partie de la noblesse nationale put préserver ses propriétés et ses dignités, mais ce fut au prix de la conversion à l’islam, c’est-à-dire en se fondant dans la couche dirigeante ottomane. Le peuple serbe était donc tombé lui aussi sous domination étrangère.

C’est seulement au centre des territoires occupés par les Slaves du sud, en Croatie, qu’a pu s’édifier un État national solide. C’est la seule région où le peuple vivait sous la domination d’une noblesse nationale, et non pas étrangère. Mais là aussi, de terribles convulsions emportèrent l’un après l’autre des éléments d’indépendance nationale. Menacé par les Turcs, le royaume triunitaire[4] n’était pas en état de protéger la Dalmatie contre les Vénitiens. Cette terre slave tomba sous domination italienne. L’imminence du danger turc, à son tour, jeta dans un premier temps la Croatie elle-même dans les bras des Habsbourg. Puis, une fois les Turcs repoussés, la noblesse croate, menacée dans les privilèges de son état par l’absolutisme des Habsbourg, se précipita sous l’aile protectrice de la puissante noblesse hongroise pour défendre son statut, quitte à renoncer à la souveraineté étatique. C’est ainsi qu’entre les Turcs et les Vénitiens, entre l’Autriche et la Hongrie, la noblesse croate perdit son indépendance nationale et politique. De nombreuses familles nobles furent anéanties pendant les guerres contre les Turcs.

D’autres finirent sur l’échafaud autrichien pendant les guerres des Kuruc[5]. Des féodaux allemands, magyars, italiens héritèrent des latifundia des magnats croates. Le reste de la haute noblesse croate succomba aux charmes puissants de la Cour de Vienne. Le sabor[6] débattait en latin, le latin était la langue officielle de l’administration, mais dans sa vie quotidienne, la noblesse éduquée parlait l’allemand ou l’italien. Il n’y avait plus que les nobles ignorants des campagnes, les « petits seigneurs des pruniers », pour encore parler croate. Puis la noblesse croate brada les droits particuliers de la Croatie à la Hongrie pour faire alliance avec la noblesse magyare, former avec elle « una eademque nobilitas », contre l’absolutisme des Habsbourg : quand Joseph II abolit le servage en Hongrie et en Croatie, le sabor transféra au parlement hongrois son propre droit de voter les impôts et la levée des troupes, pour qu’il lui serve de rempart contre l’émancipation des paysans. La Croatie devenait ainsi un simple « territoire rattaché » à la Hongrie. La noblesse croate avait à son tour cessé d’être le vecteur de la culture et de l’autonomie nationales.

Le féodalisme avait donc laissé un terrible héritage aux peuples yougoslaves. L’Autriche et la Hongrie, Venise et la Turquie s’étaient partagé leur territoire. Les paysans slaves étaient asservis en Slovénie à des seigneurs allemands, en Dalmatie à des seigneurs italiens, dans le Banat et la Bačka à des seigneurs magyars, en Serbie à des spahis turcs, en Bosnie à des begs musulmans. Partout, les Yougoslaves étaient réduits à l’état de peuple paysan sans histoire, de serfs dépendant de seigneurs étrangers. Même en Croatie, la noblesse nationale était devenue étrangère à sa propre nation. Le paysan y était le seul porteur de la vie nationale. Mais pauvre et ignorant, son regard n’allait guère au-delà des limites de sa seigneurie. Pour le paysan slovène de Carinthie, la Carniole était déjà un pays étranger. Les paysans catholiques de Croatie haïssaient leurs voisins grecs-orthodoxes en qui ils voyaient des mécréants. Il n’y avait, dans les ethnies yougoslaves, aucune conscience d’appartenir à une même communauté nationale. Il aura fallu une longue suite de bouleversements considérables pour tirer le peuple yougoslave de cet état d’asservissement, de morcellement, d’absence à l’histoire.

La guerre déclenchée contre la Turquie par Joseph II et Catherine II en 1788 marqua un tournant décisif dans l’histoire serbe. L’Autriche appela alors la raïa serbe à la lutte contre la domination turque. Le secteur où cet appel rencontra le plus d’écho, fut la petite branche du tronc serbe qui s’était établie un siècle auparavant en Hongrie en suivant le patriarche d’Ipek en fuite. Comme chez tous les peuples déracinés et transplantés en terre étrangère, un nombre important de ces colons s’adonnait au commerce. S’était ainsi développée une bourgeoisie serbe commerçante dont bien des héritiers prirent alors le chemin des universités allemandes, y subirent l’influence des Lumières du 18ème siècle et furent témoins, à cette époque précisément, du passage du latin d’Église à l’allemand, la langue du peuple, comme langue scientifique. Une certaine effervescence se manifesta alors chez les Serbes de Hongrie. On fonda des écoles et des communautés ecclésiales. Dositej Obradović et Vuk Karadžić introduisirent comme langue d’enseignement, à la place du slavon d’Église, la langue du peuple, « celle qu’on parle au marché et qu’on chante en dansant les rondes traditionnelles », jetant ainsi les bases de la nouvelle langue écrite serbe et lançant les débuts de la nouvelle littérature serbe. Mais en même temps, le cliquetis des armes réveillait aussi la raïa sur l’autre rive de la Save. Des corps francs serbes combattirent sous commandement autrichien contre les Turcs. Certes, quand arrivèrent ensuite les terribles nouvelles annonçant les débuts de la grande Révolution française et que l’attention de la Cour de Vienne se tourna vers l’ouest, l’Autriche abandonna de nouveau la raïa serbe aux Turcs. Mais les faits d’armes de la guerre avaient considérablement revigoré la fierté et la confiance en soi des Serbes. Les Turcs se répandaient maintenant en lamentations : « Voyez ce que vous avez fait de notre raïa ! ».

La guerre avait rendu manifeste la faiblesse de l’État féodal turc face à l’absolutisme moderne. Instruit par l’expérience, le sultan Selim III entreprit de réformer l’État et l’armée en s’inspirant du modèle européen. Ces tentatives suscitèrent le soulèvement des janissaires. Le gouverneur du pachalik de Belgrade Hadji Mustapha Pacha fit lui-même appel aux paysans serbes pour combattre les rebelles, et c’est ainsi que les Serbes se soulevèrent en 1804 sous la conduite de Karageorge. Mais les janissaires une fois vaincus, la rébellion tourna ses armes contre la domination turque ellemême. Tel fut le début de la grande guerre de libération du peuple paysan serbe contre le féodalisme turc. Utilisé tantôt par la Russie, tantôt par l’Autriche, trahi un jour par le tsar, le lendemain par l’empereur, le paysan serbe finit par conquérir sa liberté à la pointe de l’épée. Avec la première insurrection, les Serbes obtinrent l’autonomie, avec le traité d’Andrinople (1829), la constitution d’un État, avec la paix de San Stefano (1878), l’indépendance. En s’organisant, l’État donna forme à la nation : l’ État créa l’école serbe, l’ État créa la bureaucratie serbe, dont les héritiers, envoyés étudier à l’étranger, en rapportaient des idées européennes. Lentement, progressivement, une bourgeoisie se dégageait de ce peuple paysan, une bourgeoisie qui était le support d’une culture nationale en formation. C’est ainsi qu’en un siècle, la raïa donna naissance à une nation.

La guerre française de 1809 joua pour les Croates le même rôle que celui qu’avait joué pour les Serbes la guerre de 1788 contre les Turcs . Le royaume d’Illyrie fondé par Napoléon réunit pour la première fois la Slovénie, la Croatie et la Dalmatie en un seul État, abolit les corvées et la justice patrimoniale, et introduisit la langue slave dans les écoles primaires. Certes, l’Autriche rétablit l’ancien régime en 1813, mais l’impulsion était donnée, et elle continua à produire ses effets. Les étudiants croates des Universités de Vienne et de Pest se mirent à rêver de la liberté « illyrienne », de l’unité nationale de tous les peuples sud-slaves. Les luttes de libération nationale des Allemands et des Italiens, des Polonais et des Magyars, devinrent leurs références. Ils s’imprégnaient avec avidité des enseignements de la slavistique en train de se constituer. Au départ, ce mouvement ne rassemblait qu’un petit nombre de jeunes enthousiastes. Mais il ne tarda pas à acquérir une importance historique. Ljudevit Gaj, qui fut le premier à mettre au point une orthographe croate unifiée, était le chef du mouvement illyrique. Visant l’unité nationale des trois peuples « illyriens », il prit pour base de son orthographe le dialecte chtokavien qui avait déjà servi à Vuk Karadžić pour élaborer la langue littéraire serbe. Croates et Serbes avaient donc désormais une langue écrite commune. Et ce mouvement littéraire devint une force historique quand la noblesse croate commença à s’en saisir.

Après la révolution française de juillet 1830, la lutte de la Diète hongroise contre la Cour viennoise prit un caractère révolutionnaire. La noblesse croate réactionnaire se retrouva en conflit avec le mouvement réformiste magyar. Elle fit opposition quand la Diète hongroise voulut imposer à la Croatie l’égalité des droits pour les protestants. La fureur la prit quand on se mit, à Bratislava et à Pest, à demander l’abolition du servage des paysans. Quand la Hongrie remplaça le latin par le magyar comme langue officielle, le sabor refusa que la mesure fût étendue à la Croatie. Il se servit alors du mouvement culturel illyrien à ses propres fins et instaura comme langue officielle le croate. La Cour viennoise, menacée par la Hongrie révolutionnaire, soutint les Croates. Quand en 1848, le mouvement révolutionnaire hongrois vira en vraie révolution, les troupes croates levées par Jellačić écrasèrent la Hongrie et la Vienne révolutionnaires et les soumirent de nouveau aux Habsbourg, tandis que de leur côté, les Serbes du Banat prenaient la révolution hongroise à revers. Mais les Yougoslaves ne tardèrent pas à apprendre à leurs dépens ce que valait la « gratitude de la maison d’Autriche ». Certes, l’absolutisme triomphant détacha de la Hongrie la Croatie et la Voïvodine serbo-hongroise, mais ce fut pour leur faire subir la même brutale tyrannie qu’à la Hongrie. Et après 1859 et 1866, les Habsbourg se réconcilièrent avec la noblesse magyare sur le dos des Slaves du sud. La Hongrie récupéra la Voïvodine, la Dalmatie resta à l’Autriche, on lui refusa le rattachement à la Croatie. Quant à celle-ci, elle se vit octroyer le compromis austro-hongrois de 1866 sans avoir son mot à dire. Et ce qu’il lui restait d’autonomie politique fut réduit à une simple façade. Le ban était désormais nommé par le gouvernement hongrois. Le parlement régional était issu d’élections où, grâce à un scrutin censitaire rigoureux, les fonctionnaires représentaient la majorité des électeurs : le vote étant public, aucun fonctionnaire n’allait évidemment voter contre le gouvernement. Cela permettait au ban désigné par le gouvernement hongrois de composer le parlement à sa guise. De ce fait, la Croatie était un pachalik magyar où régnaient arbitraire brutal et corruption cynique. Le cœur du peuple croate débordait d’une haine à deux têtes : contre la Cour de Vienne qui l’avait trahi après 1848, contre les seigneurs magyars qui l’avaient vassalisé depuis 1868. C’est avec cette détestation au cœur que les Croates devinrent une nation moderne. Car en dépit des entraves liées à la domination hongroise, le développement économique du 19ème siècle renforçaici aussi la bourgeoisie urbaine. Le compromis de 1868 avait beau avoir réduit à presque rien son autonomie politique, il lui assura un système d’instruction nationale allant de l’école primaire à l’Université et à l’Académie, et ainsi se constitua ici aussi une bourgeoisie nationale et avec elle une culture nationale. Et après 1868, la bourgeoisie évinça progressivement la noblesse dans la vie politique également.

Maintenant, toutefois, les Croates ne se percevaient plus comme étant une des branches d’un seul peuple sud-slave, ils se sentaient comme une nation de plein exercice. L’unité illyrienne avait été le rêve des étudiants des années 30, mais quand la noblesse s’était emparée de la direction du mouvement national, ce n’était plus le droit naturel des « Illyriens » à l’unité et à la liberté, mais le droit historique de l’État croate, droit auquel n’avaient part ni les Serbes, ni les Slovènes, qui avait été brandi comme étendard de la lutte. Du côté des étudiants, influencés par les Lumières européennes, on pouvait bien estimer que ce qui séparait Croates catholiques et Serbes orthodoxes n’était pas plus profond que ce qui divisait en Allemagne catholiques et protestants, mais quand les petits-bourgeois et les paysans croates pénétrèrent dans l’arène politique sous la conduite de leur clergé, ils y apportèrent leur détestation des schismatiques serbes. Les maîtres magyars exploitèrent la situation et l’envenimèrent en s’appuyant sur les Serbes sans histoire contre les Croates revendiquant leur droit historique.

L’idée de l’unité yougoslave était encore plus étrangère aux Slovènes qu’à la masse des Croates. L’État serbe était né d’une tempête révolutionnaire. En Croatie, l’idée nationale pouvait prendre comme points d’appui les vestiges d’une autonomie étatique qui avait existé dans le passé. Mais les Slovènes, eux, n’avaient ni État, ni cités, ni bourgeoisie. Sans doute l’enseignement primaire autrichien du 19ème siècle, en apprenant à lire aussi aux paysans et aux petits-bourgeois, avait-il ici aussi ouvert la possibilité d’une littérature nationale. Mais cette littérature, destinée aux paysans, et pas aux lettrés, était obligée, pour trouver des lecteurs, de s’écrire dans leur dialecte. Et, en dépit du cousinage étroit des Slovènes et des Croates, cela fit échouer les tentatives de l’illyrisme visant à gagner les Slovènes à la langue écrite croato-serbe commune. Ceux-ci créèrent leur propre langue écrite à partir du parler paysan de la Carniole. Forcément, la littérature pouvant être produite par ce petit peuple pauvre ne pouvait qu’être bien indigente. Et tout aussi indigente son histoire politique dans un premier temps. Ce n’est qu’avec la démocratisation progressive de la vie publique que les petits-bourgeois et les paysans slovènes commencèrent à mettre sur pied, non sans avoir à batailler dur, les premiers éléments d’une auto-administration nationale. Lorsque le droit de vote masculin fut abaissé au cens de cinq florins, les petits-bourgeois slovènes conquirent en 1882 le conseil municipal de Laibach[7] qui avait jusque-là été dominé par la bourgeoisie allemande, et un an plus tard, ce fut au tour des paysans slovènes de conquérir le parlement carniolien où jusque-là les grands propriétaires fonciers allemands régnaient en maîtres. C’est seulement à l’issue de batailles extrêmement difficiles que ce petit peuple réussit à arracher à la bourgeoisie austro-allemande quelques concessions fort modestes dans le domaine culturel. Encore en 1893, celle-ci renversa un gouvernement qui avait eu l’audace de penser accorder aux Slovènes quelques classes slovènes parallèles dans un lycée allemand.

Mais si importants qu’aient été les obstacles que durent surmonter toutes les branches du peuple sud-slave, le résultat de toute cette évolution au 19ème siècle fut quand même que partout désormais, en Serbie comme en Croatie, en Dalmatie comme en Slovénie, s’était développée une bourgeoisie nationale qui avait pris en charge la direction intellectuelle des peuples yougoslaves et qui, en utilisant l’école, la presse, les organisations, diffusait aussi la conscience nationale dans les masses populaires de la petite-bourgeoisie et de la paysannerie. Et cette conscience nationale ne pouvait que trouver insupportable la situation indigne dans laquelle était plongé le peuple yougoslave encore au début du 20ème siècle.

Dans son immense majorité, il vivait encore sous un joug étranger. En Vieille-Serbie et en Macédoine c’étaient les Turcs ; des bandes armées bulgares, serbes et grecques s’y battaient farouchement entre elles et contre la domination turque. La Bosnie vivait, depuis 1878, sous l’absolutisme militaire des Habsbourg. Depuis 1883, le comte Khuen-Hederváry, maniant « le fouet et l’avoine », maintenait la Croatie dans ses chaînes. Les seuls États indépendants étaient la Serbie et le Monténégro. Mais que signifiait cette indépendance ! Le prince régnant du minuscule Monténégro était appointé par la Cour de Vienne et celle de Saint-Pétersbourg. En Serbie, c’était encore pire. Les destinées du pays étaient liées aux scandales familiaux de la famille dégénérée des Obrenović. Cette dynastie méprisée avait soumis le pays à un despotisme oriental : les élections au parlement, les votes des députés, les sentences rendues par la justice, tout était soumis aux injonctions de la Cour, les détenus dans les prisons étaient assassinés sur ordre royal ; en 1898 encore, après l’attentat contre Milan Obrenović, seule, l’intervention étrangère permit de sauver la vie des chefs de l’opposition. Et ce régime, despotique à l’intérieur, était de surcroît servile vis-à-vis de l’extérieur. Sous Milan Obrenović, la Serbie était devenu un État vassal de l’Autriche-Hongrie : en guise de monnaie d’échange contre la protection accordée à leur infâme despotisme, Milan et Alexander renoncèrent à toute espèce d’indépendance vis-à-vis de leur puissant voisin. Mais pendant ce temps, des jeunes gens s’enflammaient à la lecture de la grande histoire du Risorgimento italien. Ils lisaient que l’Italie elle aussi avait autrefois été un pays morcelé, divisé, dominé par les Habsbourg. Et ils rêvaient de voir jouer à la Serbie pour les Yougoslaves le rôle qu’avait joué le Piémont pour l’Italie. Ce n’était encore qu’une idée impuissante, et presque ridicule au regard de la terrible réalité. Mais l’idée devint une force.

1903 vit le début de la révolution yougoslave. Trois événements ouvrirent la période des bouleversements révolutionnaires : l’insurrection macédonienne, le renversement de la dynastie des Obrenović en Serbie, et la chute de Khuen-Hederváry en Croatie.

La guerre de bandes qui en Macédoine opposait de façon meurtrière entre eux les francs-tireurs (komitatchi) bulgares, serbes et grecs, avait fini par contraindre la Turquie à une intervention brutale. Abdul Hamid fit couler beaucoup de sang. Alors, les bandes qui la veille encore se battaient les unes contre les autres, s’unirent contre les Turcs. Et dès qu’elles s’en prirent aux seigneurs féodaux, elles trouvèrent le soutien des paysans, qui les détestaient. Et c’est ainsi qu’en 1903, la guerre des bandes déboucha sur un soulèvement révolutionnaire de la Macédoine contre la domination turque. Les grandes puissances s’en mêlèrent. En 1903, la Russie, occupée en Mandchourie, se mit d’accord à Mürzsteg avec l’Autriche-Hongrie sur un programme de réformes pour la Macédoine. Une gendarmerie européenne rétablit un calme précaire. Mais la question balkanique était de nouveau mise à l’ordre du jour.

La même année, en Serbie, Alexander Obrenović avait suspendu la Constitution, puis en avait octroyé une nouvelle. Le coup d’État royal déclencha une révolution militaire. Alexander et Draga furent assassinés, Peter Karadjordjević élu roi. Les formes étaient orientales, mais ce fut une vraie révolution : l’absolutisme était brisé, le radicalisme petit-bourgeois et paysan accédait au pouvoir, une Constitution démocratique était mise en place, liberté de la presse, liberté d’association, liberté de réunion étaient acquises. Le nouveau régime chercha à libérer le pays de ses liens de dépendance avec la monarchie des Habsbourg. Ce qui déclencha très vite un conflit. En 1906, les Habsbourg proposèrent à la Serbie de renouveler le traité commercial qui les liait, mais à condition que celle-ci renonce à exporter du bétail en Autriche et s’engage à ne s’approvisionner qu’en Autriche en matériel ferroviaire et en pièces d’artillerie. La Serbie refusant le diktat, l’Autriche ferma ses frontières aux produits agraires serbes. La guerre douanière fut une catastrophe pour la paysannerie serbe. Et quand la Serbie crut trouver une issue à cet insupportable asservissement économique en concluant une union douanière avec la Bulgarie, l’Autriche-Hongrie s’y opposa en proférant des menaces. Les antagonismes entre la Serbie et l’Autriche-Hongrie s’exacerbaient maintenant à toute vitesse.

Pour les Yougoslaves d’Autriche-Hongrie aussi, 1903 avait été l’année d’un tournant. La dictature corrompue de Khuen-Hederváry avait fini par devenir insoutenable. En même temps, le début du dernier grand conflit entre le pouvoir royal des Habsbourg et la classe des seigneurs fonciers magyars, avait fait naître de nouveaux espoirs dans le peuple yougoslave. Derrière la question de la langue de commandement dans les unités hongroises, il y avait en fin de compte celle de savoir qui, de la couronne ou du parlement nobiliaire hongrois, disposerait des forces armées, et il fallait qu’elle soit tranchée. Le 16 septembre 1903, François-Joseph édicta l’ordre du jour de Chlopy. Il y affirmait que jamais, il ne renoncerait aux droits et pouvoirs qui reviennent au chef suprême des armées.

« Mon armée restera commune et unifiée, telle qu’elle est à présent. » Les tentatives de Stephan Tisza au parlement hongrois pour briser la résistance que le parti de l’indépendance opposait aux exigences militaires du roi, furent vaines. Les élections de 1905 donnèrent la majorité à la coalition des partis indépendantistes, le parlement refusa de voter les impôts et la levée des recrues, les comitats ne firent pas la collecte des impôts. La couronne engagea alors le combat : en juin 1905 fut formé le gouvernement Fejérváry, dit « gouvernement satellite », en février 1906, il fit disperser le parlement par une compagnie de Honvéd. Toute la Constitution de la monarchie des Habsbourg était ébranlée dans ses fondements. Croates et Serbes espérèrent alors pouvoir exploiter à leur profit cette grave crise de régime. Le 2 octobre 1905, des députés de Croatie, de Dalmatie et d’Istrie se réunirent à Fiume et adoptèrent la fameuse résolution rédigée par le Dalmatien Trumbić, qui fixait les lignes directrices fondamentales de la nouvelle politique yougoslave. « Par le sang et par la langue, Croates et Serbes sont une seule et même nation », telle était désormais la maxime de base. Et cette nation, y disait-on, avait, comme toutes les nations, « le droit de décider librement et en toute indépendance de son existence et de son destin. » En partant de ce principe, Serbes et Croates proposaient aux partis hongrois luttant pour l’indépendance une alliance contre la « camarilla de Vienne ».

La résolution de Fiume montrait à quel point avait changé la façon de penser des Slaves du sud.

Les Croates et les Serbes, dont les Magyars avaient exploité pendant des dizaines d’années les antagonismes qui les opposaient les uns aux autres, pour mieux asseoir leur domination, déclaraient être une seule et même nation ! au lieu de se ranger comme en 1848 du côté des Habsbourg contre leurs oppresseurs magyars, ils rejoignaient leurs rangs ! pour la première fois donc, les Slaves du sud n’attendaient plus que d’un ébranlement majeur de l’empire des Habsbourg leur libération nationale. Effectivement, l’alliance conclue dans cette période avec la noblesse magyare porta ses fruits. Il est vrai qu’effrayée par la menace agitée par Vienne d’instaurer le suffrage universel, cette noblesse s’était hâtée dès mai 1906 de faire sa paix avec la couronne. Mais la coalition hongroise qui accéda alors au pouvoir avec le gouvernement Wekerle, fut obligée de faire une concession à ses alliés serbes et croates. Pour la première fois, un sabor croate fut élu en l’absence de pressions gouvernementales. La Hongrie ne pouvait plus faire gouverner la Croatie par un sabor docile. Si l’antagonisme entre Hongrie et Croatie se rallumait, nécessairement, ce serait désormais sous les espèces d’un conflit entre le ban et le sabor, et donc sous la forme d’une crise constitutionnelle. C’est ce qui ne tarda pas à arriver. Lorsque, en 1907, le gouvernement hongrois voulut relancer la politique de magyarisation dans les chemins de fer croates, le sabor s’y opposa énergiquement. Le baron Rauch, qui était le ban du moment, n’avait plus qu’une issue, écarter le sabor et exercer sans fard un pouvoir absolu.

Mais le mouvement avait entre-temps reçu une nouvelle impulsion. Après la guerre russojaponaise, l’Angleterre et la Russie s’étaient rapprochées : l’une et l’autre s’opposaient au protectorat allemand sur la Turquie, l’une et l’autre se sentaient menacées par l’effervescence qui agitait le monde musulman et avait abouti à une explosion révolutionnaire en Perse dès 1906. La politique balourde de Ährenthal[8] dans les Balkans consolida ce rapprochement : la concession austrohongroise pour la construction du chemin de fer du Sandjak (janvier 1908) ne souleva pas seulement les protestations de l’Italie et de la Serbie, elle donna à la Russie l’occasion de dénoncer l’accord de Mürzsteg. Le vieil antagonisme entre la Russie et l’Autriche-Hongrie se réveillait, suscitant de nouveaux espoirs en Serbie. Mais en juin 1908, la Russie se mit d’accord à Reval avec l’Angleterre : l’Entente était née. Son premier acte fut un programme de réformes pour la Macédoine. Blessés dans leur orgueil national, les officiers turcs se cabrèrent. Le 24 juillet 1908, Abdul Hamid dut capituler devant l’armée révolutionnaire. La révolution jeune-turque eut un fort retentissement en Bosnie-Herzégovine.

L’Autriche-Hongrie avait elle-même dans le passé éveillé les espoirs serbes d’incorporer un jour la Bosnie-Herzégovine. En 1869, Andrássy et Kállay[9] avaient promis à la Serbie les deux provinces alors encore turques, d’une part pour contrer l’influence russe en Serbie, et d’autre part pour aviver l’antagonisme entre elle et la Croatie qui les revendiquait pour elle-même. Mais les espérances serbes avaient été amèrement déçues : le Congrès de Berlin reconnut en 1878 l’indépendance de la Serbie, mais autorisa en même temps l’Autriche-Hongrie à occuper la Bosnie. Les passions populaires se déchaînèrent déjà alors en Serbie en voyant un pays sud-slave soumis de nouveau à la domination étrangère. La monarchie des Habsbourg appliqua ensuite au pays les méthodes de l’absolutisme militaire. Le général commandant était une sorte de vice-roi. L’administration était dirigée par des fonctionnaires étrangers : allemands, magyars, juifs polonais. La monarchie s’appuyait sur l’aristocratie musulmane, la constitution agraire féodale turque était maintenue. Cette domination étrangère devenait d’autant plus insupportable qu’avec le développement économique et celui de l’instruction se formait aussi en Bosnie une bourgeoisie nationale qui vivait au rythme de Belgrade et d’Agram. L’absolutisme s’effondrant en Turquie même, il ne pouvait plus durer en Bosnie. La Bosnie se souvint alors qu’en droit international, elle était toujours une province turque, et elle menaça d’envoyer des députés au parlement turc.

En 1908, la monarchie était donc en guerre commerciale avec la Serbie, en butte à un grave conflit constitutionnel en Croatie, confrontée à une dangereuse effervescence en Bosnie. Elle décida alors d’intimider les Slaves du sud en prenant une initiative censée montrer sa force. Le 5 octobre 1908 fut proclamée l’annexion de la Bosnie. La fureur populaire fut alors à son comble en Serbie. Et cette fois la Serbie n’était plus seule. La Russie, l’Angleterre, la France étaient à ses côtés. Les Yougoslaves se mirent à considérer l’Entente comme leur protectrice contre la maison d’Autriche.

