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Special pages :
La question religieuse
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 4 juillet 1892 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 160-167).
Il est difficile de toucher, dans un journal, aux questions religieuses, car on est presque toujours mal compris. Si l’on combat les prétentions de l’Église, et son principe même, qui est l’autorité, on est accusé d’être un sectaire, de vouloir détruire, même par la violence, « la religion ». Et, d’un autre côté, si l’on déclare que la solution matérialiste du problème du monde est étroite et fausse, on est vaguement soupçonné d’être clérical. Il faudra bien pourtant que la démocratie arrive à s’expliquer sur ces questions si hautes et si décisives ; car la politique, si bruyante et si nécessaire qu’elle soit, n’est ni le fond ni le but de la vie.
Pour moi, je ne puis laisser sans protestation les allégations des journaux cléricaux qui nous représentent comme des fanatiques d’irréligion. Cela n’est pas exact ; c’est même le contraire de la vérité. Je crois, pour ma part, qu’il serait très fâcheux, qu’il serait mortel de comprimer les aspirations religieuses de la conscience humaine. Ce n’est point cela que nous voulons ; nous voulons, au contraire, que tous les hommes puissent s’élever à une conception religieuse de la vie, par la science, la raison et la liberté. Je ne crois pas du tout que la vie naturelle et sociale suffise à l’homme. Dès qu’il aura, dans l’ordre social, réalisé la justice, il s’apercevra qu’il lui reste un vide immense à remplir. Je n’hésite pas non plus à reconnaître que la conception chrétienne est une forme très haute du sentiment religieux, et je goûte médiocrement certaines facéties grossières sur le christianisme et sur les prêtres.
Ce n’est pas qu’avec quelques beaux esprits de notre temps, qui veulent donner à leur scepticisme je ne sais quelle apparence de foi, je sois disposé à médire de Voltaire. Sa terrible ironie a été utile ; elle a éveillé et délié les esprits, et, sans lui, la haute critique religieuse de M. Renan, impartiale et sereine, sympathique même, eût été impossible : on ne peut être juste envers les grandes erreurs que lorsqu’elles sont à peu près vaincues. Mais, maintenant, le peuple est assez détaché du merveilleux et des fictions pour qu’on puisse lui parler du christianisme, non comme Voltaire, mais comme M. Renan. L’heure est venue, pour la démocratie, non pas de railler ou d’outrager les anciennes croyances, mais de chercher ce qu’elles contiennent de vivant et de vrai, et qui peut rester dans la conscience humaine affranchie et agrandie.
Il semble bien qu’aujourd’hui, en dehors du surnaturel proprement dit et de toute orthodoxie étroite, certaines idées maîtresses du christianisme préoccupent les générations nouvelles. Quand le christianisme déclare que les simples relations d’équité entre les hommes ne suffisent pas, mais qu’il faut encore que les âmes humaines puissent s’unir dans une sorte d’embrassement passionné ; quand il cherche quel est le centre où toutes les consciences individuelles peuvent se pénétrer et se fondre ; quand il conçoit Dieu, non pas comme une abstraction intellectuelle, mais comme la vie infinie s’unissant à l’humanité dans l’exaltation des consciences, et s’exprimant dans la nature comme en un symbole prodigieux et doux ; quand il nous révèle, par les sublimes névroses de ses mystiques, les puissances inconnues qui sommeillent dans la nature humaine et qui la transformeront sans doute un jour ; quand il fait du sacrifice la loi de l’infini lui-même, et qu’il pressent que l’univers, dans une évolution passionnée, pourra remonter vers l’amour qui en est la source, il est assurément une grande et fascinante philosophie. Mais cela, la démocratie libre l’a toujours dit, et si l’Église prétend que le christianisme a été méconnu par les Michelet, par les Renan, par les Hugo, par les Lamennais, elle se trompe étrangement.
Que veut-elle donc de nous, et pourquoi nous accuse-t-elle ? N’est-elle pas libre, par la parole et par la plume, dans les chaires, les livres et les journaux, de défendre sa doctrine ? Veut-elle que l’on bâillonne les incroyants ? Ce ne serait pas seulement tuer l’homme, qui n’est que par la liberté, ce serait tuer le christianisme lui-même, qui, sans la liberté absolue de la pensée et de la vie intérieure, n’est plus que tyrannie et mensonge, c’est-à-dire néant.
L’Église veut-elle que nous livrions l’enseignement public, l’enseignement de la nation, à ses ministres et à ses dogmes ? Ce serait encore un crime contre la liberté ; car la conscience n’est libre que quand la raison est libre ; et la raison n’est libre que lorsqu’elle est exercée en tous sens : la comprimer, avant qu’elle soit adulte et maîtresse de soi, sous une formule exclusive, sous un dogme impérieux pour qui la libre discussion est scandale, c’est l’asservir.
Sans doute, il faut bien que l’enseignement public, comme tout enseignement, s’appuie sur une doctrine : mais ce que la doctrine de l’enseignement public, selon l’esprit de la Révolution, a d’admirable, c’est qu’elle met au-dessus de tout la liberté : c’est par la liberté que l’homme vaut, et la liberté est en un sens l’absolu ; c’est la seule doctrine qui ne soit pas contraire à la liberté, car elle se confond avec la liberté elle-même.