En bataillant contre la noblesse magyare, la couronne avait agité en 1905 l’idée du suffrage universel pour la Diète hongroise. Elle avait ainsi fait naître dans les nations de Hongrie l’espoir de se voir libérées de la domination de la noblesse magyare. Mais maintenant, la couronne cherchait l’assentiment de cette noblesse à l’annexion de la Bosnie, et elle l’acheta en abandonnant les nationalités non-magyares de la Hongrie. La réforme électorale d’Andrássy obtint donc l’approbation préalable de la couronne en novembre 1908. En mai 1912, István Tisza réprima la révolte des ouvriers hongrois et imposa une réforme électorale destinée à perpétuer l’absence de droits des nations hongroises. Parmi elles, les Serbes de Voïvodine ne pouvaient donc plus eux non plus espérer le soutien de la couronne dans leur lutte contre la domination de la noblesse hongroise. Les contrecoups de la crise de l’annexion furent encore plus immédiats et plus importants en Croatie. Lorsque l’Autriche-Hongrie concentra ses troupes de façon menaçante à la frontière serbe ; lorsqu’elle humilia la Serbie en faisant planer le spectre de la guerre, elle vit se dresser devant elle un sentiment unitaire serbo-croate qui s’était entre-temps puissamment développé. Dans l’empire, non seulement les sympathies des Serbes, mais aussi celles d’une partie des Croates allaient à la Serbie. Vienne et Budapest s’imaginèrent venir à bout de cette « haute trahison » à coup de condamnations judiciaires. Mais le procès d’Agram s’acheva par une terrible défaite pour le gouvernement. Il fut prouvé que les pièces à conviction étaient des faux fabriqués par la diplomatie impériale, ce qui, chez le peuple yougoslave, ajouta le mépris à la haine. La résistance se renforça. Le ban Tomašić eut beau se lancer dans une politique de terreur pour obtenir une majorité au sabor, tous ses efforts échouèrent. Ce sur quoi, la Constitution croate fut suspendue le 3 avril 1912, et une pure dictature instaurée avec Cuvaj comme « commissaire royal ».

La même année 1912 où le coup d’État de Tisza en Hongrie et le commissariat de Cuvaj en Croatie anéantissaient tout espoir de développement démocratique pour les Slaves à l’intérieur de la monarchie, en automne, la Serbie, alliée à la Bulgarie et à la Grèce, attaquait la Turquie affaiblie par la guerre de Tripolitaine. L’armée serbe remporta de brillantes victoires et libéra du joug des seigneurs féodaux turcs les compatriotes de Vieille-Serbie et de Macédoine. Ce n’était plus la Serbie barbare des Obrenović pour laquelle les Croates n’avaient que dédain. Les vainqueurs de Kumanovo gagnèrent les cœurs de tous les peuples slaves du sud. Même les Slovènes furent emportés par la puissante vague d’enthousiasme qui déferlait à la gloire de la Serbie victorieuse. « Là-bas, à Tchadaltcha », s’écria Krek, un prêtre catholique, à l’assemblée nationale autrichienne, « on se bat aussi pour le dernier des paysans slovènes des villages menacés de Carinthie. » L’idée de l’unité nationale yougoslave triomphait. Le 20 novembre 1912, 90 députés slovènes et croates de tous les pays sud-slaves de la couronne déclarèrent : « Croates et Slovènes, nous sommes une seule et même nation ». Mais durant toute la guerre des Balkans, la monarchie considéra de nouveau la Serbie comme l’ennemie, elle déploya de nouveau des troupes menaçantes à la frontière serbe, elle s’attira de nouveau le mépris public en faisant inventer de toutes pièces à ses agents les récits mensongers concernant une prétendue mutilation du consul Prochaska qui devaient servir de prétexte à la guerre. La posture de la monarchie des Habsbourg la situait donc en adversaire intraitable du sentiment national yougoslave enflammé par la guerre.

Elle voyait désormais tout le sud slave de son empire en pleine révolte. Elle tremblait de peur devant la révolution sud-slave. La frayeur la fit se jeter dans la guerre. Cela faisait déjà longtemps que le parti militaire de la cour de Vienne et surtout son meneur, le chef d’état-major Conrad von Hötzendorf, prônaient le recours à la guerre. Dès 1907, dans un mémoire, il avait fixé comme objectif « l’annexion de la Serbie, y compris la région centrale de Nich », « une Serbie indépendante étant un foyer nourrissant en permanence les aspirations et les machinations qui visent à la sécession de toutes les régions sud-slaves. » Pendant la crise bosniaque, il avait poussé de toutes ses forces à frapper énergiquement en Serbie et à l’annexer. Ährenthal, toutefois, avait pensé qu’il fallait « attendre une constellation européenne favorable », et François-Joseph avait répondu à ses instances en guise de lot de consolation : « De toutes façons, cette guerre aura lieu un jour ou l’autre ». Mais petit à petit, l’idée faisait son chemin. Ährenthal avait résisté, Berchthold céda. L’attentat de Sarajevo fournit le prétexte tant attendu. L’ultimatum fut rédigé de telle sorte que la guerre fût inévitable.

Le mécanisme des alliances transforma le heurt entre la monarchie autrichienne et le peuple yougoslave en une guerre mondiale de dimensions inouïes. Mais quelle que fût la perception qu’en eût le reste du monde, le sens en était clair pour n’importe quel paysan yougoslave : d’un côté les Allemands, les Magyars, les Turcs, les trois nations qui depuis des siècles, opprimaient les paysans sud-slaves, les avaient asservis, avaient morcelé le peuple sud-slave ; de l’autre, le paysan serbe qui, en livrant de glorieuses batailles, avait délivré ses compatriotes de la Vieille-Serbie de la domination des féodaux turcs, et partait de nouveau en campagne pour délivrer ceux de l’empire des Habsbourg de la domination des seigneurs allemands et magyars. Pour le peuple yougoslave, cette guerre était sa révolution nationale et sociale.

Lorsque la grande offensive des armées du général Potiorek[10] sur le sol serbe subit un échec retentissant, le jour même où l’armée impériale était rejetée en-deçà de la Kolubara, à la skupština réunie à Nich, le gouvernement serbe déclara pour la première fois que le but de guerre était « la libération et l’unification de tous nos frères opprimés serbes, croates et slovènes ».

Cette déclaration ne pouvait manquer de rencontrer un écho auprès des Slaves du sud de la monarchie impériale. Les armées des Habsbourg étaient entrées en territoire sud-slave pour attaquer la Serbie, mais elles craignaient la trahison dans chaque village serbe. L’empire avait mobilisé des réservistes sud-slaves pour faire la guerre à la Serbie, mais les officiers allemands et magyars flairaient le traître dans chaque soldat serbe. De ce fait, la machine de guerre déployait une violence terrible : en Bosnie, en Slavonie, en Voïvodine, sans s’embarrasser de procédures, les officiers faisaient pendre les popes grecs-orthodoxes au premier arbre qui se présentait, les conseils de guerre multipliaient les condamnations à mort quotidiennement, tous les politiciens, les intellectuels, les ecclésiastiques, les enseignants suspects de patriotisme yougoslave étaient déportés dans des camps d’internement éloignés, la monarchie faisait la guerre à ses propres citoyens. La haine s’accumula dans le peuple ainsi maltraité. Dans les frontières de l’empire, la force brutale de l’absolutisme de guerre le bâillonnait. Mais l’émigration, elle, pouvait parler, et elle parla. Dès le début de la guerre, en Amérique, des rassemblements et des congrès d’émigrés en provenance du sud de la monarchie, avaient passionnément pris parti pour la Serbie et contre les Habsbourg. Et cette émigration se trouva une direction dans un groupe d’hommes politiques du sud de l’empire qui avaient réussi à se réfugier à l’étranger dès que la guerre avait éclaté. Le 1er mai 1915, se constitua à Londres, sous la présidence de Trumbić, le « Jugoslovenski odbor[11] », qui organisa la propagande en faveur de la sécession des pays slaves du sud et de leur unification avec la Serbie et le Monténégro pour former un État indépendant.

Le but poursuivi par le royaume serbe et par l’émigration révolutionnaire yougoslave était le même : la libération et l’unification des Slaves du sud. Mais il y avait une différence essentielle entre les visées des uns et celles des autres. L’objectif du gouvernement serbe était une Grande Serbie qui absorberait les territoires sud-slaves de l’empire des Habsbourg. Le but de l’émigration révolutionnaire était une Yougoslavie qui intégrerait tant les royaumes de Serbie et du Monténégro que les peuples sud-slaves d’Autriche-Hongrie. Le gouvernement serbe imaginait le futur État sous hégémonie serbe. L’émigration yougoslave s’y refusait catégoriquement. « Nous sommes sept millions, et vous, vous êtes seulement quatre millions », disaient les Slaves du sud de l’empire aux Serbes du royaume. La fierté de la vieille nation historique des Croates, pénétrée d’un sentiment de supériorité culturelle sur un monde serbe tout juste sorti au siècle passé d’une obscure existence sans histoire, l’antique jalousie tribale des Croates et des Slovènes envers les Serbes, l’opposition entre le catholicisme croate et slovène et l’orthodoxie serbe, l’idéologie démocratique, révolutionnaire, rationaliste, de l’intelligentsia face à un État serbe issu organiquement des aléas de l’histoire – tout cela nourrissait un antagonisme foncier entre l’émigration yougoslave et l’idéologie grand-serbe des Karadjordjević. Pour celle-ci, le futur État des Serbes, des Croates et des Slovènes devait être un État unitaire sous direction serbe ; pour le yougoslavisme, ce serait un État fédéral unissant des peuples égaux en droits. Les premiers voulaient Belgrade comme capitale de l’État sud-slave, les seconds voyaient Agram ou Sarajevo. Les uns aspiraient à une monarchie sous le sceptre des Karadjordjević, les autres voulaient réserver la décision à prendre sur la forme de l’État à une Constituante à laquelle les dynasties serbes et monténégrines devraient se soumettre au même titre que les peuples sud-slaves de l’Autriche-Hongrie. Les partisans de la Grande Serbie rêvaient de voir la Serbie conquérir et annexer les territoires sud-slaves de l’empire, les adeptes du yougoslavisme imaginaient comment ces mêmes territoires, une fois libérés de la domination des Habsbourg, se constitueraient en un État indépendant qui s’accorderait par libre contrat avec la Serbie et le Monténégro sur les conditions d’une unification. Les mêmes considéraient également les Bulgares comme une branche du peuple yougoslave et espéraient que la future fédération sud-slave pourrait aussi les accueillir en son sein. Pour les Serbes, en revanche, les Bulgares étaient l’ennemi héréditaire, l’ennemi mortel de leur nation. L’émigration révolutionnaire était tournée vers l’Adriatique : inquiète des prétentions italiennes sur les pays slaves du littoral, elle se souciait assez peu du conflit entre Serbes et Bulgares au sujet de la Macédoine. La Serbie, par contre, les yeux braqués sur la mer Égée, regardait comme vitale la possession de la Macédoine et de la VieilleSerbie, acquises au prix du sang versé pendant les deux guerres balkaniques, alors que les litiges frontaliers des Croates et des Slovènes avec l’Italie ne l’intéressaient que de fort loin. Le Jugoslovenski odbor se considérait comme le représentant attitré des Slaves dominés par l’Autriche-Hongrie, il revendiquait pour lui-même le pouvoir de disposer des bataillons de volontaires sudslaves formés d’émigrés et de prisonniers de guerre qui combattaient dans les rangs des armées de l’Entente. Enfin, il exigeait que soit formé, sans attendre la fin de la guerre, un gouvernement commun composé de représentants, et du gouvernement serbe, et de l’émigration révolutionnaire, qui serait la seule instance habilitée à diriger et représenter la nation dans son ensemble. Mais le gouvernement serbe était contre ce genre d’innovation révolutionnaire : à ses yeux, la libération et l’unification des peuples sud-slaves était une tâche historique qui revenait de droit au gouvernement constitutionnel et à la skupština[12] du royaume de Serbie. C’est ainsi que l’opposition entre partisans de la Grande Serbie et partisans de la Yougoslavie, entre le gouvernement serbe et le Jugoslovenski odbor, entre Pašić et Trumbić, marqua toute l’histoire de l’émigration sud-slave pendant la guerre, une opposition peu ou prou comparable à celle entre Bismarck et le Nationalverein[13], entre Cavour et Mazzini.

En 1915, qui fut l’année des grandes victoires des puissances centrales, pour les masses sudslaves d’Autriche-Hongrie, les buts proclamés par l’émigration ne pouvaient évidemment apparaître que comme une utopie, au même titre que ceux poursuivis par les adeptes de la Grande-Serbie. Il était alors impossible d’imaginer que la guerre se conclue dans des conditions remettant en cause l’appartenance des pays sud-slaves à l’empire des Habsbourg. Les masses s’étaient profondément imprégnées de l’idée que cette guerre, née de la lutte menée par les peuples sud-slaves pour leur libération de la domination étrangère et pour leur unification en un seul État, allait forcément les leur apporter. Mais à partir du moment où il devenait improbable que cela puisse se faire contre les Habsbourg, commençait à germer l’idée que cela se ferait avec eux, en les utilisant. Se faisait jour, face à l’idée grand-serbe comme à l’idée yougoslave, une troisième conception politique : l’idée d’une unification étatique des pays sud-slaves de la monarchie avec la Serbie et le Monténégro, mais sous le sceptre des Habsbourg, cet État venant rejoindre l’Autriche et la Hongrie comme troisième composante de l’empire. Le projet trialiste n’était pas nouveau. Depuis 1905, il avait souvent fait l’objet des débats du parti militaire qui y voyait la possibilité de justifier une politique balkanique belliqueuse et annexionniste, le moyen de transformer le mouvement unitaire yougoslave qui menaçait l’équilibre interne de la monarchie, en un facteur lui permettant de s’agrandir, ou encore en un outil de politique intérieure : il espérait pouvoir mettre à profit la transition du dualisme au trialisme pour consolider l’unité de l’empire et resserrer les bornes assignées à la Hongrie. Mais à présent c’était à Agram et à Laibach que nombre de responsables politiques se mettaient à s’approprier ces projets du parti militaire. Leur argumentation était la suivante : notre premier besoin , c’est l’unité. Que celle-ci se réalise sous François-Joseph ou sous Pierre Karadjordjević est secondaire. Or l’unification sous François-Joseph semblait à ce moment-là plus facile à mettre en œuvre que sous Pierre Karadjordjević, elle pouvait même paraître une formule plus séduisante pour le particularisme croate et slovène. Si elle n’apportait pas une liberté pleine et entière, une totale indépendance, elle n’en assurait pas moins l’hégémonie d’Agram sur Belgrade, des Croates sur les Serbes, des catholiques sur les orthodoxes. C’est ainsi que, contré d’un côté par l’idée de la Grande-Serbie, le yougoslavisme révolutionnaire se voyait confronté de l’autre à celle de la Grande-Croatie qui espérait résoudre le problème national avec une Yougoslavie insérée dans le cadre de la monarchie impériale.

La tournure des opérations militaires de 1915 renforçait l’orientation trialiste grand-croate. L’Italie déclara la guerre à l’Autriche le 23 mai 1915. Si l’on ne connaissait pas tous les détails du traité de Londres par lequel les puissances occidentales avaient acheté le concours des armes italiennes, on savait néanmoins qu’il attribuait à l’Italie des territoires slaves sur la côte adriatique. L’agression italienne contre la monarchie fut ressentie par les Slaves du sud comme une agression dirigée contre leur terre. Sur l’Isonzo, l’armée impériale la défendait contre les appétits de conquête italiens. L’opinion publique se retourna en faveur de la monarchie. Le sabor croate réuni le 14 juin 1915 ne dénonça pas la Serbie ni la Russie, mais en proférant de vibrants « Vive la mer croate ! », il montra clairement qu’il souhaitait la victoire des armées impériales sur l’Italie. Trumbić écrivit le 11 juin 1915 : « Nos contrées sont en rage contre l’Italie, c’est unanime. Sur l’Isonzo, nos régiments se battent comme des lions ».

L’agression italienne rapprochait les Slaves du sud de la monarchie, la conquête de la Serbie par les armées de Mackensen à l’automne 1915 ne pouvait à son tour que renforcer le courant qui voyait dans la monarchie autrichienne l’instrument de leur unification. Tout le sud slave était à présent soumis à la maison d’Autriche, tous les projets grand-serbes, toutes les aspirations de l’émigration révolutionnaire paraissaient avoir perdu toute chance de se réaliser, alors que semblait entrer dans le champ du possible la troisième option sous le sceptre des Habsbourg.

Mais cela faisait apparaître aussi de plus en plus nettement toutes les difficultés auxquelles se heurtait la solution grand-croate. Conrad von Hötzendorff[14] se prononçait maintenant pour l’annexion de la Serbie, mais István Tisza[15] n’en voulait à aucun prix. Ce qu’il voulait, c’était annexer Belgrade et la Mačva, céder Nich et la Macédoine à la Bulgarie, et laisser le reste de la Serbie végéter comme État paysan pauvre et inoffensif. Les seigneurs magyars refusaient l’annexion de la Serbie, ils comprenaient bien que multiplier le nombre des sujets sud-slaves des Habsbourg aurait pour conséquence inévitable le trialisme, couperait donc la Hongrie de la mer, et affaiblirait sa position dans l’empire. Même avec une victoire sans partage des puissances centrales, il ‘aurait été impossible d’unifier l’ensemble du peuple yougoslave dans le cadre de la monarchie.

Or le cours de la guerre en 1916 rendit hautement improbable pareille hypothèse, ruinant totalement toute espérance d’une Yougoslavie sous la tutelle des Habsbourg. Croates et Slovènes pouvaient bien placer l’unité avant la liberté et être prêts à approuver l’annexion de la Serbie par la monarchie si c’était le prix à payer pour réunir la nation entière dans un seul État, les Serbes du royaume de Serbie ne partageaient en aucune manière cette façon de voir. Ils ne voulaient pas, au nom de l’unité, faire le sacrifice de leur liberté sur les autels d’une monarchie détestée. Pour eux, tout Slave du sud envisageant cette option avec faveur était un traître. Et derrière la Serbie, il y avait l’Entente qui s’était engagée à faire de la restauration de la Serbie, ni plus ni moins que de celle de la Belgique, la condition sine qua non d’un traité de paix.

L’unification de la nation dans un seul État apparaissait de ce fait comme un but inaccessible. Les Slaves du sud vivant dans les frontières de la monarchie austro-hongroise en étaient réduits à se fixer pour le moment un objectif plus modeste : l’unification dans un État partie prenante de l’empire. Mais il était clair que, de son côté, la monarchie ne se résoudrait pas d’elle-même et volontairement à cette solution. Les terres sud-slaves séparent aussi bien l’Autriche allemande que la Hongrie de la mer, et donc il était prévisible que les deux classes dominantes de l’empire, la bourgeoisie austro-allemande et la gentry magyare, quand bien même ce serait dans le cadre de l’empire, opposeraient une résistance farouche à l’attribution de la Slovénie et de la Croatie à un État sud-slave, une résistance qui ne céderait qu’à une énorme pression venue de l’extérieur. Le seul espoir qui restait aux Slaves du sud, était que l’Entente exerce cette pression. Dans sa note du 10 janvier 1917 au président Wilson, l’Entente cita la libération des Slaves d’Autriche-Hongrie comme un des buts de la guerre qu’elle menait. Manifestement, l’Entente projetait, en signant la paix, d’imposer un remodelage interne de l’Autriche-Hongrie qui permettrait de briser l’hégémonie de la bourgeoisie allemande et de la gentry magyare et de ce fait de séparer la monarchie du Reich allemand. Seule, une contrainte exercée en ce sens par l’Entente, pouvait libérer les Slovènes de la domination allemande, les Croates de la domination magyare, et imposer l’unification étatique des territoires sud-slaves d’Autriche, de Hongrie et de Bosnie dans le cadre de la couronne des Habsbourg. Les Slaves du sud ne pouvaient en conséquence placer tous leurs espoirs que dans l’Entente. Le courant grand-serbe et le courant yougoslave s’étaient dès le début situés dans son camp. Maintenant, c’était au tour des partis croates et slovènes qui cherchaient une solution en restant dans l’empire, de ne plus voir d’espoir que du côté de l’Entente.

La révolution russe de mars 1917, l’entrée des États-Unis dans la guerre en avril 1917, renforcèrent le mouvement unitaire sud-slave. La révolution russe confirmait la conviction que la guerre serait suivie d’importants bouleversements internes. La propagande wilsonienne sur le droit à l’autodétermination des nations était accueillie avec enthousiasme dans le sud slave. Depuis la révolution russe, les Habsbourg craignaient pour leur trône. Ils entamèrent des négociations de paix secrètes avec l’Entente. Les Slaves du sud crurent imminent le moment où l’Autriche-Hongrie achèterait la paix au prix d’une transformation interne.

Pour la première fois depuis le début de la guerre, le Reichsrat se réunit de nouveau en mai 1917. L’attitude des députés sud-slaves ne laissait place à aucun doute : leurs sympathies allaient à l’Entente, ce qu’ils espéraient, c’était la victoire de l’Entente. Il était clair qu’ils ne se contenteraient plus d’aucune solution qui se situerait dans le cadre de la Constitution dualiste de la monarchie, que la nation ne se satisferait pas à moins d’un État yougoslave autonome. Mais la porte restait ouverte à son maintien dans la monarchie des Habsbourg. La déclaration du « Club Yougoslave » lue par Korošec[16] à la Chambre des Députés le 30 mai 1917, exigeait, « sur la base du principe des nationalités et du droit public croate, la réunion de tous les territoires de la monarchie où vivent des Slovènes, des Croates et des Serbes, en un État autonome, affranchi de toute domination étrangère et fondé sur des principes démocratiques, sous le sceptre de la maison de Habsbourg-Lorraine. » Cette « déclaration de mai » fut accueillie par les transports d’enthousiasme du sabor croate et d’innombrables rassemblements d’organisations slovènes et croates. C’est elle qui faisait désormais figure de programme fondamental pour les Slaves du sud de la monarchie.

Les négociations secrètes entre la monarchie et l’Entente inquiétaient la mouvance grand-serbe et le courant yougoslave révolutionnaire. Ils craignaient qu’une paix prématurée ne laisse à la monarchie la possession de la Slovénie, de la Croatie et de la Bosnie. Pour renforcer leur propagande en faveur de la séparation des pays sud-slaves de l’empire, ils cherchèrent à se rapprocher. En juillet 1917, le gouvernement serbe négociait à Corfou avec le comité yougoslave (jugoslovenski odbor) de Londres. Le 20 juillet, Pašić et Trumbić signaient la « déclaration de Corfou ». C’était un compromis entre les deux tendances. Elle revendiquait l’unification de tous les pays sud-slaves en un « royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes ». Le royaume devait être une « monarchie constitutionnelle, démocratique, parlementaire, ayant à sa tête la dynastie Karadjordjević. » Sa Constitution devait garantir une pleine égalité des droits aux trois peuples yougoslaves et être rédigée par une « skupština constituante » dont les décisions devraient cependant être ratifiées par le roi.

On avait donc deux déclarations face à face : celle de mai et celle de Corfou. Les deux programmes se disputaient les faveurs populaires. Plus le cours de la révolution russe renforçait les espoirs de bouleversements révolutionnaires faisant partout suite à la guerre, plus la propagande de Wilson enracinait la conviction que de la guerre surgirait un nouvel ordre mondial qui assurerait à tous les peuples leur droit inconditionnel à s’autodéterminer, plus s’accumulaient en Autriche-Hongrie elle-même les signes d’un épuisement économique, d’une décomposition militaire et d’une tension révolutionnaire, plus prenait de consistance l’espoir des peuples sud-slaves dominés par les Habsbourg, de ne plus être obligés de se contenter de la solution partielle correspondant à la déclaration de mai et de pouvoir arriver à l’unification et la libération complètes de toute la nation dans le sens indiqué par la déclaration de Corfou. L’idéal de l’émigration révolutionnaire n’apparaissait plus comme une utopie, comme cela avait été le cas en 1914 et en 1915. L’année 1917 vit progressivement disparaître des manifestations des organisations sud-slaves en faveur d’un État yougoslave autonome, la mention que cet État serait placé « sous le sceptre de la maison de Habsbourg-Lorraine ».

Mais le yougoslavisme révolutionnaire n’avait pas encore obtenu le soutien des puissances occidentales. Celles-ci espéraient encore amener la monarchie impériale à une paix séparée. Certes, les négociations que l’empereur Charles 1er avait menées avec la France par l’entremise du prince Sixte de Parme, avaient échoué en raison de l’opposition de l’Italie. Celles que Czernin avait tenté d’ouvrir par l’intermédiaire du comte Revertera en août 1917 n’avaient rien donné. Mais de nouveaux contacts furent pris fin 1917 et début 1918, c’était l’époque des rencontres de Smuts avec Mensdorff[17], de la correspondance de l’empereur avec Wilson. La perspective d’une paix séparée déterminait encore la position de l’Entente sur le problème sud-slave. Les 14 points de Wilson du 8 janvier 1918 ne demandaient pour la Serbie que sa restauration et un accès à la mer, pour les Slaves du sud de l’empire, seulement « la possibilité d’un développement autonome ». De la même façon, dans une déclaration au parlement anglais du 9 janvier 1918, Lloyd-George ne demandait que l’autonomie pour les nations de l’Autriche-Hongrie. Mais brusquement, tout s’arrêta du fait de Czernin. Un discours imprudent tenu le 2 avril 1918 fit que Clémenceau leva le voile sur les négociations de 1917, ce qui enterrait tout espoir de nouvelles négociations. L’Entente abandonna toute idée de discussions séparées avec l’Autriche-Hongrie. Ne pouvant plus escompter la détacher de l’Allemagne, elle se résolut à dynamiter les structures déjà ébranlées de l’État austro-hongrois. Son attitude vis-à-vis de la monarchie autrichienne changea du tout au tout.

Le Jugoslovenski odbor de Londres annonça le tournant aux Slaves du sud. Des avions italiens lancèrent au-dessus de l’Istrie, de la Slovénie et de la Croatie une proclamation de Trumbić selon laquelle « personne parmi les Alliés ne croit plus qu’on puisse réorganiser l’Autriche et la séparer de l’Allemagne. Tous sont convaincus que l’Autriche ne pourra plus continuer à exister après la guerre. Nous allons maintenant pouvoir accéder à la liberté et à l’unité. » Une libération complète, une unification complète, paraissaient désormais réalisables. L’idée séparatiste, la conception révolutionnaire de l’unité et de la liberté yougoslave que l’émigration avait défendue depuis 1914, conquit maintenant tous les esprits des Slaves du sud dans l’empire.

L’évolution interne de cette idée la rendait encore plus attractive. Depuis la révolution russe, l’idée républicaine prenait de plus en plus de vigueur dans l’émigration yougoslave. La perspective d’une république fédérative des peuples yougoslaves était évidemment plus séduisante pour les Croates et les Slovènes que celle d’une monarchie des Karadjordjević lourde de la menace d’une hégémonie serbe. Et elle ne paraissait plus du tout irréaliste. Pendant l’été 1918, la Croatie et la Dalmatie virent circuler des copies d’une lettre de Trumbić dans laquelle il assurait que depuis l’entrée en guerre de l’Amérique, c’était la tendance démocratique qui dominait chez les Alliés. L’autorité de Wilson, poursuivait-il, garantissait que les décisions concernant tant la Constitution de l’État yougoslave que ses frontières seraient prises conformément au principe du droit d’autodétermination des peuples. Les espoirs éveillés par la propagande de Wilson dissipaient donc aussi bien la peur d’une hégémonie serbe que celle des appétits de conquête italiens.

Au cours de l’été 1918, l’Entente reconnut les légions tchécoslovaques comme puissance belligérante alliée et le Conseil national tchécoslovaque comme gouvernement de facto. Elle avait donc de fait opté pour la dissolution de l’empire des Habsbourg, nourrissant les espérances yougoslaves d’une totale indépendance nationale, d’autant plus que depuis juillet la fortune des armes avait donné l’avantage à l’Entente sur le front ouest. La monarchie, de son côté, n’avait rien à offrir aux Slaves du sud. Le problème était certes évoqué, mais les seigneurs hongrois n’étaient pas encore disposés à proposer plus que la réunion de la Dalmatie à une Croatie maintenue sous souveraineté hongroise, ni plus que l’intégration de la Bosnie dans le royaume hongrois avec son propre ban, et une Constitution particulière semblable à la Constitution croate. La bourgeoisie austro-allemande, elle, ressentait comme un sacrifice presque insupportable de devoir céder la Dalmatie et la Bosnie à la Hongrie pour résoudre le problème. Elle pensait pouvoir apaiser les Slovènes en leur concédant une autonomie locale dans le cadre des frontières historiques du pays. Et c’était tout ce que la monarchie avait à offrir à un peuple auquel l’Entente promettait unité et liberté pleines et entières ! Les deux classes dirigeantes étaient incorrigibles et le restèrent jusqu’au dernier moment. En septembre 1918 encore, alors que la défaite des puissances centrales était déjà irréversible, Stephan Tisza, envoyé à Sarajevo comme homme de confiance de l’empereur, trouvait bon d’apostropher rudement les porte-parole des Croates et des Serbes bosniaques : « Il est possible que nous soyons engloutis, mais auparavant, nous aurons encore eu la force de vous écraser. » Dans ces conditions, les derniers fidèles de la monarchie dans le sud slave ne pouvaient que se détourner des Habsbourg. L’évolution des Slaves du sud vers la révolution était achevée. Toute la nation se reconnaissait dans l’idée révolutionnaire de l’unité yougoslave.

Depuis l’été, les Yougoslaves d’Autriche-Hongrie voyaient se rapprocher le moment de l’effondrement militaire des puissances centrales. Ils mirent au point leur plan révolutionnaire en accord avec le comité de Londres. Les territoires sud-slaves de la monarchie devaient dans un premier temps former ensemble un État indépendant, qui ensuite irait négocier de puissance à puissance avec la Serbie les conditions de la fusion. Dès le 16 août 1918, réunissant tous les partis slovènes, se réunit à Laibach le Narodni svet, qui proclama ouvertement qu’il se considérait « comme étant une des parties prenantes du Conseil national yougoslave qui allait sous peu se réunir à Agram » et que sa « tâche était de préparer à ce titre la prise en charge de tous les droits afférents à la souveraineté étatique ». C’était la mobilisation pour le jour tant attendu de la libération.

2. Les Tchèques et l’Empire[modifier le wikicode]

C’est la révolution yougoslave qui a poussé l’empire des Habsbourg à entrer en guerre. C’est la guerre qui a allumé l’étincelle de la révolution tchèque. De tous les mouvements révolutionnaires nationaux que la guerre a suscités en Autriche-Hongrie, le plus puissant, le plus lourd de conséquences, a été celui des Tchèques. C’est lui qui a décidé du sort de la monarchie autrichienne. L’aggravation des conflits entre Tchèques et Allemands était déjà l’un des mobiles structurants de la politique étrangère, de ceux qui ont fini par déboucher sur la guerre. Depuis les années 90, les luttes nationales à l’intérieur même de l’Autriche, et parmi elles, en tout premier lieu celle qui opposait Allemands et Tchèques, avaient pris de plus en plus d’importance, et revêtaient des formes de plus en plus menaçantes. Depuis 1897, le parlement était paralysé par l’obstruction nationale, l’administration bureaucratique était minée par les antagonismes nationaux sévissant dans le corps même des fonctionnaires, et la stabilité de l’armée elle-même était de moins en moins à l’abri des luttes nationales. Ces phénomènes de désintégration poussèrent le régime à chercher une solution de force. À la cour de François-Ferdinand, on travaillait déjà depuis longtemps à un projet de coup d’État militaire contre la Constitution de décembre 1867, que les luttes nationales avaient dans les faits déjà rendue impraticable. D’abord écraser militairement les Yougoslaves, mettre ensuite à profit la victoire et le succès politique qui en découlerait pour octroyer une nouvelle Constitution et intégrer de force les nations rebelles dans un empire réorganisé, voilà quelles étaient les lignes de force du projet du parti militaire qui militait depuis 1907 pour l’entrée en guerre. La révolution nationale n’a pas été seulement le résultat, mais aussi la cause de la guerre. En effet, elle a commencé bien avant 1918, et au fond, dès 1897.

À la base de cette révolution nationale, il y avait l’éveil de la petite-bourgeoisie, de la paysannerie et du monde ouvrier et leur accession à une vie politique autonome. L’architecture de l’État autrichien se maintint telle quelle sans secousses tant que, dans les peuples qui le composaient, la vie publique resta l’apanage d’une mince couche supérieure de la société, celui de la noblesse féodale et de la grande bourgeoisie. Mais avec la démocratisation et l’accès des masses populaires elles-mêmes à la vie publique, les luttes nationales se mirent à la miner. Ce n’est pas un hasard si c’est précisément le parlement élu en 1897, le premier à être issu au moins en partie du suffrage universel, qui a vu se déclencher la période des obstructions nationales, une situation dont le parlementarisme autrichien n’est depuis lors plus jamais parvenu à s’extirper. C’est cette autodissolution du parlementarisme autrichien par l’obstruction nationale qui a été le vrai début de la révolution nationale.

De 1860 à 1890, la vie politique autrichienne était dominée par l’antagonisme entre d’une part la grande-bourgeoisie centraliste et d’autre part la noblesse féodale fédéraliste. La grande-bourgeoisie était représentée par les partis libéraux-allemands. La noblesse fédéraliste regroupait sous sa direction les cléricaux allemands, les Vieux-Tchèques et les Slaves du sud. Nul clivage national làdedans, il y avait des Allemands d’un côté comme de l’autre. La bourgeoisie libérale était allemande, mais les associés cléricaux de la noblesse féodale l’étaient aussi. Les deux partis étaient l’un et l’autre des Autrichiens loyaux. La querelle avait pour objet, non pas l’existence de l’État autrichien, mais sa Constitution. La bourgeoisie libérale-allemande se considérait comme le seul parti soutenant vraiment l’État. Sa tâche principale était, à ses propres yeux, de défendre l’unité de l’État autrichien contre les projets désagrégateurs des fédéralistes. Quoique adepte du fédéralisme et dans le même camp que la noblesse féodale, la bourgeoisie Vieux-Tchèques n’en était alors pas moins pro-autrichienne. En effet, avec l’existence d’un empire allemand puissant, la dissolution de l’État autrichien ne pouvait que signifier l’incorporation dans le Reich des anciens pays de la Confédération germanique situés entre les Monts des Géants et l’Adriatique, et donc la soumission des territoires tchèques à la domination allemande. C’est cette crainte qui, déjà en1848, avait déterminé les Tchèques à prendre parti contre les révolutions nationales des Allemands, des Magyars et des Italiens. Palacký écrivait qu’il aurait fallu inventer l’Autriche si elle n’avait pas déjà existé.

Mais les années 80 virent grandir les oppositions dans le camp allemand comme dans le camp tchèque, d’un côté opposition à la direction de la grande-bourgeoisie, de l’autre opposition à celle de la noblesse. De 1878 à 1885, celle-ci avait acheté le soutien des Tchèques au prix de concessions nationales : développement de l’enseignement tchèque, augmentation continue du nombre de fonctionnaires tchèques, extension de l’usage du tchèque dans l’administration et les tribunaux, et de nombreuses municipalités auparavant dirigées par la grande-bourgeoisie allemande étaient passées aux mains des petits-bourgeois tchèques. Le libéralisme allemand avait espéré que le compromis de 1867 assurerait la prééminence de la bourgeoisie allemande en Autriche, comme il assurait celle de la gentry magyare en Hongrie. Mais dans les années 80, elle dut constater qu’elle n’avait pas les moyens d’assurer sa suprématie sur une population majoritairement slave. Cette désillusion engendra dans la jeunesse allemande les débuts d’un mouvement irrédentiste qui rêvait de sauver l’Autriche allemande en l’intégrant à l’empire des Hohenzollern. L’hostilité de l’intelligentsia allemande envers le régime féodalo-clérical se radicalisait et tournait à une remise en cause de l’État autrichien en tant que tel. Les partis nationaux-allemands en voie de formation opposaient, en se démarquant consciemment des libéraux noirs et jaunes, l’intérêt national du peuple allemand à l’intérêt de l’État autrichien. « Dans la lutte pour les droits nationaux des Allemands, nous ne voulons rien considérer que les intérêts nationaux eux-mêmes », déclarait le programme de l’association nationale-allemande après les élections de 1885. Les succès du mouvement nationalallemand effrayèrent la Cour. Pour ne pas irriter les consciences nationales des Allemands, on commença à être plus parcimonieux dans les concessions nationales aux Tchèques. Les VieuxTchèques continuaient à soutenir le régime féodalo-clérical, mais sans contrepartie, ce qui renforçait chez les Tchèques la résistance à cette politique. Parallèlement au mouvement national-allemand contre la grande bourgeoisie libérale se développait le mouvement Jeune-Tchèque contre la politique des Vieux-Tchèques de soutien au régime féodal. Aux élections régionales de Bohème en 1889, les Vieux-Tchèques furent balayés par les Jeunes-Tchèques. Ce faisant, la bourgeoisie tchèque s’était émancipée de la direction féodale. Le « cercle de fer » qui avait regroupé les partis fédéralistes sous une direction féodale, était brisé.

En même temps, la classe ouvrière se soulevait elle aussi. En 1880, elle engageait la bataille pour conquérir le droit de vote. Celle-ci eut pour premier résultat la réforme électorale de 1896. Le nouveau parlement qui se réunit en 1897 n’était en rien comparable aux précédents. Les libéraux avaient cédé la place aux Nationaux-allemands et aux Chrétiens-sociaux, les Vieux-Tchèques avaient été éliminés par les Jeunes-Tchèques. Le gouvernement Badeni tenta néanmoins encore une fois de rétablir l’ancien régime, la coalition des partis fédéralistes sous direction féodale. Il acheta les Jeunes-Tchèques avec ses décrets sur les langues de la même manière que Taaffe[18] en 1880 avait acheté les Vieux-Tchèques avec les décrets linguistiques de Stremayr. Mais Badeni[19] avait d’autres adversaires que Taaffe. Les partis nationaux-allemands répondirent aux décrets sur les langues avec une obstruction tapageuse empêchant tout travail parlementaire et électrisant les masses populaires. Quand Badeni voulut briser l’obstruction par la force, les social-démocrates firent éclater le parlement. Quand Thun[20] remplaça le parlementarisme détruit par l’absolutisme du §14, les masses ouvrières se soulevèrent. La Cour capitula. Le gouvernement Thun, le dernier gouvernement de la droite féodale-fédéraliste, fut renvoyé, le gouvernement Clary[21] annula en 1899 les décrets sur les langues. Au système slavo-féodal succéda dès lors le système germano-bureaucratique. Les Tchèques avaient subi une défaite sévère. Mais maintenant, ils se saisirent à leur tour de l’arme que les Allemands avaient utilisée avec tant de succès. L’obstruction allemande céda la place à l’obstruction tchèque. Le parlement autrichien n’est plus jamais parvenu à s’en débarrasser.

Cette période des obstructions systématiques a eu pour effet de diffuser de plus en plus largement les passions nationales dans les masses populaires, de dresser de plus en plus violemment les nations les unes contre les autres, d’effacer ce qui pouvait encore subsister de liens entre elles. Au début, la cause nationaliste était l’affaire de l’intelligentsia et de la petite-bourgeoisie qu’elle influence, mais la radicalisation des luttes nationales aboutit à faire passer progressivement toutes les autres classes sous la direction de la bourgeoisie nationaliste. Ce fut d’abord le cas de la paysannerie. Le « club Hohenwart », qui, jusqu’en 1895, était le parti des députés paysans cléricaux allemands et slaves, éclata, ceux-ci se sentirent forcés d’adhérer au « collectif national[22] » qui les concernait, d’y rejoindre les partis bourgeois et donc de se soumettre à la direction de la bourgeoisie nationaliste. Puis ce fut au tour de la bureaucratie d’être aspirée par la lutte nationale. Les ministres et délégués de chaque nationalité[23] se disputaient chaque nomination à un poste de fonctionnaire, l’intérêt de chaque fonctionnaire, son avancement, était directement lié à celui des intérêts de sa nation dans la lutte pour le pouvoir, la bureaucratie se fragmenta en obédiences nationales. Les fonctionnaires tchèques réintroduisaient de leur propre autorité le tchèque comme langue administrative officielle, malgré les décrets de Clary qui l’avaient supprimé. Les juges allemands annulaient les droits de la langue tchèque instaurés par les décrets de Stremayer. Enfin, le nationalisme gagna aussi le monde ouvrier. Tant que la bourgeoisie tchèque avait soutenu les gouvernements féodaux de Badeni et de Thun, la classe ouvrière tchèque avait lutté résolument contre eux. Dès que la bourgeoisie tchèque, après 1899, fut devenue l’adversaire acharnée des gouvernements germano-bureaucratiques, la classe ouvrière tchèque devint de plus en plus perméable à l’influence du nationalisme tchèque. Le séparatisme tchèque fit voler en éclats l’internationale autrichienne[24]. C’est ainsi que dans la lutte que la bourgeoisie tchèque mena pendant quinze ans contre les gouvernements germano-bureaucratiques, de celui de Clary à celui de Stürgkh[25], se constituèrent progressivement les forces qui, passant par-dessus tous les antagonismes de classes et de partis, opposaient la nation dans son ensemble au système de gouvernement autrichien.

Une fois de plus, cette évolution fut interrompue. L’obstruction nationale avait fait perdre au parlement élu au suffrage par curies toute possibilité d’action. Les victoires de la révolution russe de 1905 renforçaient notablement la lutte du prolétariat autrichien pour le droit de vote. Le conflit opposant l’empereur au parlement nobiliaire hongrois avait débouché en 1905 sur la formation du gouvernement Fejérváry-Kristoffy[26] qui brandissait la menace du suffrage universel pour mater la rébellion de la gentry hongroise. Pour intimider le parlement hongrois, l’empereur instaura le suffrage universel égalitaire en Autriche. Cette réforme électorale démocratique libéra de puissantes forces opposées au nationalisme. Après les élections de 1907, Beck[27] réunit les représentants de la bourgeoisie allemande, tchèque et polonaise dans un gouvernement de coalition. Apparemment, on avait fait un pas en avant considérable. Aux gouvernements bureaucratiques autoritaires succédait un gouvernement de la majorité parlementaire. Au banc du gouvernement, à la place des seigneurs féodaux et des bureaucrates, siégeaient maintenant les Prade et les Pacák, les Petschek et Prášek, les représentants des bourgeois et des paysans allemands et tchèques. L’obstruction nationale avait cédé la place à un gouvernement commun de la bourgeoisie et de la paysannerie des trois nations dominantes. Depuis les années quatre-vingt, le développement de la démocratie avait favorisé l’éveil des forces nationales, leurs conflits avaient miné l’État autoritaire. L’accession au pouvoir de la démocratie paraissait être désormais sur le point de faire converger ces forces nationales pour l’édification commune d’un État multinational démocratique.

Mais la démocratie bourgeoise vit immédiatement se coaliser contre elle les forces détrônées par la réforme électorale. La presse du grand capital attisait la lutte nationale. La noblesse féodale intriguait. C’est le militarisme qui porta le coup décisif. Le parti militaire détestait le gouvernement Beck à qui il reprochait de ne pas défendre avec assez de vigueur les revendications du militarisme contre la Hongrie et contre le parlement autrichien. Il préparait l’annexion de la Bosnie et avait besoin d’un gouvernement « à poigne ». Sur ordre de François-Ferdinand, Geßmann[28] renversa le gouvernement Beck. Avec Bienerth[29], c’était le retour du système germano-bureaucratique, et par suite, ce fut le retour de l’obstruction tchèque. L’impérialisme avait fait échouer la première et seule tentative de la démocratie de résoudre par ses propres moyens le problème autrichien issu de son propre développement. L’impérialisme était désormais décidé à le résoudre avec ses moyens à lui, c’est-à-dire une politique étrangère belliciste, et ce faisant, il a donné à un problème autrichien interne les dimensions d’un problème européen.

Quelques semaines après la chute du gouvernement Beck était proclamée l’annexion de la Bosnie.

Pour la première fois, la crise bosniaque plaça la monarchie des Habsbourg sous la protection de l’Allemagne face à l’Entente. La nouvelle situation mondiale allait désormais déterminer la nature des relations entre les nations et l’État.

La bourgeoisie national-allemande changea très vite d’attitude. Les partis nationaux-allemands s’étaient constitués dans les années quatre-vingt dans la lutte contre le libéralisme au pouvoir qui tirait un trait d’égalité entre les intérêts du peuple allemand et les intérêts de l’État autrichien. De 1897 à 1899, dans leur confrontation avec Badeni et Thun, ils avaient opposé de façon comminatoire l’idéal de la Grande Allemagne à l’État des Habsbourg. Mais maintenant, pressés par la nouvelle situation mondiale, ils revenaient dans le camp des Habsbourg. L’Allemagne se voyait menacée à l’ouest et à l’est par de puissants ennemis. Le danger d’une guerre entre l’Allemagne et les pays de de l’Entente devenait manifeste. Dans cette guerre, il fallait que les Habsbourg se battent aux côtés de l’Allemagne. Les nationaux-allemands savaient maintenant avec certitude ce qu’était la mission historique de la monarchie des Habsbourg : mettre sous commandement allemand les baïonnettes de quarante millions de Slaves, de Magyars et de Roumains. L’intérêt national allemand exigeait dès lors que l’État habsbourgeois fût aussi fort, aussi puissamment armé que possible. Les nationaux-allemands devinrent « noirs-jaunes »[30] - à quelques nuances près encore plus « noirsjaunes » que l’avaient jamais été les libéraux. Ils rivalisaient de zèle patriotique avec les cléricaux. Ils soutinrent la maison impériale pendant la crise bosniaque et la guerre des Balkans. Ils votèrent dans l’enthousiasme la loi militaire, les crédits d’armement, la loi sur l’effort de guerre.

Mais de ce fait, les Tchèques changèrent aussi d’attitude vis-à-vis de l’État autrichien, mais en sens inverse. La couronne avait rétabli le régime germano-bureaucratique qui répondait à l’obstruction des Tchèques, des Slovènes et des Ruthènes en recourant à l’absolutisme du § 14. Elle avait fait la paix avec la classe des seigneurs magyars et lui avait de nouveau laissé les mains libres avec les nationalités slaves. Elle menaçait la Serbie. Elle se préparait à la guerre contre la Russie. Et plus elle montrait d’agressivité vis-à-vis des puissances slaves, plus elle apparaissait comme une vassale des Hohenzollern. Les Tchèques eurent eux aussi le sentiment que la mission historique de la monarchie des Habsbourg était de brimer les Slaves en Autriche et en Hongrie pour se servir d’eux dans la grande guerre qui venait en les projetant, sous direction allemande, sous commandement allemand, contre les Slaves de Russie et des Balkans. Cela changeait inévitablement la nature des relations entre les Tchèques et la monarchie. L’opposition au régime germano-bureaucratique vira à l’opposition à l’État lui-même. Cette évolution commença avec l’annexion de la Bosnie, elle s’accéléra avec la politique anti-slave de la couronne pendant la guerre des Balkans et devint irréversible avec l’ultimatum à la Serbie et le déclenchement de la guerre mondiale.

La conquête de 1620 par les Habsbourg avait détruit, non seulement l’État de Bohème, mais aussi la culture tchèque. La noblesse tchèque rebelle avait été exterminée, la bourgeoisie tchèque bannie de son pays en raison de sa foi évangélique. Ce qui avait survécu à la tornade de la sanglante contreréforme menée par les Habsbourg succomba ensuite dans les tumultes de la guerre de Trente ans. Entre 1620 et les premières décennies du XIXème siècle, les Tchèques ont été un peuple de paysans asservis aux seigneurs fonciers allemands, un peuple sans bourgeoisie, sans culture urbaine, sans littérature, sans participation à la vie publique, bref une nation sans histoire tout comme les Slovènes. C’est seulement avec le développement capitaliste du XIXème siècle que dans la paysannerie tchèque se dégagèrent les premiers éléments d’une nouvelle bourgeoisie, que le paysan tchèque fut délivré du servage, que naquit un prolétariat tchèque conscient de sa force et de ses droits. C’est par une lutte opiniâtre contre le règne de la bureaucratie allemande, contre l’hégémonie économique de la bourgeoisie allemande, contre l’attractivité supérieure de la culture allemande, qu’en l’espace d’un siècle, les Tchèques réussirent à recréer une nouvelle vie nationale. Mais dans ses débuts, et encore en 1848, ce mouvement pouvait apparaître comme pratiquement voué à l’échec. Les pays des Sudètes faisaient alors encore partie de la Confédération germanique. À l’intérieur de la Confédération germanique, trois ou tout au plus quatre millions de Tchèques faisaient face à 40 millions d’Allemands. Dans les régions tchèques elles-mêmes, le mouvement national était l’affaire de quelques centaines d’intellectuels s’appuyant sur une petite-bourgeoisie chétive. Le paysan n’y participait pas, la bourgeoisie et la bureaucratie, le capital et l’industrie, les conseils communaux et les écoles étaient toutes et partout allemandes, même en Bohème. Ne pouvant compter que sur ses propres forces, le mouvement lui-même doutait de son avenir, et ne reprenait confiance en lui-même qu’à l’idée que derrière le petit peuple tchèque se tenait la grande race slave riche de centaines de millions d’individus. La renaissance du peuple tchèque alla dès le début de pair avec les espoirs tournés vers la communauté des peuples slaves. À partir du « Slávy dcera » de Ján Kollár, la grande épopée marquant le réveil de la nation, l’art tchèque ne cessa de nourrir et de renforcer dans les générations qui ont suivi l’enthousiasme romantique pour l’unité de la race slave. Et c’était cette tradition qui avait bercé les soldats tchèques que l’on envoyait maintenant se battre contre leurs « frères slaves ».

La monarchie des Habsbourg s’était constituée quand Ferdinand 1er avait réuni les royaumes de Bohème et de Hongrie aux domaines héréditaires allemands. En 1620, en 1749, en 1849, l’absolutisme avait anéanti l’autonomie politique de la Bohème. Quand l’absolutisme s’effondra sur les champs de bataille de Magenta et de Solférino, les Tchèques en exigèrent la restauration, comme le faisaient de leur côté les Magyars. En 1865, alors que la couronne s’armait contre la Prusse, ils se crurent tout près du but ; Belcredi[31] suspendait la Constitution centraliste. Mais la victoire de la Prusse leur fut contraire : le compromis de 1867 les soumit à la domination de la bourgeoisie austro-allemande de la même manière qu’il soumettait les Slaves de Hongrie à celle de la gentry magyare. Quand, en 1869, Beust[32] se mit à préparer la guerre de revanche contre la Prusse aux côtés de la France, l’empereur se tourna de nouveau vers les Tchèques, et en 1870, le gouvernement Hohenwart[33] avat l’intention de rétablir l’État de Bohème. Mais après le compromis de 1867, la noblesse magyare était trop puissante, après les victoires allemandes en France, les craintes de l’empereur devant un irrédentisme allemand en Bohème étaient trop fortes, ce projet ne pouvait pas réussir. Hohenwart tomba, la Constitution germano-centraliste l’avait emporté. Dans la longue période de paix qui suivit, les Tchèques avaient perdu tout espoir de restauration de leur État. En 1878, ils mirent fin à la résistance passive contre le centralisme et entrèrent au parlement, se contentant de se battre « pour des miettes », pour des conquêtes à l’intérieur de la Constitution centraliste. Mais la nation continuait à être animée de l’espoir que de nouveaux bouleversements européens lui ouvriraient un jour la possibilité de reprendre la lutte pour le rétablissement de son État. Après chacune de ses grandes défaites, après 1867, après 1871, après 1890, après 1899, après 1908, la nation se reprenait à rêver que « viendrait un jour l’inévitable lutte mettant mondialement aux prises Germains et Slaves », et qu’elle lui rendrait son État. C’est ce qu’avait écrit Palacký luimême en 1871. Depuis la crise bosniaque de 1908, depuis qu’en 1913, le chancelier de l’empire allemand avait parlé de la lutte qui menaçait de s’embraser entre le monde germanique et le monde slave, ces idées avaient resurgi. Lorsqu’en 1914, les armées russes s’élancèrent de toute leur masse en direction de la frontière allemande, l’heure dont la nation avait si longtemps rêvé semblait avoir sonné. Et voilà que des soldats tchèques étaient maintenant contraints de se battre et de mourir pour la cause germanique contre la cause slave !

Les émotions issues de toute l’histoire nationale ne pouvaient que dresser les masses contre cette guerre. Forcément, pour les soldats tchèques, c’était être replongés dans une forme de servage que de se voir contraints par la couronne de se battre et de mourir pour une cause qui n’était pas celle de leur peuple, mais celle des ses ennemis. La nation ne pouvait que se cabrer et se révolter contre la monarchie des Habsbourg. « Il faut nous libérer du joug des Habsbourg », écrivait Bohdan Pavlù[34], « pour à l’avenir ne plus avoir à subir l’épouvantable torture morale d’être obligés de combattre dans les rangs de nos propres ennemis. »

Mais ce n’était pas seulement affectif, un examen de la situation politique fait en gardant la tête froide ne pouvait que dresser les Tchèques contre l’Autriche. Ils n’avaient pas oublié que Sadowa et Sedan avaient été fatals pour leur lutte pour les droits historiques de la couronne de Bohème. Si la victoire revenait aux puissances centrales, l’Allemagne deviendrait hégémonique en Europe, et la suprématie de l’empire allemand ne pouvait que renforcer la position des Allemands dans la monarchie autrichienne. Mais si c’était l’Entente qui gagnait, la restauration de l’État tchèque devenait une certitude. Certes, au début de la guerre, peu nombreux sans doute étaient les Tchèques à penser possible, et même souhaitable, le démantèlement complet de l’empire des Habsbourg. Mais si l’Entente était victorieuse, il était manifestement de son intérêt de briser l’hégémonie de la bourgeoisie allemande et de la noblesse magyare dans la monarchie et d’imposer une réorganisation garantissant la conduite des affaires à la majorité slave pour séparer définitivement l’Autriche de l’Allemagne. Le peuple tchèque ne pouvait donc attendre liberté et pouvoir que d’une défaite des puissances centrales.

Les soldats tchèques étaient sur le front, la machinerie militaire maintenait la discipline dans leurs rangs. Et dans les combats, il ne pouvait plus être question de politique : mon ennemi, c’est celui qui tire sur moi. Mais évidemment, on ne pouvait attendre des régiments tchèques qu’ils aillent au-delà des limites de leurs forces, qu’ils fassent preuve d’un esprit de sacrifice comme celui qui ne peut naître que de l’enthousiasme qu’on met à se battre pour sa propre cause. Si l’ennemi enfonçait leurs lignes, si on en venait au corps-à-corps, ils mettaient les mains en l’air, ils n’étaient pas disposés à mourir pour une cause qui non seulement n’était pas la leur, mais qui était celle de leurs ennemis. L’arrière était muet. Il n’était pas possible de s’insurger ouvertement. Mais le cœur, mais la raison politique, refusaient toute ferveur guerrière, tout esprit de sacrifice. « Ne rien faire qui puisse être interprété comme une approbation de la guerre », voilà le mot d’ordre qui était diffusé par Kramář[35] : c’était la seule attitude qui pouvait assurer à la nation la protection de l’Entente quand viendrait l’heure de la paix.

En attendant, les armées russes avaient battu l’Autriche. Les Russes avaient atteint le Dunajec, ils étaient dans les Carpates, à deux pas des zones habitées par les Tchèques et les Slovaques. Un manifeste de Nicolas Nicolaïevitch, le commandant suprême des troupes russes, promettait l’indépendance aux Tchèques. Le Conseil national tchèque de Russie offrait la couronne de Bohème à un grand-duc russe. La nation dressa alors l’oreille : pour la première fois, le rêve d’un État national paraissait entrer dans le domaine du possible.

Les dirigeants politiques restaient muets. L’absolutisme de guerre les avait bâillonnés. Mais les petites gens ne faisaient pas mystère de leurs sentiments. Les soldats chantaient : « Hélas, petit foulard rouge, tourne tourne, nous allons contre les Russes et ne savons pas pourquoi. »

Et à l’arrière, on se passait le manifeste du grand-duc russe de la main à la main. Alors, les bourreaux se mirent à l’œuvre. Dans les premiers mois de la guerre, rien qu’en Moravie, il y eut 500 procès en haute trahison. Il y eut des sentences de mort et des exécutions.

La percée de Gorlice[36] enterra les espérances tchèques. Les armées russes refluèrent. La monarchie triomphait. Le militarisme autrichien se sentait plus fort que jamais. Dans les heures les plus sombres, il avait vu des régiments tchèques ébranlés, un pays tchèque qui n’était pas sûr. Il décida maintenant d’imposer par la force le patriotisme qui faisait défaut. Les dirigeants de la bourgeoisie tchèque furent arrêtés et condamnés la peine capitale par les tribunaux militaires, non pas pour ce qu’ils avaient fait, mais pour délit d’opinion. Jour après jour, des sentences de mort tombaient sur des soldats, des ouvriers, des enseignants, des femmes qui avaient eu un mot imprudent de critique, avaient gardé un tract ou avaient été un peu trop gentils avec un prisonnier russe. Les Sokols furent dissous. La police envoyait aux journaux tchèques des articles patriotiques qu’ils étaient tenus de publier. On déclencha une guerre de confiscations contre des livres tchèques d’avant-guerre, contre des monuments de l’histoire tchèque.