Dès lors, nous pouvons cultiver, dans l’âme de l’enfant, toutes les puissances : par les sciences mathématiques, nous lui donnons l’idée de l’évidence et de la certitude absolue ; par les sciences physiques, nous lui enseignons les méthodes d’observation, nous lui donnons l’idée de nature et de loi. En même temps, les beaux morceaux des grands écrivains et des grands poètes font vibrer son âme, et lui révèlent les trésors cachés d’émotion qu’il porte en lui. Par là, l’humanité lui apparaît avec sa puissance propre et créatrice, en face de la nature. L’histoire, impartialement enseignée, lui montre que les formes religieuses se succèdent dans le développement humain comme les formes politiques et sociales, et il apprend ainsi que les formes particulières du sentiment religieux peuvent être caduques, sans que l’âme humaine cesse de se tourner vers l’infini. Enfin, quand on lui fait constater en lui-même le devoir qui règle la liberté et qui, en élevant l’homme au-dessus des penchants, l’élève au-dessus de la nature, on lui donne, sans aucun appareil métaphysique et dogmatique, le sens du supra-sensible et du mystérieux.
On n’a donc faussé ou négligé aucune partie de son être, et quand sa raison, ainsi exercée en toutes ses facultés, et habituée à la réflexion continue et à la libre critique, fera un choix entre les grands systèmes politiques, philosophiques et religieux qui se partagent le monde, elle sera libre, non pas de nom, mais de fait. Et si l’Église a peur qu’ainsi avertie et développée en tous sens, la raison du peuple répudie tout ce qui s’est mêlé d’enfantin ou d’oppressif à la pensée chrétienne, ce n’est vraiment pas notre faute.
Ce qui démontre d’ailleurs, même au point de vue chrétien, que l’esprit laïque et rationnel doit avoir la direction de l’enseignement comme il a la direction de la science, c’est que l’Église, de son propre aveu, a toujours été incapable de distinguer, dans le christianisme même, ce qui était vérité essentielle et ce qui était fiction passagère et allégorie périssable. Il y a eu dans le passé deux grands exemples de cette incapacité.
L’Église a considéré d’abord que les nouvelles théories astronomiques sur le mouvement de la terre étaient contraires au dogme, et elle a condamné comme hérétiques les savants qui l’affirmaient. Aujourd’hui elle déclare qu’en parlant de la terre immobile au centre du monde, les Écritures se plaçaient au point de vue de l’ignorance antique, et elle s’est ralliée tout entière au système de Galilée et de Descartes. Elle est donc obligée maintenant de considérer comme une simple et commode fiction ce qui jadis était pour elle un dogme, et c’est la science laïque qui a aidé l’Église à comprendre la Bible.
De même, toutes les conceptions de la science sur l’antiquité de la planète et sur sa lente formation ont été condamnées longtemps par l’Église, comme contraires à la Genèse. Aujourd’hui l’Église est réduite à s’incliner, et dans le récit de la Genèse, dont elle voulait imposer aux hommes l’acceptation littérale, elle ne voit plus qu’un tableau symbolique des diverses époques de la nature se développant selon un plan divin. Mais ici encore, qui a fait la part du symbole et de la réalité, dans les Écritures mêmes ? La science indépendante du dogme.
Enfin, et j’appelle sur ce fait l’attention des croyants aveugles qui nous attaquent si volontiers, l’Église, depuis un siècle, a condamné, comme monstrueuse et impie, la doctrine de l’évolution qui prétend que les espèces vivantes sont sorties, par degré, les unes des autres, et qu’ainsi l’humanité, elle-même, procède de l’animalité. M. Dupanloup refusait même de siéger à l’Académie à côté de Littré, sous prétexte que celui-ci ne répudiait pas la grande hypothèse de Lamarck, de Darwin et de Spencer. Or, à mesure que cette hypothèse se confirme et rallie les suffrages du monde savant, l’Église commence à s’en rapprocher. Je sais que des chrétiens convaincus l’adoptent sans scrupules, et M. de Vogüé, l’hôte chéri du pape, indiquait, il y a deux ans, dans son livre sur l’Exposition, que l’Église pourrait accepter sans trouble la doctrine évolutionniste. Et, en effet, elle n’exclut l’action divine que si on entend celle-ci d’une façon beaucoup trop grossière et matérielle. On peut affirmer que, sous peu, l’Église, dans son ensemble, sera évolutionniste.
Il lui restera à franchir un dernier pas. De même qu’elle considère maintenant bien des récits de la Bible comme allégoriques et mystiques, elle n’attribuera qu’une valeur symbolique à bien des récits des évangiles, qui touchent la personne du Christ. Elle sera obligée de s’incliner devant l’histoire et la critique, comme elle s’est inclinée devant l’astronomie et la géologie : et elle affirmera la mission divine du Christ, indépendamment de toutes les hypothèses physiologiques sur son origine, qui n’ont aucun intérêt religieux.
L’Église a donc bien tort de traiter en ennemie la raison laïque, puisqu’après l’avoir combattue et proscrite en ses audaces, elle se range derrière elle, et qu’elle incorpore aujourd’hui à sa doctrine ce qui était hier une hérésie à ses yeux. Donc, nous l’aidons à se débarrasser peu à peu de préjugés dont elle ne triompherait pas toute seule, et dont elle ne sortirait jamais, si elle gardait la direction des esprits. Si elle n’était pas d’une ingratitude affligeante, elle devrait remercier l’esprit laïque, qui se confond aujourd’hui avec l’esprit républicain. Nous lui demanderons seulement de ne pas l’outrager.