La bourgeoisie allemande voyait l’adversaire national écrasé par la poigne de fer du pouvoir militaire. Elle crut son heure venue. Elle formula ses « revendications ». Elle était demandeuse d’un coup d’État qui imposerait l’allemand comme langue officielle, octroierait un « statut spécial » à la Galicie et garantirait aux Allemands la majorité à la Chambre des députés.

La situation était sérieuse. La bataille de Loutsk avait balayé les derniers restes d’autonomie de l’Autriche-Hongrie. Tout le front était placé sous commandement allemand. Ce qui se préparait, c’était une « Mitteleuropa », l’intégration de l’Autriche-Hongrie dans une confédération dirigée par l’Allemagne. Si l’Autriche devait être absorbée par une « Mitteleuropa » allemande, il fallait assurer la suprématie allemande à l’intérieur de l’Autriche.

On voyait désormais clairement ce que signifierait une victoire des puissances centrales : la domination de l’impérialisme allemand, lequel utiliserait les Austro-allemands et les Magyars pour maintenir sous le joug les peuples slaves de la monarchie. Et c’est pour arriver à cela que les soldats tchèques devaient verser leur sang et mourir ?

Les persécutions et les projets de coup d’État eurent deux effets. D’un côté, elles poussèrent les dirigeants des partis politiques dans les bras de « l’opportunisme », et ils firent montre de patriotisme autrichien pour adoucir la pression du pouvoir militaire et éviter le pire. Mais de l’autre, les masses populaires ne comprirent rien à cette diplomatie, elles accumulèrent en leur sein des charges explosives de haine et d’insoumission contre l’empire et la dynastie. Et cet état d’esprit se répandait de plus en plus aussi chez les soldats du front. Il arrivait de plus en plus souvent que des bataillons entiers passent à l’ennemi.

Mais la révolution russe de février fit d’un seul coup une croix sur tous les projets de la bourgeoisie allemande. Il était évident maintenant que de la guerre surgirait la révolution qui libérerait les peuples asservis. Les États-Unis entraient en guerre. À l’ouest, Wilson proclamait comme but de guerre le droit des peuples à décider de leur sort, la révolution en faisait autant à l’est. D’un côté, une justice sanguinaire, l’absolutisme, les « revendications » avancées par la bourgeoisie allemande, la « Mitteleuropa » - de l’autre, la promesse pour toutes les nations d’accéder à l’indépendance ! De toutes ses fibres, le peuple tchèque unanime plaçait maintenant tous ses espoirs dans la défaite des puissances centrales.

La révolution russe a brisé l’absolutisme de guerre autrichien. Le parlement fut convoqué en mai 1917. On pouvait maintenant parler franchement. Le 30 mai, les députés tchèques de tous les partis saluèrent le parlement avec une déclaration qui exigeait l’instauration d’un État tchèque. C’était, il est vrai, encore dans le cadre de la monarchie autrichienne. L’opportunisme des dirigeants nationaux laissait encore à la maison des Habsbourg la possibilité d’une réconciliation avec le peuple tchèque. Et les Habsbourg se cramponnèrent à cet espoir. Depuis la révolution russe, ils tremblaient pour leur trône. L’empereur Charles chercha à faire la paix avec les puissances occidentales. Il négocia avec la France par l’entremise de son beau-frère le prince Sixte de Parme. Mais de même qu’une « Mitteleuropa » avait comme condition la suprématie allemande en Autriche, on ne pouvait arriver à un accord avec l’Entente sans un raccommodement avec les nations slaves de la monarchie. L’empereur souhaitait ouvrir cette voie. En juin, il décréta l’amnistie pour les Tchèques coupables de « haute trahison ». Ce qui suscita la fureur des Nationaux-allemands. Des unités allemandes n’avaient-elles pas eu à endurer de lourdes pertes du fait de la défaillance des bataillons tchèques à proximité ? Où allait-on si la trahison restait impunie ?

Cela déchaîna la colère des Allemands sans calmer celle des Tchèques. Le peuple tchèque ne savait rien des négociations menées par les Bourbon-Parme entre Vienne et Paris, il ignorait que le trône envisageait de se séparer de l’Allemagne et de se tourner vers l’Entente, ce tournant ne pouvant manquer de bouleverser aussi les rapports de forces internes dans la monarchie. Il ne connaissait que la haine qu’avaient éveillée en lui les persécutions sanglantes des deux premières années de guerre. Il était révolutionné par le grand message de la révolution russe, et ses espoirs étaient nourris par la propagande menée à l’ouest sur le « droit des petites nations ». L’effondrement de l’absolutisme de guerre ne signalait pour lui qu’une chose : la faiblesse de l’ennemi abhorré. L’ère nouvelle lui donnait la possibilité de dire enfin publiquement et franchement ce qu’il avait été obligé de garder tout ce temps dans le secret de son cœur. Les masses se révoltèrent contre les directions opportunistes des partis tchèques. À l’automne 1917, elles furent renversées chez les Jeunes Tchèques, chez les Nationaux-sociaux et chez les social-démocrates et remplacées par une direction national-révolutionnaire. La nouvelle tendance issue de l’état d’esprit révolutionnaire des masses s’exprima dans la « déclaration » du 6 janvier 1918 signée de tous les députés tchèques de la « diète régionale ». Celle-ci exigeait déjà un État totalement indépendant. L’additif qui figurait encore dans la déclaration du 30 mai 1917 et plaçait l’État tchèque sous le sceptre des Habsbourg, avait été rayé. La politique tchèque s’était de ce fait et pour la première fois engagée sur le terrain de la révolution nationale. L’action des Tchèques dans le pays se mettait ainsi sous la direction de l’émigration révolutionnaire.

Les colonies tchèques à l’étranger avaient dès le début de la guerre connu une forte agitation. Dès les premiers jours, en Russie, en France, en Angleterre, en Suisse et en Amérique, elles avaient protesté contre la guerre, revendiqué un « État national avec un roi slave », et appelé à former des unités de volontaires pour combattre dans les armées de l’Entente contre la monarchie des Habsbourg. Mais ce mouvement n’avait commencé à prendre de l’importance que lorsque le pays lui eut envoyé un chef et des combattants : un chef en la personne de Masaryk, des combattants avec les très nombreux prisonniers de guerre parqués dans les camps de Russie et de Sibérie, de Serbie et d’Italie, et qui devinrent la cible de la propagande déployée par les colonies tchèques de l’étranger . Le professeur Masaryk avait quitté son pays en décembre 1914. Toute sa vie, il avait combattu le romantisme tchèque traditionnel, les mythes nationaux, tel celui attaché au manuscrit dit de Königinhof et à sa prétendue authenticité, l’historisme romantique entourant les soi-disant droits historiques de la couronne de Bohème, ou encore les appels aux pogroms antisémites et la croyance naïve à une communauté spirituelle panslave. Dans l’émigration, il se battit encore contre le romantisme traditionnel. À l’idéal de la restauration de la couronne de saint Venceslas, il opposait l’idéal d’une république démocratique tchécoslovaque, aux attentes placées dans le tsarisme russe, celles qui se tournaient vers la démocraties à l’occidentale. C’est cette option qui lui permit de gagner au mouvement national les ouvriers, lesquels formaient l’écrasante majorité de l’émigration tchèque. C’est elle qui lui permit de continuer à le faire vivre même après les défaites russes de 1915. C’est ce qui explique que la révolution russe lui ait donné une nouvelle vigueur. En même temps, sa personnalité assurait au mouvement les sympathies de l’intelligentsia occidentale et des contacts avec les gouvernements des puissances de l’Entente.

Une fois arrivé à l’étranger à l’automne 1914, Masaryk se donna pour première tâche d’organiser les colonies tchèques de l’étranger. Il réussit à les rassembler, à créer un organe unifié de direction sous la forme d’un « Conseil national » constitué en mai 1916 à Paris et dont les principaux dirigeants étaient Masaryk, Beneš et Štefanik, à y endiguer l’influence du courant tsarophile soutenu par le gouvernement russe et à réunir, en ne faisant appel qu’aux seules ressources des colonies, les moyens d’une propagande de grand style en faveur d’un État tchécoslovaque indépendant. En même temps, on veillait à ce que l’émigration révolutionnaire tchèque garde des liens étroits avec l’intérieur du pays. Dès l’automne 1914 s’était constituée à Prague une société secrète de révolutionnaires, qu’on appela plus tard la « maffie » qui maintenait les relations avec l’émigration révolutionnaire. Elle recevait clandestinement des informations et des instructions de Masaryk et lui envoyait des rapports sur la situation intérieure. Ceci dit, jusqu’en 1917, l’émigration était cantonnée à de vastes opérations de propagande. Mais elle devint une puissance réelle à partir du moment où elle disposa d’un bras armé à un endroit du monde auquel le cours de la guerre donnait provisoirement une importance toute spéciale.

À l’automne 1914 déjà, le gouvernement tsariste avait composé à partir de Tchèques résidant en Russie une « droujina »[37] qui combattait dans les rangs russes. Mais elle ne comptait guère plus de 1000 hommes. C’est seulement quand la révolution de février eut allumé chez les prisonniers de guerre tchèques dans les camps de Russie et de Sibérie une flamme révolutionnaire, quand la chute du tsarisme eut entraîné celle de la direction tsarophile de l’émigration tchèque en Russie dont l’idéologie réactionnaire rebutait les prisonniers de tendance démocratique, quand Masaryk luimême fut venu en Russie et y eut réorganisé l’émigration, que le mouvement militaire des Tchèques en Russie prit des dimensions plus importantes. En quelques mois fut alors mise sur pied en Ukraine une armée tchèque de 42 000 hommes. Sa première division se battit en juin 1917 à Zborow contre les Autrichiens. Et quand, à l’automne 1917, la grande armée russe commença à se désagréger, au milieu de la débandade générale, le corps tchèque réussit à garder son organisation et sa discipline. La révolution sociale disloquait l’armée russe, mais l’idée de la révolution nationale donna au corps tchèque une robustesse à toute épreuve. Pendant l’hiver 1917/1918, pendant les semaines de Brest-Litovsk, le corps tchèque est resté la seule force militaire ordonnée et disciplinée sur la totalité de l’immense territoire russe. Quand, après la paix séparée avec la rada ukrainienne, les troupes allemandes et austro-hongroises envahirent l’Ukraine, le corps tchécoslovaque recula vers l’est en combattant. Côte à côte avec les gardes rouges bolcheviks il livra à Bakhmatch et à Kiev des combats d’arrière-garde contre les Allemands. Mais quand ensuite le gouvernement soviétique conclut à son tour la paix avec les puissances centrales, quand il s’engagea à ne pas tolérer de formations armées étrangères sur le sol russe, les représentants du Conseil national de Paris convinrent avec le gouvernement soviétique que les soldats tchèques livreraient leurs armes aux soviets et seraient amenés par transports collectifs en qualité de « citoyens libres » à Vladivostok après avoir traversé la Sibérie. Il s’y embarqueraient pour la France pour y continuer la guerre contre les puissances centrales.

Mais ce plan ne put être mis à exécution. L’état de délabrement des chemins de fer russes faisait du transport des légions tchèques un problème insoluble. Pendant des semaines, et même des mois, les transports tchèques restèrent bloqués dans les gares. En mai, seuls trois régiments étaient arrivés à Vladivostok. Quatre régiments répartis en convois différents étaient encore en Sibérie occidentale et en Transbaïkalie dans le vaste espace séparant Tcheliabinsk et Tchita. Mais en Russie d’Europe dans la région de Penza, trois régiments attendaient encore un transport.

Cette attente longue de plusieurs mois avait fait naître une tension de plus en plus forte entre les bataillons tchèques obligés de patienter sans rien faire dans les gares, et les soviets locaux qui gouvernaient dans les villes voisines. Les Russes regardaient avec beaucoup de méfiance les légionnaires tchèques. Rien que le fait qu’ils aient préservé ordre et discipline militaires et soient restés sous le commandement de leurs officiers, les faisait apparaître comme des contrerévolutionnaires. Et en voulant continuer la guerre alors que le peuple russe s’était soulevé pour obtenir la paix à n’importe quel prix, en voulant la continuer comme alliés de l’impérialisme français hostile à la république des soviets, ils devenaient des ennemis de la révolution prolétarienne. De leur côté, les légionnaires tchèques considéraient les communistes russes comme des traîtres. N’avaient-ils pas coupé les liens entre la Russie slave et l’Entente, n’avaient-ils pas fait la paix avec l’Allemagne, n’avaient-ils pas ce faisant ruiné les espoirs d’une défaite des puissances centrales qui seule pouvait permettre de donner la liberté aux petites nations slaves, et à eux-mêmes la possibilité de rentrer chez eux sans courir de risques ? À cet antagonisme politique se mêlaient des antagonismes nationaux. Avec des prisonniers allemands, austro-allemands et magyars, les bolcheviks avaient formé des bataillons « internationalistes » qui à l’époque, étaient dans de vastes zones de Sibérie, la plus importante, et souvent la seule force armée à leur disposition. Derrière l’opposition entre « internationalistes » et légionnaires tchèques, c’étaient les frictions nationales du pays d’origine qui resurgissaient sous un autre uniforme. Les bolcheviks tentaient de porter leur agitation aussi dans les bataillons tchèques et remportaient parfois quelques succès ici ou là. Mais les officiers tchèques craignaient pour leur armée nationale et faisaient tout pour les en empêcher, ce qui aiguisait encore les conflits. La méfiance ne cessait de croître entre les uns et les autres. Les bolcheviks craignaient que les Tchèques ne s’allient aux contre-révolutionnaires russes : sur le Don, on avait vu des unités tchèques dans l’armée blanche du général Alexeïev. Les Tchèques, de leur côté, redoutaient que le gouvernement soviétique ne les livre aux puissances centrales, aux bourreaux autrichiens. Plus le conflit s’envenimait, plus les Tchèques refusaient de respecter l’accord et de livrer leurs armes aux soviets. Une crise se profilait à l’horizon.

En avril, le Japon avait débarqué des troupes à Vladivostok. En Transbaïkalie, les bandes contrerévolutionnaires de Semenov s’étaient emparées de vastes territoires. L’intervention contrerévolutionnaire de l’Entente en Extrême-Orient avait démarré. Le gouvernement soviétique se résolut alors à ne plus autoriser la poursuite du transport des légions tchèques vers Vladivostok, il ne voulait pas fournir lui-même une armée en état de combattre à la contre-révolution. Il convint avec le délégué du « Conseil national » parisien à Moscou que les régiments tchèques qui étaient encore stationnés en Russie d’Europe et en Sibérie occidentale passeraient, non par Vladivostok, mais par Archangelsk pour rejoindre la France. On demandait donc maintenant tout d’un coup aux régiments qui avaient dû vaincre d’énormes difficultés pendant des mois pour faire une partie de la route en direction de l’orient, de faire demi-tour. Les légions se rebellèrent contre cet ordre. Elles se sentaient en force. La Russie n’avait pas d’armée. Il y avait bien les gardes rouges, mais ces unités n’étaient pas bien fortes, et en Sibérie, elles étaient constituées pour l’essentiel de prisonniers allemands et magyars : les vaincre ne semblait pas présenter de difficultés. Dans les légions tchèques se répandit l’idée d’utiliser la force pour se rendre maîtres du transsibérien et imposer d’être transportés vers Vladivostok.

Dès le 14 mai, la tension augmenta au point de provoquer des affrontements. À la gare de Tcheliabinsk, les Tchèques avaient assommé un prisonnier magyar. Le soviet de Tcheliabinsk fit arrêter la garde tchèque, les Tchèques envahirent la ville, menacèrent le soviet et désarmèrent une partie de la garde rouge. Deux jours plus tard, les délégués des légions se réunirent en congrès à Tcheliabinsk. Ils décidèrent de refuser le trajet par Archangelsk et de se frayer de leur « propre initiative » le chemin vers Vladivostok. Le gouvernement soviétique réagit énergiquement. Le 23 mai, le commissariat à la guerre ordonna de « désarmer et dissoudre tous les convois tchèques » et de « former à partir d’eux des unités de l’armée rouge ou des détachements de travail. » Le 25 mai, Trotski ordonna : « Tout Tchécoslovaque pris les armes à la main dans l’enceinte ferroviaire sera fusillé sur-le-champ. Toute unité où l’on trouverait ne serait-ce qu’un seul soldat tchécoslovaque armé, sera internée dans un camp de prisonniers. Tous les employés du chemin de fer doivent être informés qu’aucun wagon occupé par des Tchécoslovaques n’est plus autorisé à circuler en direction de l’est. »

Le jour même où Trotski émettait cet ordre, les Tchèques passaient à l’offensive en Sibérie occidentale. Ils s’emparaient des gares, envahissaient les villes, se rendaient maîtres des quelques troupes rouges qui s’y trouvaient et les désarmaient, arrêtaient les membres des soviets. En l’espace de quelques jours seulement, tout le transsibérien de Tcheliabinsk au lac Baïkal était aux mains des Tchèques.

Les régiments stationnant encore en Russie d’Europe se soulevèrent à leur tour. Le 29 mai, ils prenaient Penza. Là, ils obtinrent de force d’être transportés en direction de l’est. Ils battirent à Lipjag les forces rouges qui voulaient leur barrer la route, et Samara tomba entre leurs mains. Un nouveau front se formait ici sur la Volga. Au début, il y avait des Autrichiens de part et d’autre dans cette nouvelle guerre : d’un côté des Allemands et des Magyars sous le drapeau rouge, et de l’autre, les Tchèques. Le 6 juin, la liaison entre Samara et Tcheliabinsk était rétablie, de la Volga au lac Baïkal, la ligne de chemin de fer était aux mains des légions.

Les Tchèques avaient renversé les soviets dans toute cette région. Sous la protection des baïonnettes tchèques se constituèrent les gouvernements « démocratiques » de Samara et Omsk qui prirent le pouvoir au nom de la Constituante dispersée par les bolcheviks. C’étaient des socialistes révolutionnaires de droite et des cadets qui prenaient ainsi la succession des soviets. Les Tchèques d’une part et ces partis de l’autre partageaient des convictions démocratiques et le rejet de la paix de Brest-Litovsk. Ils pensaient restaurer la grande Russie slave sous la protection de leurs armes, annuler la paix de Brest-Litovsk et reconstituer le front de l’est contre les puissances centrales. On ne parlait plus désormais d’aller à Vladivostok. Maintenant, il s’agissait de concentrer les régiments tchèques sur la Volga pour qu’ils tiennent ce nouveau front en attendant que la démocratie russe remette sur pied dans leur dos une nouvelle armée nationale.

L’insurrection de mai des légions tchèques fut un événement de portée historique. Son impact fut contre-révolutionnaire pour la Russie prolétarienne, révolutionnaire pour l’Autriche-Hongrie féodale. La révolution nationale tchèque illustre de la façon la plus éclatante la double nature de toute révolution bourgeoise : révolutionnaire contre le régime féodal, et en même temps contrerévolutionnaire contre le prolétariat. L’insurrection tchèque mit la révolution russe dans une situation des plus périlleuses. Le bassin de la Volga, l’Oural et toute la Sibérie étaient coupés de la république soviétique. La Russie ne disposait plus des greniers à céréales de la Sibérie ni des mines de l’Oural ni des voies de communication vers le Caucase et le Turkestan. La république était précipitée dans une crise alimentaire et d’approvisionnement en matières premières extrêmement grave. En même temps, le gouvernement soviétique devait créer une nouvelle armée, mener une nouvelle guerre pour repousser sur le front de la Volga la contre-révolution qui se rassemblait derrière le bouclier des légions tchèques. Dans les territoires arrachés à la république soviétique, les Tchèques avaient d’abord remis le pouvoir à la démocratie petite-bourgeoise. Mais quand celle-ci, sans autre appui que celui de troupes étrangères, se mit à reconstituer une armée russe derrière le front tchèque, elle passa sous le contrôle du corps contre-révolutionnaire des officiers russes. Et dès que celui-ci eut repris suffisamment de forces avec la nouvelle armée, il renversa les gouvernements démocratiques et fit de l’amiral tsariste Koltchak, le dictateur du territoire « libéré » par les Tchèques. Une guerre civile dévastatrice entre la dictature des rouges et celle des blancs fut le résultat final de l’insurrection tchèque.

Mais autant celle-ci eut des effets contre-révolutionnaires en Russie, autant elle a été révolutionnaire pour l’Autriche-Hongrie. Maintenant en effet, la place du peuple tchèque dans le monde avait tout d’un coup changé du tout au tout. Le Conseil national tchèque de Paris n’était plus une simple société de propagande. Il était devenu du jour au lendemain une puissance belligérante disposant d’une armée à une position devenue stratégique.

La paix de Brest-Litovsk avait obligé la république soviétique à remettre aux puissances centrales les millions de prisonniers de guerre allemands, austro-hongrois et turcs retenus en Sibérie. Cela signifiait beaucoup de nouvelles armées dirigées contre l’Entente ! La paix de Brest-Litovsk donnait aux puissances centrales la possibilité de s’approvisionner en vivres et en matières premières asiatiques en transitant par la Russie. Cela signifiait la rupture du blocus ! Pour l’Entente, il fallait couper la république soviétique de la Sibérie, c’était une question de vie ou de mort. Et c’est ce que faisaient les légions tchèques. Leur soulèvement poussait un verrou entre la Sibérie et la Russie, elle empêchait le transport des prisonniers et la livraison de nourriture et de matières premières de Sibérie vers l’Allemagne. Il garantissait à l’Entente la libre disposition du transsibérien. Guinet, le commissaire français auprès des légions tchèques, avait raison de dire que l’insurrection tchèque ne signifiait pas moins que la « réouverture du front oriental contre l’Allemagne ». Même si ce nouveau front n’était tenu que par à peine 50 000 hommes, dans la Russie de l’époque où l’armée tsariste n’existait plus et où l’armée rouge n’existait pas encore, ces 50 000 hommes étaient une puissance considérable, le front sur la Volga coupait totalement l’Oural, la Sibérie, le Turkestan de la Russie d’Europe, leurs baïonnettes avaient la totale maîtrise de tout le transsibérien. Et ces 50 000 hommes obéissaient aux décisions du Conseil national de Paris qui pouvait maintenant se présenter comme l’allié des puissances de l’Entente et négocier avec elles d’égal à égal.

La confiance en soi et la fierté de la nation tchèque en furent considérablement renforcées. Pour la première fois depuis 300 ans, il existait une armée tchèque autonome. Pour la première fois depuis la défaite de la Montagne Blanche, la nation avait pu influer de façon indépendante sur le cours des événements mondiaux. L’idée d’une armée tchèque autonome prenait de plus en plus de consistance. Déjà, des formations de volontaires tchèques se battaient aussi sur les fronts de France et d’Italie. Ce qui se passait sur la Volga avait des répercussions jusque dans la légion engagée sur le front italien, qui, grandement renforcée par l’arrivée de prisonniers, atteignit à l’été 1918 un effectif de 17 000 hommes. Il arrivait de plus en plus souvent que dans les tranchées autrichiennes, les soldats tchèques voient arriver sous l’uniforme italien des patrouilles tchèques venues les inviter à les rejoindre et à se battre pour la libération du peuple tchèque. Et quand les légionnaires tchèques faits prisonniers et condamnés comme déserteurs et transfuges, marchaient à la mort la tête haute, les soldats tchèques sous l’uniforme impérial voyaient eux aussi en eux des martyrs de l’idée nationale.

Dans les pays tchèques eux-mêmes, le mouvement national prenait maintenant un caractère indubitablement révolutionnaire. Le 13 juillet fut constitué à Prague le « Národny Výbor ». Son premier acte fut une déclaration qui laissait très clairement entendre qu’il se considérait comme l’embryon du futur gouvernement révolutionnaire. Et effectivement, il se mit immédiatement à élaborer la marche à suivre pour le transfert du pouvoir d’État dans les pays tchèques.

Mais l’insurrection de mai de l’armée tchèque sur la Volga et en Sibérie n’a pas seulement parachevé le bouleversement révolutionnaire des consciences dans les masses populaires tchèques, elle a aussi et en même temps complètement transformé les rapports entre l’Entente et la révolution tchèque.

En 1917 encore, l’Entente n’incluait pas dans ses buts de guerre le démantèlement de l’AutricheHongrie. Ni dans les négociations de paix menées entre la cour de Vienne et le gouvernement français par l’entremise du prince Sixte de Parme au printemps 1917, ni dans la proposition de paix que le comte Armand, commandant à l’état-major français, transmit en août 1917 au comte

Revertera, diplomate autrichien doté de pleins pouvoirs par Czernin[38], ni dans les « 14 points » de Wilson de janvier 1918, il n’était question de mettre en place un État tchèque souverain. C’est seulement quand eurent échoué toutes les tentatives de parvenir à la paix et que le discours de Czernin du 2 avril 1918 en eut rendu impossible la poursuite, que commença à prévaloir, d’abord à Paris, l’idée de briser l’Autriche-Hongrie pour priver l’Allemagne d’un allié qu’apparemment on ne pouvait pas détacher d’elle. Lorsque, quelques semaines plus tard, l’insurrection de mai de l’armée tchèque en Russie eut fait tout d’un coup du Conseil national de Prague[39]une puissance belligérante et considérablement renforcé son autorité auprès de l’Entente, Masaryk et Beneš purent mettre à profit ce changement d’humeur pour obtenir de l’Entente la reconnaissance formelle de la révolution tchèque.

Dès le 4 juin, réagissant immédiatement à l’insurrection de mai, les gouvernements de l’Entente firent savoir au gouvernement soviétique qu’ils regardaient les unités tchécoslovaques comme une puissance belligérante alliée et qu’ils considéreraient leur désarmement comme un acte d’hostilité. Le 29 juin, le gouvernement français reconnut le droit du peuple tchèque à l’indépendance et le Conseil national parisien comme son organe suprême. Le 1er juillet, le gouvernement anglais se rallia à cette déclaration, le 9 août, l’Angleterre et le Japon reconnurent l’armée tchèque comme une puissance alliée. Le 2 août, les États-Unis avaient fait une déclaration analogue, le Conseil national y était reconnu comme gouvernement de facto. Enfin, le 3 octobre, après que la légion tchèque se fut distinguée sur le front italien dans la bataille du Doss Alto, Orlando fit savoir que le gouvernement italien avait lui aussi reconnu le Conseil national comme gouvernement de facto. Les actions indépendantes de l’armée tchèque avaient donc produit une riche moisson : les Tchèques ayant mis sur la Volga leurs armes au service de l’Entente, l’Entente les reconnaissait comme puissance belligérante alliée. Ce faisant, l’édification d’un État tchécoslovaque et donc la destruction de l’empire austro-hongrois devenaient un des buts de guerre de l’Entente.

Et ce but était désormais à portée de main, avec en août la défaite de l’armée allemande en France. Tant que l’Allemagne était forte, les Tchèques s’en étaient tenus à la devise de Palacký : « si l’Autriche n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer », et le but qu’ils poursuivaient, c’était un État tchèque inclus dans l’empire des Habsbourg. Mais à partir du moment où l’Allemagne était battue, et que dès lors il n’y avait plus lieu de craindre qu’elle s’attribue les Sudètes si l’empire autrichien disparaissait, l’existence de celui-ci ne présentait plus aucun intérêt pour le peuple tchèque. Maintenant, c’était une autre parole fameuse de Palacký qui était à l’ordre du jour : « Nous étions là avant l’Autriche, nous serons là après l’Autriche. » Le peuple tchèque ne prêta plus aucune attention aux gesticulations grotesques et tragi-comiques d’une politique autrichienne déconnectée des réalités historiques, lorsque, pour apaiser les nationaux-allemands que la révélation des intrigues de Sixte de Parme avait remontés contre l’empereur, elle proclama en Autriche, juste à la veille de la catastrophe, un cours « pro-allemand » et qu’en août encore, après l’effondrement allemand sur le front occidental, elle tenta d’imposer des « prérogatives » allemandes en divisant la commission administrative de Bohème en deux sections nationales. Pendant ce temps, le Národny Výbor continuait à travailler à sa future accession au pouvoir dans les pays tchèques. Le peuple tchèque attendait de pied ferme l’inévitable capitulation de la monarchie des Habsbourg.

Trois siècles auparavant, face à l’assaut de l’absolutisme habsbourgeois, la noblesse tchèque avait tenté de sauver la république nobiliaire nationale. Elle avait été écrasée par les armées de l’empereur d’Allemagne. La nation avait payé cette défaite de deux cents ans de servitude et de sa propre disparition de la scène de l’histoire. Mais le développement du capitalisme et de la démocratie au XIXème siècle avait réveillé les masses populaires. Leur ascension les avait amenés à des conflits de plus en plus violents avec l’impérialisme des Habsbourg, et finalement à une confrontation ouverte. Lorsque l’empire allemand s’effondra, le peuple tchèque put restaurer la république nationale que la noblesse tchèque n’avait pas su préserver trois siècles plus tôt.

3. Les Polonais et les puissances centrales[modifier le wikicode]

Quand la guerre éclata, la grande majorité des Polonais de Galicie acclama dans les rues les armées impériales qui montaient en ligne en direction de la frontière russe, et c’est par milliers qu’étudiants, intellectuels, ouvriers, vinrent s’enrôler comme volontaires dans les légions polonaises pour aller se battre contre la Russie. Les Habsbourg avaient certes contre eux les Slaves du sud et les Tchèques, mais selon toute apparence, ils avaient avec eux, et misant sur leur victoire, un des peuples slaves de l’empire. À la fin de la guerre, pourtant, les désirs et les espérances des Polonais les placèrent, ni plus ni moins que les Yougoslaves et les Tchèques, dans le camp de l’Entente, pour eux également, c’était la chute des Habsbourg qui les libérerait. Cette mutation de la société polonaise de Galicie, constitue elle aussi un chapitre important dans l’histoire de la révolution autrichienne.

La république nobiliaire polonaise avait sombré à l’époque tumultueuse de la Grande Révolution française. Lors des insurrections de 1794, de 1830, de 1846, de 1863, la szlachta[40] polonaise avait en vain tenté de reconquérir l’indépendance perdue. La terrible défaite de 1863 avait fini par briser l’énergie révolutionnaire de la noblesse. La chute de Napoléon III en 1870 lui ôta tout espoir de voir la question polonaise à nouveau mise à l’ordre du jour par une initiative venue de l’extérieur. Il ne fallait plus dès lors songer à rétablir un État indépendant, la tâche de l’heure était désormais de sauver la nation dans son être même, le romantisme révolutionnaire devait céder la place au « travail organique ». Déjà en 1846, le gouvernement autrichien avait soulevé les paysans de Galicie contre les gentilshommes insurgés. En 1864, le gouvernement russe avait partagé les domaines seigneuriaux et les avait distribués aux paysans pour avoir leur appui contre la szlachta révolutionnaire. De la même façon, Bismarck croyait pouvoir miser sur la « loyauté » des paysans polonais contre cette szlachta indocile. Les gouvernements prenant les paysans sous leur protection contre les gentilshommes, la noblesse se voyait menacée dans ses intérêts de classe. Elle chercha donc un accommodement avec les gouvernements des trois empires. « Soyons triplement loyaux ! », lancèrent les Stanczyk[41] de Cracovie à l’adresse de la noblesse des trois parties de la Pologne.

En Galicie, cette politique fut un succès. Après le compromis de 1867, l’empereur et le bourgeoisie allemande firent leur paix avec la noblesse polonaise. La szlachta devint au Reichsrat[42] et dans les délégations[43] un soutien indéfectible de tous les gouvernements autrichiens. En contrepartie, elle avait le champ libre en Galicie, et là, ce fut la résurrection de la république nobiliaire. L’administration et l’enseignement étaient polonais. La szlachta régnait en maître absolu sur le paysan polonais et ruthène. Tout autre était la situation dans la partie prussienne et dans la partie russe. Tous les efforts déployés par la szlachta pour gagner les bonnes dispositions des dominants restèrent vains. Dans le Royaume de Pologne, la noblesse jurait hommage au tsar, au Reichstag à Berlin, le budget de l’armée et celui de la marine ne pouvaient se passer des voix du kolo polskie[44], mais le peuple polonais continuait à se voir refuser le droit à un enseignement national, refuser les moindres bribes d’auto-administration nationale. Dès 1832, le gouvernement prussien avait imposé l’allemand comme langue officielle en Posnanie, en 1833, il y avait suspendu les élections au poste de Landrat[45], supprimé les woyts[46] en 1836, remplacé les maires de village élus par des commissaires de district, et les Polonais avaient répondu à ce saccage de tous les organes d’autogestion en démissionnant de toutes les fonctions publiques. Puis, en 1873, la Prusse introduisit l’allemand comme langue d’enseignement dans les écoles primaires, en 1886, la commission de colonisation commença à racheter des domaines polonais et à y installer des paysans allemands. Une fois toute trace d’auto-administration éradiquée, les Polonais de Posnanie et de Prusse occidentale se retrouvaient sous la domination d’une bureaucratie étrangère appliquée à leur arracher, et l’âme de leurs enfants avec l’école allemande, et leur terre avec cette politique de colonisation. Les Polonais de la partie russe subirent le même sort à partir de 1863 : élimination de toute auto-administration, enseignement totalement russifié à partir de 1869, russification de la justice à partir de 1873. En Lituanie, il fut interdit aux Polonais, en 1865, d’acheter des terrains, en 1868, de parler polonais en public.

Mais quel qu’ait été le poids de cette oppression nationale, elle n’a pas entravé le développement économique et social. En Posnanie, les paysans étaient devenus des exploitants libres et propriétaires bien plus tôt que ce ne fut le cas dans les autres parties de la Pologne, le niveau d’éducation et celui de l’agriculture y était bien supérieur, et la lutte contre le gouvernement prussien, contre sa politique de germanisation à l’école et de colonisation du pays avait fait sortir le paysan polonais de son sommeil. Depuis les années quatre-vingt se développait sous la direction du clergé catholique un dense réseau d’associations et de coopératives paysannes. Le paysan de Posnanie ne se préoccupait pas de « grande politique », mais il menait une guérilla tenace en défense de la nationalité et de la propriété foncière des larges masses populaires, se mettant par là même en travers de tous les projets de colonisation. Pendant qu’en Pologne prussienne, la direction de la nation passait des mains de la noblesse dans celles de la paysannerie, en Pologne russe, la politique protectionniste de la Russie favorisait depuis 1877 le développement d’une importante industrie et l’ascension d’une bourgeoisie industrielle. Celle-ci se forma en s’opposant avec vivacité à la bureaucratie russe, violente et corrompue. Mais dépendant du vaste marché russe, ayant des liens étroits avec le commerce et l’industrie de SaintPétersbourg, de Moscou, de Riga, elle était fortement influencée par la société russe. Il y avait infiniment plus de liberté nationale et politique en Galicie que dans les deux autres parties de la Pologne, mais du point de vue économique et social, elle était largement à la traîne. Elle n’avait pas de puissantes organisations paysannes comme en Prusse, pas de bourgeoisie industrielle en plein essor comme en Russie. Jusqu’en 1914, le pouvoir et la direction de la nation étaient l’apanage de la noblesse. Certes, ici aussi, depuis le début des années quatre-vingt-dix, la domination de l’aristocratie se voyait peu à peu battue en brèche par une opposition qui se renforçait peu à peu, mais cette opposition n’émanait ni de la paysannerie ni de la bourgeoisie industrielle, elle était portée par l’intelligentsia petite-bourgeoise que l’enseignement polonais en Galicie avait nourrie des souvenirs patriotiques-révolutionnaires de l’émigration de 1831 et de 1863, des grandes traditions de Mickiewicz et de Słowacki. La littérature néo-romantique, les Wyspiański et les Żeromski prenaient le relais, de même que la nouvelle école historique d’Askenazy. Cette intelligentsia grandissait en rêvant de lutte patriotique-révolutionnaire pour la restauration d’une Pologne indépendante. Dans cette lutte contre la domination de la noblesse, elle ne pouvait s’appuyer que sur le mouvement ouvrier, lequel, étant jeune, encore embryonnaire, sans base industrielle développée, tomba sous sa direction et adhéra à ses idéaux.

Les trois Polognes évoluaient donc dans des directions totalement différentes les unes des autres quand en 1905 la guerre russo-japonaise déclencha la première révolution russe. La marée révolutionnaire déferla sur le Royaume de Pologne[47]. Les ouvriers se soulevèrent, de formidables grèves générales ébranlèrent le pays, les combats de rue effrayèrent les classes possédantes. Épouvantée, la bourgeoisie polonaise se mit sous la protection des baïonnettes du tsar. La révolution fut vaincue. Mais les terreurs qu’elle avait engendrées continuèrent à produire leurs effets. La bourgeoisie polonaise savait maintenant que toute révolte anti-tsariste susciterait la mise en mouvement du prolétariat et mettrait en péril sa propre domination de classe. Elle remisa dès lors toutes les traditions d’insurrection et d’indépendance nationale. Sous l’impulsion de Dmowski, les nationaux-démocrates, le principal parti de la bourgeoisie polonaise, se réconcilièrent avec la Russie. Grâce à la révolution, la Russie avait maintenant une Constitution. Dans l’enceinte de la Douma, les représentants de la bourgeoisie polonaise rencontraient les libéraux russes, lesquels, en lutte contre la bureaucratie, ne paraissaient pas hostiles à l’idée d’accorder l’autonomie à la Pologne dans le cadre de l’empire russe. Les nationaux-démocrates allaient désormais miser sur les progrès du libéralisme russe, leur but était maintenant d’accéder à l’autonomie dans les frontières de l’empire.

Ce rapprochement de la bourgeoisie polonaise et de la Russie se nourrissait aussi de la politique polonaise de la Prusse. En 1904, la Prusse avait promulgué une loi d’exception interdisant aux Polonais d’acquérir des terres. Elle fut suivie en 1907 par une autre loi qui faisait peser sur la propriété foncière polonaise la menace d’expropriations forcées. En même temps, la loi allemande sur les associations avait interdit l’usage du polonais dans les réunions. Alors qu’avec la révolution de 1905, la Pologne russe avait au moins conquis le libre développement de la scolarisation en polonais dans les écoles privées primaires et secondaires, la Prusse promulguait des lois d’exception qui signifiaient aux Polonais qu’ils allaient être expulsés brutalement de chez eux. Une tempête d’indignation parcourut la Pologne. Maintenant, ce n’était plus la Russie mais l’Allemagne, qui était l’ennemi le plus dangereux. L’idée d’une communauté d’intérêts slave en défense contre les Allemands prit maintenant consistance aussi en Pologne, et en 1908, des représentants polonais participèrent au congrès panslave de Prague.

La bourgeoisie polonaise pouvait abandonner l’idée d’indépendance nationale, sans s’exposer à aucun risque du côté des masses populaires de la Pologne russe. La paysannerie y était étrangère à la tradition des insurrections nobiliaires de 1831 et de 1863. Dans chaque village, des croix et des monuments en pierre rappelaient au paysan polonais qu’il avait fallu la défaite de la révolte de 1863 pour que le tsar russe lui remette les terres de la szlachta. Pendant la révolution de 1905, la classe ouvrière, qui était issue de ce même milieu paysan, avait été emportée dans le maelstrom des luttes de classes russes. Dans le PPS, le parti socialiste polonais, la majorité avait alors été conquise par la « gauche », laquelle – tout comme déjà auparavant le SDKPiL (Social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie) fondé par Rosa Luxemburg – proclamait le principe d’une lutte de classe révolutionnaire commune du prolétariat russe et du prolétariat polonais, refusait d’engager une lutte nationale spécifique du prolétariat polonais pour des objectifs nationaux, et considérait que l’autonomie nationale de la Pologne serait le fruit de sa participation à la révolution du prolétariat russe. C’est ainsi qu’avec la révolution de 1905, le Royaume de Pologne devint effectivement aussi dans les esprits une partie intégrante de la Russie : tant la bourgeoisie que le prolétariat s’allièrent avec leurs homologues de classe en Russie, l’une et l’autre placèrent leurs espérances dans le bouleversement de la situation intérieure de la Russie, l’une et l’autre fixèrent comme but à la nation l’autonomie dans les frontières de la Russie.

Bien sûr, il y eut aussi le mouvement contraire. Le tsarisme écrasa la révolution dans le sang. Skalon, le gouverneur général de Varsovie, signa à lui tout seul un millier de condamnations à mort. Les cachots se remplirent. Les convois pour la Sibérie se succédaient sans interruption. Les syndicats, les associations scolaires, les sociétés de gymnastique nationales furent dissoutes. L’époque des Souvorov, des Paskevitch, des Mouraviev était revenue. La vieille haine tripale du tsarisme se ralluma. L’idée du soulèvement armé pour libérer la Pologne de la domination russe ressurgit. Elle s’incarna dans l’aile « droitière », patriotique, du PPS, surtout dans son organisation de combat fondée par Pilsudski. Mais du fait de la défaite de la révolution, la guerre de partisans menée par cette organisation contre les sbires tsaristes sombra dans un pur et simple banditisme. Pilsudski et ses troupes se replièrent en Galicie et ici, leur mot d’ordre d’insurrection armée contre la Russie rencontra auprès de l’intelligentsia patriotique révolutionnaire et de la classe ouvrière organisée sous sa direction dans le PPSD (Social-démocratie polonaise) un bien plus large écho que dans la Pologne russe.

La situation internationale était favorable à la résurgence de l’idée de l’insurrection nationale contre le régime tsariste. Depuis l’annexion de la Bosnie, l’antagonisme entre la Russie et l’AutricheHongrie devenait de plus en plus aigu. Pilsudski tablait sur la guerre qui se profilait entre la Russie et les puissances centrales pour engager le combat pour la libération de la Pologne. L’État-Major austro-hongrois espérait de son côté, s’il y avait la guerre, pouvoir instrumentaliser un soulèvement polonais. C’est ce qui permit à Pilsudski de fonder en 1910 ses unités de fantassins et de les entraîner sous les yeux des autorités autrichiennes avec des armes fournies par le commandement militaire de l’empire. Lorsque, en 1912, la guerre des Balkans raviva de nouveau l’opposition entre Autriche et Russie, se constitua une alliance des partis de l’indépendance qui se donna comme but le soulèvement contre la Russie et comme tâche immédiate l’organisation des unités de tirailleurs comme cadres des légions polonaises à mettre sur pied en cas de guerre. Le noyau de cette alliance était formé par le PPS de droite, le PPSD et un petit parti d’intellectuels.

L’opinion publique commença alors à se diviser également en Galicie. D’un côté, la politique prussienne ne cessait de nourrir la détestation de l’Allemagne et poussait beaucoup de monde dans le camp des nationaux-démocrates, russophiles depuis 1905. En 1912, la commission de colonisation prussienne décidait pour la première fois de recourir à la loi sur les expropriations et d’exproprier quatre domaines polonais. De l’autre, la politique russe apportait de l’eau au moulin des partis indépendantistes. Déjà le coup d’État de Stolypine du 3 juin 1906 avait sensiblement affaibli la représentation polonaise à la Douma, déjà toutes les tentatives entreprises par les nationauxdémocrates pour faire avancer la cause polonaise dans le cadre de la Douma s’étaient soldées par des échecs, et voilà qu’en plus en 1912, le royaume de Pologne se voyait dépossédé du gouvernement de Chelm, une mesure qui fut reçue par toute la société polonaise comme un coup de poing en pleine figure. Ainsi coincée entre l’hostilité envers la Prusse et l’hostilité envers la Russie, l’intelligentsia de Galicie débattait âprement sur la question de savoir de quel côté la Pologne devrait se placer dans la guerre qui allait venir : avec la Russie ou avec les puissances centrales ? Les divergences éclatèrent à propos de la question des Ruthènes de Galicie. Le paysan ruthène était sorti de son sommeil. Il s’était soulevé contre les seigneurs polonais en organisant de puissants mouvements de grèves agraires. La révolution russe l’avait marqué significativement. Les premières élections au suffrage universel montrèrent qu’il avait pris conscience de sa force. Mais la jeune intelligentsia qui dirigeait les paysans était divisée entre Ukrainiens et Russophiles. Pour les Ukrainiens, le peuple paysan petit-russien était une nation en elle-même. Ils haïssaient la Russie qui interdisait l’usage de la langue écrite ukrainienne et imposait la langue grand-russienne, ils s’appuyaient sur la paysannerie pauvre, étaient de tendance démocratique, révolutionnaire, et s’inspiraient de l’esprit des narodniks russes. Les Russophiles en revanche considéraient les PetitsRussiens comme une branche de la grande nation russe, ils vénéraient la Russie slave du tsar et l’église orthodoxe. La domination de la noblesse polonaise était devenue intenable en Galicie orientale, comme le montrait l’opposition énergique de la fraction ukrainienne du Reichsrat de Vienne sortie renforcée de l’instauration du suffrage universel en 1907, ou encore l’attentat de Siczynski contre le gouverneur Potocki (1908). La monarchie viennoise, qui commençait à se préparer à une guerre contre la Russie, chercha alors à réconcilier les Ukrainiens avec l’Autriche tout en réprimant brutalement les Russophiles. La démocratisation de la diète nobiliaire de Galicie avait été entreprise dans ce sens par le gouverneur Bobrzynski. Cette réforme sema la discorde dans la noblesse galicienne. Les stanczyks de Galicie occidentale, toujours soucieux d’assurer à leur classe le soutien de la cour de Vienne, ne voulaient pas se mettre en travers d’un impératif de la raison d’État autrichienne. Mais les seigneurs de Galicie orientale, les « Podoliens », menacés directement dans leurs domaines par le mouvement paysan ukrainien, prirent parti pour les Russophiles conservateurs. Et cette cassure déchira toute la société polonaise de Galicie : les partis indépendantistes considéraient les Ukrainiens comme leurs alliés naturels contre la Russie ; les nationaux-démocrates, menacés à Lemberg par la marée montante ukrainienne, levèrent le drapeau de « l’égoïsme national », de la « politique de puissance nationale » contre les prétentions ukrainiennes. On avait donc d’un côté les « stanczyk » et les indépendantistes, de l’autre les Podoliens et les nationaux-démocrates – la déchirure à venir entre pro-autrichiens et pro-russes était déjà là en pointillés.

Le guerre éclata. Le 6 août 1914, Pilsudski franchit la frontière russe à la tête de quelques centaines de soldats et s’empara de Kielce. Cette performance militaire souleva l’enthousiasme frénétique des partis indépendantistes. Pour eux, c’était le début de la lutte de libération nationale pour une Pologne indépendante, les carabiniers de Pilsudski étaient les héritiers des légions de Dąbrowski qui avaient combattu sous les aigles napoléoniennes. Quelques jours plus tard se formait à Cracovie un NKN (Naczelny Komitet Narodowy) conçu comme le noyau d’un futur gouvernement polonais indépendant. Sa politique était définie par les « stanczyks » et les partis indépendantistes. Son objectif immédiat était la réunion de la Pologne russe et de la Galicie pour former un État polonais autonome qui serait la troisième composante de la monarchie des Habsbourg. Mais la

Pologne russe protesta. Les dirigeants polonais à la Douma prirent parti pour l’Entente. À Varsovie se forma un comité national qui déniait au NKN de Cracovie le droit de parler au nom de la Pologne et tenta, sans trop de succès, à vrai dire, de recruter, contre Pilsudski, une légion destinée à combattre avec les Russes. Cependant, les armées russes conquéraient la majeure partie de la Galicie, et le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch, commandant en chef des troupes russes, publiait le 14 août un manifeste promettant aux Polonais des trois empires leur unification dans une Pologne autonome partie intégrante de l’empire des tsars. Cela décida alors les opposants à l’option proautrichienne à sortir du silence. Les nationaux-démocrates et les Podoliens quittèrent le NKN et ce fut la fin de la légion de Galicie orientale. L’antagonisme entre pro-autrichiens et pro-russes chez les Polonais de Galicie éclatait au grand jour.

L’option pro-autrichienne impliquait la lutte pour un État polonais. Un État, certes, privé de la partie du pays où l’identité nationale était le plus menacée, la partie prussienne. Mais un État tout de même. À partir du moment où il y aurait de nouveau un État polonais, quel qu’il soit, il saurait assurément trouver les moyens de rassembler tous les Polonais dans un seul État national.

L’option pro-russe posait comme priorité la réunification de la Pologne. Une réunification sous la domination du tsar, certes. Mais quand même la réunification, même si c’était entre les quatre murs d’une prison ! Le jour où vingt millions de Polonais vivraient dans le même État, ils seraient assurément en mesure de se battre pour conquérir leur autonomie nationale.

L’idéal de liberté et d’indépendance étatique était donc maintenant entré en collision avec celui d’unité nationale. Une fracture divisait la société polonaise en deux camps opposés.

Toujours est-il que le secteur le plus actif, le plus énergique des Polonais de Galicie s’était déclaré en faveur des puissances centrales. C’était une bien étrange alliance. Les Habsbourg et les Hohenzollern alliés des légions organisées par des comploteurs révolutionnaires et pétries d’idées venues des révolutions démocratiques du XIXème siècle ! L’Autriche qui s’était lancée dans la guerre pour écraser le principe révolutionnaire du droit des nationalités dans le sud, maintenant championne du même principe dans le nord ! Et derrière l’Autriche, une Prusse polonophobe pour qui une Pologne autonome ne pouvait que représenter une menace pour sa domination sur la

Posnanie et la Prusse occidentale !

Et effectivement, tout de suite, il y eut conflit. D’abord, le commandement suprême autrichien voulait que les légions prêtent serment à l’empereur. Il y eut ensuite la petite guerre continuelle entre le commandement et Pilsudski. Mais tout cela ne prit de réelle importance que lorsque la grande offensive de 1915 soumit la Pologne russe aux puissances centrales.

On put alors surtout voir à quel point les esprits étaient dans des dispositions différentes en Galicie et en Pologne russe, et combien depuis 1905 celle-ci avait développé d’affinités avec la Russie. Quand les légions de Pilsudski entrèrent à Varsovie, un grand silence les accueillit, sans un mot de bienvenue.

Il n’existait qu’un moyen de faire basculer les sympathies du côté des puissances centrales. Mais celles-ci étaient incapables d’y recourir. Tisza[48] fur le premier à s’opposer à la solution austropolonaise : un troisième État à égalité avec la Cisleithanie et la Hongrie aurait affaibli la place de celle-ci dans la monarchie. À la cour de Vienne, on se mit d’accord pour que Pologne russe et Galicie soient réunies et deviennent ainsi une composante autonome de l’État autrichien. L’Autriche n’avait plus à offrir que la solution de l’autonomie interne, pas celle d’un État de plein exercice. Ce n’était rien de plus que ce que proposait Nicolas Nicolaïevitch. Et lui ajoutait en supplément le rattachement des territoires sous domination prussienne !

Mais c’était l’Allemagne, pas l’Autriche, qui avait l’avenir de la Pologne entre ses mains. Et l’Allemagne était divisée sur la question. Les intérêts prussiens inclinaient à un nouveau partage : annexer une partie de la Pologne russe, et pour le reste, soit le rendre à la Russie, soit en faire un petit État-tampon dépendant de l’Allemagne.

Mais si, sur l’avenir de la Pologne, les Habsbourg et les Hohenzollern ne pouvaient pas s’entendre, il y avait bien un point qui les mettait d’accord : ils voulaient des recrues polonaises pour leur guerre. Il fallait recruter des hommes pour les légions polonaises dans la Pologne ex-russe (le « royaume »). La question provoqua une scission chez les partisans de l’orientation proautrichienne. Les « stanczyk » soutinrent les campagnes de recrutement. Le PPS dirigé par Pilsudski s’y opposa à compter de l’automne 1915 : on recruterait seulement quand existerait un gouvernement polonais qui pourrait disposer des troupes. Tout le monde se ligua contre les enrôlements, les partis indépendantistes anti-russes s’allièrent aux nationaux-démocrates russophiles. Les efforts déployés par Beseler[49] pour constituer une « force armée polonaise » sous commandement allemand se soldèrent par un échec.

À l’été 1916, l’Autriche est écrasée à la bataille de Loutsk. Désormais, tout le front de l’est était sous commandement allemand. L’Allemagne refusa alors la solution austro-polonaise. L’Allemagne était sous les ordres de Ludendorff. Il avait besoin de « matériel humain polonais ». Il exigea le droit de lever des recrues en Pologne. Beseler pensait être en mesure de mettre sur pied quinze divisions si les puissances centrales s’engageaient à restaurer un État polonais. Le 5 novembre 1916, celles-ci proclamèrent la Pologne ex-russe « État indépendant ayant la forme d’une monarchie héréditaire et d’un régime constitutionnel », cependant que François-Joseph promettait à la Galicie une extension de son autonomie dans le cadre autrichien.

Le manifeste ne fixait pas définitivement les frontières du nouvel État, la Prusse se réservait la possibilité d’annexer une partie de la Pologne russe. Les relations entre le nouvel État et les puissances centrales seraient réglées ultérieurement. À Berlin, on avait en tête le « rattachement » économique et militaire de la Pologne au Reich. Un Conseil d’État fut installé à Varsovie, mais il n’était que consultatif, l’exécutif restait intégralement entre les mains du gouverneur général allemand.

Pilsudski démissionna du commandement de ses légions. Il intégra le Conseil d’État de Varsovie. Quand ses légions étaient entrées à Varsovie aux côtés des Allemands en 1915, on les avait reçues dans le silence. Quand lui-même vint à Varsovie en personne en 1916, alors qu’il était déjà en conflit avec les puissances centrales, il fut reçu en triomphateur. Au Conseil d’État, il travaillait sur des projets de constitution d’une armée polonaise ; mais il ne démordait pas de sa position : ne passer à la pratique que le jour où il y aurait un gouvernement polonais indépendant pour en disposer.

Le 15 mars 1917, c’était la victoire de la révolution en Russie. Le 30 mars , le gouvernement révolutionnaire publiait une proclamation aux Polonais dans laquelle il reconnaissait le droit de la Pologne à disposer d’elle-même et lui promettait l’appui de la Russie révolutionnaire pour l’édification d’un État polonais. Les puissances occidentales, qui avaient jusqu’ici été obligées de ménager la Russie alliée, inscrivirent alors dans liste de leurs buts de guerre l’instauration d’un État polonais indépendant réunissant les trois parties de la Pologne. Avec l’échec de la dernière offensive de Broussilov au mois de mai, aucun doute n’était plus permis, il était évident que l’indépendance polonaise n’avait plus à craindre de menace venant de la Russie. Le seul danger subsistant pour la Pologne venait des projets allemands de partage et d’annexion. Et il n’y avait plus que l’Entente qui pût encore protéger la Pologne contre l’Allemagne. Les armes allemandes avaient brisé la domination de la Russie, la domination des deux puissances qui s’étaient partagé le pays avec elle ne pouvait être brisée que par les armes de l’Entente. Pilsudski, qui, en 1914, avait levé les légions pour se battre avec les puissances centrales contre la Russie, décida alors de les dissoudre et d’utiliser l’organisation conspiratrice POW (organisation militaire polonaise) contre l’Allemagne. Lorsque, à l’été 1917, les légions furent appelées à faire allégeance à l’empereur Guillaume alors que celui-ci préparait un nouveau partage de la Pologne, les partisans de Pilsudski refusèrent de prêter serment. Ils furent internés dans des camps de prisonniers, Pilsudski fut lui-même arrêté par le commandement allemand, et incarcéré à Magdebourg. Au même moment, en Russie, le général Dowbor-Muśnicki rassemblait les formations polonaises de l’armée russe en un seul corps d’armée polonais destiné à se battre contre les puissances centrales pour la libération de la Pologne, et en France se formait une légion polonaise intégrée à l’armée française.

L’option pro-autrichienne était morte. Dès mai 1917, quand la Chambre des députés autrichienne se réunit pour la première fois après trois ans d’interruption, le nouvel état d’esprit se manifesta dans les résolutions du club polonais. Celui-ci exigeait maintenant une “Pologne unifiée et indépendante avec accès à la mer” et attribuait au problème polonais un “caractère international”. L’option proEntente avait remplacé l’option pro-autrichienne. Selon toute apparence, la Pologne était perdue pour l’Autriche. La monarchie considéra qu’elle ne pouvait plus servir que de monnaie d’échange. Lasse de la guerre, craignant plus que jamais la révolution depuis la révolution russe, elle proposa au Reich allemand au printemps 1917 toute la Pologne y compris la Galicie à la seule condition que l’Allemagne se déclare prête à céder l’AlsaceLorraine à la France et à rendre ainsi possible de mettre fin à la guerre. L’Autriche-Hongrie espérait pouvoir de son côté se dédommager en annexant une partie de la Roumanie. L’Allemagne refusa. Michaelis[50] répondit en août 1917 que l’Allemagne, non seulement ne pouvait envisager de céder l’Alsace-Lorraine, mais en outre devait insister sur ce qu’une paix devrait lui rapporter: le rattachement économique de la Belgique et du bassin minier de Longwy et Briey, le rattachement militaire de la Pologne, de la Courlande et de la Lituanie.

Quelques semaines plus tard, c’était la révolution d’octobre en Russie. La totale désintégration des forces armées russes parut pouvoir ressusciter la solution austro-polonaise. Les armées allemandes n’étaient plus bloquées à l’est. L’Allemagne espérait pouvoir remporter une victoire décisive à l’ouest. L’impérialisme allemand crut que l’heure était venue de fonder un grand empire continental allant de la Mer du nord au Golfe persique, à l’intérieur duquel la Courlande, la Livonie, l’Estonie, la Lituanie et la Pologne, l’Autriche et la Hongrie, la Bulgarie et la Turquie seraient rattachées militairement, économiquement et politiquement à l’Allemagne. La « Mitteleuropa » (Europe Centrale), c’est-à-dire l’étroite union économico-militaire de la monarchie danubienne et du Reich allemand, était une pièce constituante de ce projet, le rattachement de la Pologne à la monarchie danubienne la contrepartie de son intégration dans l’empire allemand.

Mais ce projet se heurtait à d’insurmontables difficultés internes. L’empereur Charles, depuis longtemps hostile à l’Allemagne dans son for intérieur, interdit pratiquement à Czernin de discuter du rattachement militaire de l’Autriche-Hongrie à l’Allemagne. Et les négociations sur une union douanière furent rétrogradées au rang de négociations d’un traité commercial. L’Autriche-Hongrie n’était pas disposée à payer le prix de la solution austro-polonaise. Elle l’était d’autant moins que l’impérialisme allemand lui associait des conditions inacceptables. Selon Czernin, « les Allemands exigeaient, outre l’ablation de portions considérables du territoire de la Pologne du Congrès[51], un freinage de l’industrie polonaise, la copropriété dans les chemins de fer et les domaines d’État et le report d’une partie des dettes de guerre sur le compte des Polonais. Il ne nous était pas possible d’accepter le rattachement d’une Pologne à ce point affaiblie et à peine viable, et où le mécontentement aurait immanquablement été énorme. »

L’impérialisme hongrois exploita la situation créée par l’impérialisme allemand : pourquoi ne pas laisser la Pologne, avec la Galicie, au Reich allemand, prendre en retour la Roumanie et l’assujettir à la Hongrie et dédommager l’Autriche de la perte de la Galicie en lui cédant les droits de la Hongrie sur la Bosnie auxquels celle-ci renoncerait au profit de l’Autriche !

La période de ces tripatouillages fantaisistes des cartes politiques étaient aussi celle où se tenaient les négociations de Brest-Litovsk. Et là, contre les empires centraux, Trotski se fit le défenseur du droit des Polonais à disposer d’eux-mêmes. Mais à côté de Trotski apparurent les représentants de la Rada ukrainienne de Kiev. Les empires centraux voulurent jouer la carte de la Rada contre la Russie soviétique pour détacher l’Ukraine de la Russie bolchevique et s’emparer des réserves de céréales de l’Ukraine dont les gigantesques ressources devaient permettre la poursuite de la guerre.

Mais le machiavélisme se prit les pieds dans ses propres ficelles. La participation de la Rada tourna au burlesque. Les bolcheviks entrèrent en vainqueurs en Ukraine. Les troupes de la Rada furent rejetées jusqu’à la frontière de la Galicie. Les jeunes gens qui négociaient à Brest-Litovsk au nom de l’Ukraine n’avaient plus derrière eux aucun gouvernement, aucune puissance militaire, aucun État. En même temps, en Autriche, la crise alimentaire avait atteint son pic, Vienne avait faim, Czernin avait besoin à tout prix d’une paix qui ouvre les portes des entrepôts ukrainiens de céréales. Dans l’Autriche allemande, les ouvriers s’étaient insurgés en exigeant la paix, il lui fallait absolument signer un traité de paix. La monarchie était coincée, les délégués de Kiev mirent à profit la situation. Czernin écrivit dans son journal : « Les Ukrainiens ne négocient plus, ils dictent ! » Et cela alors que l’Ukraine de la Rada n’existait plus !

Czernin se laissa bluffer. Et la Prusse qui partout et toujours ne poursuivait qu’un objectif, affaiblir la Pologne, vint prêter main forte aux Ukrainiens. Le procès-verbal de la délégation austrohongroise note : « Il a été impossible d’obtenir des délégués ukrainiens qu’ils renoncent à leurs prétentions sur Kholm, que nous aurions voulu voir renvoyées aux négociations avec les Polonais, et ils avaient manifestement le soutien du général Hoffmann. De façon générale, les militaires allemands ont accueilli avec bienveillance les revendications ukrainiennes mais étaient très négatifs sur tout ce qui concernait les demandes polonaises. » Et c’est ainsi qu’on déboucha le 8 février sur ce traité de paix tragi-comique où l’Autriche-Hongrie, non seulement cédait le gouvernement de Kholm à Messieurs Sewrjuk et Lewicky, mais s’engageait aussi devant eux à modifier sa propre organisation interne en séparant la Galicie orientale de la Petite-Pologne et en la réunissant à la Bucovine pour former ensemble un pays de la Couronne.

Une tempête d’indignation secoua la Pologne. On voyait maintenant clairement ce que donnait la solution austro-polonaise : à l’ouest, des annexions au profit de la Prusse, au nord des annexions au profit d’une Lituanie « qui serait rattachée » à l’Allemagne, et où devait s’installer un prince héritier allemand sous le nom de Mindaugas II, à l’est des annexions au profit de l’Ukraine, et le reste réduit à un pitoyable État vassal de l’Allemagne. Le club polonais du parlement viennois passa dans le camp de l’opposition, le gouvernement n’avait plus de majorité parlementaire possible. Sur le front, le corps auxiliaire polonais, le malheureux reste des légions de Pilsudski, se mutinait. Une partie des mutins réussit sous le commandement du général Haller à franchir la frontière, à se frayer un chemin jusqu’à la côte en s’aventurant sur des itinéraires et dans des combats invraisemblables, et à s’embarquer pour la France. Là, Haller se mit à la tête de la légion polonaise qui se battait à l’ouest contre les Allemands. Une autre partie des mutins fut faite prisonnière par les troupes austrohongroises et traduite devant le conseil de guerre de Marmaros-Szigeth. Pilsudski détenu à Magdebourg, ses plus fidèles partisans parmi ses légionnaires, soit internés dans les camps allemands de Benjaminow et de Szczypiora, soit traduits devant le conseil de guerre austro-hongrois de Marmaros-Szigeth, Haller et les siens combattant en France contre les puissances centrales : c’était bien la fin de la tentative d’une partie du peuple polonais de conquérir sa liberté en alliance avec l’Autriche, en s’appuyant sur l’Autriche.

La maison des Habsbourg avait perdu les Polonais. Elle espérait gagner les Ukrainiens. Mais cela aussi était une illusion.

Quand, au début de la guerre, les armées russes étaient entrées en Galicie orientale, le paysan ruthène n’avait pas compris qu’il devait considérer comme un ennemi le Cosaque petit-russien qui parlait la même langue et avait la même religion que lui, mais considérer comme ses protecteurs et ses libérateurs les hussards magyars qui pillaient son village. Les cours martiales de l’armée austrohongroise avaient puni dans le sang ce contre-sens politique des paysans ruthènes. Et depuis, la colère grondait dans les masses des campagnes.

L’intelligentsia ukrainienne petite-bourgeoise plaçait néanmoins ses espoirs dans l’Autriche et l’Allemagne. Leur victoire libérerait l’Ukraine de la domination de Moscou. Leur orientation proautrichienne avait perdu toute signification quand la révolution russe de février avait permis la formation de la Rada, du gouvernement d’une Ukraine autonome. Elle avait repris des couleurs quand Moscou entreprit après la révolution d’octobre de soumettre l’Ukraine autonome. C’est la paix de Brest-Litovsk qui, en apportant à l’Ukraine sa reconnaissance officielle comme État souverain par les puissances centrales, a été le plus grand triomphe de cette orientation.

Mais le paysage se modifia très vite. Des troupes allemandes et austro-hongroises se mirent en marche pour arracher l’Ukraine aux bolcheviks. Elles occupèrent le pays. Mais elles l’occupèrent pour prendre aux paysans ukrainiens leurs réserves de céréales, pour rendre aux seigneurs russes et polonais la terre dont les paysans s’étaient emparés, pour faire œuvre de bourreaux sanguinaires contre les paysans rebelles. Elles prirent Kiev. Mais elles installèrent au gouvernement le hetman Skoropadsky, pas la Rada petite-bourgeoise. Ce ne fut pas l’intelligentsia révolutionnaire patriotique ukrainienne qui prit le pouvoir, mais les anciens généraux et gouverneurs tsaristes sous la protection des baïonnettes allemandes et autrichiennes. L’intelligentsia petite-bourgeoise avait rêvé de libération nationale, et on avait maintenant pillage, contre-révolution et domination étrangère. Floués, les Ukrainiens étaient furieux. Les Habsbourg avaient perdu les Polonais, mais n’avaient rien gagné de leur côté.

La boucle était bouclée. Les Habsbourg avaient commencé la guerre contre les Yougoslaves, la guerre les avait mis en opposition frontale avec les Tchèques, au cours de la guerre, ils avaient perdu les Polonais, sans gagner les Ukrainiens. Tous les peuples slaves s’opposaient maintenant à la monarchie autrichienne. Tous plaçaient leurs espérances dans la victoire de l’Entente. L’Autriche-Hongrie faisait la guerre, non pas seulement à des ennemis extérieurs, mais aussi aux deux tiers de ses propres citoyens. Le sort de la monarchie était scellé.

4. L’Autriche allemande et la guerre[modifier le wikicode]

Toute l’histoire moderne de l’Autriche allemande est parcourue par l’opposition entre nos deux identités, allemande d’un côté, autrichienne de l’autre.

La bourgeoisie austro-allemande s’est constituée dans le siècle qui va de 1750 à 1850, à une époque donc où l’antagonisme entre le pouvoir impérial des Habsbourg et la royauté ascendante des Hohenzollern minait l’ancien empire romain-germanique, à une époque qui a vu les États allemands de l’Autriche se détacher de l’Allemagne pour aller s’intégrer à l’assemblage bigarré des États de la maison des Habsbourg en marche vers la constitution d’un État unitaire. Elle s’est formée sur la base d’un ensemble territorial unifié économiquement et juridiquement. Elle parlait allemand, et elle a contribué de façon importante à la culture germanique, mais de toutes ses fibres, elle se sentait autrichienne, pas allemande. Sa patrie, ce n’était pas une Allemagne en voie de désintégration, mais l’Autriche et tous ses peuples.

Mais après la révolution de 1830, c’est une autre génération qui entra en scène. La jeune intelligentsia qui avait grandi en haïssant l’absolutisme de Metternich, et avait fait siennes les idées d’un libéralisme européen en plein essor, gravitait désormais dans l’orbite de la vie intellectuelle allemande de l’époque. De cœur, elle n’était plus autrichienne, mais allemande. Sa patrie, ce n’était plus la vieille Autriche arriérée pour laquelle allemand voulait dire étranger, mais la grande Allemagne pour la réunification de laquelle elle était prête affronter batailles et tempêtes. Depuis, la bourgeoisie austro-allemande est déchirée entre son identité allemande et son identité autrichienne. Et à chaque nouvelle génération, cette lutte intérieure se réincarne sous une forme ou une autre : pendant la tourmente de 1848, c’est le conflit qui oppose le drapeau noir-rouge-or[52] et le drapeau noir-jaune[53], et qui renaît au début de l’ère constitutionnelle dans la lutte entre le libéralisme allemand et le cléricalisme autrichien marchant sur les talons de la noblesse féodale. Pour la génération de l’immédiat avant-guerre, c’est le duel entre Schönerer[54] et Lueger[55], entre nationauxallemands et chrétiens-sociaux. La tradition de la vieille Autriche se perpétue dans le patriciat viennois de souche, dans la petite-bourgeoisie viennoise, dans la paysannerie des pays alpins élevée dans les écoles du clergé catholique. La tradition allemande se transmet, elle, dans l’intelligentsia, dans les régions frontalières où, au nord comme au sud, les mentalités et les cœurs des petits-bourgeois et des paysans sont marqués par la lutte contre les voisins slaves. La grande crise européenne qui, à partir de 1908, confronta l’empire allemand et l’AutricheHongrie aux mêmes ennemis permit de sortir de cet antagonisme. Le nationalisme allemand et le patriotisme autrichien fusionnèrent. Le patriote autrichien voyait les menaces s’accumuler sur l’empire : depuis 1897, la lutte entre Tchèques et Allemands qui ébranlait l’État, depuis 1903, l’effervescence grosse de dangers qui agitait les pays slaves du sud, à partir de 1905, les esprits qui s’échauffaient également en Galicie. Le patriotisme autrichien plaçait ses espoirs en François Ferdinand, l’héritier du trône, lui saurait briser l’ennemi extérieur par la force des armes et donner un nouvel élan à l’empire à l’intérieur. Le nationalisme allemand voyait, lui, l’Allemagne en fâcheuse posture : depuis 1908, depuis la rencontre de Reval[56], l’Allemagne était confrontée au péril extrême que représentait l’alliance des puissances occidentales avec la Russie. Le nationalisme allemand espérait qu’une guerre déclenchée à temps écraserait l’ennemi avant que la croissance démographique et le développement du réseau ferré en Russie n’aient fait encore grossir le danger. Déjà pendant la crise bosniaque de 1908/1909, pendant la guerre des Balkans en 1912, les cercles dirigeants poussaient à la guerre tant chez les chrétiens-sociaux que chez les nationaux-allemands. Quand la guerre éclata en 1914, cette guerre était leur guerre. L’enjeu en était, pour les uns, la renaissance de l’Autriche et un renouveau de sa puissance, pour les autres, il s’agissait de la puissance et du rayonnement de l’Allemagne. En tout état de cause, les uns et les autres accueillirent la guerre avec enthousiasme, les uns et les autres soutinrent l’absolutisme de guerre des deux premières années, les uns comme les autres considéraient la lutte des peuples slaves pour leur libération comme un crime de haute trahison à châtier d’une main de fer. Le conflit qui opposait dans la bourgeoisie austro-allemande pro-allemands et pro-autrichiens paraissait s’être évaporé. Sous une figure totalement différente, on voit la même opposition parcourir l’histoire de la socialdémocratie austro-allemande. C’est pendant la révolution de 1848 que la démocratie a été pour la première fois confrontée au problème autrichien. À cette époque, les Italiens, les Hongrois et les Polonais luttaient contre les Habsbourg pour se libérer de leurs chaînes. De son côté, le peuple allemand se battait pour son unité et sa liberté. Le but national de la révolution allemande de 1848 était de remplacer la misérable mosaïque de principautés de poche qu’était la Confédération Germanique par un État allemand unitaire. Or, l’État autrichien était un obstacle au succès de cette aspiration. Il unissait des pays relevant de la Confédération Germanique – l’Autriche occidentale qui s’étend des Monts de Géants jusqu’à l’Adriatique – avec la Hongrie, la Galicie, la Lombardie et Venise. L’Allemagne du nord voulait intégrer les pays allemands de l’Autriche dans un État – un Reich - allemand, mais pas ses provinces italiennes, hongroises et polonaises. L’unification allemande avait donc comme préalable la dissolution de l’empire des Habsbourg, elle supposait que les provinces allemandes se séparent de l’Italie, de la Hongrie et de la Pologne. Le succès de cette entreprise était incompatible avec l’existence des dynasties royales et impériale, elle ne ne pouvait être menée à bien que contre elles.

Les Habsbourg ne voulaient pas se soumettre aux Hohenzollern, les Hohenzollern pas se soumettre aux Habsbourg. La révolution ne pouvait créer un Reich allemand qu’à condition de renverser les trônes de Vienne et de Berlin, et à faire de l’Allemagne tout entière, y compris les provinces autrichiennes de la Confédération, une république, et de céder les autres possessions des Habsbourg à une Italie unifiée, à une Hongrie indépendante, à une Pologne libre. Tel était l’objectif national pour lequel les républicains de 1848 se battaient contre les Habsbourg et les Hohenzollern.

Ces idées resurgirent après la guerre de 1859 et la révolution de 1860 en Italie. Mais la bourgeoisie allemande, effrayée par l’expérience de 1848, avait cessé d’être révolutionnaire. Dans l’Allemagne du nord, elle misait tout sur la Prusse : son but, c’était un empire allemand dirigé par la Prusse. Mais cela supposait que les pays autrichiens de la Confédération restent en-dehors du nouvel empire. Cela souleva les protestations des ouvriers. Eux étaient restés révolutionnaires. Pour eux, il valait mieux que l’unité allemande soit conquise par les poings des ouvriers plutôt que par les princes à la pointe des baïonnettes. Ils opposèrent à la Petite-Allemagne défendue par la bourgeoisie du nord l’idéal républicain de 1848 : l’Allemagne intégrale. C’est dans cette lutte que se réalisa en Allemagne le divorce entre la démocratie bourgeoisie et la démocratie prolétarienne. « La Grande Allemagne moins les dynasties », c’est ainsi que Lassalle formula le programme national de la social-démocratie en train de naître. Et quand, dans la période qui suivit 1866, la classe ouvrière austro-allemande retrouva à son tour sa vitalité, elle aussi adopta l’idée de la république panallemande. Une des idées fondatrices de la social-démocratie était l’attente d’une révolution qui renverserait les dynasties allemandes, réunirait l’Autriche allemande aux autres pays allemands au sein d’une république allemande et rendrait aux autres nations de la monarchie habsbourgeoise leur indépendance nationale.

Dans un premier temps, l’histoire a tranché contre la jeune social-démocratie. En 1866, l’Autriche était exclue de la Confédération Germanique, en 1871, c’était la fondation d’un Reich allemand réduit à la Petite Allemagne. Mais au début, la social-démocratie considéra qu’il s’agissait d’une réponse seulement provisoire à la question allemande. Jusqu’à son dernier soupir, Engels a pensé que « le tout premier préalable à l’unification allemande [était] la complète disparition de l’Autriche ». Certes, comme bastion contenant les tendances expansionnistes du tsarisme russe, l’Autriche avait selon lui encore une fonction utile. Mais cette fonction s’éteindrait dès qu’une nouvelle révolution embraserait l’Europe, une révolution qui aurait cette fois-ci au début deux centres, Saint-Pétersbourg et Constantinople. Sans plus attendre, elle démantèlerait l’Autriche, détacherait les régions allemandes pour les adjoindre à l’Allemagne, et donnerait leur liberté aux autres nations. L’idée que la révolution sociale signifierait immanquablement la désintégration de l’Autriche, que celle-ci céderait la place à des États nationaux indépendants, et donc que l’Autriche allemande rejoindrait le reste de l’Allemagne, était un des éléments constitutifs de la tradition politique de la social-démocratie depuis sa naissance.

Mais en attendant, c’est dans le cadre de l’État autrichien qu’il fallait lutter. Quand, après 1890, elle fut devenue un grand parti de masse, quand, après 1897, les luttes nationales de la bourgeoisie envahirent toute la vie politique autrichienne, qu’elles engloutirent le parlementarisme et débouchèrent sur l’instauration de l’absolutisme du §14, quand les passions déchaînées du nationalisme commencèrent aussi à faire peser des menaces sur l’unité internationale de la socialdémocratie autrichienne, il ne lui fut plus possible de se contenter de montrer aux peuples la perspective de la révolution à venir qui, en mettant fin à l’État autrichien, résoudrait du même coup le problème national, il lui fallut opposer aux objectifs nationaux des bourgeoisies en lutte les unes contre les autres, un objectif commun qui rassemblerait tout le prolétariat autrichien. C’est ainsi que le congrès de Brünn de 1899 opposa au centralisme de la bourgeoisie allemande et à un fédéralisme réduit aux pays de la Couronne prôné à la fois par la noblesse féodale et par la bourgeoisie slave qui lui emboîtait le pas, le programme de la transformation de toute l’Autriche en un État fédéral de nations autonomes.

La crise sévère qui secoua l’empire en 1905, le conflit qui opposa les Habsbourg aux seigneurs magyars, montra à quel point ce programme était une réponse adéquate aux nécessités de l’époque.

Le nationalisme des bourgeoisies aux prises les unes avec les autres, faisait face, d’une part à la couronne, dont les luttes nationales menaçaient de fracasser l’empire, et de l’autre au prolétariat dont elles entravaient l’ascension. En Autriche, la pression d’en-haut, celle de la couronne, et la pression d’en-bas, celle du prolétariat, contraignirent le parlement des privilégiés à concéder une réforme électorale. En Hongrie, avec le projet de réforme électorale du gouvernement Fejerváry-Kristoffy, la couronne dressa le prolétariat et les minorités nationales contre l’aristocratie magyare. Il parut envisageable qu’en réunissant leurs forces, le prolétariat et la couronne abolissent la constitution dualiste, mettent au pas les bourgeoisies nationalistes et érigent un État fédéral de nations autonomes. Le porte-parole de cette orientation politique était Karl Renner. En appelant le pouvoir « supra-national » de la dynastie et la puissance internationale de la classe ouvrière à s’unir pour vaincre le nationalisme des bourgeoisies en lutte et transformer l’Autriche-Hongrie en une Fédération de peuples libres, il procédait à une révision de toute la position traditionnelle de la social-démocratie vis-à-vis du problème autrichien. C’est à cette époque que parurent les « Fondements et tendances du développement de la monarchie austro-hongroise » de Karl Renner ainsi que ma « Question des nationalités ». Mais alors que, pour ma part, dans ce livre aussi, je considérais comme seulement provisoire toute solution au problème des nationalités qui se situerait dans le cadre de la monarchie, Renner exaltait « l’idée impériale » autrichienne, l’idée d’une « Confédération des nations autrichiennes [sur le mode suisse] » dans laquelle il voyait une nécessité géographique et économique. La fragmentation de la monarchie en petits États nationaux, disait-il déjà à cette époque, seul, un nationalisme réactionnaire pouvait proposer cette solution. Selon lui, l’avenir appartenait, non aux États nationaux, mais à un « État supranational » fédérant des nations autonomes.

Mais l’empereur s’étant de nouveau réconcilié avec la noblesse magyare, la crise n’ayant pas débouché sur la réorganisation de la monarchie en une Fédération de peuples libres, mais sur le coup d’État de Tisza, l’installation de Cuvaj[57] comme commissaire royal, et l’absolutisme de Bienerth, il ne restait apparemment plus rien des illusions de Renner. Le programme du congrès de Brünn de 1899 se revêtit maintenant d’une nouvelle signification. Depuis 1908, la monarchie se préparait à la guerre contre la Serbie. Depuis 1908, elle ne se croyait plus capable de faire rentrer dans le rang les nations en rébellion autrement qu’en recourant à la guerre. Depuis 1908, la socialdémocratie était en lutte contre l’impérialisme belliciste anti-serbe. Nous disions alors : il n’y a pas de guerre qui puisse résoudre le problème autrichien. Seule, une reconstruction fondamentale érigeant une Fédération de nations autonomes peut réconcilier les nations avec l’État et sauvegarder la paix menacée par les luttes qu’elles se livrent. Le jour même de la déclaration de guerre à la Serbie, la social-démocratie se fit menaçante et déclina toute responsabilité en opposant à la guerre l’exigence qui était la sienne : « Une Autriche qui soit réellement une fédération de peuples libres ». Au début de la guerre, l’Autriche-Hongrie était seule contre le Russie. L’armée allemande était en train d’envahir la Belgique et la France. Il revenait à l’Autriche-Hongrie de bloquer l’offensive des armées russes. Un pays de 52 millions d’habitants contre un pays de 160 millions. Cinq cent mille hommes contre un million et demi. À l’issue de la première bataille, la Galicie était perdue, les Russes étaient aux portes de Cracovie et au pied des cols des Carpates. Un pas de plus – et les Russes traversaient la Moravie et avançaient en direction de Vienne que l’état-major faisait déjà protéger d’une ceinture de fortifications. Encore un pas – et Nicolas Nikolaïevitch peut proclamer sur le sol tchèque un royaume de Bohème régi par un Romanov. Un pas encore – et les colonnes russes déferlent sur la Hongrie et se rapprochent des Balkans. L’Autriche allemande était terrifiée par l’avancée des immenses armées du tsar. Les armées des Habsbourg défaites, cela voulait dire l’Autriche allemande dévastée et ravagée par les troupes russes, cela voulait dire l’établissement d’États slaves vassaux du tsar jusque sous les portes de Vienne, de Nuremberg, de Dresde, cela voulait dire la soumission au despotisme russe de toute l’Europe orientale de Petrograd à Tsarigrad. Le peuple austro-allemand, toutes classes confondues, y compris les masses ouvrières, fut saisi de panique à l’idée de voir triompher l’empire du tsar. Elle ne se soucièrent plus de la Serbie ni de la Belgique, des Habsbourg ni des Hohenzollern, leurs vœux, dans les premiers mois de la guerre, accompagnaient l’armée impériale qui, au prix de sacrifices sans précédents, défendait la patrie contre l’écrasante supériorité des armées russes.

Lors des premiers mois de la guerre, la social-démocratie austro-allemande demeura comme hypnotisée par l’état d’esprit des masses. Elle se plaça sans réserve aucune aux côtés des puissances centrales. Elle mit sans réserve aucune son influence sur les masses au service de la conduite de la guerre.

Mais les puissances centrales avaient contre elles la propagande de l’Entente qui contestait à la monarchie des Habsbourg le droit à l’existence au nom de la démocratie, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au nom du principe révolutionnaire des nationalités. La monarchie avait contre elle le soulèvement des peuples slaves, pour qui être obligé de combattre pour une cause qui non seulement n’était pas la leur, mais était celle de leurs ennemis, représentait un intolérable esclavage, une intolérable torture morale. La monarchie des Habsbourg avait contre elle le fait qu’elle était obligée de faire la guerre aux citoyens de son propre pays, qu’elle ne pouvait contraindre les peuples à lutter ensemble contre l’ennemi extérieur qu’en recourant aux moyens coercitifs de l’absolutisme de guerre. La social-démocratie austro-allemande était donc dès le premier jour de la guerre confrontée au problème de l’État autrichien.

L’Autriche était minée depuis 1897 par les luttes nationales, et la confiance des patriotes autrichiens en eux-mêmes était sérieusement ébranlée. Ce fut pour eux une heureuse surprise quand ils virent à l’été 1914 que la mobilisation se faisait sans problèmes, que malgré les lourdes défaites de septembre et d’octobre 1914, une immense armée composée des fils de dix nations continuait à tenir bon dans les Carpates face à l’offensive russe, que, dans l’arrière-pays, et même si c’était sous la contrainte draconienne de l’absolutisme de guerre, les nations supportaient sans mot dire, sans se révolter, les sacrifices imposés par la guerre. Renner triomphait : « L’idée de l’État commun a été plus forte que le principe des nationalités ». La fécondité du principe des nationalités était ruinée, disait-il ; la création de nouveaux États nationaux sur les décombres de la monarchie était devenue une « utopie réactionnaire ». La supériorité d’un grand « État supranational » sur les petits États nationaux, la nécessité d’un « grand espace économique des petits peuples », l’intérêt pour toutes les nations de la monarchie de constituer une « communauté économique et de défense », sur toutes ces questions, l’histoire avait tranché et le verdict était là. N’y avait-il pas des partis polonais partisans de la « solution austro-polonaise », des partis sud-slaves adeptes de la « Grande Croatie » comme solution ? La monarchie serait obligée de remanier elle-même son empire et de le transformer en État fédéral de nations autonomes pour pouvoir y incorporer la Pologne et la Serbie. C’est ainsi qu’au milieu des bourrasques de la guerre, l’Autriche adapterait sa Constitution à son être profond et tendrait de plus en plus à constituer une « Internationale démocratique ». Il ne s’agissait pas de restaurer l’ancien état des choses détruit par l’absolutisme de guerre : Renner comptait que ce régime serait l’outil et l’auteur d’une transformation intérieure, d’une « rénovation de l’Autriche ». Comme, à ses yeux, un « État supra-national » était une forme d’État plus élevée, plus développée que « l’État national », il était partisan de la solution « austro-polonaise » pour la question polonaise, et de la solution « grand-croate » pour la question yougoslave, allant ainsi complètement dans le sens de l’impérialisme habsbourgeois. Et sur la question de l’unité allemande, il se situait pleinement dans la ligne des projets impérialistes des Hohenzollern, en la voyant réalisée dans une future « communauté douanière centre-européenne assortie d’une entente militaire née dans les tranchées » au sens où l’entendait Friedrich Naumann[58]. Un empire centre-européen fédérant les petites nations sous direction allemande représentait selon lui une formation sociale de bien plus haut niveau que les États démocratiques occidentaux. Les « libéraux de l’ancienne école » encore attachés aux « idées [obsolètes] de 1789 » pouvaient bien encore rêver de démocratie à l’occidentale, les socialistes étaient eux forcés de constater que les nécessités de la guerre contraignaient les puissances centrales à « étatiser en profondeur » leur économie et donc à se rapprocher bien davantage du socialisme avec une organisation économique qui en préparait l’avènement. Pendant toute la période, qui a duré des mois, où les esprits ont été dominés par la peur des armées du tsar, et où la social-démocratie, sous la pression de l’opinion populaire, se rangea inconditionnellement aux côtés des puissances centrales, engageant son influence sur les masses en faveur de la guerre et de leur victoire, Renner fournit ainsi l’idéologie correspondant à l’humeur la plus répandue et à l’attitude du parti.

Mais au fur et à mesure que la guerre se prolongeait, le décalage entre cette idéologie patriotique autrichienne et l’état d’esprit des masses ne pouvait que s’accroître. L’Autriche souffrait encore bien plus sévèrement que l’Allemagne du blocus de l’Entente. La Galicie était ravagée par les armées russes, la Hongrie se repliait sur elle-même, du coup, l’Autriche plongea dans une terrible crise d’approvisionnement que les mesures de rationnement du « socialisme de guerre » bureaucratique ne parvenaient que bien peu à atténuer. Les effroyables pertes subies par l’armée dans les premiers mois de la guerre obligeaient à procéder sans cesse à de nouvelles incorporations, le militarisme allait chercher des enfants sur les bancs des écoles, et des vieillards partaient au front avec leurs fils. Dans les industries de guerre, les brutalités étaient censées fouetter l’ardeur au travail d’une classe ouvrière affamée. Les usines avaient été militarisées, les ouvriers soumis à la loi martiale, les entreprises étaient dirigées et commandées par des militaires. La Constitution était suspendue, le parlement fermé, la presse bâillonnée, la population civile soumise à la justice sanguinaire des tribunaux militaires. Les masses avaient supporté sans mot dire cette terrible pression tant que persista la peur de l’invasion russe. Mais après la percée de Gorlice, une fois les armées russes repoussées à bonne distance, la peur de l’invasion étrangère ne suffit plus pour contenir la colère contre la poursuite de la guerre. Le mécontentement grandit dans la population.

C’est Friedrich Adler qui en devint le porte-parole. « Dans cette guerre, nous avons le devoir d’agir en social-démocrates, de maintenir contre vents et marées nos convictions socialdémocrates », telle était son idée directrice. Qu’individuellement, le militant, qu’il soit Allemand ou Français, Autrichien ou Russe, fasse son devoir de soldat sur le champ de bataille, soit ! mais le parti, lui, n’a pas le droit de se « laisser embrigader », il n’a pas le droit de devenir un instrument au service des classes dominantes et de leur guerre, il n’a le droit de s’identifier ni à la cause des puissances centrales, ni à celle de l’Entente.

Renner pensait que dans une guerre impérialiste, le prolétariat devait soutenir l’impérialisme de son propre pays pour ne pas tomber dans les chaînes d’un impérialisme étranger. Adler exigeait que le prolétariat maintienne une opposition inflexible à toute espèce d’impérialisme, mais surtout qu’il se batte partout contre l’impérialisme de son propre État et pour la fin de la guerre, pour une paix sans annexions ni contributions.

Pour Renner, l’internationalisme prolétarien avait pour tâche de défendre et d’étendre l’État « supra-national ». Adler considérait que le devoir de l’internationalisme prolétarien était de restaurer la communauté de combat internationale du prolétariat contre tous les impérialismes nationaux et « supra-nationaux ».

Renner demandait à l’absolutisme de guerre de procéder à la réforme administrative et à la révision constitutionnelle qui seraient les éléments de base d’une transformation de l’Autriche en une Fédération des peuples. Renner célébrait la militarisation, l’étatisation intégrale de l’économie par l’absolutisme de guerre comme le début de la socialisation. Adler, en revanche, appelait à lutter contre l’absolutisme de guerre. « En Autriche et en Russie, nous ne sommes pas encore à l’heure de la révolution sociale. La révolution bourgeoise n’y est pas achevée, les comptes n’ont pas été réglés avec l’absolutisme, la démocratie n’est pas encore devenue une réalité. Face à l’absolutisme, ce qui est nécessaire, dans un premier temps, ce n’est pas encore la construction du socialisme, l’heure est à la réalisation des tâches de la vieille révolution bourgeoise, en Autriche, elles sont toujours en attente. »

Sur la question de l’État autrichien, Adler s’en tenait à « la plus stricte neutralité ». Il n’identifiait pas la cause du prolétariat à celle des mouvements révolutionnaires nationaux des nations slaves. Mais il refusait aussi de défendre contre eux l’Autriche telle qu’elle était, de « compromettre la cause du socialisme en l’attachant trop étroitement au sort d’un État. » Au-dessus des mêlées qui mettent aux prises États et nations, la social-démocratie internationale avait sa tâche à elle, elle avait à mener sa lutte sur le front qui était le sien : contre les despotisme de guerre dans les entreprises et pour la liberté des travailleurs, contre l’absolutisme de guerre dans l’État et pour la démocratie, contre la guerre et pour une paix sans annexions ni contributions, contre le bellicisme et la haine et pour la solidarité internationale du prolétariat. Son rôle n’était pas, pour Friedrich Adler, de mettre son influence sur les masses au service de la guerre, mais de tirer parti de la misère et des ravages de la guerre pour révolutionner les masses.

Friedrich Adler regroupa autour de lui une petite phalange de camarades qui s’organisèrent sous le nom de cercle « Karl Marx » et défendirent leurs conceptions contre l’écrasante majorité du parti dans les colonnes de « der Kampf » [La Lutte][59] comme lors des conférences organisées à l’échelle de l’empire.

Mais la « gauche » emmenée par Friedrich Adler se heurta dans un premier temps à des obstacles insurmontables. En Allemagne, c’était dans le cadre parlementaire que se menaient les débats dans le parti, ce cadre était inexistant en Autriche. Et la censure contenait dans d’étroites limites le combat qu’elle pouvait mener dans la presse. Elle n’avait donc aucun accès aux larges masses. Pour Adler, il devint de plus en plus évident que, l’absolutisme ayant privé l’opposition de toute possibilité légale de large propagande, pour secouer les masses, pour transformer l’énergie latente de leur sourde colère en action politique consciente, il ne restait plus que le recours au sensationnel de l’initiative individuelle. À l’automne 1916, il n’y avait plus aucune perspective de paix rapide en vue. La faim était devenue si insupportable qu’en septembre, malgré les rigueurs de la loi martiale, un mouvement éclata dans l’industrie de guerre militarisée, contraignant l’administration militaire à mettre sur pied une organisation spéciale pour le ravitaillement des entreprises pourvoyeuses des armées. L’animosité contre l’absolutisme du gouvernement Stürgk gagnait toutes les classes de la société. Dans la chambre seigneuriale, des grands féodaux demandaient la convocation du parlement. Stürgk s’y refusa. Le président de la chambre des députés, un national-allemand, convoqua les chefs des partis, Stürgk refusa de participer à cette conférence des présidents de groupes parlementaires. Des professeurs d’université voulurent organiser une réunion où les présidents de la chambre des députés prendraient la parole, Stürgk l’interdit. Il n’existait plus aucune possibilité d’opposition légale. Alors, Fritz Adler se résolut à passer à l’acte. Le 24 octobre 1916, il tira sur le ministre-président et le tua.

Ce fut un tournant dans l’histoire du mouvement ouvrier. Pour les masses qui baignaient sans perspectives dans un désespoir passif, Fritz Adler était un héros, il avait sacrifié sa vie pour venger leurs souffrances. Les esprits en furent encore d’autant plus marqués que les conséquences s’en firent immédiatement sentir : Koerber[60], qui succédait à Stürgk, assouplit l’absolutisme de guerre, il opposa à la dictature de Tisza dans l’empire une plus ferme résistance, on pouvait espérer que le parlement soit convoqué. Le congrès ouvrier du 5 novembre 1916, organisé par le parti et les syndicats, put enfin dénoncer publiquement les horreurs du despotisme militaire dans l’industrie de guerre et par là-même faire la lumière sur les motivations dramatiques qui avaient armé le bras de Fritz Adler. La révolution russe de février allait suivre quelques semaines plus tard. Et elle révolutionna aussi la façon de penser des masses dans l’Autriche allemande. À la peur du tsarisme russe succédait désormais l’enthousiasme pour la révolution russe. On s’était défendu contre le tsar, mais il n’était pas question de faire la guerre contre la révolution. Lutte pour la paix et lutte pour la démocratie étaient liées. Les puissances centrales se trouvaient maintenant confrontées à l’est comme elles l’avaient été jusqu’ici à l’ouest à des sociétés démocratiques, leur guerre n’était plus que la guerre de monarchies militaires semi-féodales contre la démocratie. Le changement dans les masses s’exprimait par des grèves de plus en plus fréquentes dans l’industrie de guerre, des grèves que le militarisme, malgré tous les moyens coercitifs dont il disposait, n’était plus en état d’empêcher. Le décret du 18 mars 1917, qui réorganisait les relations de travail dans l’industrie de guerre en lâchant du lest, fut la première capitulation de l’absolutisme devant le mouvement de masse. Les 18 et 19 mai 1917 se tint le procès contre Friedrich Adler devant une juridiction d’exception. Le discours révolutionnaire sans ambiguïté qu’il put prononcer alors pour la première fois, et cela à la barre de ce tribunal, fut reçu avec enthousiasme par les masses. Bien au-delà des rangs de la classe ouvrière, on fut frappé et fasciné par l’éclat de cette personnalité révélée lors du procès, et dans laquelle, à une pensée critique, libre de tout dogmatisme, nourrie de l’esprit du relativisme moderne, se joignait une fidélité intransigeante, susceptible d’aller jusqu’au sacrifice suprême, à ses propres principes, à sa propre nature morale et politique, à son devoir, une étrange synthèse de relativisme intellectuel et d’absolutisme éthique. Quelques jours plus tard, le 30 mai 1917, le parlement se réunit enfin après trois ans d’interruption. Il engagea aussitôt le combat contre le terrorisme des autorités militaires. La majorité, constituée par les social-démocrates et les députés des nations slaves, refusa de ratifier les décrets qui suspendaient les jurys populaires et soumettaient la population civile à la justice militaire : elle ôtait ainsi au régime militaire la plus terrorisante de ses armes. Austerlitz[61] avait efficacement préparé cette victoire en dénonçant dans le Arbeiterzeitung les assassinats judiciaires dont il s’était rendu coupable. Le rétablissement de la Constitution ré-ouvrait la possibilité d’une propagande et d’une action de masse, les masses que deux années de terrorisme militaire avaient bâillonnées reprirent confiance en elles.

Tous ces événements, et la pression exercée par les changements dans l’état d’esprit de la population, avaient modifié l’attitude du parti : cela s’était fait à petits pas, certes, mais à la fin, elle s’était totalement transformée. Le congrès qui se tint à Vienne du 19 au 24 octobre 1917, acheva cette évolution. La « déclaration de la gauche » reprit une fois de plus les accusations portées contre l’orientation du parti dans les premières années de la guerre. La majorité fut acculée à une bataille 61 Friedrich Austerlitz, rédacteur en chef du quotidien social-démocrate Arbeiterzeitung d’arrière-garde pour se défendre. Le congrès fut suivi de grands meetings de masse contre la guerre et pour la révolution russe. Le format du journal « Arbeiter-Zeitung » changea radicalement. Austerlitz s’y battait désormais pour une paix de compromis démocratique, contre l’impérialisme austro-hongrois et surtout contre l’impérialisme allemand. À partir de Brest-Litovsk, le ArbeiterZeitung prit ses distances vis-à-vis des socialistes majoritaires d’Allemagne. La conférence de Stockholm de l’été 1917 avait déjà éveillé l’espoir que le socialisme amènerait la paix, mais maintenant, après le virage résolu qu’il avait pris, le parti devint le porte-parole des masses lasses de la guerre tant sur le front qu’à l’arrière, et de ses aspirations à la paix. Son influence s’étendit bien au-delà de ses anciens cadres, et il gagna la confiance, l’autorité et la force qui le rendaient apte à prendre la direction de la révolution qui ne tarderait pas.

Mais l’année 1917 n’avait pas seulement vu de profonds changements dans la social-démocratie, mais aussi un bouleversement dans le camp des classes dominantes. Le vieil antagonisme entre proautrichiens et pro-allemands, que les premières années de guerre avaient relégué au second plan, revint sur le devant de la scène.

Tout avait commencé sur le front. L’officier prussien ne manquait jamais de faire sentir à son camarade autrichien qu’après chaque défaite de l’Autriche, c’étaient des divisions allemandes qui avaient dû venir à la rescousse pour sauver un allié défaillant. L’arrogance prussienne chatouillait l’amour-propre autrichien. Les jalousies entre le Haut-commandement allemand et le commandement impérial austro-hongrois, les querelles diplomatiques sur le Trentin, la Pologne, « l’Europe centrale », avivaient l’antagonisme. La lutte pour la paix le fit éclater au grand jour. L’attentat commis par Friedrich Adler, la révolution russe, les déclarations des Tchèques et des Slaves du sud en mai au parlement, avaient intimidé la cour de Vienne. Elle voyait grossir chez les Tchèques, les Polonais, les Slaves du sud, les tendances séparatistes. Elle voyait l’effervescence révolutionnaire qui agitait les masses ouvrières austro-allemandes. Elle comprit que l’empire ne pouvait plus être sauvé que par la signature rapide de la paix. Toute l’année 1917 est marquée par les tentatives de Vienne d’arriver par des négociations secrètes à une paix rapide avec l’Entente et de décider l’allié allemand à franchir ce pas.

La monarchie n’était pour autant pas encore prête à faire des sacrifices importants pour arriver à ses fins. Certes, Czernin proposa en avril 1917 à l’Allemagne l’annexion de la Pologne y compris la Galicie pour la convaincre de céder l’Alsace-Lorraine à la France, mais il démonétisa immédiatement sa proposition en demandant la couronne royale polonaise pour l’archiduc Karl Stephan. Certes, l’empereur Charles se déclara en mai 1917 prêt à céder le Trentin à l’Italie, mais il voulait des colonies italiennes en échange. Certes, en mai 1917, Czernin reitéra à l’Allemagne sa proposition de lui laisser la Pologne et la Galicie, mais cette fois-ci, il demandait comme contrepartie le rattachement de la Roumanie à la monarchie. Cependant, plus la crise économique s’aggravait, plus le mouvement révolutionnaire devenait menaçant, plus la monarchie était pressée de signer la paix et plus l’empereur se montrait disposé à beaucoup sacrifier pour sauver son trône. Mais du côté de Berlin, c’était toujours « non », un non péremptoire. C’étaient les généraux allemands qui décidaient de la politique du Reich, et ils croyaient toujours à la victoire. Non seulement, il n’était pas question de céder l’Alsace-Lorraine à la France, mais ils parlaient aussi d’annexer Liège, de contrôler la côte flamande, de mettre la main sur les peuples marginaux de l’empire russe. À Vienne, on s’impatientait de plus en plus contre ces généraux allemands qui empêchaient de conclure la paix quand il en était encore temps, alors que c’était le seul moyen de sauver la monarchie. La cour se mit à envisager de rompre avec l’Allemagne et de signer une paix séparée avec l’Entente.

C’était l’option défendue par l’impératrice et les Bourbon-Parme, élevés dans la tradition française et détestant l’Allemagne. Des diplomates magyars et des généraux croates conseillaient d’aller dans ce sens. À la cour, on se plaisait à citer Bismarck, qui avait dit que « jamais une grande nation ne consentirait à sacrifier son existence au nom du respect des traités ». L’empereur hésitait. Mais en fin de compte, il n’osa pas. Il craignait que les Austro-allemands ne se révoltent. Il craignait surtout les généraux allemands. Il craignait que l’Allemagne ne riposte à une paix séparée en envahissant l’empire. En mars 1917 déjà, le prince Sixte de Parme avait promis à l’empereur en pareil cas l’aide militaire de l’Entente contre l’Allemagne. Voici comment, en novembre 1917, Czernin jugeait les effets probables d’une paix séparée : « Les généraux allemands ne seront pas assez stupides pour attendre que l’Entente s’attaque à l’Allemagne en passant par l’Autriche, ils feront en sorte que les opérations militaires aient lieu en Autriche. Pour nous, ce ne sera donc pas la fin de la guerre, nous changerons seulement d’adversaire et livrerons à la furie des batailles des provinces, comme le Tyrol ou la Bohème, que la guerre avait jusqu’ici épargnées, et nous serons quand même en fin de compte fracassés et anéantis. » Après la révolution d’octobre en Russie et la désagrégation totale de l’armée russe, qui laissait le champ libre à l’immense armée allemande du front est, c’était indubitablement un risque sérieux.

C’est ainsi que toutes ces tentatives firent fiasco. Mais elles furent suivies d’un épisode qui fut lourd de conséquences. En avril 1918, Clémenceau divulgua le secret des négociations menées par l’entremise du prince Sixte de Parme. C’est au moment même où l’armée allemande lançait sur le front ouest sa deuxième offensive de grande ampleur, une offensive qui, pour les nationauxallemands, devait permettre de percer en direction de Paris et de Calais et de remporter la victoire finale, que l’Autriche allemande apprit qu’en pleine guerre, l’empereur, par le truchement de son beau-frère qui servait dans l’armée ennemie, avait assuré « la valeureuse armée française » de sa sympathie et avait, dans le dos de l’Allemagne, autorisé son beau-frère à « faire savoir à Monsieur Poincaré, le président de la République française, qu’[il] appuierait avec tous les moyens dont [il] disposait et en faisant jouer toute [son] influence personnelle chez [se]s alliés, les justes revendications françaises de restitution de l’Alsace-Lorraine. » Ce fut une levée de boucliers dans toute la bourgeoisie pro-allemande. Ils avaient été mécontents de l’empereur quand celui-ci, après la révolution russe, n’avait pas osé satisfaire leurs revendications. Ils avaient été furieux de le voir accorder l’amnistie aux Tchèques coupables de « haute trahison » quand on avait cherché des moyens pour faire la paix. Maintenant qu’on connaissait la lettre qu’il avait envoyée au Bourbon, l’empereur n’était plus pour eux qu’un Judas qui avait trahi l’allié allemand, trahi celui qui depuis quatre ans avait si souvent versé son sang pour sauver l’armée autrichienne. La bourgeoisie nationale-allemande n’éprouvait maintenant plus que méfiance, mépris et haine pour l’empereur.

Il en allait tout autrement chez les partisans de la tendance pro-autrichienne. Ils pouvaient désapprouver les méthodes de l’empereur, tout en approuvant le but poursuivi. Eux aussi étaient convaincus que seule une paix rapide, fût-ce même une paix séparée, pouvait sauver l’empire, que pour ne pas se désintégrer totalement, l’Autriche devait se séparer de l’Allemagne, se jeter dans les bras de l’Entente et se transformer en une Fédération de nations autonomes. C’est ainsi que se constitua un pacifisme autrichien bien particulier qui fusionnait une aversion humaniste pour la guerre et une adhésion pacifiste au message de paix de Wilson, un patriotisme autrichien à l’ancienne et une détestation très autrichienne de la Prusse, une inquiétude pour le sort de la monarchie et la peur de la révolution nationale et sociale. La personnalité de Lammasch[62] incarna parfaitement ce courant pacifiste .

D’un côté donc les nationaux-allemands, qui continuaient à espérer la victoire des armes allemandes, des jusqu’au-boutistes qui ne voulaient de paix que si l’Allemagne en sortait renforcée. De l’autre, le pacifisme patriotique et la social-démocratie, qui l’une comme l’autre voulaient et la paix et la réorganisation de l’Autriche en une Fédération de peuples libres. Un court instant, le parti pacifiste pro-autrichien et la social-démocratie s’opposèrent en commun aux pangermanistes. Quand à la Chambre des Seigneurs, Lammasch affronta courageusement les Schönburg et les Pattai[63], les masses ouvrières l’applaudirent. Mais cette alliance ne tint pas longtemps. L’évolution interne de la social-démocratie y mit fin.

Entre 1914 et 1917, la « gauche » de la social-démocratie austro-allemande ne s’était acquittée que de la moitié de ses tâches dans le parti. L’orientation qui l’avait emporté dans un premier temps, était seulement un pacifisme démocratique. Maintenant, il s’agissait d’aller plus loin en passant du simple pacifisme à une ligne révolutionnaire.

À l’automne 1917, nous étions parfaitement conscients qu’à défaut d’une paix rapide, la guerre se terminerait par une révolution. Et tous ceux qui avaient observé l’évolution interne des mouvements nationaux des Tchèques, des Polonais, des Slaves du sud en 1917, pouvaient prédire à quoi elle ressemblerait : à partir du moment où serait brisé l’appareil contraignant les dix nations à l’obéissance, les Tchèques, les Polonais, les Slaves du sud feraient sécession et l’Autriche-Hongrie se désintégrerait. La question n’était pas de savoir si la classe ouvrière austro-allemande souhaitait cette désintégration, la question à laquelle nous devions répondre était de savoir quelle attitude elle devrait adopter quand Tchèques, Polonais et Slaves du sud feraient éclater l’empire.

Depuis 1899, nous demandions que l’Autriche devienne une Fédération de libres nations. Le cours de la guerre avait montré que cette solution ne suffirait pas à contenter les Tchèques, les Polonais et les Slaves du sud quand la révolution éclaterait, et qu’ils se battraient pour leur pleine indépendance nationale. Notre problème était : la social-démocratie austro-allemande peut-elle s’opposer à la révolution nationale des peuples slaves ? La révolution venue, doit-elle essayer de forcer des nations revendiquant leur pleine liberté, à se contenter d’un statut d’autonomie à l’intérieur de l’Autriche ?

Le programme de Brünn sur la question des nationalités avait été un programme révolutionnaire quand nous l’avions opposé en 1899 au centralisme de la bourgeoisie austro-allemande et au fédéralisme des provinces de la couronne défendu par l’aristocratie féodale. Il avait été un étendard révolutionnaire quand, de 1908 à 1914, nous l’avions brandi contre l’impérialisme belliciste. Il pouvait à la rigueur encore passer pour révolutionnaire en 1915 et 1916, quand nous nous en étions réclamés pour contester la politique en faveur des intérêts de la bourgeoisie austro-allemande. Mais en 1917 déjà, la chose ne souffrait plus le moindre doute : quand éclaterait la révolution, la transformation de la monarchie en Fédération de nations autonomes deviendrait le mot d’ordre de la contre-révolution, le programme que la dynastie, la bourgeoisie austro-allemande, la gentry magyare opposeraient aux nations en lutte pour leur totale émancipation. Notre question était : estce que, dans la révolution qui vient, la classe ouvrière doit se tenir du côté de la dynastie, de la bourgeoisie austro-allemande, de la gentry magyare, contre les nations revendiquant leur droit absolu à disposer d’eux-mêmes ?

Nous pesions les alternatives : à l’heure de la révolution, seule, la violence contre-révolutionnaire pourrait obliger les nations à réintégrer l’État austro-hongrois. Mais la violence contrerévolutionnaire ne peut pas édifier une Fédération démocratique de peuples libres, elle ne peut maintenir ensemble les peuples vaincus qu’en faisant usage de la force. Si c’est la révolution qui est victorieuse, l’Autriche ne deviendra pas une Fédération de peuples libres, elle se désintégrera. Si c’est la contre-révolution, celle-ci débouchera sur une tyrannie despotique qui pèsera autant sur les masses ouvrières austro-allemandes que sur les nations vaincues.

Nos réflexions nous ont amenés à la conclusion suivante : quand viendra la révolution, nous ne nous serrerons pas les coudes avec les forces contre-révolutionnaires, avec la dynastie, avec la bourgeoisie austro-allemande, avec la gentry magyare, pour défendre l’existence de l’Autriche contre les nations révolutionnaires. Nous devons reconnaître aux nations slaves leur droit inconditionnel à l’autodétermination, et en tirer la conclusion qui en découle logiquement pour nous : le même droit pour le peuple austro-allemand. Si les nations slaves réalisent leur unité et leur liberté dans de nouveaux États nationaux, nous devons, nous, chercher à réaliser l’unité et la liberté du peuple allemand par le rattachement de l’Autriche allemande à l’Allemagne. Si la révolution nationale des peuples slaves fait éclater l’empire, nous devrons, nous, mettre à profit la crise révolutionnaire pour faire avancer la cause de la révolution sociale, nous devrons, là où nous sommes, renverser la dynastie, établir une république démocratique, engager dans le cadre de la république démocratique la lutte pour le socialisme.

Si nous voulions préparer les esprits dans le parti aux tâches qui l’attendaient lors de la révolution nationale, il nous fallait briser l’autorité des théories de Renner sur la nécessité et la supériorité de « l’État supra-national », éduquer les masses pour qu’elles reconnaissent le droit inconditionnel des peuples à décider de leur destin, dépasser le programme de Brünn de 1899 sur les nationalités, et renouer avec la vieille tradition de la démocratie républicaine, celle de 1848, selon laquelle la tâche de la révolution autrichienne consisterait à dissoudre l’État autrichien lui-même, et à construire sur ses décombres des États nationaux libres.

Dès avant la guerre, depuis la crise bosniaque, j’avais écrit dans « der Kampf » que la guerre à venir remettrait le principe révolutionnaire des nationalités à l’ordre du jour de l’histoire. Quand je suis rentré de captivité en Russie en septembre 1917, j’ai entrepris de propager cette idée. Évidemment, si nous voulions nous adresser publiquement aux masses, nous étions obligés de respecter les limites que nous imposait la censure sur la presse. Nous ne pouvions donc pas parler ouvertement de révolution, mais devions recourir à des périphrases telles que « triomphe total de la démocratie » ou « convocation d’assemblées nationales constituantes ». Nous ne pouvions pas proclamer la dissolution de l’Autriche, mais seulement emprunter un détour en demandant que les seules affaires à demeurer communes aux diverses nations soient celles qu’elles fixent elles-mêmes par de libres accords. C’est ainsi que dans la « déclaration » que la « gauche » défendit au congrès d’octobre 1917, j’insérai la phrase suivante qui était une polémique contre Renner :

« De même que le problème social ne peut être résolu par l’adoption de simples mesures administratives, mais exige la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, de même le problème national ne peut être résolu par l’adoption de quelques lois concernant l’administration du pays, mais seulement par la victoire totale de la démocratie. Notre mot d’ordre dans la lutte pour l’autonomie nationale ne peut avoir pour seul horizon des questions de gestion locale, il doit être un appel à la convocation d’assemblées nationales constituantes des différentes nations, chacune d’entre elles fixant souverainement la Constitution et l’organisation administrative de sa nation et convenant avec les autres nations du mode de gestion des affaires communes. »

Mais en octobre 1917, le parti était encore si peu familiarisé avec cette approche que le congrès n’y comprit rien. Le même congrès qui cédait devant les conceptions de la « gauche » sur le positionnement du parti par rapport à la guerre, adopta une résolution de Renner qui demandait une réforme administrative démocratique comme base de la reconfiguration de l’Autriche en Fédération de nationalités, sans que les représentants de la « gauche » présents au congrès aient même soulevé la moindre objection. Ce sont seulement les événements de janvier 1918 qui ont commencé à acclimater l’idée du droit à l’autodétermination des nations dans la classe ouvrière austro-allemande. À Brest-Litovsk, les représentants des puissances centrales négociaient la paix avec la délégation de la république soviétique sur la paix. Contre tous les projets de « rattachement » de l’impérialisme allemand et autrichien, Trotski défendait le droit à l’autodétermination de la Pologne, de la Lituanie et de la Courlande. Le 12 janvier, le général Hoffmann tapa du poing sur la table et proféra des menaces : les rassemblements de protestation que le parti organisa le lendemain à Vienne montrèrent l’indignation que suscitait dans les masses l’offensive impérialiste du Hautcommandement militaire allemand contre la république soviétique. La colère provoquée par le piétinement des négociations fut encore avivée par une grave crise du ravitaillement. Quand, le 14 janvier 1918, la ration de farine fut réduite de moitié, les ouvriers de Wiener Neustadt se mirent en grève. Le lendemain, la grève avait gagné Ternitz, Wimpassing, Neunkirchen, la vallée du Triesting et Sankt Pölten. Le mouvement s’étendait sans plan préconçu d’une entreprise à l’autre, d’une localité à l’autre. La direction du parti décida de l’unifier et de lui donner un but politique. Le 16 janvier, le journal « Arbeiter-Zeitung » publia un manifeste du parti qui déclarait que le peuple ne voulait pas « continuer à faire la guerre à la Russie avec pour seuls buts que l’empereur d’Autriche soit désigné roi de Pologne et que le roi de Prusse dispose économiquement et militairement de la Courlande et de la Lituanie. » Le manifeste se terminait par les mots suivants :

« C’est pourquoi nous vous appelons, vous ouvriers et ouvrières, à élever votre voix partout et sans cesse et avec la plus grande énergie, et à lutter avec nous : - pour que la guerre se termine au plus vite !

- pour une paix sans conquêtes, ni ouvertes, ni dissimulées !

- pour une paix sur la base du droit authentique des peuples à l’autodétermination ! »

Que la direction du parti ait publié ce manifeste, que la censure, obéissant à une directive que Victor Adler et Seitz avaient arrachée au ministre-président Seidler, n’ait plus osé l’interdire, voilà qui témoignait des profonds changements qui s’étaient déjà opérés. La grève de la Basse-Autriche aurait sans doute aussi par elle-même entraîné les usines de Vienne, mais le manifeste donnait une unité à l’ensemble du mouvement. Le 16 janvier, c’est toute la classe ouvrière de Vienne qui était en grève. Le 17 et le 18, le mouvement gagnait à leur tour les régions industrielles de Haute-Autriche et de Styrie. Le 18 janvier, ce sont les ouvriers hongrois qui cessèrent le travail. Le nombre énorme de grévistes, la passion révolutionnaire déchaînée des assemblées de masse, l’élection des premiers conseils ouvriers lors des réunions de grévistes – tout cela donnait au mouvement un grandiose caractère révolutionnaire et éveillait dans les masses l’espoir de pouvoir immédiatement passer de la grève à la révolution, de pouvoir s’emparer du pouvoir et imposer la paix.

C’était, il est vrai, une illusion. Les commandements militaires réussirent en très peu de temps à jeter des forces importantes dans les régions où il y avait des grèves : c’étaient toutes des troupes roumaines, ruthènes, bosniaques, avec lesquelles les ouvriers grévistes ne pouvaient pas communiquer, de jeunes recrues intimidées que leurs chefs tenaient bien en main. Sans aucun doute, ces troupes étaient suffisamment fortes et sûres pour noyer dans le sang toute tentative des masses de pousser la grève jusqu’à un coup de force révolutionnaire.

Mais même si le militarisme autrichien n’avait plus eu à sa disposition les forces nécessaires pour écraser un soulèvement révolutionnaire, ce qui fut possible en octobre 1918 ne l’était pas encore en janvier. Car c’était la période de Brest-Litovsk, celle où l’impérialisme allemand fut à l’apogée de sa puissance. Depuis la révolution d’octobre, l’armée russe s’était complètement désintégrée. La gigantesque armée allemande du front oriental était devenue disponible. Dans les semaines qui ont suivi, le militarisme allemand put jeter un million d’hommes d’est en ouest. Au moment où l’impérialisme allemand disposait d’une armée de réserve plus importante que jamais auparavant, plus importante qu’elle n’en aurait jamais après, la révolution autrichienne n’aurait pu avoir d’autre résultat que l’invasion de l’Autriche par les armées allemandes. Elles auraient occupé l’Autriche comme elles ont occupé peu de temps après des zones infiniment plus vastes en Russie et en

Ukraine, et auraient écrasé la révolution autrichienne comme elles l’ont fait peu de temps après avec la révolution en Finlande. Et comme la révolution aurait en même temps eu comme effet la dissolution du front sud, les armées de l’Entente progressant depuis le sud se seraient heurtées sur le sol autrichien aux armées allemandes pénétrant depuis le nord. L’Autriche serait devenue un des champs de bataille de cette guerre.

Nous savions combien le danger d’une invasion allemande était sérieux. Nous savions que c’était seulement parce qu’elle la redoutait que la cour de Vienne ne signait pas de paix séparée. Nous savions que les révolutionnaires tchèques avaient les mêmes craintes. Pendant la grève de janvier, aucun symptôme ne nous a davantage alertés que l’attitude de la classe ouvrière tchèque. Il n’y eut de grèves qu’à Brünn, où la direction était tenue par les centralistes rattachés aux syndicats de Vienne. Dans toute la vaste région tchèque où c’était la social-démocratie tchécoslovaque qui était à la direction, rien ne bougea. La social-démocratie tchécoslovaque subissait depuis longtemps déjà l’influence marquante des chefs révolutionnaires tchèques qui préparaient la révolution nationale des Tchèques et recevaient leurs instructions du Conseil national de l’émigration tchèque. Manifestement, les dirigeants de la révolution nationale tchèque n’étaient pas favorables à la participation des ouvriers tchèques à la grève. Alliés de l’Entente, ils ne pouvaient pas souhaiter une grève qui était une manifestation en faveur de la paix avec la Russie soviétique, car l’Entente venait de rompre avec celle-ci précisément parce qu’elle avait décidé d’entamer des négociations de paix avec les empires centraux. Ils pouvaient encore moins désirer que la grève se radicalise pour passer au stade de la révolution : pendant toute la guerre, leur tactique leur avait été dictée par la conviction que, tant que l’impérialisme allemand se serait pas battu, toute révolution tchèque ne pourrait déboucher que sur l’occupation de la Bohème et de la Moravie par des troupes allemandes. Il nous fallait tenir compte de toutes ces considérations. Nous avions été pour la grève comme grande manifestation de volonté révolutionnaire. Mais nous ne pouvions pas vouloir que la grève passe au stade de la révolution elle-même. C’est pourquoi nous devions faire en sorte que la grève se termine avant que la faim ne contraigne les grévistes à la capitulation, qu’elle se termine dans des conditions qui renforcent la capacité d’action et la confiance en soi des masses. Dès le premier jour de la grève à Vienne, le 16 janvier, la direction du parti avait formulé des revendications à l’adresse du gouvernement. Le Conseil ouvrier élu par les assemblées de grévistes approuva ces revendications lors de sa première séance le 18 janvier. Le gouvernement céda. Le 19 janvier, le ministre-président remit à une délégation du Conseil ouvrier une déclaration de Czernin, le ministre des affaires étrangères, dans laquelle celui-ci s’engageait solennellement à ne faire échouer les négociations de paix sur aucune sorte de question territoriale, à ne prétendre à aucune acquisition de territoire aux dépens de la Russie, à reconnaître sans réserve aucune le droit de la Pologne à déterminer elle-même son sort. Il promettait en outre d’amender la loi sur l’effort de guerre, de réformer le service du ravitaillement, et de démocratiser le droit électoral dans les communes. Dans la nuit du 19 au 20 janvier, après des débats passionnés, le Conseil ouvrier adopta la motion présentée par la direction du parti et qui appelait la classe ouvrière à reprendre le travail le lundi 21 janvier. La passion révolutionnaire était telle que cette décision se heurta à une vive résistance dans les masses. Elle fut l’objet de discussions orageuses dans de gigantesques assemblées. Dans la plupart des entreprises, le travail ne reprit que le mardi, et même dans beaucoup d’entre elles seulement le mercredi, voire le jeudi.

Dans ces assemblées tumultueuses, les « radicaux de gauche » se livrèrent à une agitation frénétique. À l’été 1917, ce petit groupe emmené par Franz Koritschoner avait noué des liens avec les ouvriers de la zone industrielle de Wiener-Neustadt lors d’une conférence à St Aegyd im Föhrenwald. En janvier, son agitation avait contribué à l’extension de la grève de Wiener-Neustadt à la région industrielle de Basse-Autriche. Maintenant, il s’opposait à la décision d’arrêter la grève. Le déploiement militaire dans les régions touchées par la grève, l’attitude négative des ouvriers tchèques, les millions d’hommes tenus en réserve par l’impérialisme allemand – rien de tout cela ne le préoccupait. Pour lui, arrêter la grève était purement et simplement « trahir ». Il s’en prenait non seulement à la direction du parti, mais aussi à la « gauche », parce que nous étions partisans de mettre à exécution les décisions du conseil ouvrier. Les chemins de la « gauche » et des « radicaux de gauche » se séparèrent désormais. Tandis que la « gauche » gagnait progressivement le parti à ses conceptions, les « radicaux » s’opposaient au parti. En novembre 1918, ils fondèrent, avec un groupe de prisonniers de guerre revenus de Russie, le Parti Communiste.

La grève de janvier ne pouvait pas déboucher immédiatement sur la révolution. Mais elle avait été une démonstration révolutionnaire de grande portée historique et a énormément contribué à créer les conditions préalables à la révolution d’octobre et de novembre. Elle a affolé le gouvernement. Au début, on a songé, à la cour, à instaurer une dictature militaire qui écraserait les ouvriers rebelles. On avait choisi le prince Schönburg, général de cavalerie, pour être ministre-président. Mais l’empereur ne voulut pas courir le risque de cette provocation. Tremblant de voir la grève reprendre, le militarisme n’osa plus utiliser la force contre les ouvriers. L’influence de la social-démocratie en sortait renforcée, notre liberté de mouvement avait augmenté, la loi martiale dans les usines était sensiblement assouplie.

Ce qui pesa encore plus lourd, ce fut l’effet produit dans l’armée par la grève. La lutte ouvrière pour la paix rencontra un large écho auprès des soldats affamés et las de la guerre. L’effervescence dans les troupes se manifesta par une série de mutineries qui suivirent la grève de janvier. Des troupes slovènes se mutinèrent à Judenburg, des troupes magyares à Budapest, des troupes serbes à Fünfkirchen[64], des troupes tchèques à Rumburg. À Cattaro[65], au début de février, une grève des ouvriers de l’arsenal s’étendit à la marine de guerre. L’équipage des navires de guerre hissa le drapeau rouge, arrêta les officiers et exigea la conclusion de la paix sur la base des « 14 points » de Wilson. Il fallut l’intervention de la division de la flotte de Pola[66] appelée en renfort par le commandement et appuyée par des sous-marins allemands, pour contraindre les mutins à la capitulation. Les mutineries furent écrasées. Mais un signe montra que nous étions sortis renforcés de la grève de janvier, qu’elle avait apeuré les dominants : dans la plupart des cas, l’intervention des députés social-démocrates réussit à empêcher l’exécution des mutins condamnés à mort. Cependant, les idées révolutionnaires se répandaient de plus en plus dans les troupes. Elles gagnèrent encore en puissance avec le retour, suite à la paix signée avec la république soviétique, de dizaines de milliers de prisonniers de guerre qui avaient vécu la révolution en Russie et qui furent intégrés dans les troupes.

En même temps, l’idée révolutionnaire gagnait en consistance et en précision. La grève de janvier avait lié l’exigence de la paix et celle de la reconnaissance du droit des peuples à l’autodétermination. C’est cette grève, cette expérience, qui ancra dans la classe ouvrière austroallemande la conviction que seule, la reconnaissance sans arrière-pensée du droit des nations à décider de leur destin pouvait mettre fin à la guerre. C’est alors seulement qu’elle commença à saisir devant quelles tâches la mettrait la révolution nationale toute proche des Tchèques, des Yougoslaves et des Polonais. Il fallait maintenant les préciser.

Le même 20 janvier où dans des réunions de masse houleuses, on débattait pour ou contre l’arrêt de la grève, avait lieu à Vienne au foyer des cheminots une rencontre entre quelques représentants de la « gauche » et des centralistes tchèques. Étaient présents aussi un social-démocrate polonais et un social-démocrate slovène. Nous étions convaincus que le moment de la révolution n’était pas encore arrivé, raison pour laquelle nous étions d’accord avec la reprise du travail. Mais nous étions également convaincus que ce moment était proche, raison pour laquelle nous nous étions rencontrés pour nous mettre d’accord sur les tâches concrètes du prolétariat lors de la révolution nationale. Le résultat de ces discussion fut le « programme des nationalités de la gauche ».

Le programme partait du constat que les nations slaves de la monarchie avaient atteint un stade qui ne leur permettait plus de supporter la domination étrangère et leur propre écartèlement. « Elle exigent le droit à l’autodétermination. Elles l’obtiendront dès que la pleine victoire de la démocratie sera venue à bout des forces qui asservissent les peuples. » Et qu’est-ce que la social-démocratie internationale aurait alors à faire à ce moment-là, qui n’allait plus tarder ? – c’est la question à laquelle le programme s’efforce de répondre. Voici ce qu’on y lit :

« La social-démocratie allemande est un parti démocratique, international, révolutionnaire, elle ne peut donc combattre cette évolution. Elle ne peut que reconnaître le droit de la nation tchèque à disposer d’elle-même, le droit des Slovènes, des Croates et des Serbes à s’unir dans une cité commune sud-slave. Elle ne peut que soutenir l’exigence que tout le peuple polonais soit réunifié, incluant donc celle de la réunion de ses composantes de Galicie et de Silésie à la Pologne indépendante.

Les Allemands ne sont qu’une minorité dans la population autrichienne. L’hégémonie de la bourgeoisie allemande en Autriche repose seulement sur des privilèges politiques et sociaux.

Elle est donc ébranlée par l’essor économique et culturel des autres nations. Avec la victoire de la démocratie, elle s’effondrera totalement. Cette victoire assurera aux peuples slaves et roumains d’Autriche-Hongrie leur propre existence étatique. De ce fait, l’Autriche allemande se détachera de l’agrégat multinational qu’est l’Autriche pour former de son côté une unité politique particulière. Celle-ci une fois constituée, elle pourra définir ses relations avec l’Allemagne, en toute indépendance, en fonction de ses besoins et de sa volonté.

La démocratie est une nécessité vitale pour le prolétariat. La social-démocratie allemande ne peut donc maintenir les privilèges politiques et sociaux sur lesquels repose l’hégémonie nationale de la bourgeoisie allemande en Autriche. Mais c’est précisément en abolissant ces privilèges et en soutenant ainsi les aspirations émancipatrices des autres nations, que la classe ouvrière allemande prépare l’unité et la liberté de la nation allemande, l’union de tous les Allemands dans une seule communauté démocratique allemande.

Par ailleurs, les social-démocraties tchèque, polonaise et sud-slave se doivent de combattre toute tentative qui serait faite par leurs bourgeoisies respectives pour asservir d’autres nations au nom de la liberté de la leur propre. La social-démocratie tchèque doit absolument se battre contre les prétentions de la bourgeoisie tchèque à faire entrer dans l’État tchèque les régions allemandes de Bohème et de Moravie, les régions allemandes et polonaises de Silésie. La social-démocratie polonaise doit refuser catégoriquement la revendication nationaliste qui voudrait inclure dans l’État polonais les régions ukrainiennes de Galicie orientale ainsi que des territoires lituaniens et biélorusses. La social-démocratie sud-slave doit repousser sans ambages tout projet d’enrichir son peuple aux dépens des Italiens, des Albanais ou des Bulgares. »

Sur la base de ces principes, le programme demandait : une assemblée nationale constituante totalement souveraine pour chaque région linguistique homogène, la résolution des différends frontaliers par voie de référendum, aucune autre sorte d’association de droit public entre les nations que celles dont elles auraient éventuellement convenu volontairement entre elles.

Ce programme poussait jusqu’au bout la logique découlant de la reconnaissance du droit des nations à disposer d’elles-mêmes en demandant pour la première fois « l’union de tous les

Allemands dans une seule communauté démocratique allemande » - une périphrase utilisée à cause de la censure pour dire « la république » - et donc le rattachement de l’Autriche allemande à l’Allemagne. Ce faisant, il reprenait les traditions de 1848, les traditions des années soixante. En s’en écartant, il est vrai, sur un point essentiel. En 1848, les Tchèques et les Slaves du sud étaient encore des peuples paysans archaïques, toute la culture bourgeoise de Bohème, de Moravie, de Carniole, était allemande. Opposés à la révolution nationale des Allemands, des Magyars, des Italiens, les Tchèques et les Slovènes étaient alors devenus des soutiens de la contre-révolution monarchique. Un État national tchèque ou yougoslave n’aurait été alors imaginable que comme État vassal de la Russie tsariste. C’est la raison pour laquelle la démocratie de 1848 a radicalement refusé aux Tchèques et aux Slovènes le droit d’accéder à une autonomie étatique. Son but était l’intégration des pays d’Autriche qui avaient historiquement appartenu à la Confédération germanique, y compris les territoires tchèques et slovènes, dans une république allemande, à côté de laquelle, seules les nations révolutionnaires historiques – les Italiens, les Magyars, les Polonais – étaient appelées à bâtir leurs États nationaux indépendants. Les soixante-dix années qui se sont écoulées depuis lors ont totalement changé la situation. Les Tchèques et les Slaves du sud avaient entre-temps développé leur propre culture bourgeoise, ils étaient les acteurs de la révolution nationale contre les Habsbourg, et après la révolution russe, ils ne pouvaient plus servir d’instruments au tsarisme. Le programme des nationalités de la gauche ne pouvait donc plus demander le rattachement à l’Allemagne des pays historiques de la Confédération, mais seulement celui des provinces germanophones de l’Autriche. Il devait reconnaître le droit à librement disposer de soi-même, non seulement aux nations historiques : aux Polonais, aux Italiens et aux Magyars, mais aussi aux nations autrefois sans histoire : aux Tchèques, aux Yougoslaves et aux Ukrainiens.

Le programme des nationalités de la gauche a été rédigé au moment de Brest-Litovsk, quand la révolution russe luttait contre l’impérialisme allemand. Il a d’abord été conçu comme une proclamation contre l’impérialisme allemand, qui était alors, après la débandade de l’armée russe, plus sûr de lui et plus conquérant que jamais. C’était l’époque de ses projets les plus aventureux. À Brest-Litovsk, il voulait rattacher la Courlande et la Lituanie à l’Allemagne, et partager la Pologne entre l’Allemagne et l’Autriche. Quelques jours plus tard, les projets annexionnistes allemands s’étendaient déjà aussi à la Livonie et à l’Estonie. En Finlande, les troupes allemandes devaient installer un prince allemand, en Ukraine, elles installèrent effectivement le hetman comme vassal de l’Allemagne. Avec le traité de Bucarest, la Roumanie devait être économiquement assujettie à l’Allemagne. En même temps, Ludendorff préparait la grande offensive à l’ouest qui devait écraser la France et assurer à l’Allemagne la libre disposition économique et militaire de la côte flamande. C’est ainsi que se profilaient, comme buts de la guerre allemande, les contours d’un gigantesque empire qui mettrait, sous commandement allemand les dix nations d’Autriche-Hongrie dans une « Europe Centrale » constituée en communauté économique et de défense, et sous souveraineté allemande, à l’ouest, la Belgique et les bassins miniers français de Longwy et Briey, à l’est, les peuples limitrophes de la Russie du golfe de Finlande jusqu’à la Mer Noire, et au sud-est, la Roumanie, les Balkans et la Turquie jusqu’au golfe Persique. À ces projets de domination de l’impérialisme allemand, nous opposions le principe de libre disposition des peuples, à l’idée pangermaniste d’une « Europe Centrale » qui permettrait à la bourgeoisie allemande de régner sur vint-cinq petites nations, nous opposions la vieille idée des républicains partisans de la Grande Allemagne en 1848, qui pensaient que le peuple allemand ne pouvait gagner son unité et la liberté qu’en reconnaissant aux autres nations leur droit à l’unité et à la liberté. L’idée de l’unité allemande dans une Grande Allemagne resurgissait dans la lutte contre les projets de conquête pangermanistes. Friedrich Adler a formulé plus tard cette opposition dans les termes suivants : « Le pangermanisme, c’est : partout où le sabre allemand peut imposer sa loi – la Grande Allemagne, c’est : partout où l’on parle allemand. » Tandis que sur l’autel de ses projets expansionnistes délirants, l’impérialisme allemand sacrifiait corps et biens de la nation, nous préparions, nous, les bases de la politique allemande future : la seule voie que pouvait suivre le peuple allemand dès que se serait accompli l’inéluctable, à savoir la défaite de l’impérialisme allemand devant la supériorité matérielle des peuples du monde qu’il avait défiés, l’effondrement de toute domination allemande sur d’autres peuples.

L’importance historique du programme des nationalités de la gauche consistait précisément en ce qu’il préparait le parti aux tâches de l’avenir, quand, ce qui se produirait inévitablement, lui reviendrait la direction de la nation. Dans un premier temps, ce programme suscita de violentes oppositions dans les rangs du parti, Renner, en particulier, le combattit passionnément. Il fut à l’origine d’un très vif débat dans les colonnes de « der Kampf », un débat qui se prolongea dans beaucoup de réunions et de conférences internes. C’est dans ces débats, avec ces débats, que le parti parvint à faire progressivement siennes certaines idées au sujet de la révolution qui venait, et des tâches qui lui incomberaient alors. Au fur et à mesure que les militants constataient par eux-mêmes que les puissances centrales allaient à la défaite et que l’Autriche se disloquait, les conceptions formulées par la gauche s’imposèrent dans le courant de l’été 1918. Le 3 octobre, le club des députés social-démocrates adopta une résolution qui reprenait les principes du programme des nationalités de la gauche. Nous reviendrons sur cette résolution, car c’est avec elle que commença à proprement parler la révolution d’octobre. Dans les discussions qui précédèrent, Renner l’avait encore combattue, en n’ayant plus le soutien que de quelques députés. Quelques jours plus tard, il se soumit lui aussi au verdict de l’histoire, comprenant qu’il n’y avait désormais plus d’autre voie que celle que la « déclaration » de la gauche au congrès d’octobre 1917 avait esquissée, que le programme des nationalités de la gauche avait définie nettement pendant la grève de janvier 1918, et qui l’avait peu à peu emporté dans les discussions de l’été 1918. Les clivages internes au parti étaient dès lors dépassés. Concernant ce qu’il avait à accomplir dans l’immédiat, le parti avait retrouvé son unité. En octobre et novembre 1918, il suivit, uni et soudé, la voie que la gauche avait tracée dans son programme.

La « gauche » avait été la force motrice de l’importante évolution interne qu’avait vécue le parti pendant la guerre et qui l’a préparé à ce qu’il avait à faire pendant la révolution. Mais si les oppositions, au lieu de se figer et d’aboutir à une scission, ont pu être dépassées par un mouvement qui a entraîné tout le parti, le mérite en revient aux deux courants, à la droite comme à la gauche. Sous la direction avisée de Victor Adler, de Seitz et d’Austerlitz, la majorité, mesurant les transformations intervenues dans la situation historique, a rectifié progressivement ses conceptions, adapté progressivement sa position aux changements dans l’état d’esprit des masses, et dissout progressivement l’antagonisme qui séparait la droite et la gauche. L’unité du parti a été un facteur décisif qui a pesé de façon déterminante sur tout le déroulement de la révolution.

  1. « Südslawen, südslawisch » = « Slaves du sud, sud-slave » est une indication ethnico-géographique. « yougoslave » fait chez Otto Bauer la plupart du temps (pas toujours !) référence au mouvement militant pour la réunion des différentes ethnies sud-slaves.
  2. Wendes : autre nom des Slaves dans les dialectes germaniques
  3. « Dans l'empire ottoman, sujet non musulman soumis à certaines discriminations » (http://www.cnrtl.fr)
  4. Croatie-Slavonie, Dalmatie, Bosnie
  5. Kuruc : rebelles du royaume de Hongrie entre 1671 et 1711
  6. Assemblée croate
  7. Ljubljana
  8. Ährenthal : ministre des affaires étrangères de la monarchie austro-hongroise
  9. Andrássy : président du conseil hongrois – Kállay : consul général hongrois à Belgrade
  10. Potiorek : général autrichien commandant l'armée austro-hongroise sur le front serbe
  11. « Comité yougoslave »
  12. parlement
  13. « Association nationale allemande », organisation bourgeoise libérale se fixant pour but l'unité allemande (1859- 1867)
  14. Conrad von Hötzendorff : maréchal commandant en chef de l'armée austro-hongroise
  15. István Tisza : premier ministre hongrois
  16. Korošec : député slovène
  17. Jan Smuts : général sud-africain membre du cabinet de guerre britannique - Mensdorff : diplomate autrichien
  18. Ministre-président de 1868 à 1870 et de 1879 à 1893
  19. Ministre-président de 1895 à 1897
  20. Ministre-président de 1898 à 1899
  21. Ministre-président en 1899
  22. « Gemeinbürgschaft »
  23. « Landsmannministerien », « nationale Volksräte »
  24. Le parti ouvrier social-démocrate fut en principe multinational jusqu'en 1912
  25. Ministre-président de 1911 à 1916 (assassiné par Friedrich Adler)
  26. 1905-1906
  27. Ministre-président de 1906 à 1908
  28. Ministre sans portefeuille du gouvernement Beck
  29. Ministre-président de 1908 à 1911
  30. = chrétien+libéral
  31. Ministre-président de 1865 à 1867
  32. Ministre-président de 1867 à 1871
  33. Ministre-président en 1871
  34. Éditorialiste tchèque
  35. Chef du parti des Jeunes-Tchèques, panslaviste
  36. Victoire austro-allemande en 1915
  37. Unité de volontaires
  38. Ministre des affaires étrangères
  39. Est-ce une erreur ? Faut-il lire « Paris » ?
  40. Petite noblesse polonaise
  41. Parti de la noblesse polonaise de Galicie – le nom de Stanczyk est emprunté à une figure légendaire de bouffon de cour
  42. Chambre des seigneurs et chambre des députés
  43. Le parlement hongrois et le parlement autrichien élisent chacun une délégation : les délégations sont chargées de concilier les différends entre les deux assemblées.
  44. Cercle polonais
  45. Sorte de sous-préfet
  46. Responsable de la police de niveau local
  47. Dénomination de la partie annexée par la Russie
  48. Président du conseil hongrois
  49. Général prussien désigné gouverneur général de la partie occupée de la Pologne
  50. Chancelier du Reich allemand
  51. Autre dénomination de la partie russe de la Pologne
  52. Couleurs républicaines de l'Allemagne unifiée
  53. Couleurs des Habsbourg
  54. Pangermaniste et antisémite
  55. Chrétien-social catholique et antisémite
  56. Rencontre entre Nicolas II et Edouard VII
  57. cf. p .12
  58. Partisan d'une variété de libéralisme social, auteur d'un livre à succès publié en 1915 sur les buts de la guerre dans lequel il prône une sorte d'impérialisme libéral centre-européen
  59. Revue mensuelle de la social-démocratie autrichienne fondée par Otto Bauer, Adolf Braum et Karl Renner. Elle parut de 1907 à 1934
  60. Ministre-président du 31 octobre au 13 décembre 1916
  61. Friedrich Austerlitz, rédacteur en chef du quotidien social-démocrate Arbeiterzeitung
  62. Conservateur modéré, il fut pacifiste pendant la guerre et ministre-président du 27 octobre au 11 novembre 1918
  63. Schönburg : général de division ; Pattai : pangermaniste antisémite
  64. Pécs
  65. Kotor
  66. Pula